4. L’information à la portée de tous
p. 85-106
Texte intégral
1En partant des valeurs empiristes comme l’universalisme, la compréhension intersubjective et la pensée dans les termes de l'expérience sociale quotidienne, Neurath développe une technique d'infographie exceptionnelle, bien en avance sur son temps. Sa conception d’une « langue physicaliste » inspire un style accessible et efficace dans l’éducation populaire, et le langage visuel prétend aller encore plus loin en éliminant la diversité propre à l’usage des langues verbales. La pédagogie de Neurath cible une audience mixte, représentative d’une société encore divisée par la condition sociale et le niveau d’accès à la culture. Ce choix de priorité plaide en faveur de la thèse historiographique sur l’existence d’un CVG bien plus que les arguments épistémologiques centrés sur le constructivisme professé par l’aile gauche. Ce chapitre examine l’histoire et le fonctionnement de l’Isotype avant de le placer dans le cadre d’une philosophie démocratisante de la culture, qui rapproche Neurath de la tradition marxiste, notamment à travers les thèses de Walter Benjamin sur le potentiel révolutionnaire des nouvelles techniques de reproduction.
4.1 L’histoire de l’Isotype
2L’équipe de Neurath au musée de la Société et de l’Économie à Vienne mit en place une méthode de visualisation scientifique conforme à des principes inspirés par la conception scientifique du monde. Ayant débuté au musée mentionné ci-dessus, fondé et dirigé par Neurath en 1925, la « méthode viennoise de statistiques visuelles » (le futur « Isotype ») fut à l’origine d’un matériel pédagogique abondant utilisé pour des expositions et publications diverses. Sa portée dépasse la fabrication de diagrammes sociologiques pour se constituer en une recherche graphique intense visant à unifier l’environnement visuel. Avec la délocalisation de son équipe à l’étranger, Isotype s’institutionnalise et se constitue une identité visuelle unique qui lui assurera une place dans l’histoire de la visualisation de l’information. Nous recensons ici les grandes lignes de l’histoire de l’Isotype d’après le témoignage de Marie Reidemeister (Neurath et Kinross, 2009).
4.1.1 La période viennoise
3Le musée de la Société et de l’Économie est fondé le 1er janvier 1925, et Marie Reidemeister (Neurath) rejoint l’équipe le 1er mars (Neurath et Kinross, 2009). Localisée d’abord à l’Österreichische Verband für Siedlungs- und Kleingartenwesen (Union autrichienne des cités et des jardins ouvriers), l’équipe emménage dans les mois suivants au bureau gouvernemental du 3e arrondissement, où elle dispose de locaux indépendants suffisamment grands pour toute la chaîne de production. Les collaborations avec le graphiste suisse Erwin Bernath et le relieur Josef Scheer commencent dans ces nouveaux locaux. La première contribution de Marie Neurath se fait dans le cadre de la préparation d’une exposition sur la santé en 1925. En 1926 l’équipe met en place une grande exposition à Düsseldorf sur la santé, l’aide sociale et l’exercice physique (« Gesundheitswesen, Sozialfürsorge und Leibesübungen »). À partir de 1927, l’équipe s’élargit et acquiert un deuxième bureau. L’exposition Vienne et les Viennois voit le jour la même année, ainsi que deux brochures en noir et blanc : Die Gewerkschaften (« Les syndicats ») et Die Entwicklung von Landwirtschaft und Gewerbe in Deutschland (« Le développement de l’agriculture et du commerce en Allemagne »).
4L’équipe viennoise se compose du directeur, de deux « transformateurs », de deux artistes et de techniciens, avec la consultation ponctuelle d’experts. Ceux-ci fournissent les données, qui servent de matériau au transformateur. Le rôle de celui-ci est central dans la production : il extrait, à partir de données disponibles, la structure générale du sujet et la manière de la traduire en images. Il s’agit d’une sélection décisive, car c’est précisément cette concentration sur les faits représentatifs qui donne aux diagrammes Isotype leur intelligibilité. Le transformateur joue ici un rôle d’intermédiaire indispensable entre les experts et le public (un rôle clé dans l’éducation de masse). Il produit d’abord une esquisse avec un titre, le nombre et la couleur des symboles et leur arrangement. Cette exquise sera examinée par Otto Neurath et l’expert. Le brouillon final agréé est ensuite transmis à l’artiste qui se charge du graphisme.
5Très vite, l’équipe délaisse le dessin à la main de chaque symbole au profit du découpage sur papier coloré. Ce procédé qui nécessite de tracer la silhouette des symboles sur le dos du papier avant de couper celui-ci à la main simplifie les formes. L’équipe cherche un moyen de mécaniser la production de symboles identiques. Elle résoudra ce problème par l’emploi de linotypes avec l’arrivée de Gerd Arntz. Elle continuera à produire des symboles par linotypes à Vienne et au Pays-Bas. Avec le temps, la palette de diagrammes se rétrécit sur la décision d’Otto Neurath, qui observe que les nuances proches utilisées dans la même composition tendent à affaiblir l’impact visuel et prêtent à confusion. Otto Neurath tient à justifier l’introduction de chaque nuance en fonction de son effet pédagogique.
6Enfin, l’équipe déménage dans son dernier bureau à Vienne, situé Ullmanstrasse 44, XIV. Avec le déménagement, Friedrich Bauermeister rejoint Marie Neurath dans le département de « transformation ». L’équipe se voit également attribuer par la commune de Vienne le Volkshalle dans l’hôtel de ville pour son exposition principale inaugurée le 7 décembre 1927. Cet hôtel néogothique est aménagé à l’aide de Josef Frank (architecte, frère de Philipp Frank). Celui-ci introduit des tapis rouges et un éclairage fort localisé seulement sur le matériel exposé, mettant celui-ci en valeur et laissant les arcs dans l’obscurité. L’endroit est ainsi optimisé pour diriger l’attention sur le matériel pédagogique en évitant les distractions. Sur la suggestion de Neurath, une grande carte d’Autriche sur une plaque de fer est placée à l’entrée, remplie de symboles magnétiques colorés (les diagrammes magnétiques seront utilisés par le musée en d’autres occasions, y compris pour une autre exposition et pour l’enseignement scolaire). L’exposition contient, en plus des diagrammes accrochés, quelques modèles de logement découpés en bois, dont les arbres modèles sont très prisés des jeunes visiteurs. Marie Neurath participe dans les cours d’école pour tester l’efficacité du matériel produit au musée.
7En 1928, l’équipe publie à Vienne Die bunte Welt (« Le monde coloré »), ouvrage en couleurs marqué par un mélange de styles. Ensuite, l’Institut bibliographique de Leipzig passe une commande pour son anniversaire. Il en résulte le Gesellschaft und Wirtschaft (l’atlas ci-après, voir fig. 9-11), un portfolio de diagrammes produits par le musée. L’équipe consacre l’année 1929 à sa préparation. Gerd Arntz rejoint l’équipe à la fin de Die bunte Welt. Pour la préparation de l’atlas, Otto Neurath recrute le statisticien Dr. Alois Fischer, l’historien de l’art Dr. Schwieger, le cartographe Karl Peucker et occasionnellement un historien de la technologie. Après la production de l’atlas, Otto Neurath et Arntz sélectionnent, à travers la variété de symboles utilisés précédemment, un lexique visuel.
4.1.2 La période postmigratoire
8L’atlas marque le début de l’ouverture à l’international pour la méthode viennoise de statistiques visuelles. L’équipe installe un musée à Kreuzberg (Berlin) et commence à enseigner sa méthode infographique à Moscou. En 1931, Otto Neurath est invité au congrès mondial social et économique à Amsterdam, pour une intervention sur la capacité productive accompagnée de diagrammes viennois. Grâce à leurs nouveaux contacts à l’Ouest, Marie Neurath et ses collaborateurs établissent des branches du musée au Pays-Bas, en Angleterre et aux États-Unis – ouverture favorisée par le style facilement reproductible des diagrammes. À Vienne une école est désignée comme pilote pour expérimenter sur la pédagogie visuelle. Otto Neurath rapporte cette expérience dans Bildstatistik nach Wiener Methode in der Schule (« Les statistiques d’après la méthode viennoise dans les écoles ») (Neurath, 1933b). C’est encore à cette époque que débutent les contacts des Neurath avec C. K. Ogden et leur familiarisation avec le Basic English. Cette rencontre débouche sur deux publications à Vienne : International Picture Language: The First Rules of Isotype (« La langue visuelle internationale: les premières règles de l’Isotype ») (Neurath, 1936b) et Basic by Isotype (« Basic par Isotype ») (Neurath, 1937a). Suite à l’émigration des Neurath vers La Haye en 1934, leur activité est relocalisée là-bas et de nouveaux contacts fructueux sont établis, notamment avec Paul Otlet (Neurath et Kinross, 2009 ; Vossoughian, 2011).
9En quittant l’Autriche, les Neurath s’appliquent à forger une identité plus internationale pour leur entreprise. Durant leur collaboration avec Ogden, l’abréviation Basic inspire Marie Neurath pour baptiser la méthode viennoise. Après avoir considéré « Isotip » pour International System of Teaching in Pictures (« Système international d’enseignement en images »), elle décide de modifier la dernière syllabe, sans doute pour une sonorité plus anglophone. Elle finit par retenir « Isotype », qui abrège International System of Typographic Picture Education (« Système international d’éducation visuelle typographique »). Arntz conçoit le logo de l’Isotype, et International Picture Language (« Langue visuelle internationale », Neurath, 1936b) devient l’acte de naissance de l’Isotype dans sa nouvelle appellation et son identité visuelle.
10La visualisation est aussi un exercice sémantique éclairant. Par exemple, travailler sur le Basic by Isotype (Neurath, 1937a) amène l’équipe à explorer les effets de prototype, en raison de la difficulté d’exprimer en images des concepts comme « pain », « gâteau » ou « arbre ». L’Isotype surmonte cette difficulté en présentant simultanément des prototypes variés liés à un même concept (comme plusieurs sortes d’arbres différents). L’article défini et les articles indéfinis sont expliqués par la présentation successive d’une image collective et d’une de ses composants (étoiles – une étoile, la lune). Les adjectifs nécessitent également une série de situations comparables pour dégager clairement l’élément commun. Des situations concrètes sont dépeintes pour des mots comme « entre », « à travers ». Marie Neurath observe la difficulté d’écrire en Basic en contraste avec sa facilité de lecture – un trait partagé par Isotype. Toutefois, Otto Neurath précise que l’Isotype est conçu comme une langue auxiliaire seulement, et qu’il n’est pas destiné à remplacer le langage verbal, car un minimum d’explication verbale accompagne souvent les diagrammes (« Nous n’avons jamais tenté de créer une langue de signes, comme l’écriture chinoise1 »). Cette limitation modère la qualité linguistique revendiquée pour Isotype.
11Durant les premières années de leur séjour au Pays-Bas, le couple rencontre des difficultés financières et peine à obtenir des commissions, malgré le soutien de ses amis et deux expositions organisées à Amsterdam. Leur rencontre avec un médecin américain chargé d’éducation à l’Association nationale de tuberculose à New York permet au couple de travailler aux États-Unis en 1936. Cinq mille copies de leurs diagrammes sur les mesures de prévention et traitement de la tuberculose circulent à travers les États-Unis dans le cadre d’une exposition ambulante. Après cette mission, le couple est invité à Mexico City à l’occasion de l’ouverture d’un musée des sciences et de l’industrie. Il y passe six semaines pour instruire le personnel. À leur retour, les Neurath débutent une collaboration avec Compton, éditeur à Chicago, pour une encyclopédie destinée aux enfants. Cette publication leur fournit l’occasion d’appliquer la visualisation dans le domaine des sciences naturelles, et donne à Otto Neurath l’idée d’inclure un thésaurus visuel dans l’Encyclopédie internationale de la science unitaire. Aux Pays-Bas, les Neurath travaillent pour le ministère de la santé et quelques organismes privés. Ils organisent une exposition sur Rembrandt pour le centre commercial De Bijenkorf à Amsterdam, Rotterdam et La Haye.
12Cependant Otto Neurath continue ses visites à New York, d’où il revient avec une commande de l’éditeur Alfred A. Knopf. Cette commande débouche sur Modern man in the Making (« L’homme moderne en train de se faire ») (Neurath, 1939), qui intègre les statistiques visuelles dans le contenu même du texte (voir fig. 12-15). Celles-ci ne servent pas à illustrer le texte, mais en constituent une partie au même titre que les passages écrits. Il s’agit aussi du dernier ouvrage des Neurath avec leurs collègues viennois (dont Arntz) avant l’irruption de la guerre. Il est publié aux États-Unis et en Grande Bretagne et traduit en néerlandais et suédois. Les Neurath et leurs amis sont assignés à résidence. Après la capitulation néerlandaise, le couple décide de s’exiler tandis que le reste de l’équipe demeure sur place.
13À leur arrivée en Angleterre, Neurath et sa femme sont d’abord détenus en tant qu’agents étrangers, avant d’être relâchés en février 1941. Le documentariste Paul Rotha les invite à travailler avec lui. Cette collaboration permet aux Neurath d’expérimenter l’infographie sur un support animé. Durant la guerre, ils obtiennent des commandes du ministère de l’information. Ils constituent une nouvelle équipe et retravaillent leur lexique visuel. Après la guerre, l’Institut publie Visual History of Mankind (« L’histoire visuelle de l’humanité »), dont Otto Neurath ne verra pas l’achèvement. Le travail de Marie Neurath inclut notamment un déplacement au Nigéria, où elle publie des brochures sur l’agriculture, la santé, le budget et les élections, destinées aux écoliers. Son expérience en classe confirme l’efficacité des diagrammes produits.
14Après le décès d’Otto Neurath en 1945, Marie Neurath continue sa collaboration intense avec Wolfgang Foges, qui offre à l’Institut des locaux à Londres. Elle y poursuit son activité jusqu’à sa retraite, à partir de laquelle elle transfère les fonds de l’Institut à l’université de Reading à la suite de son contact avec les élèves de Michael Twyman. En 1975, une exposition autour de l’Institut Isotype est organisée à Reading, où Robin Kinross complète un mémoire de maîtrise sur la contribution d’Otto Neurath à la communication visuelle. À présent, les archives de l’Institut sont toujours conservées au département de typographie et communication graphique de l’université de Reading.
4.2 La technique Isotype de visualisation
15Fruit des valeurs progressistes de l’empirisme logique et du modernisme graphique, l’Isotype se construit sur un modèle industriel. Il adopte le fonctionnalisme, le minimalisme, la standardisation et l’économie – principes visibles notamment dans sa représentation des quantités. De ce style fortement inspiré de la rationalité technique se dégage une impression de neutralité qui, tout en faisant la force de l’Isotype, lui attirera certaines critiques en raison de sa fonction de propagande dissimulée.
4.2.1. Sérialisation
16La méthode distinctive de l’Isotype est la sérialisation de pictogrammes identiques pour visualiser les quantités. En plus d’augmenter la calculabilité des données, la sérialisation comporte également l’avantage de présenter une image lucide des phénomènes sociaux, minimisant les risques d’interprétation métaphysique.
La calculabilité
17Dans le souci d’augmenter la lisibilité, l’Isotype substitue aux icônes à dimension proportionnelle au nombre représenté, ou encore aux graphes en camembert, des séries de figures dénombrant l’objet. Pour illustrer l’avantage des séries d’unités, Neurath compare quatre méthodes de représentation dans un diagramme (fig. 1). La première montre des carrés dont la grandeur varie en proportion de la quantité représentée. Ainsi le spectateur peut lire que : 1) 2 est plus grand que 1 ; 2) B est plus grand que A. Toutefois les différences ne sont pas quantifiables, et le public doit se contenter d’une approximation visuelle. La deuxième méthode illustrée correspond aux graphes en camembert. Elle a l’avantage, sur la première, de quantifier les différences internes à chaque cercle grâce à la division de ceux-ci en parts égales : ainsi le public peut 1) mesurer A à 1 (A est le 6/10e de 1) ; 2) mesurer B à 2 (B est le 4/10e de 2) ; 3) estimer que 2 est plus grand que 1, mais sans pouvoir quantifier cette différence. La troisième méthode a l’avantage sur les deux précédentes, car elle réduit toutes les quantités à un nombre unique servant d’échelle, de sorte que tous les rapports quantitatifs détectables dans le diagramme sont mesurables. Ainsi le public peut lire que : 1) 2 est 2 fois plus grand que 1 ; 2) A est le 3/5e de 1 ; 3) B est le 2/5e de 2 ; ainsi que 3) A est le 3/4e de B. La division en unités égales augmente la valeur informative du produit et permet de retirer un maximum d’informations à partir d’un graphisme minimal. La dernière méthode présentée (celle de l’Isotype) emploie des symboles picturaux comme unité de composition : en plus de sa calculabilité optimale, elle rend le sujet du diagramme explicite.
18La sérialisation de symboles permet l’identification de l’objet du diagramme, qui jouit ainsi d’une certaine indépendance par rapport aux explications verbales accompagnantes (dont dépendent complètement les graphes en ligne et en camembert), maximisant ainsi les avantages de l’éducation visuelle. La critique des trois versions du diagramme dénombrant les mariages conclus en Allemagne illustre le même point : le premier se contente d’agrandir le symbole de couple en fonction du nombre représenté, mais l’indication supplémentaire des chiffres pour chaque symbole devient indispensable en raison de l’impossibilité de mesurer la taille de chaque symbole (fig. 2). La deuxième version visualise les chiffres clairement en les réduisant à des unités représentant chacune 100 000 mariages, tandis que la dernière version préparée d’après la méthode Isotype reprend le même principe en remplaçant les unités abstraites par des symboles uniformes – un pictogramme de couple (fig. 3).
L’objet des sciences sociales
19Outre sa capacité informative supérieure, la sérialisation se distingue d’autres méthodes de visualisation par sa conformité à la nature des faits socio-économiques. La position de Neurath sur la sociologie physicaliste et antimétaphysique éclaire son choix méthodologique en graphisme d’information. La sérialisation d’unités graphiques reflète sur le plan visuel la nature collective des phénomènes socio-économiques, car elle dépeint des masses. Elle évite ainsi l’illusion d’une entité qui suit son cours indépendant qu’on trouve dans les graphes en courbe. Celles-ci représentent leur objet en une ligne unique dont les coordonnées changeantes semblent refléter la variation quantitative. Neurath les déclare contre-indiquées pour les diagrammes sociaux en raison de l’illusion de continuité qu’elles créent en joignant les points successifs (qui seuls expriment des chiffres) en une ligne indépendante, sachant que les points intermédiaires manquent de dénotation réelle (ils servent à rejoindre graphiquement les points principaux). Cette fausse continuité suggère que les phénomènes sociaux forment une continuité organique dans laquelle ils suivraient leur cours indépendant. La visibilité des composants dans l’Isotype permet une transparence à vertus aussi bien pédagogique que méthodologique. Cela prend sens dans le cadre de la sociologie empirique promue par Neurath : la composition par séries d’unités rend visible la dimension massive et quantitative des phénomènes sociaux, contrairement à leur conception métaphysique et individualiste. Du côté pédagogique, la comparaison ci-dessus montre la capacité informative supérieure des symboles sérialisés sur les courbes graphiques, puisqu’ils rendent accessible une analyse multidimensionnelle des données.
20Le diagramme comparant la fabrication d’automobiles en Amérique et en Europe (fig. 4) utilise un pictogramme rouge pour 100 000 ouvriers et un pictogramme noir pour 100 000 automobiles produites. Un seul diagramme informe du nombre d’ouvriers américains, du nombre d’ouvriers européens et du nombre de produits fabriqués par les uns et les autres, respectivement. Sa particularité réside dans la comparaison des taux de production par ouvrier, la différence étant expliquée par la modernisation des lignes de production américaines (symbolisée par la bande mouvante à l’arrière-plan de l’ensemble de pictogrammes représentant les ouvriers américains).
4.2.2 Iconicité
21Dans l’éducation populaire, l’usage d’icônes facilement reconnaissables augmente l’autonomie du support visuel par rapport au langage verbal. Les séries de pictogrammes se distinguent des graphes en courbe par leur expressivité : le spectateur voit immédiatement le sujet sans s’attarder sur la lecture d’explications additionnelles. Pour Neurath qui veut exploiter au maximum l’impact direct des images et leur effet démocratisant dans l’éducation, la visualisation au moyen de pictogrammes constitue un progrès dans l’infographisme. Il ne nie pas pour autant les avantages des graphes classiques, qui assurent une quantification précise indispensable à une audience d’experts.
22Pour servir d’icônes sociales, les pictogrammes doivent être dessinés dans les grandes lignes, de préférence en silhouette : les détails individuels sont volontiers mis à l’écart, ainsi que les éléments réalistes comme effets de lumière ou perspective. Un type particulier d’images est donc à créer – des images pédagogiques aptes à représenter les faits sociaux caractérisés par leur généralité. Neurath précise le besoin spécifique aux sciences humaines de disposer de symboles : en effet, les objets de celles-ci ne sont pas directement visibles, comme ceux des sciences de la nature et de la vie, où souvent il suffit de dévoiler une partie interne du corps ou la structure d’une machine, ou encore agrandir une microstructure. Il s’agit, dit Neurath, de représenter, plutôt que de présenter : un genre spécifique de symboles reste donc à créer pour rendre visible les phénomènes de masse (inaccessibles à l’observation directe de cas singuliers) et les relations abstraites entre eux (déterminations causales entre phénomènes quantitatifs qui ressortent d’une synthèse attentive des données statistiques, comme la corrélation entre le revenu et la mortalité) (Neurath, 1925c).
23L’adoption des traits universels, qui efface les divergences individuelles entre les objets dénombrés par un symbole unique, s’accorde avec les exigences de la sociologie quantitative : il visualise le caractère collectif des phénomènes étudiés sans tomber dans l’individualisme métaphysique. Dans ses propos méthodologiques, Neurath se réfère volontiers au matérialisme historique qui vise à connaître l’individuel à partir de ses déterminations sociales. Les formes minimales et purifiées des pictogrammes expriment cette méthodologie physicaliste. Ainsi l’Isotype innove par une représentation à la fois schématique et iconique en même temps. Ses figures sont des stéréotypes, des proto-images abstraites à partir d’une variété d’exemples singuliers – une sorte d’iconicité qui finira par s’installer dans la culture visuelle du xxe siècle par la généralisation de pictogrammes qui nous sont bien familiers aujourd’hui (signes indiquant les toilettes, les surfaces glissantes, les zones d’arrivées et de départs ainsi que les bars et le contrôle de passeport dans les aéroports, les pharmacies, le danger d’électrocution, etc.).
24Un contre-exemple au principe de généralité dans le choix de figures à sérialiser se trouve dans un diagramme des débuts de l’équipe publié dans Österreichische Gemeinde-Zeitung daté du 15 mai 1926 : les interventions policières à Vienne en février 1925 (Neurath et Kinross, 2009, p. 79). Les personnes arrêtées y sont représentées par une masse alignée de figures d’hommes en pleine bagarre. Leur nombre est ajouté aux deux extrémités de chaque ligne. Les lignes s’organisent autour d’un axe central avec, à gauche, des figures noires représentant les cas impliquant l’alcool et, à droite, des figures blanches pour les cas restants (visiblement minoritaires). Même si les figures employées sont en principe dénombrables, elles ne sont pas bien distinctes les unes des autres : elles sont mal délimitées, ne se tiennent pas à distance égale et, surtout, chacune a une forme différente de l’autre – un graphisme sans doute pensé pour exprimer l’idée de la bagarre, mais finalement jugé distrayant. Neurath (1936b) poursuit cette critique avec un mauvais exemple de diagramme représentant le nombre de mariages conclus en Allemagne (fig. 2). Outre la méthode inefficace consistant à varier la dimension de la figure en fonction de la quantité représentée, le choix même de la figure est inopérant : la figure utilisée n’a pas de qualité symbolique, étant trop spécifique et pleine de détails sans intérêt pour le public (obstacle à percevoir l’objet dans sa généralité). Neurath présente une visualisation qu’il estime correcte de statistiques matrimoniales en employant la méthode de sérialisation (pour permettre une comparaison exacte des chiffres) et un symbole iconique incarnant le concept général de couple (une représentation à grandes lignes minimales d’un homme et une femme joints l’un à l’autre, la femme blanche et l’homme noir pour augmenter la lisibilité).
25Du travail d’Arntz pour le musée résulte un nombre considérable de symboles visuels caractérisés par le style unique de leur créateur. Avec son don de cerner les traits stéréotypiques de la perception sociale, Arntz signe une masse de symboles Isotype inoubliables. Au nom du principe de familiarité, l’Isotype s’applique à concentrer les formes stéréotypiques minimales d’objets quotidiens dans ses pictogrammes. Les chômeurs sont illustrés par un pictogramme d’ouvrier de profil, dos légèrement courbé, debout avec les mains dans la poche, leur sérialisation suggérant une ressemblance iconique avec les chômeurs qui font la queue devant le bureau de travail (fig. 5). D’autres associations visuelles ancrées dans la perception collective sont repérées et incarnées dans les symboles, comme la roue dentée pour l’industrie, la faucille pour l’agriculture, la balance pour le commerce, un poing rouge pour les grèves, exprimant la force ouvrière organisée (dont l’adoption indique un penchant idéologique à travers l’intégration d’un symbole politique dans un langage graphique simulant l’informativité pure). Les conventions graphiques majeures sont également reprises au nom du principe de familiarité (sens de lecture des diagrammes et des flèches, normes cartographiques actuelles et la symbolique de couleurs existante) dans le but de maximiser la portée universelle du langage visuel en minimisant la quantité d’efforts nécessaire pour s’y adapter. L’usage sémantique des couleurs suivant le principe de conservatisme inclut l’association du vert à l’agriculture ou à la jeunesse, des tons clairs au féminin et des tons foncés au masculin, du rouge au mouvement ouvrier, du gris à l’exclusion ou à l’indéterminé (ex : l’arrière-plan des non-assurés dans un diagramme sur l’assurance maladie, ou des non-syndiqués dans un diagramme sur les taux de syndicalisme). Le bleu est connecté à la droite politique et à la fonction publique, le blanc aux centrales hydrauliques. Le dessin d’objets du quotidien (moyens de transport, téléphones, denrées alimentaires de base) procède par une recherche de formes prototypiques minimales.
4.2.3 Méthode combinatoire contextualisée
26Au nom de l’adaptabilité à la vie moderne, l’Isotype imite les principes de la production industrielle mécanisée (érigée en un modèle de progrès par les mouvements modernistes et socialistes) jusque dans ses principes d’économie de moyens, que l’équipe de Neurath exploite dans l’objectif de démocratiser les statistiques sociales. Afin de permettre au public de maîtriser rapidement le langage visuel, l’Isotype unifie son environnement graphique et minimise la base requise pour exprimer l’information complexe. La compositionnalité est un principe crucial de l’Isotype. Le « lexique visuel » mis au point notamment par Arntz est pensé comme l’alphabet des concepts élémentaires que Leibniz adopte pour sa Caractéristique universelle. Les concepts des sciences sociales sont réduits à des concepts élémentaires, dont les symboles constituent le lexique visuel : l’alphabet visuel se compose de symboles correspondant aux faits élémentaires de la vie socio-économique. Les équivalents graphiques de ces faits élémentaires sont sujets à une « syntaxe visuelle » régulant leur combinaison. Ainsi la formation de symboles est unifiée et standardisée, conformément au modèle mécaniste inspirant l’Isotype. Ce réductivisme présente les avantages d’économie (dans la production aussi bien que dans la réception publique, car il contribue à maximiser la familiarité par la répétition d’éléments constants) et de transparence (utilité pédagogique, exploitée par les langues internationales auxiliaires depuis Leibniz). Il augmente la richesse informative des images sans une surcharge de symboles.
27Ainsi, à partir d’un pictogramme pour « chaussure » et d’un pictogramme pour « usine », un pictogramme pour usine de chaussures est obtenu par combinaison (chaussure à l’intérieur des contours de l’usine, fig. 6), tout comme l’adjonction du symbole de charbon sur la poitrine d’un ouvrier donne un symbole d’ouvrier dans le secteur du charbon (fig. 7). L’adjonction d’une figure de bateau à un symbole de produit économique symbolise le produit destiné à l’exportation quand la figure est pleine, et le produit importé quand la figure est blanche, tandis que la silhouette pleine seule désigne la consommation locale et la même figure enfermée dans une boîte, le produit en stock (fig. 8). Toutefois, le principe de cohérence est accompagné de variations contextuelles claires et justifiées. En effet, celles-ci augmentent l’intelligibilité du diagramme et, par conséquent, la fonctionnalité du système, dont le pragmatisme requiert une certaine flexibilité. Ainsi, quand la chaussure est l’objet d’un diagramme qui compare le nombre de chaussures fabriquées à la machine et de celles fabriquées à la main, le pictogramme est centré sur l’appareil plutôt que sur le produit : un fabricant tenant une chaussure devant sa machine, et un fabricant tenant un marteau qu’il applique vers la chaussure devant lui (fig. 6). Les icônes pour charbon obtenu mécaniquement et charbon obtenu manuellement suivent le même schéma de combinaison contextuelle et se distinguent par l’engin ajouté au motif du travailleur (fig. 7). De même, le motif de flamme joint à une icône de café dénote le produit détruit (référence aux stocks de café brûlés en Amérique pour éviter une baisse de prix sur le marché), mais il peut également se combiner à une icône de produit inflammable pour désigner, par exemple, la chaleur obtenue par le charbon, l’huile ou l’énergie hydraulique (fig. 8). Cette flexibilité imitant celle du langage verbal modère le principe de cohérence (principe de rationalité) et en évite les excès qui risqueraient de rendre le langage visuel impraticable. Pour Neurath, la souplesse et l’irréductibilité complète de l’imprécision sont inhérentes à tous les systèmes linguistiques, verbaux comme non verbaux. La manière dont l’Isotype les gère dans le langage visuel avec une rationalité maximale illustre l’aspect constructif et terre à terre de la philosophie de Neurath, qui se démarque des schémas de construction idéale, y compris celui de la réduction empiriste.
28Le diagramme des migrations de 1920 à 1927 (fig. 9) visualise l’information complexe par l’adjonction d’éléments graphiques à un pictogramme. Les masses migrantes sont symbolisées par la sérialisation d’une icône unique de migrant : une silhouette en marche vers l’avant dessiné de profil, avec des bagages au dos et à la main. L’information supplémentaire est donnée par des conventions graphiques familières : le sens de la marche indique la direction de la migration (vers le pays dont le nom est donné à l’extrémité gauche de la ligne, ou à partir de celui-ci), tandis que la voie empruntée est exprimée par la ligne (le chemin) sur laquelle les migrants marchent – une ligne droite jaune pour la voie terrestre et une ligne ondulée bleue pour la voie marine. Chaque ligne du diagramme correspond à un pays, chaque pictogramme, à 250 000 migrants. Un arrière-plan jaune aide à discerner la masse entrante de la masse sortante, en plus de la direction des pictogrammes. Pour chaque pays, la série d’immigrants est dessinée en bas de la série d’émigrants, et un axe central visualise l’excès d’immigration à sa gauche. Ainsi un pictogramme unique se décline par l’adjonction de signes graphiques employés selon le principe de consistance et un ensemble d’information complexe sur un sujet donné se laisse visualiser par un minimum de moyens. En adoptant une analogie linguistique, ces éléments graphiques qui enrichissent le sens des pictogrammes peuvent être comparés à des préfixes et des suffixes.
29Les diagrammes de classification raciale de la population mondiale dans l’atlas témoignent de la capacité de l’Isotype à exprimer l’information complexe par une combinaison des symboles de base. Un symbole général d’homme se trouve à la base de tous les stéréotypes raciaux : il se décline en races par la variation de couleur et de coiffure2. Les statistiques des formes économiques dominantes et les statistiques raciales sont combinées dans le diagramme intitulé Wirtschaftsformen der Erde (Les formes économiques du monde, fig. 10) – un diagramme complexe qui montre à la fois la division de la population mondiale en ethnies et la répartition des principales formes de production parmi les différents groupes ethniques. Chaque figure humaine représente 100 millions d’hommes. Les symboles pour activités économiques sont la roue dentée (industrie), le marteau (artisanat et agriculture rationalisée) et la paire flèche-arc (agriculture primitive, chasse et récolte). La distribution de ces trois types de production est indiquée par l’adjonction du symbole correspondant sur les pictogrammes. Le diagramme recense : 1) la division de la population mondiale en ethnies ; 2) la distribution des formes de production à l’échelle mondiale ; 3) la répartition de ces dernières à travers les races. Le diagramme sur les religions du monde (fig. 11) est conçu suivant la même structure : la population mondiale divisée par ethnies et par religions, présentée dans une graphie homogène.
4.2.4 Standardisation
30La pédagogie visuelle requiert la standardisation de l’environnement graphique à travers la totalité des documents produits. Neurath oppose l’unité graphique recherchée à travers l’Isotype et le musée à la compétitivité commerciale antipédagogique responsable de la désintégration du langage visuel des médias de masse. Dans l’Isotype, le lexique et la syntaxe visuels restent les mêmes dans tous les produits. Cette unité vise, outre la facilité d’apprentissage et la familiarité maximale, la reproductibilité illimitée, que Neurath présente comme un moyen de démocratisation par excellence spécifique aux temps modernes. Le langage des statistiques visuelles se distingue du langage visuel publicitaire par son unité recherchée : la standardisation va pourtant à l’encontre de la nature même de l’esprit commerçant et concurrentiel de la publicité, où chaque marque cherche à se différencier (se constituer une « identité visuelle » dans le langage du marketing contemporain) et imposer sa propre sémiologie. Par contraste, en vertu de la standardisation de l’Isotype, chaque image produite contribue à éclairer les autres. Neurath insiste sur la portée générale du musée, dont l’activité dépasse de loin la production de documents destinés à figurer dans ses expositions, pour se constituer un langage visuel autonome à part entière applicable à l’échelle globale. Aussi, la centralisation assure un monopole intellectuel à l’équipe du musée (et ultérieurement à l’Institut Isotype) – ce qui, d’après Burke, joue dans la surévaluation, par les Neurath, du caractère linguistique de l’Isotype (Burke, 2011). Les affirmations de Neurath sur le rôle central de l’Institut Isotype dans le développement d’un langage visuel pédagogique vont dans le même sens : « En créant un tel langage il faut faire attention à ce qu’on puisse dire le plus possible à l’aide du plus petit nombre de mots. Autrement dit, pour notre langue visuelle, nous avons besoin d’une liste générale d’un nombre limité de signes à l’usage international, et ceci doit être élaboré par ou sous le contrôle d’une organisation centrale. (Cette organisation est maintenant le bureau de l’Isotype à La Haye)3. »
31Le potentiel émancipatoire d’un médium reproductible, qui tient déjà une place centrale dans l’esthétique de Benjamin comme en témoigne le titre de « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », se trouve au fondement de l’activité pédagogique de Neurath4. La reproductibilité des images pédagogiques bien préparées, combinée à leur effet démocratisant particulièrement utile pour la participation active des moins bien instruits à l’apprentissage, fait de l’Isotype un médium universellement applicable pour combler les inégalités dans l’éducation. L’Isotype répond aux besoins de l’instruction publique pour une mise à jour rapide des élèves, d’une manière efficace et économique :
Enseigner par les yeux dépend beaucoup plus du matériel d’instruction bien fait, et beaucoup moins de la capacité des enseignants, que d’autres formes d’enseignement. […] Le système d’enseignement qui a la plus grande valeur n’est pas celui qui conduit l’apprenant le plus loin dans les mains des bons professeurs, mais celui qui permet au professeur le moins doué de faire un bon travail5.
32Marie Neurath rapporte dans ses souvenirs leur recherche, dès le début, de possibilités pour une production mécanisée. Une piste consiste à privilégier la création de nouveaux signes sur l’usage symbolique des couleurs en vue de faciliter la reproduction par photocopie. Avant l’introduction de la linogravure par Arntz, l’équipe pratique le découpage net de symboles sur papier uni, afin de ne pas disperser l’attention du spectateur vers les détails matériels du support. Le dessin à la main de diagrammes entiers n’est pratiqué qu’au tout début. Le découpage sur papier permet d’obtenir une série de figures identiques en une seule opération. En outre, sa facilité est particulièrement adaptée à une pratique dans un cadre scolaire, en permettant aux écoliers un apprentissage actif des statistiques, notamment en les entraînant à classer.
4.2.5 Fonctionnalité et minimalisme
33Enfin, puisque le langage visuel pour les statistiques sociales répond à un besoin communicationnel, il est modelé sur cette fonction. Il suit le principe d’économie, qui est celui de la production industrielle moderne : obtenir le maximum de productivité avec un minimum de moyens. L’adoption d’un alphabet visuel de base combiné à une syntaxe régulière relève de cette recherche d’économie, ainsi que la tendance à la standardisation. La réduction des quantités à des icônes sérialisées contribue également à l’économie de l’Isotype. Au niveau du contenu, l’économie passe par la sélection de l’essentiel parmi la foule de données disponibles, d’abord, pour ensuite l’exprimer le plus simplement possible. Les diagrammes concentrent un grand nombre d’informations discernables et, tout au long de l’histoire de l’Isotype, évoluent vers un niveau de condensation de plus en plus élevé, comme l’attestent les versions successives du diagramme des naissances et décès à Vienne. Ces réarrangements témoignent, à chaque étape, de l’élimination d’éléments graphiques précédents au profit d’une simplicité visuelle à travers laquelle l’information apparaît plus clairement. La première version comporte un diagramme pour les naissances représentées en haut de l’axe central horizontal, en bas duquel se trouvent les séries de figures de cercueil représentant les taux de décès. La direction opposée des naissances et des décès nécessite l’indication de leur différence par un diagramme séparé. La deuxième variante élimine le recours à ce diagramme supplémentaire en rangeant les naissances et les décès côte à côte sur chaque année. Les différences sont visualisées par des barres pleines correspondant aux excès de naissance (placés en haut de l’axe central) et des barres blanches correspondant aux déficits de naissance (placées en bas de l’axe central). Toutefois, les barres ne se composant pas d’éléments dénombrables, une indication numéraire en bas les accompagne, de même que tous les chiffres sont ajoutés à l’extrémité haute de chaque série. À partir de la troisième variante, les chiffres exacts sont abandonnés au profit de quantités simplifiées qui ont l’avantage d’être mémorisables sans encombrer l’espace graphique avec des chiffres. Enfin, le diagramme des naissances et décès en Allemagne introduit l’axe vertical et la sérialisation horizontale avec l’avantage de se conformer au sens de lecture occidental. Ces deux dernières productions visualisent les déficits et excès qui se prêtent à une énumération facile au même titre que les grandeurs absolues (naissances, décès). La dernière se démarque par le grossissement des périodes (tranches de quatre ans) qui contribue à simplifier le tout pour économiser l’énergie du spectateur. Il est pratique d’éviter de surcharger l’esprit du public par une abondance de détails, quitte à sacrifier la précision au profit d’un apprentissage durable des grandes lignes de l’information. Cette recherche d’un médium pur et minimal qui ne fatigue pas le public par un travail de déchiffrement compliqué motive également le choix des pictogrammes, ainsi que l’usage du Basic English dans les explications verbales et l’impression de celles-ci en Futura, une police de caractères conçue par Paul Renner dans un style pur à partir de formes géométriques.
34Outre son usage iconique et sa contribution à rendre le diagramme lisible (comme dans le diagramme de la production d’automobiles en Amérique et en Europe, avec les automobiles en noir et les ouvriers en rouge pour discerner les catégories, fig. 4), la couleur occupe souvent une place fonctionnelle dans les diagrammes Isotype. Elle sert d’unité sémantique au même titre que les pictogrammes, l’axe central ou les ajouts graphiques. Les couleurs font partie du langage visuel avec en particulier la fonction de spécifier l’information. Par exemple, le diagramme des salariés enregistrés à la caisse d’assurance maladie comporte 10 divisions identiques avec à l’intérieur de chacune un pictogramme identique (une figure minimaliste d’homme inspirée du réductionnisme géométrique des cubistes) (Neurath, 1991, p. 43). Les pictogrammes sont disposés exactement de la même façon dans l’ensemble des compartiments, mais la couleur du fond varie en fonction du statut des salariés associés au pictogramme : bleu pour ouvriers et employés, orange pour fonctionnaires, vert pour caisses agricoles et locales et gris pour non-assurés.
35La sobriété des diagrammes et la rationalisation de l’espace où chaque élément graphique accomplit une fonction précise indispensable augmentent l’impact du message visuel. Autrement dit, le style graphique de l’Isotype est le produit de la recherche d’une interface minimaliste et transparente s’effaçant au profit du contenu. Cette qualité contribue à la « rhétorique de neutralité6 » associée à l’Isotype par Ellen Lupton. L’impression de neutralité qui se dégage des visuels Isotype accroît leur force persuasive7. Cette qualité aide Neurath à présenter son argumentation d'une manière claire et convaincante (par exemple, dans ses diagrammes économiques qui montrent la productivité supérieure de l’économie en nature, ou d’autres qui exposent les accomplissements de la municipalité socialiste en matière de logement ou services de santé). Toutefois, Lee (2008) met en question la prétention objectiviste de l’Isotype. Les icônes de couple (hétérosexuel) pour désigner le mariage, ou la division géographique de la Terre avec le monde occidental au centre, le reste étant sommairement regroupé comme « des territoires du Sud » ou « l’Extrême-Orient » (l’appellation même « Extrême-Orient » indique l’adoption d’un point de vue local d’après lequel l’emplacement de cette partie du monde se trouve à l’« Extrême-Orient ») sont, selon Lee, des choix rhétoriques pour faire passer un message biaisé sous l’apparence de la neutralité : « Le système en apparence transparent de la communication visuelle peut fonctionner comme un outil de manipulation pour déguiser des messages politiquement chargés comme neutres, et servir à affecter, changer ou biaiser l’attitude, le point de vue ou l’opinion des gens sur une certaine façon d’aborder une question8 » (Lee, 2008, p. 178).
4.3 La muséologie moderne
36L’Isotype apparaît dans le cadre du musée de la Société et de l’Économie, imaginé par Neurath comme un espace novateur, construit avec un esprit plus démocratique que les musées traditionnels. Dans son activité de curateur d’expositions, Neurath oppose au culte de l’existence unique (dont l’aspect religieux est souligné par Walter Benjamin) un modèle de l’information reproductible destinée à un partage sans limite. Il rejoint Benjamin dans son accueil positif des technologies de reproduction qui, en dépouillant l’œuvre d’art de son aura définie par son existence individuelle en un lieu unique, ouvrent des horizons insoupçonnés au monde de l’art. L’élimination de l’aspect religieux de la réception d’œuvres d’art est un développement bienvenu pour ces modernistes, qui y voient de nouvelles possibilités politiques.
37Pour Neurath, la reproductibilité du contenu des musées modernes constitue une alternative progressiste aux musées traditionnels. Ceux-ci servent de lieu de culte et font étalage d’objets vénérés pour leur authenticité ou appartenance passée à des personnalités illustres. Sur le modèle bourgeois de la propriété privée et du culte de l’individu (qui n’est qu’un reflet de la première dans l’idéologie capitaliste), ces endroits sont organisés pour faire la promotion d’une collection privée composée d’objets rares. Or, la rareté et la singularité deviennent obsolètes avec l’industrialisation et l’appropriation démocratique qui en résulte. Neurath compare le musée traditionnel au manuscrit avant l’invention de l’imprimerie. La substitution d’un grand nombre de reproductions équivalentes au trésor unique que constitue le manuscrit va dans le sens du progrès historique (« Dans l’avenir, les musées seront fabriqués, exactement comme les livres le sont aujourd’hui9 », Neurath 1933a/1973, p. 219). La comparaison avec la presse suggère l’obsolescence du musée traditionnel voué à disparaître avec l’élargissement de la fabrication en série10 : « Parler du musée de l’avenir est comme parler de l’automobile de l’avenir. Les automobiles sont fabriquées en série, non produites une par une dans une forgerie11. »
38La sécularisation croissante du monde moderne s’accompagne de conséquences idéologiques dans la direction de l’anthropocentrisme. La tendance démystificatrice de l’industrialisation n’épargne pas les valeurs sacrées de la bourgeoisie moderne comme l’art ou le génie. Puisque les tableaux sont les produits d’un contexte social, sur lequel ils exercent de l’influence à leur tour, le curateur du futur devrait les situer dans leur cadre sociohistorique. L’information passe avant l’admiration quasi-religieuse et le musée devient un lieu pédagogique qui n’est plus limité dans sa fonction de distraction et d’exhibition vaniteuse de possessions rares, à la manière d’un cabinet de curiosités. De même, les musées naturalistes gagnent en intérêt par une organisation orientée vers le visiteur. Une sélection de pièces représentatives évite de surcharger l’attention du visiteur et augmente l’intelligibilité de l’ensemble. Les pièces exposées doivent être liées les unes aux autres et l’ensemble doit dégager un contenu factuel argumentatif. Tout comme dans l’organisation d’un diagramme visuel, une sélection raisonnée d’éléments à montrer est essentielle. Les spécimens animaux et minéraux doivent être accompagnés d’informations sur leurs usages humains et de statistiques sociales sur les modalités de leur exploitation (quantités utilisées, place dans le commerce, comparaison géographique et à travers les secteurs, etc.).
39L’extension des limites spatiales d’un musée constitue un autre pas vers la démocratisation de l’information. Non seulement elle contribue à diminuer la valeur cultuelle des objets présentés, mais aussi elle atteint une audience plus vaste par-delà les limites de l’espace clos d’un musée, organisé traditionnellement comme un temple. Le musée-temple s’efface petit à petit pour intégrer la vie publique à travers un ensemble de documents informatifs valorisés pour leur fonction pédagogique plutôt que pour leur qualité de souvenir ou leur association à une personne illustre. L’adaptabilité des diagrammes à une multitude de supports favorise leur distribution à grande échelle. L’exposition « Rondom Rembrandt », organisée dans le hall d’un centre commercial, devient une expérience intéressante de ce point de vue. L’usage quotidien populaire de ce lieu, fréquenté par un public mixte et destiné à une activité commerciale, brouille les frontières entre le musée clos et l’espace public.
4.4 La personnalité et l’histoire de l’art
40Une approche quantitative du génie de Rembrandt fait la nouveauté de l’exposition Rondom Rembrandt. Marie Neurath rapporte sa déception après avoir visité une exposition sur Rembrandt à Amsterdam, et son souhait de mettre en place une alternative pédagogiquement efficace (Neurath et Kinross, 2009, p. 57). L’impossibilité d’accrocher les originaux constitue une raison de plus pour centrer l’exposition sur le milieu où l’artiste a vécu et produit, d’où le titre Autour de Rembrandt. L’exposition présente l’arrière-plan historique de l’art de Rembrandt, qu’elle aide à contextualiser à travers les événements politiques, ses contemporains et le rayonnement des villes d’Amsterdam et Leiden.
41Cette présentation de l’art de Rembrandt défie le statut de relique accordé aux objets singuliers sortis de la main de l’artiste, à commencer par les lieux d’exposition inhabituels : Rondom Rembrandt se tient dans des centres commerciaux – un endroit populaire, non réservé aux amateurs d’art. Ce choix se veut démocratique par son ouverture potentielle à un public de non-connaisseurs, initiant celui-ci à l’information dans le cadre même de ses occupations quotidiennes. La reproduction de l’œuvre d’art ouvre la voie aux nouvelles possibilités communicatives et sa distribution massive favorise sa démocratisation – un usage suppléant la « fonction cultuelle » de l’œuvre originale, dans les termes de Walter Benjamin (1936), même s’il ne conduit pas à la disparition de cette dernière.
42Libérer l’œuvre d’art de son « aura » (Benjamin, 2000) pour la rendre aux masses passe notamment par son traitement quantitatif dans le respect du physicalisme, sa compréhension dans une perspective matérialiste à laquelle elle n’échappe plus grâce à sa désacralisation achevée, entre autres, par les techniques de reproduction. La carrière de Rembrandt sera donc exprimée dans les diagrammes Isotype à travers les données numériques disponibles, concernant autant l’œuvre et l’artiste que leur plan socio-économique. Des pictogrammes sont introduits pour les tableaux, les genres, les disciples et successeurs, les unités monétaires, etc. Le principe de cohérence qui fait l’intelligibilité du système infographique se manifeste ici par l’emploi consistant des pictogrammes et des couleurs à travers la totalité d’occurrences. Ainsi, le codage chromatique de la chronologie reste conservé dans tous les diagrammes, en sorte que chaque couleur est associée à une période déterminée dans la vie de Rembrandt (successivement, le vert, le rouge, le bleu et le marron). Cette catégorisation chromatique facilite l’interprétation des diagrammes en permettant de visualiser l’évolution de l’œuvre de l’artiste tout au long de sa carrière12. En suivant cette schématisation par couleurs, le visiteur se repère dans la lecture des diagrammes montrant la famille de Rembrandt, le nombre de disciples et de peintres influencés par son travail ou l’évolution stylistique de ses autoportraits.
43Aussi, les créations de Rembrandt sont dépouillées de leur « valeur cultuelle » par l’illustration de leur valeur monétaire évoluant dans le temps. Un diagramme où chaque disque représente 500 florins avec l’équivalent en pouvoir d’achat de 1913 montre le prix d’un Rembrandt en 1734, 1780, 1841 et 1913 successivement. Ces quatre dates sont visuellement différenciées par le changement vestimentaire dans le couple de pictogrammes vendeur-acheteur. Les œuvres sont également situées dans le présent, un diagramme montrant les lieux de conservation des tableaux aux Pays-Bas, divisés en collections particulières et circulation commerciale. Des autoportraits, ainsi que leurs détails caractéristiques sont également reproduits et sérialisés, ce qui permet au visiteur d’observer l’évolution stylistique de Rembrandt (peinture détaillée et polie vs. peinture en puissants coups de pinceau).
44Dans le respect du matérialisme historique, l’œuvre de Rembrandt est située dans ses contextes économiques local et mondial. Le visiteur retrouve un aperçu de l’économie mondiale à l’époque de Rembrandt avec une liste des événements politiques importants. Les périodes de guerre, trêve et paix sont indiquées. Dans deux diagrammes, les biographies de Rembrandt et de ses contemporains Jan Steen, Vermeer, Vende et Frans Hals sont juxtaposées à l’histoire de la compagnie des Indes et de la compagnie groenlandaise, insistant visuellement sur la signification de ces œuvres en tant que produits de l’expansion du commerce mondial. Le contenu même de ces œuvres est soumis à un traitement quantitatif : un diagramme répartit les sujets des tableaux de Rubens et Rembrandt en pièces d’autel (absent chez Rembrandt), sujets bibliques, mythologie, portraits et paysages. Le traitement matérialiste des phénomènes de toutes sortes, y compris ceux traditionnellement expliqués dans des termes idéalistes tels que le génie ou l’artiste, est au fondement de la « sociologie physicaliste » de Neurath. Le chapitre suivant présente l’application de la méthodologie physicaliste à la sociologie et à l’économie, notamment à la défense d’une économie socialiste qui se veut une alternative scientifiquement viable au marché libre.
Notes de bas de page
1 « To create a language of signs, as with Chinese script, was something we never tried to do » (Neurath et Kinross, 2009, p. 49).
2 Malgré son universalisme abstrait et sa politique internationaliste, Neurath ne semble pas effectuer une critique élaborée du racisme, ni du sexisme, en dehors de la question des luttes ouvrières. Il soutient, par exemple, qu’il est dans l’intérêt de tous les travailleurs de se battre pour l’égalité des salaires entre hommes et femmes, et pour l’amélioration des conditions de travail dans les autres pays – ceci, pour éviter que les patrons tournent cet écart à leur avantage en choisissant de délocaliser leur industrie ou en se servant des travailleurs féminins peu coûteux pour briser les grèves.
3 « In building up such a language great care has to be taken to see that as much as possible may be said with the help of the smallest number of words. That is to say, for our picture language one general list of a limited number of signs is needed for international use, and this has to be worked out by or under the control of one chief organization. (This organization is now the ISOTYPE work-rooms at the Hague) » (Neurath, 1936b, p. 32).
4 Dans son histoire de la communication visuelle co-écrite par Marie Neurath et dédiée à la mémoire d’Otto Neurath (Hogben, 1949), Hogben poursuivra cet intérêt pédagogique pour les outils démocratisants. Ce choix fut également déterminant dans son engagement pour la mise en place d’une langue auxiliaire internationale facile à enseigner par les diagrammes Isotype (Hogben, 1943).
5 « The better the teaching material is, the less teaching experience is necessary, which makes possible a higher general level of education. […] The teaching system which has the greatest value is not the one which in the hands of good teachers get the learner furthest, but that which makes it possible for the least able teacher to do good work » (Neurath, 1936b, p. 26).
6 L’expression est utilisée par Kinross (1989).
7 L’usage de la fonte géométrique Sans Serif Futura qui incarne les valeurs modernistes de la mécanisation et de l'impersonnalité est un autre choix qui va dans ce sens.
8 « The seemingly transparent system of visual communication might function as a manipulative tool to disguise politically charged messages as neutral, and serve to affect, change or bias people’s attitude, viewpoint or opinion about an issue in a certain way. »
9 « In the future museums will be manufactured, exactly as books are today. »
10 Le projet d’un musée mondial avec des clones dispersés est déjà mis à l’ordre du jour par Paul Otlet, du Palais mondial de Bruxelles. Voir Vossoughian, 2011 pour le contact Neurath-Otlet.
11 « To speak of the museum of the future is like speaking of the automobile of the future. Automobiles are manufactured in series and not produced one by one in a smithy » (Neurath, 1933a/1973, p. 218).
12 « Nous avons subdivisé sa ligne de vie et donné à chacune de ses subdivisions une couleur particulière, depuis le vert du jeune homme au marron du vieil homme. Ces couleurs guident le visiteur tout au long de la brochure » (Marie Neurath, cité par Kraeutler, 2011, p. 155). (« We subdivided his life line, and gave each of these subdivisions a particular colour, from the young man's green to the old man’s brown. These colours lead the visitor through the booklet. »)
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Agir et penser
Essais sur la philosophie d’Elizabeth Anscombe
Valérie Aucouturier et Marc Pavlopoulos (dir.)
2015