2. L’empirisme logique face à ses détracteurs de gauche
p. 41-60
Texte intégral
1Après les grandes lignes de l’histoire viennoise et postmigratoire du Cercle, nous en venons à sa réception actuelle en passant en revue l’évolution de la littérature sur le CVG. La conception scientifique du monde décrite dans le Manifeste est marquée par une conscience politique très prononcée contre les tendances de droite et en faveur d’un réformisme visant à moderniser et améliorer la vie des masses. Neurath a su appliquer les principes empiristes à la démocratisation de l’éducation et de l’économie (voir chapitres 4 et 5). C’est dans le cadre de ses discussions dans le Cercle qu’il a formulé son « physicalisme », pensé comme un positivisme d’actualité qui évite les problèmes épistémologiques du vérificationnisme classique. En même temps, sa critique de certains aspects du positivisme et son dévouement à la cause marxiste ont rapproché Neurath de l’École de Francfort (un groupe de chercheurs actifs dans l’Institut für Sozialforschung [Institut de la recherche sociale] à Francfort à partir des années 1930, notamment Max Horkheimer, Theodor Adorno et Herbert Marcuse), comme en atteste sa brève collaboration avec Horkheimer. Pourtant, les attaques de Horkheimer et Marcuse furent décisives dans la réception politique de l’empirisme logique, même si le physicalisme de Neurath comporte plus de points communs avec la théorie critique de l’École de Francfort que l’on a tendance à croire. Contre la conception orthodoxe de l’empirisme logique – une caricature popularisée notamment par l’École de Francfort –, l’historiographie du Cercle de Vienne de gauche met en avant les éléments constructivistes qui font la spécificité du physicalisme de Neurath. Le constructivisme dans une théorie de la connaissance peut, en effet, ouvrir un espace à l’engagement politique. La discussion à la fin de ce chapitre se penche sur cette association assumée entre le constructivisme épistémologique et la critique sociale.
2.1 Le CVG aujourd’hui – un état de la littérature
2La première référence officielle à l’« aile gauche » du Cercle de Vienne remonte aux lettres de Neurath à Carnap en 1932 et 1933, où il suggère à ce dernier de renoncer aux langues monologisantes à côté des langues intersubjectives et de réviser sa conception fondationnelle d’énoncés protocolaires (Uebel, 2004). Carnap reprend ce concept dans son Autobiographie intellectuelle, où il l’accepte dans le sens de Neurath (Carnap, 1963). Il identifie l’aile gauche composée de Hahn, Neurath et lui-même qui, au début des années 1930, cherchèrent à libéraliser le critère empiriste de la signification en reconsidérant le concept (fondamental dans la conception scientifique du monde) de vérification. Leur réformisme les distingue du conservatisme de l’aile droite, formée de Schlick et Waismann, qui restèrent fidèles au vérificationnisme initial du Cercle et maintinrent le contact avec Wittgenstein. Sur le plan politique, Carnap apporte une inclinaison générale dans le Cercle vers le socialisme ou la social-démocratie, tout en précisant que la plupart (à l’exception notable de Neurath) ont préféré garder leurs discussions théoriques séparées de leurs considérations politiques (« Dans le Cercle, nous étions tous fortement intéressés par le progrès social et politique. Nous étions, dans la majorité [y compris moi-même], des socialistes. Mais nous avons préféré séparer notre travail philosophique de nos buts politiques. […] Neurath a fortement critiqué cette attitude neutraliste qui, d’après lui, aidait et rassurait les ennemis du progrès social », ibid., p. 23). Donc, tout en s’affirmant socialiste et internationaliste, Carnap est loin de prétendre que son empirisme est politique en soi, et nous devons reconnaître que c’est là un argument fort contre les tentatives contemporaines de repolitisation du Cercle. Toutefois, il serait imprudent d’ignorer que son attachement à la méthode scientifique et l’importance qu’il accorde à la reconstruction rationnelle prennent sens dans le cadre de sa vision politique. C’est dans ces termes qu’il se prononce en faveur de la planification et de la coopération comme un modèle idéal de l’organisation socio-économique, qui devrait être un processus participatif de résolution de problèmes :
J’étais (et je suis toujours) convaincu que les grands problèmes de l’organisation de l’économie et de l’organisation du monde à présent, à l’ère de l’industrialisation, ne peuvent se résoudre par « le libre jeu des forces », mais demandent une planification rationnelle. Pour l’organisation de l’économie, ceci signifie le socialisme dans une de ses formes ou une autre ; pour l’organisation du monde, il signifie un développement graduel vers un gouvernement mondial [ibid., p. 83].
3L’attribution d’une philosophie politique propre à l’empirisme logique commence dès 1951, avec un article de Warner Wick sur la « philosophie politique de l’empirisme logique », exposant la place de la politique dans l’externalisme de la sémantique carnapienne (Wick, 1951). En effet, dans celle-ci, le principe de tolérance1, en vertu de sa neutralité concernant le choix d’un cadre linguistique parmi plusieurs cadres possibles, introduit la reconnaissance des motivations politiques qui orientent le cadre théorique. Wick sera suivi par les historiens contemporains du CVG, qui articulent leur lecture politique de l’aile gauche autour de ce pragmatisme. Toutefois, il serait inapproprié de conclure, à partir de la reconnaissance des déterminismes sociaux dans la constitution des théories scientifiques, la présence d’une véritable philosophie politique, tant qu’une théorie ne se positionne pas clairement au niveau d’une perspective politique particulière à adopter ou favoriser pour une meilleure science. Une telle normativité est indispensable pour parler d’une philosophie engagée des sciences (une expression souvent utilisée par les chercheurs du CVG) caractérisée par la primauté du politique sur le théorique.
4La deuxième étude dans la tradition du CVG portant sur la dimension politique de l’empirisme logique est celle de Robert Cohen, dédiée au « matérialisme dialectique et l’empirisme logique de Carnap » (Cohen, 1963). Cohen est le premier à passer en revue le dialogue entre l’empirisme logique et le matérialisme dialectique. Dans son exposé qui relève les similarités et les divergences principales de ces deux mouvements, il se prononce pour la possibilité de leur réconciliation dans une perspective complémentaire. Il explique le rejet de l’empirisme logique par les marxistes principalement par son assimilation à une forme de subjectivisme. Cohen corrige cette lecture idéaliste en rappelant l’abandon des tendances phénoménalistes et positivistes en question par les empiristes logiques eux-mêmes. Depuis les années 1980, une vaste littérature dédiée au CVG se consacre à la contestation de la lecture dominante de l’empirisme logique comme une philosophie conservatrice et politiquement stérile. Elle procède notamment à la clarification du rapport problématique (discuté par Cohen) de l’empirisme logique à l’expérience, la sensation et la cohérence. Les études du CVG tendent généralement à rejeter le réductionnisme positiviste associé au principe vérificationniste : un regard sur les débats internes au Cercle de Vienne (notamment la fameuse controverse sur les énoncés protocolaires) témoigne de la distance que le mouvement prend par rapport à son positivisme original ainsi que de l’intégration d’éléments sociaux dans la conception scientifique du monde à travers la libéralisation du critère empirique de la signification.
5Une telle reformulation du critère vérificationniste et une autocritique de ses dérives métaphysiques font l’originalité de Neurath dans le Cercle. La première compilation d’articles de Neurath traduits en anglais est éditée en 1973 par Marie Neurath (née Reidemeister) et Robert Cohen (Empiricism and Sociology). Elle contient une sélection de témoignages biographiques, le manifeste du Cercle de Vienne, ainsi que les écrits majeurs de sociologie. Elle sera suivie, dix ans plus tard, par Philosophical Papers, édité par le même duo, qui réunit les articles philosophiques de Neurath (Neurath, 1983). En 1986, Danilo Zolo publie une monographie consacrée au naturalisme de Neurath, qu’il distingue de l’approche popularisée par Quine par son pouvoir critique et la conscience de sa fonction sociale qu’il doit à son composant réflexif (Reflexive Epistemology). La dimension constructive de la pensée de Neurath fait également l’objet d’une contribution d’Antonia Soulez à un volume consacré aux Philosophes et la guerre de 14 (« La construction d’utopies comme tâche de l’Ingénieur social, selon Otto Neurath en 1919 », 1988). En 1990, Peter Galison explore les liens de l’empirisme logique avec l’architecture moderniste à travers les contacts historiques et les affinités idéologiques entre le Cercle de Vienne et l’école de Bauhaus à Dessau (1990).
6Dans les années 1990, Thomas Uebel (1991b, 1992 et autres) produit un travail intense sur l’histoire de la philosophie analytique centré sur le CVG, mettant en valeur le constructivisme de l’aile gauche du Cercle. Cette interprétation va à l’encontre de la lecture orthodoxe de l’empirisme logique, popularisée depuis son exportation dans le monde anglo-saxon par Alfred Ayer (1936) et la critique de Quine (1951). Uebel soutient une vision alternative de l’empirisme logique qui fut celle des socialistes du cercle. Il est ainsi à l’origine d’un projet à long terme consistant à dévoiler l’antifondationalisme du Cercle (Uebel, 1996) – thèse principale sur laquelle la littérature du CVG sera construite en réaction à la réception négative du Cercle dans les milieux de gauche, due notamment à la lecture de l’École de Francfort. Les interactions entre cette dernière et le Cercle font l’objet des études de Dahms (1994), et d’O’Neill et Uebel (2008). En 1991, Uebel édite une anthologie sur Otto Neurath (la figure emblématique du CVG) et les aspects oubliés du Cercle de Vienne (1991b). L’année suivante, il procède à une étude extensive de la controverse sur les énoncés protocolaires – le moment de l’émergence de la philosophie spécifique de Neurath (1992). O’Neill (1998) répond aux critiques de Neurath, de gauche comme de droite, par une discussion de l’empirisme démocratique de Neurath. Une monographie dédiée à l’engagement politique et à l’antifondationalisme de Neurath publiée en 1996 (Cartwright et al., 1996) se concentre sur les composants pluraliste et démocratique de sa philosophie des sciences. La même année paraît un recueil de textes sur Neurath dans la lignée du CVG (Nemeth et Stadler, 1996), tandis que le volume édité par Giere et Richardson (1996) explore les origines continentales-socialistes de l’empirisme logique. En France, la première anthologie du Cercle de Vienne en français est publiée en 1985 par Antonia Soulez (Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits), suivie du premier volume d’Antonia Soulez, François Schmitz et Jan Sebestik consacré à la philosophie et à la politique de Neurath en 1997 (Otto Neurath, un philosophe entre science et guerre).
7Dans les années 2000, les études portant sur le CVG fleurissent, révélant les aspects les plus insolites de l’histoire du cercle. En 2004, les écrits économiques de Neurath sont publiés dans Economical Writings, qui présente pour la première fois au public anglophone les sources de première main concernant la théorie de la socialisation de Neurath (Neurath, 2004). Cet ouvrage éclaire l’opposition de Neurath au libéralisme de l’école subjectiviste autrichien en redéfinissant la rationalité économique dans des termes pragmatiques et collectivistes. Neurath milite pour la socialisation complète et une économie en nature2 s’appuyant sur des statistiques universelles qui recensent les besoins et les conditions de vie en même temps que les capacités productives. Il développe dans ces textes économiques ce qu’il appelle un « utopisme scientifique ». Il insiste sur la dimension créatrice essentielle des sciences économiques et propose un modèle d’ingénierie sociale qui dépasse le niveau stérile de la description distante et du paradigme monétaire. Sa vision activiste de l’économie socialiste, fondée sur l’incomplétude théorique et la pluralité de valeurs, explore les moyens scientifiques pour organiser la production et la distribution dans une société non capitaliste, tout en assurant un forum de discussion libre et informée sur la base d’informations factuelles disponibles pour tout le monde. Les thèses de Neurath sur l’économie en nature constituent l’un des arguments principaux de la thèse du CVG.
8Équilibrée par un centralisme socialiste, la composante pluraliste et démocratique de l’économie de Neurath est utilisée pour réfuter la lecture technocratique de l’empirisme logique. O’Neill explique la spécificité du socialisme de Neurath par son épistémologie sous-jacente, qu’il formule explicitement au cours du débat sur les énoncés protocolaires (O’Neill, 1998). Il situe le pragmatisme de la position de Neurath dans le cercle par rapport à une polémique initiée par l’école autrichienne subjectiviste en économie, qui porte sur la définition de la rationalité économique. Aussi, avec Uebel, il évalue l’attaque de l’École de Francfort dirigée contre l’empirisme logique et, contrairement à la thèse répandue, soutient la plausibilité de celui-ci comme une théorie critique de la société. Les auteurs examinent notamment le dialogue entre Horkheimer et Neurath pour exposer leurs affinités et retracer l’histoire de leur divergence à partir du milieu des années 1930 (O’Neill et Uebel, 2004, 2008).
9À partir des années 2000, les historiens du CVG s’intéressent aux raisons historiques de la transformation de l’empirisme logique après sa migration aux États-Unis. L’anthologie Logical Empiricism in North America explore le contexte de cette migration et ses conséquences sur la continuité de l’empirisme logique, qui finit par se transformer progressivement en une école technique et apolitique (Hardcastle et Richardson, 2003). Les biographies des néopositivistes migrants visent à éclairer ce contexte de transformation. Reisch (2005) documente le processus d’institutionnalisation de l’empirisme logique dans les universités américaines et établit un rapport explicite entre la politique répressive du maccarthisme (dirigée notamment vers les professeurs communistes) et la dégénérescence de l’empirisme logique en un académisme dépourvu de sa force contestataire d’origine.
10Dans les années 2000, Carnap devient la figure dominante du CVG après l’emblématique Neurath. Sa biographie prend de plus en plus de place dans le narratif du CVG : une monographie est consacrée à son dialogue avec Cassirer et Heidegger (Friedman, 2000), et on commence à le lire comme un continuateur de la tradition des Lumières conciliant le positivisme avec la tolérance et l’activisme pour l’amélioration de la société (Carus, 2007 ; Bouveresse, 2012 ; Wagner, 2014. Toutefois, d’autres membres du CVG restent encore à l’ombre malgré la disponibilité de ressources bio-bibliographiques, comme Hans Hahn, Philipp Frank et Edgar Zilsel, dont la visibilisation révélerait des liens encore peu connus entre l’empirisme logique et le matérialisme historique. Il existe parallèlement une lecture de plus en plus politisante (quoique sporadique) de l’aile droite du cercle (Schlick, Reichenbach), expliquant par des données biographiques les motivations de leurs formulations relativement conservatrices, comme la peur de persécution dans un milieu rendu hostile par la menace national-socialiste (Stadler, 1997 ; Richardson, 2006).
2.2 Le physicalisme de Neurath
11Son refus du « pseudo-rationalisme » et son insistance constante sur le rôle constitutif de la vie pratique dans la formation des théories scientifiques ont fait de Neurath, à juste titre, la référence majeure de l’historiographie du Cercle de Vienne de gauche. Dès 1913, Neurath manifeste son anticartésianisme en contestant la dualité que Descartes assume entre la théorie et la pratique. Il va jusqu’à assimiler les épistémologies contemplatives à la métaphysique traditionnelle en raison de leurs assomptions « absolutistes » sur la réalité. Il ne se lassera jamais d’opposer son anti-dogmatisme aux tendances « métaphysiques » dans le Cercle.
12À travers son doute méthodique, Descartes tout de même reconnaît que nous sommes obligés de recourir aux règles provisoires pour nous orienter dans la vie pratique, ceci par manque de temps et incapacité à suspendre les exigences de la vie pour une reconstruction critique. L’urgence de l’action n’est pas favorable à l’exercice d’un doute sceptique, contrairement à la pensée, qui peut s’exercer à se reconstruire sur des bases solides (connaissances certaines et fondamentales). Toutefois, objecte Neurath, la pensée elle-même n’est pas exempte de ces contraintes extérieures, ni de l’urgence d’une décision, ne serait-ce que par la durée limitée de la vie : « Ce fut une erreur fondamentale de Descartes de croire qu’il ne pouvait se passer de règles provisoires que sur le plan pratique. La pensée elle aussi a besoin de règles provisoires à maints égards. Le simple fait que notre vie n’a qu’une durée limitée nous pousse à avancer » (Neurath, 1913/1997, p. 22). Une reconstruction systématique est pour Neurath un projet métaphysique : « Quiconque veut élaborer une vision du monde ou un système scientifique, est obligé d’opérer avec des prémisses douteuses. Toute tentative d’élaborer une vision du monde en partant d’une table rase, en faisant succéder à des propositions dont on a reconnu qu’elles étaient vraies d’autres propositions, est nécessairement pleine d’imposture » (ibid.). Neurath va jusqu’à associer le fondationnalisme des projets de reconstruction radicale, rationaliste (Descartes) comme empiriste (Carnap), à la scolastique. Son pragmatisme exclut ce qu’il considère comme des ambitions pseudorationalistes. C’est sur la base de l’incomplétude inévitable de tout savoir et l’impossibilité d’atteindre une certitude pure à la Descartes que Neurath formulera en 1931 sa fameuse métaphore nautique, en réponse à la conception carnapienne d’énoncés protocolaires au statut fondationnel : « Il n’y a aucun moyen qui permettrait de faire, d’énoncés protocolaires dont on se soit définitivement assuré de la pureté, le point de départ des sciences. Il n’y a pas de tabula rasa. Nous sommes tels des navigateurs obligés de reconstruire leur bateau en haute mer, sans jamais pouvoir le démonter dans un dock et le rebâtir à neuf avec de meilleures pièces » (Neurath, 1931d/1985, p. 223).
13C’est d’ailleurs au moment de la controverse sur les énoncés protocolaires que Neurath commence à articuler explicitement sa version de l’empirisme logique, qu’il baptise le « physicalisme3 ». Il s’agit d’un fameux débat interne au Cercle à propos de la forme de ces énoncés ultimes servant à vérifier les propositions scientifiques et de leur statut épistémologique à l’intérieur des théories scientifiques. Au cours de la controverse, les énoncés protocolaires (dont chaque empiriste logique s’accorde sur l’importance cruciale dans l’acte de vérification) reçoivent diverses interprétations, allant du phénoménalisme de Schlick (1934) au physicalisme radical de Neurath (1931a, 1931d), Carnap (1934) réconciliant ces deux langues proposées en admettant la réductibilité du langage physicaliste au langage phénoménal, rendant ainsi possible leur coexistence4. Mais Neurath rejette en bloc les expressions du « donné immédiat » de la forme « ici maintenant bleu » ou « je vois du jaune », qu’il accuse de perpétuer une « métaphysique du donné » (Neurath 1931a, 1934). La syntaxe qu’il suggère pour les énoncés protocolaires remplace les indexicaux (« je », « ici », « maintenant ») par des expressions physicalistes appropriées, de sorte que les énoncés protocolaires gagnent en intersubjectivité :
Un énoncé protocolaire complet pourrait, par exemple, se présenter de la manière, suivante : « Protocole d’Otto à 3 h 17 mn : [la pensée verbale d’Otto à 3 h 16 mn était : (Dans la pièce se trouvait à 3 h 15 mn une table perçue par Otto)] ». Cet énoncé sur le réel est construit de telle façon que d’autres énoncés sur le réel puissent s’engendrer après suppression des parenthèses sans être toutefois des énoncés protocolaires : « La pensée verbale d’Otto à 3 h 16 mn était : « dans la pièce se trouvait à 3 h 15 mn une table perçue par Otto », puis, à la suite : « Dans la pièce se trouvait à 3 h 15 mn une table perçue par Otto » [Neurath, 1931d/1985, p. 224].
14Les énoncés protocolaires physicalistes ont l’avantage de s’intégrer dans la langue scientifique par la substitution, à ses composants, des termes toujours plus précis (ainsi, à Otto peut être substitué « l’homme, dont la photo prise avec soin se trouve dans le fichier à la place 16 », comme l’expression « photo dans le fichier à la place 16 » peut en principe être remplacée par des coordonnées spatiotemporelles plus précises, et ainsi de suite). Un « énoncé protocolaire complet » comporte « un nom de personne et un terme tiré du domaine des termes perceptifs » (ibid., p. 225). Cette relativisation a l’avantage de rendre compte des énoncés d’observation obsolètes5.
15L’opposition de Neurath au modèle pyramidal de la connaissance (les schémas de « reconstruction logique » avancés par Russell et Carnap) le conduit à adopter à ce qu’il baptisera l’« encyclopédisme » – un modèle participatif, incomplet et toujours en développement, plus proche de la science telle qu’elle se fait. Dans cette optique, Neurath discrédite les tentatives (y compris de la part des empiristes logiques) de reconstruction des sciences particulières par le haut en un système logico-déductif complet6 au profit d’un travail collectif d’unification par le bas, avec des liens multiples entre les différentes branches scientifiques :
La tendance à vouloir constituer un système ayant une valeur absolue est un danger qui menace aussi l’empirisme logique. De ce que l’on peut, dans telle discipline particulière, donner à une théorie la forme d’un système d’énoncés, il ne suit pas que l’on aura raison de considérer l’ensemble total des énoncés auxquels on puisse avoir affaire comme étant en quelque mesure le début d’un système définitif et complet. Je propose que l’on n’emploie plus le terme « le système de la science », ni d’autres semblables, et que l’on évite également toutes les expressions qui sont comme des soutiens de l’« absolutisme du système » [Neurath, 1936a/2006, p. 581].
Pour un représentant de l’attitude empiriste, il est absurde de parler d’un système unique et total de la science. Il doit concevoir son travail comme tendant à la précision et à la systématisation à l’intérieur d’un cadre toujours variable, qui est celui d’une encyclopédie [ibid., p. 582].
16L’encyclopédisme est pensé par Neurath comme un modèle pluraliste et souple : la contestation de l’irrévocabilité des énoncés protocolaires s’insère dans ce cadre théorique. La science unifiée s’apparente donc plus à une mosaïque qu’à une construction pyramidale avec les mathématiques et la physique à la base. D’ailleurs, Neurath conteste la certitude supérieure des mathématiques, réduisant la certitude à notre attitude concernant la révocabilité ultérieure d’un énoncé :
Nous ne pouvons même pas prétendre, d’une façon générale, que nous regardons les démonstrations logico-mathématiques comme plus certaines que des énoncés de chimie, de biologie ou de sociologie. Quand nous disons qu’un énoncé est plus certain qu’un autre, nous affirmons quelque chose concernant notre « comportement » à son égard ; par exemple : que nous ne songeons pas à employer beaucoup de temps ni d’effort pour mettre sa vérité à l’épreuve ; que, de plus, nous ne prévoyons pas que le développement de la science doive le modifier prochainement, autrement dit nous ne nous mettons pas en devoir de faire ce qui serait nécessaire dans cette éventualité. [ibid., p. 583].
17L’encyclopédisme part de la masse d’énoncés donnés, « sans prétendre prématurément à une clarté universelle » (ibid., p. 593) contrairement au scientisme de Saint-Simon, Comte et Cournot. « Notre programme est le suivant : pas de système par en haut, mais une systématisation partant d’en bas » (ibid.). Son agenda passe par l’unification de la terminologie et l’établissement d’interconnexions entre disciplines (le recours au langage ordinaire est un outil précieux pour cette tâche d’unification terminologique et disciplinaire). L’Encyclopédie internationale de la science unitaire est le versant éditorial de ce projet physicaliste (Neurath et al., 1969).
18Tout comme Neurath rejette le statut privilégié des énoncés protocolaires (pensés comme des « points de contact avec la réalité » par Schlick), il s’applique aussi à déconstruire un autre mythe rationaliste, celui de la complétude logico-déductive. En ce sens, la visée de sa critique pragmatiste va au-delà des théories de la correspondance pour atteindre aussi leur alternative dans l’épistémologie traditionnelle que sont les théories de la cohérence. Chaque encyclopédie contient des contradictions (théories concurrentes incompatibles entre elles) d’autant plus qu’un nouvel ensemble d’énoncés est toujours, en principe, susceptible de provoquer des changements dans l’ensemble d’une théorie scientifique :
Si nous avons renoncé au désir traditionnel de nous figurer notre idéal comme un système un, exempt de contradictions internes, et fondé sur les bases les plus sûres, nous pouvons, comme nous l’avons montré plus haut, prendre la masse des énoncés en usage comme point de départ de nos considérations. Une encyclopédie qui ne veut pas omettre de traits essentiels de notre savoir devrait présenter aussi des énoncés dont nous disons qu’ils sont en contradiction l’un avec l’autre. On sait comme il est fréquent dans l’histoire des sciences que deux théories incompatibles soient simultanément en usage. L’une fournit de bonnes prévisions dans un certain domaine, l’autre dans un autre. Notre effort tendra alors à remplacer ces théories par d’autres qui soient d’accord entre elles [Neurath, 1936a/2006, p. 597].
19L’encyclopédie tend bien à la cohérence et à l’unité, sans toutefois céder aux systématisations forcées déconnectées de la production scientifique réelle à un moment donné de l’histoire. En effet, les choix théoriques sont eux-mêmes multiples et nous n’avons pas de moyen purement logique pour trancher entre eux, de sorte que le déterminant ultime de l’encyclopédie devient la vie pratique qui impose une encyclopédie parmi tant d’autres possibles :
Nous ne disposons d’aucun moyen de désigner et de mettre, pour des raisons logiques, au-dessus de toutes les autres, une encyclopédie qui serait « L’encyclopédie ». C’est la pratique de la vie qui nous impose une certaine encyclopédie. Comme il faut beaucoup d’hommes pour porter la totalité du savoir d’une époque, il est compréhensible que par une série d’assimilations et de rejets successifs, il se forme, en somme, des manières de penser uniformes. Les écarts ne sont qu’en nombre assez restreint. Les forces d’une génération entière de savants sont à peine suffisantes pour apercevoir toutes les conséquences d’une seule théorie. Le plus souvent une théorie meurt avant d’être entièrement épuisée. Dans la pratique, il n’arrive guère que des conceptions concurrentes très différentes se livrent l’une à l’autre une lutte de grand style, en s’opposant réciproquement leurs résultats respectifs [ibid., p. 598].
20Professant un holisme hérité de Pierre Duhem (et qui sera repris par Wilhelm Orman von Quine), Neurath aspire à la construction participative d’une encyclopédie de la science unifiée dans un esprit interdisciplinaire. La référence métaphysique à un « monde réel » étant exclue au nom du physicalisme, le modèle empiriste que Neurath propose consiste en une coopération démocratique et pluraliste qui tend à une généralité et une cohérence maximales à travers un travail continu collectif. Ainsi Neurath affirme son pragmatisme :
Pour ceux qui, dans un langage qui nous est étranger, parlent de l’idée du vrai système du monde, cet encyclopédisme foncier doit paraître un misérable renoncement, un scepticisme ; tandis que nous y voyons l’expression d’une attitude activiste, qui se rencontre également ailleurs. Partant de la situation dans laquelle nous vivons et agissons, nous marchons tant que cela ira. Et nous ne pensons pas qu’on peut remplacer les actes par des rêveries [ibid., p. 599].
21Cette composante activiste a été soulignée plus tard par Zolo (1986, 1990), qui oppose « l’épistémologie réflexive de Neurath » à l’épistémologie naturalisée de Quine comme d’autres projets réductivistes contemporains, sociologiques ou neurologiques7. Zolo affirme que le naturalisme de Quine (dont il critique la lecture de Neurath) manque d’une dimension essentielle de l’encyclopédisme de Neurath : contrairement au réductivisme conservateur des épistémologies naturalisées, la résistance de Neurath à une conception monolithique de la rationalité favorise la négociation et la critique permanente dans un contexte pluraliste. Il rappelle notamment un texte tardif de Neurath (Neurath et Lauwerys, 1945) en faveur du pluralisme politique contre les totalitarismes – une position politique d’une force critique modérée, que Herrera (2003) et Strang (2010) associent à l’empirisme. Cette lecture de Neurath rejoint celle d’O’Neill qui s’appuie sur la critique neurathienne de la rationalité algorithmique pour défendre un socialisme associatif (O’Neill, 1998).
22Ainsi, la métaphore nautique situe Neurath dans une filiation qui va de Duhem à Quine. L’argument de la « sous-détermination des théories par l’expérience », reprise à Duhem pour désigner la circularité inhérente à la vérification empirique (Duhem, 1914), réapparaît chez Quine pour réfuter l’empirisme. Pour Quine, la distinction empiriste entre les faits et la théorie constitue un dogme à dépasser dans le cadre d’une épistémologie naturalisée (Quine, 1969). Dans un registre différent, la nouvelle gauche associe le fondationnalisme empiriste à une attitude naïve, incapable de reconnaître l’idéologie dominante dans le discours scientifique, qu’il accepte comme une déduction à partir de données primaires incontaminées par des préjugés. Il se pose ainsi come une idéologie incapable de voir son propre caractère idéologique. La réhabilitation du constructivisme du cercle par les études sur le CVG vise donc à rétablir sa place à la fois dans la philosophie des sciences et dans la théorie critique, en voyant dans ce naturalisme réflexif une piste d’actualité pour « une philosophie engagée des sciences ». L’antifondationnalisme de Neurath est vu comme une autocritique du néopositivisme et une anticipation de son dépassement – d’où le titre d’Uebel : Overcoming Logical Empiricism from Within (« Dépasser l’empirisme logique de l’intérieur »). En réalité, le conventionalisme est déjà présent dès les débuts du Cercle de Vienne. Duhem, Poincaré et Abel Rey sont parmi les philosophes souvent cités et discutés par le cercle autour de Schlick (Frank, 1949). L’importance constitutive des éléments conventionnels dans les théories scientifiques est soulignée par l’ajout du qualificatif « logique » à l’empirisme ancien, mis à jour dans le respect du progrès dans la pensée scientifique, notamment avec l’apparition des géométries non euclidiennes et des théories de la relativité – des révolutions scientifiques qui font ressortir le rôle structurel de conventions non empiriques dans la science.
23Bien que Quine se montre affilié à l’antifondationnalisme de Neurath, autour duquel il articulera son épistémologie naturalisée, Zolo pense qu’il donne une interprétation réductrice de la métaphore nautique. À l’épistémologie naturalisée de Quine il oppose l’« épistémologie réflexive » de Neurath. Neurath a développé un « empirisme non dogmatique, pluraliste et gnoséologiquement sceptique » dans un contexte de réflexivité et complexité. Du vide épistémologique laissé par l’abandon des fondations émerge un espace de liberté où un débat informé et multidimensionnel peut donner à la science une direction démocratiquement organisée. Cette thèse sera exposée en détail dans notre discussion de la théorie de la valeur économique de Neurath en contraste avec les arguments de l’école subjectiviste viennoise de la valeur marginale. Pour Zolo, l’épistémologie réflexive de Neurath passe d’une dichotomie des faits et des valeurs à une inclusion informée de l’évaluation dans la théorie. En l’absence de critère univoque de la rationalité, la solution consiste à reconnaître la partialité de toutes les positions politiques et à admettre un pluralisme ouvert et sujet à une modification démocratique constante, contre une planification totalitaire à la Platon.
24De même, Cartwright et ses coauteurs soutiennent que la primauté de la raison pratique chez Neurath ne conduit pas à l’irrationalisme (Cartwright et al., 1996). À la place d’une rationalité fondationnaliste, ils parlent d’une « rationalité de la reconstruction permanente » exprimée par la métaphore nautique (dont ils insistent sur l’aspect reconstructif). L’évaluation de la rationalité théorique requiert des critères extérieurs, tout comme celle de la rationalité pratique. Le motif auxiliaire étend la rationalité pratique de Descartes à la théorie, soulignant, comme on l’a vu, l’inconsistance du doute radical avec la philosophie pratique de Descartes. La rationalité de la science se définit dans ce naturalisme par un contrôle des conventions constituantes (une décision délibérée et démocratique dans une optique instrumentaliste). Le critère d’évaluation de la science est sa conformité effective à un objectif choisi, son efficacité instrumentale. Toutefois, nous pouvons objecter que, ce choix étant externe au critère scientifique, le constructivisme reste apolitique en soi dans la mesure où il ne suggère aucun critère politique dans le choix de conventions théoriques. En effet, pour pouvoir articuler un activisme économique consistant, Neurath est conduit à réintroduire un objectivisme à travers sa « félicitologie » comme science quantitative des conditions de vie. Ses arguments en faveur du socialisme sont souvent des constatations empiriques concernant les rapports entre forces productives et besoins matériels. Ils tirent leur force rhétorique précisément de cette factualité visualisable en statistiques.
2.3 Neurath et Horkheimer – dialogue avec l’École de Francfort
25Malgré le discours généralement progressiste du Cercle, le néopositivisme fut bien loin de gagner du soutien chez les marxistes. Les critiques de gauche adressées à l’empirisme logique concernent son approche anhistorique de la science comme un produit fini, exclusivement déterminé par des facteurs internes à la rationalité. D’après cette ligne de critique typique des épistémologies sociales et qui remonte à l’École de Francfort, l’impartialité et l’objectivité revendiquées par l’empirisme logique en font une attitude intellectuelle incompatible avec la lutte révolutionnaire. Tout en reprenant les idées directrices de Marx et Engels, l’Institut de la recherche sociale conduit des travaux empiriques en sociologie enrichis d’une « théorie critique » de la société. C’est en vertu de cette dimension « critique » que l’École de Francfort entend se démarquer de l’empirisme. L’opposition des francfortois au positivisme se retrouve dans la majorité de leurs travaux et constitue une sorte de revendication identitaire. Horkheimer définit la « théorie critique » par opposition à la « théorie traditionnelle », et associe cette dernière à la fausse conscience et au conservatisme (1937a). En effet, Carnap revendique cette neutralité propre à la théorie au sens traditionnel dans son activité philosophique qui existe côte à côte avec son engagement politique (l’attitude dominante dans le Cercle). Dans une démarche similaire à celle de Horkheimer, Carnap rapporte comment Neurath caractérise cette attitude comme une concession au statu quo dans une démarche similaire à celle de Horkheimer :
Dans le Cercle, nous nous intéressions tous fortement au progrès social et politique. Pour la plupart, y compris moi-même, nous étions socialistes. Mais nous avons préféré garder notre travail philosophique séparé de nos buts politiques. D’après nous, la logique, y compris appliquée, et la théorie de la connaissance, l’analyse du langage, et la méthodologie de la science sont, comme la science elle-même, neutres à l’égard des buts pratiques, que ceux-ci soient des buts moraux pour l’individu ou des buts politiques pour une société. Neurath a fortement critiqué cette attitude neutraliste qui, à son avis, aidait et réconfortait les ennemis du progrès social [Carnap, 1963, p. 23]8.
26Les chemins des viennois et des francfortois se croisent brièvement autour de 1936, avec une collaboration avortée entre Neurath et Horkheimer. Leur premier contact remonte à janvier 1936 (O’Neill et Uebel, 2004). Horkheimer subventionne Neurath pour une recherche sur les standards de vie, destinée à être publiée dans Zeitschrift für Sozialforschung, le journal de son Institut. Lorsque Neurath visite New York en octobre et novembre 1936, il discute avec Horkheimer pour organiser un séminaire sur la philosophie des sciences, la métaphysique et la dialectique. Dans une lettre ultérieure, Horkheimer exprime son désir de poursuivre la collaboration. Cependant, dans ses lettres à Adorno, il fait part de son désir de se familiariser avec l’empirisme logique pour en produire une critique plus pertinente. Le résultat sera le fameux article de 1937, « La dernière attaque contre la métaphysique » (Horkheimer, 1937b), publié dans le 6e numéro du Zeitschrift für Sozialforschung ainsi que l’étude de Neurath sur l»l’inventaire des standards de vie» (Neurath 1937).
27Cet article au vitriol constitue un tournant dans la réception de l’empirisme logique, désormais assimilé à une idéologie technocratique incompatible avec la critique sociale. À ce titre, il conserve son importance à ce jour. Dans un exemple provocateur, Horkheimer illustre l’insuffisance de la méthodologie empiriste par l’exemple d’un vivisectionniste qui peut éliminer l’apparence de souffrance chez son sujet en lui coupant les cordes vocales. Dans sa réponse non publiée, Neurath lui oppose une définition de l’essence et de l’apparence dans des termes empiristes. Dans le cas de la vivisection, par exemple, le prélèvement des cordes vocales est bien détectable par une observation empirique poussée. Ce que Neurath refuse, c’est plutôt la définition de l’essence comme empiriquement inaccessible. Pour Neurath, le problème de la critique de Horkheimer se situe dans sa conception trop étroite de l’observation empirique, assimilée à la détection de traits superficiels, dans l’ignorance totale de connexions complexes. À son tour, dans sa réponse à Horkheimer, il critique le retour de ce dernier à certaines conceptions de l’idéalisme allemand (O’Neill et Uebel, 2004). Il rejette la possibilité d’une critique qui se situerait à l’extérieur de la science dans sa totalité. Il insiste toutefois sur la fluidité de la distinction observation-théorie, tout comme sur celle des frontières interdisciplinaires (lui-même travaille précisément sur l’Encyclopédie de la science unifiée à cette époque). Surpris par le ton de l’article, Neurath rédige une réponse, « Einheitswissenschaft und logischer Empirismus. Eine Erwiderung » (« L’unité de la science et l’empirisme logique : une réponse »), mais Horkheimer refuse de la publier. Le contact entre Neurath et Horkheimer prend fin à la suite de ce conflit.
28Cette interaction brève marque un moment de transition dans les deux groupes (O’Neill et Uebel, 2004)9. L’École de Francfort commence à abandonner son programme matérialiste interdisciplinaire au profit d’une critique de la raison instrumentale qui se fait de plus en plus systématique. La formulation d’une théorie critique bien distincte des sciences particulières précède ce passage vers un idéalisme qui se fera résolument anti-Lumières plus tard (Horkheimer et Adorno, 1944 ; Horkheimer, 1947). C’est aussi durant cette période que s’exacerbent les questionnements à l’intérieur du Cercle de Vienne, avec l’apparition de développements explicites qui brisent la conception monolithique de sa vision orthodoxe. En effet, la fameuse controverse sur les énoncés protocolaires pousse les contradictions de la conception scientifique du monde à l’extrême. Il en résulte des formulations plus nuancées de l’empirisme logique (dont l’encyclopédisme de Neurath) – des développements qui seront absolument ignorés par l’École de Francfort qui commence une croisade contre la rationalité scientifique, qu’elle considère comme indissociable de la raison instrumentale (Horkheimer et Adorno, 1944 ; Marcuse, 1964).
29Pourtant, sous certains aspects, la théorie critique dans ses débuts partage l’esprit des critiques de Neurath à l’égard d’une lecture de l’empirisme logique attachée de trop près à la lettre. Par exemple, Horkheimer définit sa cible, la théorie au sens traditionnel, comme un ensemble logico-déductif de propositions, dans une démarche similaire à celle que l’on trouve déjà chez Neurath (1913). Pour illustrer la question de l’implication du sujet dans l’objet de connaissance, Horkheimer oppose le Discours de la méthode de Descartes (qui fut également la cible de Neurath [1913] comme un exemple classique de ce qu’il appelle « pseudo-rationalisme ») à la critique marxiste de l’économie politique : le premier cherche une reproduction fidèle du monde actuel tandis que le second vise à son dépassement. La théorie critique remplace les procédés de constatation et prédiction de la méthode probabiliste par la revendication d’un pouvoir actif de l’homme sur la nature et son entourage10. Pour Horkheimer, les catégories économiques mises au point par Marx (classe, exploitation, plus-value, paupérisation) constituent l’exemple par excellence d'une théorie critique – une pensée fonctionnelle produisant des alternatives à la réalité, sans se contenter de l’observer. En d’autres termes, la théorie critique vise la transformation, contrairement à la théorie traditionnelle qui se donne pour tâche de reproduire le présent. C’est pourquoi elle se montre, du point de vue traditionnel, subjective et partiale. Le rejet de la dichotomie traditionnelle entre l’objet connu et le sujet connaissant rend possible l’implication du savant dans l’évolution de son objet, tandis que le modèle du chercheur comme spectateur d’un monde qui se déroule face à lui et sans interaction avec lui conduit au conformisme. Pour Horkheimer, la nature même de la pensée réside dans son implication dans la transformation historique. La pensée est destinée au changement social en vue d’une action consciente sur le cours de l’histoire (contrairement au modèle prédictif passif du positivisme) et de l’instauration de la justice. L’argumentation de Horkheimer fait appel à un essentialisme – assumé – sur la nature de la pensée (sa « caractéristique distinctive », « nature propre », « nature spécifique ») et aux « vraies valeurs humaines ». Cet essentialisme humaniste est, d’après L’École de Francfort, indispensable pour une pensée critique au service du changement social, et c’est bien en raison de son opposition à l’essentialisme qu’elle condamne le positivisme comme une idéologie réductrice et stérile vouée à la conservation de l’ordre actuel. À la place, l’École revendique l’imagination révolutionnaire, un héritage de l’idéalisme repris par la théorie critique11.
30En résumé, l’objection principale dirigée par la gauche politique aux philosophies empiristes (dont l’empirisme logique) concerne avant tout leur tendance idéaliste et apolitique, qui se manifeste dans leur traitement de la connaissance comme une formation abstraite indépendante de sa place dans l’activité matérielle socialisée. De même, le postpositivisme normalisé dans les années 1950 (il garde toujours sa validité idéologique en raison de l’extension des courants naturalisants) a décrédibilisé le paradigme néoempiriste en mettant au centre le rôle des déterminismes sociologiques, psychologiques, neurologiques etc. dans la constitution des théories scientifiques. De ce fait, la mise en valeur d’une vision alternative, socialiste, du cercle par les chercheurs du CVG s’est faite plutôt par la contestation de l’image fondationaliste du cercle à l’appui des traces de constructivisme dans l’œuvre du CVG.
2.4 Le constructivisme et la critique sociale
31Dans une certaine mesure, une approche constructiviste de la production scientifique fait partie de l’empirisme logique et trouve des manifestations nombreuses dans l’œuvre de ses représentants. L’inclusion de la logique mathématique et d’une conscience linguistique dans l’empirisme restaure le rôle du sujet dans la connaissance et ouvre la voie à des considérations sociales sur la science. Ceci est essentiel pour une vision critique de la science qui en met en question les présupposés, en tenant à les distinguer des données observationnelles. Cette composante constructiviste complétant le critère de testabilité empirique vise à empêcher la récupération politique de la science et la normalisation des traits oppressifs de la société moderne par un recours à des définitions circulaires déguisées en vérités empiriques. La littérature sur le CVG porte en grande partie sur le constructivisme de l’aile gauche et y voit une ouverture à la pensée critique, qui distingue l’empirisme logique de sa conception orthodoxe (établie par l’élimination politique des empiristes logiques de la scène intellectuelle européenne suivie du climat fortement anticommuniste de leur pays d’adoption). Toutefois, le constructivisme s’accompagne d’un neutralisme au sujet de structures théoriques, qui semble difficilement conciliable avec une philosophie des sciences engagée attribuée au CVG. En effet, en atténuant le principe de vérifiabilité empirique par celui de la sous-détermination des théories par l’expérience, l’empirisme logique (surtout dans sa version carnapienne) semble affirmer l’équivalence des structures théoriques, sans se prononcer clairement pour un système conventionnel au profit de l’autre.
32Certains critiques ont observé que le pluralisme inhérent au principe de tolérance et à la thèse de Duhem-Quine affaiblit le potentiel politique du mouvement néopositiviste. En effet, Carnap s’abstient de suggérer une forme linguistique déterminée et se contente de mettre le doigt sur la richesse des possibilités syntaxiques, en transformant des questions idéologiques ancrées dans les conflits matériels en un choix de symboles dont la logique échappe au travail du philosophe. Or, une trop grande insistance sur le pluralisme et l’équivalence théorique des constructions symboliques indépendamment de leur fonction politique déterminée dans leur contexte social peut conduire à surestimer la liberté linguistique des sujets connaissants. Le communiste britannique Cornforth (1950) rejette le principe de tolérance comme un formalisme irrationaliste. Reprenant la critique de l’empiriocriticisme par Lénine (1909), il accuse l’empirisme logique d’ignorer la réalité empirique du monde en traitant la connaissance empirique comme un ensemble de propositions modifiable à souhait (le relativisme du principe de tolérance). L’analyse de Carnap dissimule la « référence objective » de la science en interdisant au langage formel de parler du contenu des sciences – ce qui revient, pour Cornforth, à nier une référence externe à la science. En théorie de la connaissance, les marxistes orthodoxes se montrent soucieux de sauver la rationalité du monde objectif indépendant des sujets afin d’assurer un terrain légitime pour fonder la politique révolutionnaire. La perspective réaliste et univoque de Lénine reconnaît moins de libre arbitre dans l’interprétation des données en vue d’une connaissance objective du monde. Lénine et compagnie craignent de diminuer la valeur épistémologique de la connaissance empirique en la relativisant, la science servant de guide supra-personnel garantissant la construction du socialisme, contrairement aux tentatives idéalistes des utopistes du passé. Cette vision orthodoxe de la réalité justifie la direction politique par une avant-garde révolutionnaire et les experts, auxquels une autorité épistémique plus élevée est attribuée : elle s’accorde particulièrement bien avec la théorie de la dictature du prolétariat12. En outre, le pluralisme peut entraîner l’affaiblissement de la communication en raison de la juxtaposition libre d’une pluralité de paradigmes atomisés, laissant les chercheurs renfermés dans le langage et le programme de leurs institutions, en l’absence d’un travail unifié dans le sens du perfectionnement de la théorie par l’élimination des insuffisances individuelles. Neurath équilibre ce relativisme avec son travail pour l’unification du langage à travers la réduction empirique et la collaboration interdisciplinaire.
33Sur la validité épistémologique des théories-cohérence de la vérité, Schlick (voir sa critique d’Eddington dans 1935b) développe une conception qui sous ce biais est analogue à la position de Lénine. Comme ce dernier, il voit dans les théories-cohérence une composante irréaliste, voire un idéalisme caché sous une terminologie scientifique. Pour Schlick, le principe de tolérance ne permet pas de faire la différence entre une théorie adéquate et un conte de fées, puisque la science de la magie peut bien se construire sur un ensemble d’énoncés protocolaires. Les controverses sur l’enseignement de la théorie de l’évolution aux États-Unis illustre à quel point le relativisme épistémologique reste impuissant à trancher entre la doctrine religieuse du créationnisme et l’évolutionnisme. La « tolérance » du paradigme anarchiste pour l’épistémologie suggéré par Feyerabend (1988) trouve son expression logique dans l’exigence d’inclure le créationnisme dans le curriculum scientifique au même titre que l’évolutionnisme13. Le conventionalisme est dépourvu de moyens épistémologiques pour s’opposer à l’erreur d’une communauté, alors que ceci est nécessaire pour développer une théorie critique allant au contre-courant d’un système idéologique établi. Les critiques marxistes cherchent donc, au fond, à sauver la rationalité scientifique et la possibilité positive de connaître la réalité extérieure pour agir dessus efficacement ; en effet, cela est indispensable, selon eux, non seulement à l’aboutissement d’une lutte sociale, mais aussi à sa crédibilité.
34Contre les accusations de scepticisme et d’antimatérialisme qui vont dans ce sens, Carnap rappelle le sens particulier qu’il donne à ces termes. Il fait une distinction entre la signification ontologique et la signification méthodologique, et insiste sur le fait que ses thèses se limitent à la dernière : le phénoménalisme méthodologique affirme que notre connaissance se construit à partir de phénomènes sensibles, il ne s’agit pas d’une thèse ontologique identifiant le monde aux sensations. De même, Carnap se dit matérialiste méthodologique dans le sens où il préfère le langage physicaliste au langage phénoménaliste, et ce choix syntactique n’exige pas l’adoption d’une thèse ontologique sur la constitution des objets extérieurs. La méthodologie se décide donc indépendamment de la structure objective du monde, et cette dissociation se trouve au cœur même de l’irréalisme qui lui est reproché. En effet, cette neutralité assumée reste problématique dans un contexte politique : sans nier les facteurs externes qui font partie intégrante de la connaissance, les empiristes logiques s’abstiennent d’articuler une perspective politique précise. Le principe de tolérance peut être lu comme l’impuissance avouée de la philosophie syntaxique dans la pratique. La philosophie des sciences se limite à un rôle technique de comparaison entre les conséquences de différents systèmes théoriques, et l’engagement politique reste une affaire de préférences personnelles en dehors de la rationalité objective. Aussi on trouve rarement des études concrètes portant sur les déterminismes sociologiques de la science au-delà d’allusions occasionnelles, le constructivisme se limitant généralement au constat de la présence inévitable de tels déterminismes. Ces limitations font de l’empirisme logique une philosophie des sciences certes compatible avec la critique sociale et l’action révolutionnaire, mais sans valeur politique importante en elle-même.
Notes de bas de page
1 Le principe de tolérance accorde au chercheur la liberté de choisir le cadre linguistique dans lequel il préfère formuler ses questions et exprimer ses thèses. Non dicté par l’expérience seule, le choix du cadre se fait suivant des considérations pragmatiques. Voir Bouveresse, 2012 et Wagner, 2014 pour une discussion philosophique récente du principe de tolérance.
2 L’économie en nature s’oppose à l’économie monétaire en ce qu’elle implique un échange direct de biens et services sans passer par le médium de la monnaie. Dans une économie en nature, l’utilité remplace la valeur monétaire comme critère de gestion économique.
3 Voir Uebel, 1992.
4 Carnap suggère l’emploi du « mode formel », qu’il oppose au « mode matériel », pour éviter les confusions métaphysiques.
5 « Ainsi on peut maintenir aujourd’hui encore l’énoncé suivant : “Les gens du xvie siècle voyaient des épées de feu dans le ciel.” Tandis qu’on rejetterait l’énoncé : “Au xvie siècle, il y avait des épées de feu dans le ciel” » (Neurath, 1936a/2006, p. 591).
6 Neurath rejoint Horkheimer sur ce point (Horkheimer, 1937a ; O’Neill et Uebel, 2004).
7 Le physicalisme de Neurath constitue une référence centrale dans Churchland, 1986.
8 « All of us in the Circle were strongly interested in social and political progress. Most of us, myself included, were socialists. But we liked to keep our philosophical work separated from our political aims. In our view, logic, including applied logic, and the theory of knowledge, the analysis of language, and the methodology of science, are, like science itself, neutral with respect to practical aims, whether they are moral aims for the individual, or political aims for a society. Neurath criticized strongly this neutralist attitude, which in his opinion gave aid and comfort to the enemies of social progress. »
9 Voir Jay, 1973 et Wiggershaus, 1986 pour une histoire détaillée de l’École de Francfort.
10 « La vérité concernant l’avenir ne réside pas dans un donné qu’il suffirait de constater et qui serait simplement affecté d’un indice particulier. La volonté propre de celui qui l’énonce a son rôle à jouer, et elle ne doit pas se laisser endormir si elle veut que ses prévisions deviennent réalité » (Horkheimer, 1937a/1970, p. 91).
11 Au Cercle de Vienne, c’est justement Neurath qui insiste sur l’importance de l’imagination utopiste pour une science économique rigoureuse.
12 Cette insistance sur la réalité extérieure primaire, indépendante de l’homme, fait la spécificité de la philosophie communiste orthodoxe professée par les partis communistes, tandis qu’avec le marxisme occidental le centre des arguments anti-empiristes se déplace vers la question de l’engagement politique contre la neutralité – valeur épistémique empiriste par excellence, symptôme d’une fausse conscience au service du quiétisme politique d’après la théorie critique francfortoise.
13 C’est pour la même raison que Sokal (2008) démonte le relativisme épistémologique en exposant la solidarité (consciente ou non) des relativistes de la tendance STS avec les pseudo-sciences, leur défense des « savoirs situés » étant en réalité une concession à certaines idéologies réactionnaires qui revendiquent leur légitimité intellectuelle en réduisant la méthode scientifique à une construction ethnocentrique, voir oppressive.
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Agir et penser
Essais sur la philosophie d’Elizabeth Anscombe
Valérie Aucouturier et Marc Pavlopoulos (dir.)
2015