1. L’histoire du Cercle de Vienne
p. 15-40
Texte intégral
1Avec sa « conception scientifique du monde », le Cercle de Vienne est l’un des représentants emblématiques du modernisme européen dans l’entre-deux-guerres. Son autodésignation comme une identité collective commence par la publication de son manifeste1, mais fait suite à des années de rencontres informelles autour de Moritz Schlick. Le manifeste du Cercle de Vienne est un bel exemple du genre, plein d’affirmations tranchantes contre la pensée traditionnelle et plein d’optimisme. Y est présentée la « conception scientifique du monde » avec son héritage intellectuel, son agenda et les travaux de ses représentants. La brochure marque le début de l’histoire officielle du Cercle de Vienne, et témoigne d’une réflexion collective de première main menée par les acteurs du mouvement émergeant que fut l’empirisme logique.
2Nous retraçons dans ce chapitre l’histoire de l’empirisme logique dans le contexte particulier de la Vienne rouge, une période bouillonnante en réformes sociales sous l’administration municipale socialiste. L’activité du Cercle s’insère dans cette atmosphère accueillante d’une social-démocratie géographiquement limitée et temporaire, qui laissera sa place au nazisme (d’abord montant, ensuite triomphant) vers le milieu des années 1930. Les persécutions que l’opposition subit durant cette période causent alors la dispersion du mouvement néopositiviste. L’émigration transatlantique des empiristes logiques met une fin à l’empirisme logique dans sa version contestataire. Ces informations éclairent le positionnement politique du Cercle comme un mouvement intellectuel progressiste dans l’entre-deux-guerres centre-européen, et nous renseignent sur les causes éventuelles de sa disparition.
1.1 Le Cercle de Vienne et la conception scientifique du monde
3Stadler (1997) situe l’émergence de ce qu’il appelle le « proto-Cercle » dans la période entre 1907 et 1911, avec Hans Hahn, Philipp Frank, Otto Neurath et Richard von Mises. Il définit la « phase constitutive » du Cercle comme la période allant de 1918 à 1924. En 1922, la nomination de Schlick au cursus de philosophie naturelle (« philosophie des sciences inductives ») à Vienne signe le début de ce qui sera connu plus tard sous le nom du « Cercle de Vienne », qui réfère aux réguliers des rendez-vous du jeudi soir organisés par Schlick. Moritz Schlick (1882-1936) fait des études de sciences naturelles et mathématiques à Heidelberg, Lausanne et Berlin. Il obtient son doctorat sous la direction de Max Planck. Il se lie d’amitié avec Albert Einstein et s’intéresse à l’impact philosophique de la théorie de la relativité. Il séjourne à Rostock pendant dix ans, et rejoint l’Union des universitaires progressistes qui soutient la réforme universitaire. Parallèlement à son activité dans le Cercle, Schlick est actif dans l’éducation populaire (comme Neurath et Hahn), membre de la Société éthique et président de la Société Ernst-Mach. La « phase publique » du Cercle est inaugurée par la participation du cercle autour de Schlick à la première conférence sur l’épistémologie des sciences exactes à Prague, suivie du Manifeste, qui signe l’acte de naissance du Cercle de Vienne (1929). Parallèlement, le groupe est actif dans la Verein Ernst Mach (Association Ernst-Mach), un forum dédié à la promotion de la pensée scientifique à travers des séminaires publics2. En 1930 commence à paraître la revue Erkenntnis sur la suggestion de Hans Reichenbach. L’association continuera ses activités jusqu’à sa clôture en 1934 sous le nouveau régime. Après l’émigration de Neurath et le décès de Hahn la même année, l’assassinat de Schlick par son étudiant Hans Nelböck en 1936 marque la fin définitive du Cercle. L’homicide est précédé de deux menaces de la part de Nelböck et d’une campagne de diffamation ciblant la victime sur plusieurs années (son meurtre même ne manque pas d’être récupéré par la presse d’extrême droite). Dans sa défense, Nelböck évoque des raisons idéologiques – il aurait agi « pour libérer l’université de Vienne et son personnel des idées de la victime et de leur effet corruptif sur le national-socialisme et le peuple allemand ». Condamné à la réclusion pour une durée de dix ans en mai 1937, il bénéficiera d’une libération conditionnelle en octobre 1938.
4L’un des empiristes logiques les plus actifs – et l’un des plus connus, à ce jour – Rudolf Carnap (1891-1970) rejoint le Cercle sur l’invitation de Schlick, dont il fait la connaissance à travers Reichenbach en 1924. Il fait des études de mathématiques, philosophie et physique à Iéna et Fribourg. À Iéna il suit les cours de Frege, qui laissent une impression durable sur lui. Il enseigne à l’université de Vienne, puis à Prague, avant d’émigrer aux États-Unis grâce à l’aide de Charles Morris et à W. V. O. Quine. À partir de 1935, il continue sa carrière aux universités de Harvard, Chicago, Princeton et Los Angeles (où il succède à Reichenbach après sa mort). Parmi les influences de l’époque sur la pensée du Cercle, Carnap (1963) cite notamment les Principia Mathematica (1910, 1912, 1913) de Russell et le Tractatus logico-philosophicus (1922) de Wittgenstein, qui furent lus et discutés avec enthousiasme. La première rencontre du Cercle avec Wittgenstein est arrangée par Schlick en 1927. À partir de 1929, Wittgenstein consent à voir Schlick et Waissman seulement, sans la présence de Carnap ou Feigl, au grand regret de Carnap. Notant le charisme de Wittgenstein, Carnap exprime son étonnement face à l’influence singulière qu’il exerce sur Schlick. Son effet sur ce dernier est d’autant plus surprenant que Schlick en vient à perdre le détachement et l’esprit critique dont il est coutumier, rapporte Carnap. Poussé par ses camarades du Cercle désireux de faire connaître la pensée de Wittgenstein, Waissman entreprend de rédiger un livre à partir de ses entretiens avec Wittgenstein, qui sera préfacé par Schlick – un projet auquel Waissman consacre des années mais qui n’aboutira pas. Mais malgré l’enthousiasme général du Cercle pour les idées de Wittgenstein, celles-ci ne manquent pas de susciter des réactions, notamment chez Neurath, en raison de ses tendances mystiques. Une autre divergence majeure mentionnée par Carnap est le mépris grandissant de Wittgenstein pour les langues symboliques employées pour dissiper les confusions philosophiques. Ce mépris s’étend plus généralement au langage des philosophes, dont la coupure avec le langage ordinaire serait à l’origine des pseudo-problèmes en philosophie (c’est ainsi que le « second Wittgenstein » passera d’une philosophie du langage idéal, formulée dans Tractatus, à une philosophie du langage ordinaire, élaborée notamment dans les Recherches philosophiques, 1953).
5Le Cercle établit des relations de proximité avec d’autres groupes philosophiques du même esprit. Hans Reichenbach, qui enseigne à Berlin à partir de 1928, organise le Berliner Kreis (cercle de Berlin), qui devient Gesellschaft für empirische Philosophie (Société pour la philosophie empirique) plus tard. Il regroupe notamment Walter Dubislaw, Carl Hempel et Kurt Grelling. En Pologne, le contact avec l’école de Lvov-Varsovie (Stanislaw Lesniewski, Tadeusz Kotarbinski) est pris avec l’arrivée de Tarski à Vienne en 1930. Le cercle autour de Schlick formule un empirisme mis à jour par les derniers développements de la logique mathématique, pensé dans un cadre visionnaire de réforme sociale. Son manifeste audacieux est rédigé par Otto Neurath, Rudolf Carnap et Hans Hahn (Carnap et al., 1929) pour remercier Schlick qui vient de refuser un poste offert à Bonn et se décide à rester à Vienne. Il exprime éloquemment l’universalisme scientifique en vogue à son époque où l’activité scientifique s’internationalise rapidement, à travers les académies et les congrès qui réunissent les chercheurs des pays européens au-delà de leurs frontières3. Les signataires du manifeste revendiquent la science comme leur guide dont l’influence devrait s’étendre à tous les domaines de la vie, y compris – et surtout – la gestion sociale. Loin de se limiter à un cadre universitaire, le groupe fait souvent des interventions dans des établissements d’éducation populaire. Les signataires du manifeste attribuent le développement de la réforme des écoles et l’expansion de l’éducation populaire dans leur municipalité à l’esprit matérialiste et antimétaphysique de la tradition des Lumières, citant en particulier Victor Adler, Friedrich Jodl et Ludo Hartmann.
6Avocats de ce qu’ils appellent la conception scientifique du monde (qui regroupe, dans sa branche sociologique, des courants de pensée aussi variés que le libre-échangisme et le marxisme), les empiristes logiques constituent un groupe informel et multidisciplinaire de savants : Schlick est physicien, Carnap et Hahn mathématiciens, Neurath économiste. Il s’agit moins d’un projet collectif que d’un regroupement autour d’une attitude scientifique de base. Cette hétérogénéité qui fait la richesse du mouvement néoempiriste n’a pas manqué d’influencer sa réception, comme en témoigne la littérature historiographique très riche qu’il continue de susciter. Dans cette diversité, le manifeste affirme quand même une tendance commune au réformisme social (en particulier dans le domaine de l’éducation) et à l’internationalisme (« l’unification de l’humanité »). Il exprime sa solidarité avec les mouvements progressistes qui se rangent du côté de la conception scientifique du monde, contre la métaphysique et la théologie. Le manifeste entend clairement devenir partie intégrante du monde social, et non s’adresser exclusivement à un public de scientifiques professionnels. Bien au contraire, la conception scientifique du monde s’engage à forger les outils intellectuels du peuple en vue de réorganiser l’ordre socio-économique.
7Dans son manifeste, le Cercle se situe dans la lignée d’une longue tradition antimétaphysique. Parmi ses ancêtres principaux sont cités le positivisme et l’empirisme (Hume, Comte, Mill, Richard Avenarius, Mach) ainsi que la « logistique » (Leibniz, Peano, Frege, Schröder, Russell, Whitehead, Wittgenstein). L’originalité de l’empirisme logique consiste dans la synthèse de ces deux tendances antimétaphysiques opposées. La « sociologie positiviste » trouve également sa place parmi les influences dont hérite le Cercle. Elle inclut des figures aussi diverses qu’Épicure, Hume, Bentham, Mill, Comte, Feuerbach, Marx, Spencer, Müller-Lyer, Popper-Lynkeus et Carl Menger (père). Le manifeste s’ouvre par le constat d’un retour en force de la pensée métaphysique et théologique dans le monde universitaire qui s’accompagne d’un contre-courant s’inspirant des Lumières et s’appuyant sur la recherche empirique.
Les tendances métaphysiques et théologisantes qui de plus en plus s’imposent maintenant dans bien des associations et sectes, dans les livres et revues, dans les conférences et les cours universitaires, semblent s’alimenter aux violentes luttes sociales et économiques d’aujourd’hui : un groupe de combattants accrochés au passé dans le domaine social cultive des attitudes métaphysiques et théologiques caduques au contenu depuis longtemps dépassé ; tandis que l’autre groupe, tourné vers les temps nouveaux, repousse, particulièrement en Europe centrale, ces attitudes et reste rivé au sol de la science et de l’expérience. Ce développement épouse celui des processus modernes dont l’organisation technique due aux machines se renforce et laisse d’autant moins de place aux représentations métaphysiques. Il correspond également au désenchantement de larges masses à l’égard de ceux qui prêchent des doctrines métaphysiques et théologiques caduques [Carnap et al., 1929/1985, p. 128].
8Produit de l’ambiance libérale régnant à Vienne et d’autres influences européennes, notamment anglaises, l’empirisme logique se présente comme un mouvement progressiste visant à transformer le monde par la promotion et la pratique active de la conception scientifique du monde. Fort de l’héritage des Lumières modernisé par les développements techniques en logique mathématique, le Cercle revendique une coupure radicale avec la philosophie traditionnelle. Après avoir rappelé les thèses antimétaphysiques du passé, Carnap (1932a) présente la nouveauté du positivisme logique : celui-ci, au lieu de contester la possibilité d’une connaissance transcendant l’expérience, réduit à l’absurde l’idée même d’une telle connaissance. La métaphysique fut déclarée par ses adversaires « impossible », « incertaine » ou « stérile ». Toutefois, Carnap repère une coupure dans la pensée antimétaphysique à partir du développement de la logique moderne : il ne s’agit plus de s’opposer à la métaphysique en raison des limites des capacités cognitives humaines, mais bien de reconnaître en l’idée même d’une connaissance métaphysique une contradiction dans les termes. Ceci découle du fameux « critère empirique de la signification », qui pose comme condition d’intelligibilité d’un énoncé l’existence d’une méthode expérimentale de vérification qui y soit associée. D’après ce « critère de démarcation » propre à l’empirisme logique, tout énoncé doué de signification doit pouvoir en principe se réduire, au moyen de déductions logiques, à des énoncés d’observation (dits énoncés protocolaires) qui expriment les données de l’expérience sensible. Dans ce schéma, les seuls énoncés non empiriques recevables sont ceux par lesquels on fixe les règles linguistiques, comme les définitions et les lois logico-mathématiques.
9Armé de ce critère de démarcation, l’empirisme logique s’insurge contre la tendance obscurantiste du scepticisme et de l’idéalisme. « Tout ce que nous ne connaissons pas de fait peut être au moins connu en principe ; il n’y a pas d’ignorabimus absolu, bien qu’il y ait d’innombrables cas d’ignoramus. L’étendue de la connaissance possible n’a pas de limites, aucune question n’est nécessairement insoluble pour l’esprit humain », affirme Schlick (1932b/2006, p. 155). L’empirisme logique n’admet pas de limites absolues à la connaissance, malgré l’impossibilité pratique – et souvent temporaire – de mener la procédure vérificationniste jusqu’au bout (par exemple, « Il y a des montagnes de 3 000 mètres de haut sur la face cachée de la Lune » est un énoncé tout à fait doué de sens malgré l’impossibilité supposée d’accomplir l’acte de vérification empirique au moment de l’énonciation, ibid., p. 154).
10Il faut comprendre la position officielle du Cercle à propos de l’a priori synthétique dans le cadre de sa lutte contre toute forme d’idéalisme réactionnaire. Les empiristes logiques contestent l’existence de toute connaissance a priori à l’exclusion d’affirmations formelles sur l’usage des symboles. Celles-ci ne sont rien d’autre que des conventions posées par un cadre linguistique et leurs conséquences logiques. Pour les empiristes logiques, le donné extérieur est indispensable à toute connaissance digne de ce nom, puisque la connaissance dépend de la structure du monde réel4. Une caractérisation correcte des énoncés scientifiques dans un esprit empiriste (définition conventionnelle, énoncé d’observation ou inférence) procure un scepticisme sain contre les formulations abusives au nom de la science, comme le reconnaît Kolakowski5. Reisch (2005) l’affirme de nouveau, spéculant sur la puissance contestataire que l’empirisme logique de gauche aurait pu avoir s’il n’avait pas été victime de l’assimilation maccarthyste6.
11L’analyse logique est destinée à ouvrir une nouvelle voie pour la philosophie : contrairement à la dynamique conflictuelle de la philosophie traditionnelle (formée par des oppositions sectaires sans fin et de grandes tentatives systématisantes de réhabilitation individuelle), le Cercle met en valeur le modèle collaboratif de la science qui s’achemine par contributions successives – un travail collectif unifié par le langage empirique universel. Son anticipation d’un passage imminent de la philosophie traditionnelle vers un travail conceptuel sur la science débarrassée des résidus métaphysiques rapproche le Cercle de la vision comtienne de l’histoire intellectuelle comme une progression linéaire à partir de l’état théologique vers l’état scientifique via l’état métaphysique (Comte, 1974). C’est dans ces termes que Carnap met en contraste la nouvelle philosophie avec la philosophie traditionnelle :
La nouvelle manière de philosopher est née d’un contact étroit avec le travail des scientifiques, notamment en mathématique et physique. En conséquence le philosophe s’attache à adopter l’attitude fondamentale du chercheur scientifique faite de rigueur et de sens des responsabilités tandis que celle du philosophe de l’ancienne école l’apparente davantage au poète. Ce nouveau comportement ne change pas seulement la façon de penser mais aussi la manière de poser les tâches à accomplir [Carnap, 1928a/2002, p. 53-54].
12C’est également dans le cadre de la critique des systèmes philosophiques que Neurath introduit l’Encyclopédie (International Encyclopedia of the Unified Science [« Encyclopédie internationale de la science unitaire »], inachevée), non seulement comme un projet éditorial en collaboration avec Carnap et Morris, mais aussi comme un modèle théorique pour la science unifiée. Né à Vienne, fils de l’économiste Wilhelm Neurath, Otto Neurath (1882-1945) fait des études de mathématiques, économie politique et histoire à Vienne et Berlin7. De 1907 à 1914 il enseigne l’économie politique à la Neue Wiener Handelsakademie (Nouvelle École de commerce à Vienne). Avant 1914, il publie une étude sur la théorie de l’économie de guerre et la situation économique dans les Balkans avec le soutien financier de la Carnegie Endowment for International Peace (Fondation Carnegie pour la paix internationale), qui finance ses voyages d’étude. Durant la Première Guerre mondiale, il se bat sur le front est et à Vienne. En 1919 il devient le président du bureau économique central de la République des conseils de Bavière, où il tente d’appliquer son modèle de socialisation totale sans succès. Condamné à un an et demi de prison pour trahison, il est détenu pendant six semaines avant d’être libéré par l’intervention d’Otto Bauer, le dirigeant du Parti social-démocrate. Cependant, il se voit interdit d’entrée en Allemagne jusqu’à 1926, à la suite de quoi il perd son poste à Heidelberg. En 1920, il devient le secrétaire général de l’association de cités et jardins ouvriers. En 1923, il fonde le musée des Cités ouvrières et de l’Urbanisme, qui deviendra le musée de la Société et de l’Économie (1925-1934). Au début des années 1930, il arrête ses travaux économiques et rejoint le Cercle de Vienne. Il rédige le manifeste du Cercle de Vienne en 1929, avec Hahn et Carnap. Il s’engage dans la fondation et l’organisation de la Société Ernst-Mach pour la popularisation de l’empirisme logique. Il enseigne à l’université ouvrière de Vienne et dans des instituts d’éducation adulte. De 1935 à 1941, il participe à six congrès internationaux de l’Unité de la science, à Paris, Copenhague, Cambridge, Harvard et Chicago. En 1937, il fonde l’International Institute for the Unity of Science (Institut de l’Unité de la science) au sein de l’Institut Mundaneum (La Haye), où il travaille avec Paul Otlet – l’un des pionniers des sciences de l’information et des précurseurs d’Internet, qui ambitionnait de regrouper l’intégralité des savoirs et de les rendre facilement accessibles par l’usage d’un système d’hypertextes. Dans l’idée d’une encyclopédie compréhensive, Neurath s’inspire des encyclopédistes français de l’époque moderne, avec une insistance supplémentaire sur la coexistence des théories concurrentes dans chaque discipline. Par ailleurs, il se distingue des autres empiristes logiques par l’attention particulière qu’il porte sur l’incomplétude de chaque discipline et les incohérences locales inévitables dans toute théorie scientifique. Pour Neurath, il est dans la nature d’une théorie scientifique d’être un chantier permanent : c’est bien ce qui fait la spécificité de la position de Neurath qui était, pour ainsi dire, le porte-parole du postpositivisme à l’intérieur du Cercle. En 1938 Neurath commence l’édition de l’Encyclopédie internationale de la science unitaire. Après l’invasion des troupes allemandes en 1940, il se réfugie en Angleterre où il est détenu sur l’île de Man. Il fonde l’Institut Isotype avec Marie Reidemeister, son assistante au musée de la Société et de l’Économie. Il travaille à l’université d’Oxford de 1941 à 1945. Il sera consultant de la ville de Bilston dans le cadre d’un projet de renouvellement urbain. Son parcours éclectique présente une mine d’inspiration pour les philosophes des sciences qui, aujourd’hui, désirent renouer avec une tradition de philosophie engagée capable d’allier la rigueur scientifique avec une politique progressiste efficace.
13Neurath distingue son « encyclopédisme » des tendances réductivistes de certains empiristes logiques, en proposant une unification des sciences particulières par contributions successives (et parfois contradictoires en raison du pluralisme du projet), sans passer par une systématisation par le haut. Contre le modèle empiriste de construction logique qui vise à réduire le langage physicaliste au langage phénoménal (mis en avant dans Carnap, 1928a), il insiste sur la nature dynamique de la science unifiée ainsi que sur son incomplétude et ses inconsistances inévitables. Il oppose la métaphore de la mosaïque à celle d’une pyramide, soulignant la multitude de connexions possibles entre données et théories diverses. Le modèle pyramidal (le modèle rationaliste classique) suppose une déduction empirique univoque et un système logico-déductif complet, tandis que Neurath définit l’empirisme précisément par son opposition au « pseudo-rationalisme ». Neurath s’oppose aux réductionnismes des projets de la science unitaire, proposant, à la place, de construire des ponts entre les différents langages scientifiques pour combler les fossés entre les travailleurs scientifiques de différents domaines.
14En suggérant un programme différent pour la science unitaire, Neurath reste toutefois dans ce cadre qui se revendique radicalement antimétaphysique (voire antiphilosophique, d’après Cartwright et al., 1996, p. 143). Par opposition, Schlick (1932a) reste fidèle à la conception wittgensteinienne de la philosophie comme échelle, lui réservant la fonction d’« éclaircissement » préscientifique indispensable à l’avancement de la science empirique. Malgré cette divergence à propos de la nature des énoncés philosophiques, tous les deux se rejoignent dans leur subordination à la recherche empirique, valorisant le travail productif dans l’espace collectif (préférence exprimée par la condition de vérifiabilité empirique) contre la réflexion solitaire non-affectée par l’état actuel du monde et sans efficacité sur celui-ci.
15Neurath décrit le projet encyclopédiste comme une voie vers la coopération scientifique et la fraternité8. C’est aussi le cas de John Dewey, l’éducateur réformiste et l’un des contributeurs de l’Encyclopédie internationale de la science unitaire, pour qui cette Encyclopédie incarne un idéal démocratique de vivre-ensemble dans une société égalitaire (Dewey, 1969). Dewey fait une distinction entre la science comme un ensemble de connaissances (science dans le sens précis du terme) et la science comme attitude et comme méthode. Sans nier l’interdépendance de ces deux sens qu’il attribue au mot « science », il met l’accent sur la portée plus large de l’attitude scientifique, qui se caractérise par l’absence de dogmes et de préjugés. Aussi, au-delà de l’unification des résultats des sciences particulières, Dewey trouve dans l’unité de la science un sens culturel – celui de l’unification des efforts de chaque personne et institution qui travaille avec un esprit scientifique dans son domaine. Une telle unification devrait avoir comme résultat l’amélioration de la science, l’accélération de ses progrès et l’augmentation de son efficacité par l’élimination des barrières individuelles entravant la connaissance (la partialité des observations disponibles, la différence des perspectives, l’impossibilité locale de tester une hypothèse) tout autant que par le dépassement des obstacles à la réalisation de l’esprit scientifique (obéissance aux autorités extérieures, intérêts de classe, sentiments nationalistes). Dewey voit dans la méthode scientifique des vertus sociales comme l’indépendance d’esprit, le collectivisme ou la tolérance. Il soutient que l’unification de la science dans le respect de l’attitude scientifique servira à propager la compréhension mutuelle et la communication libre. Cet idéal de la science fait partie intégrante de l’attitude politique du Cercle – une attitude qu’on peut considérer comme apolitique dans une certaine mesure, en raison d’un engagement scientifique pur qu’elle suppose dans un monde divisé par les conflits sociaux.
1.2 L’austromarxisme
16L’expérience socialiste viennoise fut propice à l’épanouissement de l’empirisme logique, en favorisant l’esprit réformiste et les nouveaux projets éducatifs. Gruber (1991) décrit la politique du Parti socialiste à l’époque de la Vienne rouge comme un projet de création d’une contre-culture prolétaire. Cette démarche possède un caractère expérimental : il s’agit de transformer la classe ouvrière par l’amélioration progressive mais rapide de ses conditions de vie et de son environnement, plus particulièrement sur le plan culturel. Le projet illustre l’importance, dans la théorie austro-marxiste, de la culture comme un allié indispensable de la lutte des classes. Ce courant régional se distingue par la grande place qu’il accorde à la prévisualisation de l’utopie socialiste dont la réalisation précéderait la révolution ultime.
17Cette période de grandes transformations successives doit son apparition au contexte particulier (et bien délimité) de la ville de Vienne, capitale de la jeune république autrichienne, où le suffrage universel de 1919 amène les socialistes au pouvoir, permettant de recueillir un montant assez élevé d’impôts destiné à améliorer rapidement la condition ouvrière. Dans ce cadre d’intervention, un grand plan concernant le logement est couplé avec l’instauration d’un service public de qualité, incluant les services de santé et une réforme radicale de l’éducation. Le succès remarquable de ces réformes encourage les socialistes à consacrer leurs efforts à la transformation culturelle complète de la classe ouvrière, une transformation planifiée visant à construire l’homme nouveau dans sa totalité (« créer une révolution des âmes », dans les termes d’Otto Bauer). Le grand programme comprend donc tous les aspects de la vie des personnes concernées, de la participation à l’activité politique par l’engagement dans le parti jusqu’à l’habitat et l’hygiène, en passant par une sensibilisation à la réflexion, aux connaissances et au goût de l’art, sans oublier la vie « privée » (politique familiale). Dans la perspective de forger l’homme nouveau, la municipalité organise un grand nombre de conférences, procède à des publications et crée des bibliothèques. Elle fait la promotion de l’abstinence du tabac et de l’alcool, met en place une instruction hygiénique, encourage les pratiques artistiques et le sport afin de créer « des corps prolétaires vigoureux », organise des festivals de masse pour le renforcement des valeurs comme la solidarité et la force collective.
18Toutefois, Gruber rappelle l’élitisme de la direction du parti, en contradiction avec ses prétentions à être une organisation démocratique non pyramidale : la direction du SDAP (Sozialdemokratische Arbeiterpartei – Parti social-démocrate d’Autriche) n’était pas vraiment composée de « leaders organiques » issus de la classe ouvrière dont ils constitueraient l’avant-garde consciente et révolutionnaire. Selon Gruber, cette situation aurait abouti à des politiques menées pour la classe ouvrière par les cadres du parti : la dichotomie persistante entre les dirigeants et les dirigés au sein du parti aurait marqué la Vienne rouge tout au long de son existence, constituant une faiblesse importante de ce mouvement, en le menant finalement à sa liquidation. En effet, la distance culturelle qui séparait les dirigeants des masses, se traduisait par une attitude paternaliste envers les ouvriers dont le parti affirmait travailler activement à l’émancipation et à l’accomplissement (une « tendance à infantiliser » les ouvriers et un mépris pour leurs sous-cultures). La direction socialiste considérait généralement les travailleurs comme des brutes non civilisées victimes de dépendances comme l’alcool ou le jeu, indisciplinées, exerçant une violence conjugale – ils incarnaient à leurs yeux les défauts les plus vulgaires de la bourgeoise. Gruber voit dans cette conception une image caricaturale de la classe ouvrière. Il soutient qu’en raison de leur manque de familiarité avec la vie des classes inférieures, les dirigeants du SDAP étaient incapables de percevoir et apprécier les sous-cultures complexes de la classe ouvrière qui observait des codes sociaux et qui avait acquis, à force d’endurer leurs conditions de vie, un sens pratique et une habileté à faire face aux situations difficiles. Les leaders socialistes voyaient dans le travailleur un être mal élevé, un sujet idéal d’expérimentation nécessitant d’être civilisé et transformé par le programme culturel du parti.
19Les théoriciens majeurs de l’austro-marxisme mentionnés dans le Manifeste du Cercle de Vienne sont Karl Renner, Rudolf Hilferding, Max Adler, Otto Bauer et Friedrich Adler. Ils se constituent en groupe pour la première fois en 1895 en fondant l’Association indépendante des étudiants et universitaires socialistes, composée d’étudiants et enseignants socialistes. Leurs prédécesseurs universitaires principales sont Carl Grünberg et Ludo Hartmann. En 1904 ils commencent à publier Marx-Studien (édité par Max Adler et Hilferding) et, en 1907, Der Kampf (mensuel édité par Bauer, Renner et F. Adler). Les austro-marxistes ont développé une forme de marxisme qui se distingue par un accent néokantien sur la subjectivité et la volonté humaine dans l’histoire, un idéal de l’incarnation des Lumières à travers la Bildung (éducation) et une vision du marxisme comme la science sociale (Kolakowski, 1977). Les activistes républicains austro-marxistes voulaient créer une culture prolétaire originale sans attendre la révolution socialiste. Le processus de transformation des travailleurs en neue menschen (hommes nouveaux) constitue la base de leur programme politique. Gruber attire l’attention sur le danger de la politique austro-marxiste de Bildung : en méprisant les cultures ouvrières existantes et en supposant une classe ouvrière librement malléable telle une sorte de tabula rasa (ceci tiendrait à ce que leur humanité n’ait pas eu l’occasion de se développer en raison de leur vie difficile souvent limitée à la survie), les dirigeants de l’expérience viennoise imaginèrent qu’ils pourraient implanter dans l’esprit des travailleurs, sans résistance, tout ce que la nouvelle culture exigeait. Sur ce point, il est intéressant de rappeler les divergences politiques entre Lénine et Bogdanov qui mena le premier à disqualifier activement les positions philosophiques du second. Bogdanov était l’un des initiateurs du mouvement de Proletkult en URSS. Son insistance sur l’éducation, la création active d’une « culture prolétaire » anticipée s’opposant à la culture bourgeoise et la prétention de ce projet à un détachement complet du passé constituaient, pour Lénine, un danger pour l’avenir du socialisme en raison de sa croyance utopiste à la possibilité de changer l’idéologie indépendamment de l’infrastructure matérielle de la société.
20Otto Bauer développe une version de la théorie marxiste conformément à laquelle le SDAP se trouve chargé principalement d’établir un réseau d’institutions destiné à préparer culturellement les travailleurs à l’économie socialiste. Ceux-ci devraient être « mûrs » pour le socialisme avant la prise du pouvoir politique. De même, Max Adler, dans Neue Menschen, affirme que les ouvriers ne sont pas encore assez matures pour la révolution (Adler, 1924, cité par Gruber, 1991). Sur la base de ce constat, Adler propose de créer, au moyen d’une pédagogie efficace, une nouvelle conscience à l’intérieur de l’ordre actuel. Il compte sur la transformation des consciences par l’éducation, sans passer par une révolution sanglante, et craint que la séparation du culturel et du politique finisse par déboucher sur la négligence du premier au profit du dernier. Gruber interprète la Vienne rouge comme une tentative de compenser l’impuissance du socialisme national par l’expérimentation culturelle à l’échelle limitée de la ville de Vienne. Il ajoute aussi que la question des moyens d’accéder au pouvoir politique ne se posait pas vraiment, la politique exclusivement culturelle de la municipalité se limitant à former la classe ouvrière pour le socialisme à venir.
1.3 Le mouvement pour l’habitat
21Le logement public fut l’enjeu primordial de la Vienne rouge. En effet, la création d’un nouvel environnement pour la classe ouvrière était indispensable pour la création du « neue menschen » (Blau, 1999). Jusqu’en 1923 le gouvernement accorde la priorité à la résolution de la crise du logement. Ces blocs d’immeuble, comprenant des facilités communes pour les habitants ainsi que des services destinés à assurer une hygiène élémentaire et à diminuer la charge domestique des femmes en augmentant le confort des habitants (blanchisserie, cuisine, réfectoire, salles de lecture et de jeux, crèches, espaces pour les personnes âgées, infirmerie, magasins) étaient conçus pour être gérés d’une façon semi-socialiste. La gestion de ces immeubles devait s’effectuer par des comités d’habitants en fonction de leurs besoins. Le loyer était à peu près 10 % plus bas que sur le marché, et l’inauguration s’accompagnait d’une festivité publique. Un autre aspect de la politique du logement consistait dans l’intervention du gouvernement dans les relations entre les locataires et les propriétaires, la régulation des loyers et des expulsions et l’augmentation de la taxation des propriétaires ainsi que de toutes les taxes de luxe. Les bénéfices ainsi obtenus permettaient de construire ces nouveaux logements pour les familles ouvrières et d’améliorer les anciens. Les Höfes (cours) incarnent une tradition datant du xviiie siècle, celle de la cité ouvrière, modelée sur la caserne et le couvent. Le rassemblement de services dans l’espace résidentiel unitaire permet une autosuffisance. Comme les cités du xixe siècle, ils sont conçus en ensembles achevés et complets. Leur organisation rénovatrice et leur valeur symbolique en font des espaces réservés à la création d’une « culture prolétaire ». La construction de Wiener Gemeindebauten (bâtiments communaux), quatre cents blocs de logements sociaux avec des services intégrés (crèches, magasins coopératifs, théâtres, jardins publics, équipements sportifs, ateliers, laveries, cliniques, bibliothèques etc.) se trouve, en effet, au centre du programme de réformes socialistes de la Vienne rouge. Les Gemeindebauten devinrent le symbole de la politique municipale socialiste. Sur une période de quinze ans, 64 000 logements furent construits et 200 000 personnes relogées. En raison du budget déficitaire de la municipalité, les fonds utilisés étaient récoltés par une taxation forte des propriétaires. Les Gemeindebauten s’insèrent dans le programme social-démocrate visant à refaçonner la culture traditionnelle dans la direction d’une culture prolétaire (Arbeiterkultur). La propagande antisocialiste appelait ces habitations à la construction monumentale, stratégiquement placées, des « citadelles rouges », tandis que depuis l’extrême gauche, elles étaient vues comme un produit du révisionnisme et de l’idéalisme petit-bourgeois.
22Secrétaire de la Forschungsinstitut für Gemeinwirtschaft (Institut de recherche pour la socialisation), Neurath assiste en 1921 à la fondation de la Siedlungs- Wohnungs- und Baugilde Österreichs (Guilde d’aménagement, logement et construction d’Autriche). La guilde coordonnait les activités de construction et maintenance des associations. Son musée de Siedlung (cité) fut conçu par Neurath avant d’évoluer vers le musée de la Société et de l’Économie. Neurath assiste également à la fondation de l’Österreichischer Verband für Siedlungs- und Kleingartenwesen (ÖVSK – Union autrichienne des cités et des jardins ouvriers) en septembre 1921 et en devient le premier secrétaire général. Une branche de la guilde, l’Union était l’organisation centrale des associations d’urbanisme. Elle fournissait des programmes éducatifs destinés aux urbanistes, comprenant des cours et des séminaires assurés, entre autres, par Neurath, Adolf Loos, Margarete Lihotzky, Josef Frank (frère du physicien néopositiviste Philipp Frank et collaborateur de Neurath dans l’aménagement des locaux du musée de la Société et de l’Économie). ÖVSK organise des expositions de jardins ouvriers et logements-cités à partir de 1921. Celles-ci ont lieu en plein air en face de la mairie, et présentent des modèles de maisons dont l’intérieur et le mobilier sont conçus par des architectes associés au mouvement de Siedlung.
23Neurath figure dans l’équipe éditoriale de Der Aufbau, Österreichische Monatshefte für Siedlung und Städtebau, journal d’architecture moderne et d’urbanisme fondé en 1926. Lui et les architectes associés à Aufbau revendiquent un plan d’expansion pour la ville ainsi que l’établissement d’une agence de planification centrale dans la commune. Neurath se prononce, dans « Städtebau und Proletariat » (« Urbanisme et prolétariat »), pour le développement des quartiers ouvriers périphériques et leur mise en valeur par rapport au centre historique et commercial, qui entraineraient un déplacement du centre vers les zones périurbaines industrielles (Neurath, 1924, cité par Blau, 1999). Une administration ouvrière devrait raviver culturellement les quartiers ouvriers traditionnels en y construisant des écoles, des laboratoires, des théâtres. Neurath imagine une nouvelle ville où les touristes voyageraient du centre-ville vers ces périphéries modernes (« centre périphérique »). La Grossförmigkeit (grandiosité), qui fait partie de l’esprit du prolétariat dans ses institutions (grande industrie, parti, coopératives, syndicats), devrait se refléter dans la construction du paysage urbain par une architecture monumentale, de longues rues et des squares clos unifiés. En outre, la perspective du prolétariat comme classe progressiste pourrait idéalement servir de référence à l’architecture moderne, car le prolétariat tend vers le fonctionnel et le progressif à l’exclusion d’apparences vides (Neurath, 1924, 1928) : la critique moderniste de l’ornement va de pair avec une vision progressiste de l’histoire (Loos, 1908). Neurath imagine la ville future avec une industrie visible et omniprésente, dominée par des transports, des dépôts, des usines et des structures en fer, et comportant des gratte-ciel chargés d’une symbolique de la grandeur associée à la civilisation industrielle mondialisée. L’urbanisme prolétaire de Neurath suppose la gestion centralisée de l’utilisation des terres urbaines, une planification et une construction à grande échelle (Blau, 1999). L’idée de planification rationnelle sert de fil conducteur à l’ensemble de son œuvre, d’où le grand intérêt qu’il porte à la collecte de données et aux façons multiples d’en extraire une théorie scientifique ou un plan économique.
1.4 Les origines culturelles et politiques de la Société Ernst-Mach
24C’est donc sur le fond de cette ambiance politique qu’émerge le Cercle de Vienne comme un mouvement intellectuel du côté de réformes modernisantes. L’engagement actif du Cercle de Vienne dans la vie politique populaire de son temps se manifeste principalement dans son activisme dans les milieux de la libre-pensée. Stadler (1997) détaille la continuité de l’empirisme logique avec le mouvement des Lumières tardives dans le milieu culturel autrichien. Les courants de Spätaufklärung (Lumières tardives) se caractérisent par une orientation humanitaire et cosmopolitiste marquée par les idées de la raison et du progrès. Les plus importants des groupes réunis en 1919 sous le toit de la Freier Bund kultureller Vereine (Union libre d’associations culturelles) sont les monistes, les libres penseurs et membres associés des Ethische Gesellschaft (Société éthique), Allgemeine österreichische Frauenverein (Association générale des femmes autrichiennes), Die Bereitschaft. Verein für soziale Arbeit und zur Verbreitung sozialer Kenntnisse (La Volonté : Association pour le travail social et la diffusion des connaissances sociales), Eherechtsreformverein (Association pour la réforme du mariage), Österreichische Freidenkerbund (Confédération des libres-penseurs autrichiens), Sozialpädagogische Gesellschaft (Société de la pédagogie sociale), Verein Volks- und Jugenderziehung (Association pour l’éducation du peuple et de la jeunesse). Ces organisations sont partiellement intégrées dans le mouvement ouvrier. Schlick, Neurath et Feigl donnent des séminaires à la Monistenbund in Österreich (Association des monistes autrichiens). Dirigée par Friedrich Jodl, celle-ci développe une ligne clairement antimétaphysique et anticléricale. Jodl fut actif dans la formation des Volkshochschulen (universités populaires), et dans la vulgarisation de Feuerbach, Comte et Hume. Carnap (1963) cite les pionniers du mouvement moniste, comme Ernst Haeckel et Wilhelm Ostwald, parmi ses influences intellectuelles qui l’influencèrent par leur valorisation de la méthode scientifique et leur humanisme rationaliste. En 1921 Schlick intervient auprès de la Deutsche Monistenbund (Association de monistes allemands) – une présentation intitulée « Über den Sinn des Lebens » (« Sur la signification de la vie ») – et affirme sa position moniste contre le positivisme traditionnel dans son Allgemeine Erkenntnislehre (Théorie générale de la connaissance) (1918), anticipant le monisme neutre de Russell. En 1930, Feigl fait une intervention sur « Naturgesetz und Willensfreiheit » (« Les lois de la nature et le libre arbitre ») et Neurath, avec Theodor Reik et Rudolf Goldscheid, sur « Gott in der Geschichte » (« Dieu dans l’histoire »). Mais la pensée du Cercle s’alimente des actualités scientifiques et ses affiliés sont tous des chercheurs engagés dans la pratique scientifique, tandis que les monistes se réfèrent plutôt à la science populaire et se composent d’un public d’amateurs.
25La Freidenkerbundes Österreichs (Association des libres penseurs autrichiens) se définit comme une association apolitique dans ses statuts mais décrit plus loin son objectif comme « la culture de la libre-pensée, c’est-à-dire, la construction et la promulgation d’une vision du monde et d’un style de vie socialistes sur une base scientifique9 ». L’association fut membre de l’Internationale Proletarischer Freidenker (Internationale des libres penseurs prolétaires) qui publiait le journal Der Atheist. En 1928 Neurath y expose son marxisme mêlant l’épicurisme et les Lumières, en citant la thèse de Marx sur Épicure et Démocrite, qu’il oppose aux éléments métaphysiques du marxisme ancrés dans la tradition idéaliste allemande (influences hégéliennes). L’association organise en 1928 une Enquete für sittliche Lebenskunde (« Conférence pour une approche éthique de la vie ») avec des organisations d’enseignants, où elle déclare son opposition à l’instruction religieuse obligatoire. Schlick est membre de la Société éthique, comme quelques autres membres de la Société Ernst-Mach (Carnap, Viktor Kraft).
26La demande d’établissement de la Allgemeinen Naturwissenschaftlichen Bildungsvereins Ernst Mach (Société Ernst-Mach pour la promotion de l’éducation scientifique) fut faite par la Freidenkerbundes Österreichs 1927. En 1928 la permission des autorités municipales est obtenue et la société officiellement fondée à l’adresse officielle des libres penseurs. Schlick en sera le porte-parole et, Der Pionier, le journal des libres penseurs, son organe de diffusion. La plupart des communications de la société sont délivrées par les membres du Cercle de Vienne, faisant de la société Ernst Mach la face publique de facto du Cercle. Vers la fin de l’année, la société commence son activité par une discussion de Frank sur « les impressions de voyage de la conception scientifique du monde en Russie » avec une audience de deux cents personnes (Frank venait de faire une tournée d’interventions dans l’Union soviétique sur l’invitation de la Société russe de physique). En 1934, avec l’interdiction du Parti social-démocrate (Sozialdemokratischen Partei, SDAPÖ) et de ses sous-organisations, un décret ordonne l’arrêt des activités de la Société Ernst-Mach, et une pétition réclame sa dissolution. Schlick réagit en rédigeant deux lettres de protestation déclarant l’orientation absolument apolitique de la Société. Dans sa seconde lettre, Schlick (qui soutenait le front patriotique pour se protéger du nazisme rampant) déclare même sa solidarité avec le régime de Dollfuss, sans succès pour le sort du journal – une démarche qui lui vaut des reproches de la part de Carnap et Neurath.
1.5 Le climat politique dans l’enseignement supérieur
27La domination de la droite dans le monde universitaire de l’époque du Cercle de Vienne explique l’attitude antimétaphysique de ce dernier comme une résistance intellectuelle. Dans les instituts d’éducation supérieure au début de la première république régnait une politique de droite avec des tendances antilibérales et antisémites (Stadler, 1997). L’idéologie dominante parmi les universitaires se composait de diverses tendances nationalistes. Contrairement à certains auteurs qui caractérisent l’orientation philosophique dominante à l’université de Vienne dans l’entre-deux-guerres par l’empirisme et l’analyse linguistique, Stadler mentionne des courants divers comme l’idéalisme allemand (surtout le néokantisme et le herbertianisme), le scholasticisme du droit naturel, la philosophie chrétienne et l’universalisme néoromantique. Il rapporte un affaiblissement de la philosophie scientifique sur le fond d’une « dichotomie dans le paysage culturel » opposant deux camps : des tendances démocrates (le libéralisme et le socialisme) vs. antidémocrates (le conservatisme néoromantique et le totalitarisme). De 1920 à 1938, les ministres de l’Éducation sont exclusivement des politiciens nationalistes ou des conservateurs cléricaux. Les candidats libéraux et socio-démocrates sont défavorisés lors des habilitations et recrutements. Étant donné ce contexte, Stadler soutient que la science empirique était employée par les forces social-démocrates autrichiennes comme « une arme idéologique contre l’irrationalisme fasciste ».
28Hans Hahn fut le président de l’Union des enseignants socialistes dans l’éducation supérieure et membre du conseil des écoles de Vienne. Il se prononce pour la démocratisation et l’égalité et se montre actif contre la tolérance accordée à la Deutsche Studentenschaft (Fédération étudiante allemande), de tendance cléricale et nationaliste. Avec ses collègues Ludo Hartmann, Julius Tandler et Carl Grünberg, il lance en 1922 une manifestation en réaction aux révoltes dirigées contre les juifs et les étudiants et enseignants socialistes. Le 23 avril 1924, Deutsch-Österreichische Tageszeitung fait circuler une liste de deux cents enseignants juifs dans l’éducation supérieure (dont Hahn et Felix Kaufmann). Hahn prend aussi la défense de la liberté académique, de l’instruction publique et gratuite et des procédures d’habilitation équitables basées exclusivement sur des critères scientifiques (notamment l’obligation de justifier le refus d’un candidat). Le nom de Hahn apparaît dans un tract de la Fédération étudiante allemande en 1925, listé avec quarante-cinq autres collègues dans une nouvelle campagne de diffamation. La Fédération condamne également l’opposition de Hahn, Kelsen, Tandler et Max Adler aux révoltes antisémites de 1927 comme de l’« agitation d’enseignants judéo-marxistes ». En 1929, des tracts circulent de nouveau pour empêcher la participation aux séminaires de Bühler, Kelsen, Tandler et Freud. Dans une publication de la même année la Fédération s’oppose à la « judaïsation » (Verjudung) des universités, nommant deux cents professeurs dont Felix Kaufmann, Karl Menger et Moritz Schlick (qui n’est pas juif). Le caractère institutionnel de l’antisémitisme est manifeste dans les controverses concernant les recrutements. L’origine ethnique, dans un grand nombre de cas, joue contre ou en faveur du candidat : par exemple, le recrutement de Schlick à la chaire de philosophie des sciences inductives fut précédé d’une enquête confiée par le comité professoral à Emil Reich sur les origines juives éventuelles de Schlick.
1.6 La montée du nazisme dans le monde scientifique
29L’antisémitisme officiel n’a pas manqué de trouver son expression théorique dans le discours autour de la science. Il est intéressant de noter que la référence désormais classique de Reichenbach à un contexte de justification, séparé du contexte de découverte, comme l’objet de l’épistémologie émerge simultanément avec la controverse allemande sur la science aryenne et la science juive, documentée par Klaus Hentschel (1996). La période de Weimar oppose les physiciens théoriques (von Laue, Sommerfeld) aux physiciens expérimentaux (Stark, Lenard). La concurrence professionnelle entre ces deux groupes reflète, du point de vue nazi, une opposition entre deux normes ethniques pour la pratique scientifique.
30Le 7 avril 1933, une loi est décrétée pour la « restauration du service civil professionnel10 ». Elle instaure la possibilité de renvoyer les fonctionnaires dans la limite de certaines conditions comme une descendance non aryenne (au moins un parent juif) ou une absence de preuve de soutien inconditionnel à l’État national. Le supplément du 11 avril 1933 (1er décret sur l’implémentation de la loi pour la restauration du service civil professionnel11) exige l’exclusion de tous les fonctionnaires affiliés au Parti communiste ou à des organisations soutenant le Parti communiste. La descendance non aryenne est élargie à au moins un grand-parent, pratiquant ou pas. En cas de doute sur la descendance aryenne, le décret prévoit la consultation d’un spécialiste de recherche raciale (Rassenforschung) nommé par le ministère de l’Intérieur.
31Sur le terrain universitaire, ces mesures administratives s’accompagnent d’une campagne « contre l’esprit non-allemand » (Aktion wider den undeutschen Geist) comprenant douze thèses envoyées à l’université de Berlin, dont la quatrième : « Nous considérerons les Juifs comme des étrangers et nous prendrons notre identité nationale [Volkstum] très au sérieux. » L’acteur principal de la campagne, la Fédération étudiante allemande, lance un appel public, où elle déclare qu’en soutien aux campagnes de purification du gouvernement du Reich, les associations étudiantes sont tenues de communiquer au chef de la Deutsche Studentenbund (Association étudiante allemande) une liste d’enseignants juifs ou communistes, ou ayant insulté les chefs nationaux, et une liste d’enseignants dont les méthodes pédagogiques incarneraient une politique libérale et pacifiste (« donc inaptes à éduquer les étudiants allemands dans l’État national »). L’appel concerne également le boycott des séminaires tenus par des enseignants dont le renvoi immédiat n’est pas possible. Suite à cet appel, une nouvelle loi oblige tout étudiant à s’affilier à la fédération, permettant ainsi à ces associations une représentativité exclusive.
32C’est dans ce climat que Philipp Lenard formule sa vision de la physique aryenne, distincte de la physique juive qui serait une forme dégénérée de la première. Pour féliciter la nomination de Johannes Stark à la présidence de la Physikalisch-technischen Reichsanstalt (Office physico-technique impérial)12, il loue les qualités allemandes du futur président par opposition à l’influence juive croissante qu’il considère comme un danger pour la physique. Il soutient qu’avec l’introduction massive des Juifs dans les universités, la base de toute connaissance scientifique, l’observation de la nature même, s’est trouvée invalide (Einstein serait emblématique de cette tendance). Dans sa préface à la Physique allemande (août 1935)13, Lenard définit la physique allemande (ou aryenne, ou encore nordique) comme la physique des chercheurs de la vérité. Il soutient une théorie du déterminisme social appliquée également à la pratique scientifique : comme toute création humaine, la science est déterminée par la race ou le sang14. En admettant les acquis aryens en science comme la base de toute autre science, il explique l’invisibilité d’une science juive caractéristique par la dispersion internationale de la diaspora.
33La théorie de la relativité est accusée par les physiciens nazis comme Lenard d’éliminer le critère de la vérité comme correspondance à une réalité extérieure. Philipp Frank15 note dans sa monographie consacrée à Einstein (1947) que cette critique erronée est partagée par les adversaires d’Einstein, de l’extrême droite comme de l’extrême gauche. Malgré la sympathie de Lénine pour Einstein (qu’il tenait en estime pour son matérialisme) et l’orientation exclusive de ses accusations de solipsisme contre les interprétations idéalistes de la théorie de la relativité, le Parti communiste se montre, lui aussi, hostile à l’égard de celle-ci et persécute ses défenseurs à partir des années 1930. Assimilée à un irrationalisme bourgeois et réactionnaire par les marxistes dogmatiques, elle est vue, du côté des nationaux-socialistes allemands, comme un produit de la mentalité juive qui cherche à détourner le monde scientifique de la connaissance objective du monde. À travers ces théories de complot concernant le lobby juif, les défenseurs de la « physique allemande » se réclament du monde réel et du sens commun, contre un modèle scientifique arbitraire et purement calculatoire sans rapport intrinsèque avec le monde extérieur. C’est dans ces termes que Lenard oppose le scientifique allemand au scientifique juif : « Manifestement le juif manque de toute compréhension de la vérité au-delà d’un accord purement superficiel avec la réalité, qui est indépendante de la pensée humaine. Ceci contraste avec la motivation du savant aryen, qui est aussi obstiné que sérieux dans sa recherche de la vérité16. » « Étonnamment, la vérité et la réalité ne semblent pas du tout spéciales ou différentes de la non-vérité aux Juifs, mais sont équivalentes à n’importe laquelle de plusieurs options théoriques différentes disponibles17. »
34La science juive se fonderait sur des spéculations non vérifiées et se réduirait à « seulement une illusion et une manifestation dégénérée de la physique aryenne fondamentale ». Dans un esprit commerçant et utilitariste, le juif se contenterait de chercher une vérification superficielle des prédictions. La surmathématisation est présentée comme un obstacle à la compréhension profonde du monde, en en limitant la connaissance au calcul de probabilités d’occurrences de phénomènes. Les calculs masqueraient l’essentiel et la surspécialisation aliénante deviendrait un obscurantisme, car une abondance de formules symboliques remplacerait l’information sur le contenu traité. Les qualités allemandes qui ressortent par contraste avec la science juive seraient le sens de l’observation, l’expérimentation univoque, la clarté et la fidélité aux données de l’expérience. Frank consacrera son œuvre philosophique à démonter ces idées fausses sur la science. D’où son engagement pour l’inclusion des sciences humaines dans le curriculum des études scientifiques : une vision lucide des procédés épistémiques est, pour Frank, indispensable pour protéger les savants professionnels des récupérations politiques et religieuses de leur activité (Frank, 1946).
1.7 L’empirisme logique continental vs. nord-américain – histoire d’une transformation
35Ce contexte répressif a préparé la fin de l’empirisme logique européen. À la suite de l’assassinat de Schlick à l’université par un étudiant d’extrême droite, d’autres n’ont pas tardé à quitter leur pays sous la menace nazie. La littérature sur le CVG s’est intéressée de près à l’histoire de la migration des empiristes logiques au cours des années 1930. En effet, l’activité militante du cercle se limite plutôt à sa période viennoise d’avant sa migration, après laquelle la situation aux États-Unis l’oblige à perdre son caractère politique. De son examen historique de la propagande anticommuniste et des mesures répressives de la période maccarthyste, Reisch conclut que l’empirisme logique a pris sa forme apolitique (qui correspond à sa conception orthodoxe) dans une grande mesure à partir des années 1950. Il oppose l’empirisme logique nord-américain et l’orientation progressiste et engagée de l’empirisme logique dans son contexte originaire européen. Son livre (Reisch, 2005) documente en détail plusieurs aspects de cette transformation, en particulier les investigations du FBI sur les professeurs présumés communistes (dont Carnap et Frank) et la pression que ceux-ci subirent pendant cette période (licenciements, avantages accordés aux intellectuels anticommunistes, répercussions de la guerre froide culturelle dans le monde universitaire américain). Il retrace ainsi le climat dans les institutions de l’enseignement supérieur à l’époque où beaucoup d’empiristes logiques ont trouvé refuge aux États-Unis. Reisch soutient que les arguments de Kuhn et Quine contre l’empirisme logique résultent en grande partie de l’identification (à tort) de ce dernier à sa phase finale. Il attribue la dimension politique de l’empirisme logique continental au concept de la science unitaire, apparue aux États-Unis avec l’immigration européenne et qui décline avec la guerre froide.
36Outre la propagande générale contre les professeurs communistes (ou soupçonnés de l’être), ceux-ci se font régulièrement interroger à propos de leur affiliation politique passée et sont sommés de nommer d’autres camarades pour approfondir l’enquête. Du milieu à la fin des années 1950, d’importantes investigations ont lieu aux universités de Washington, Harvard, City College of New York, Buffalo, Wesleyan, Minnesota, Arkansas, Michigan, Chicago, California, Reed College, Temple, Ohio State et Rogers. À peu près toutes les universités instaurent des serments de loyauté exigeant du personnel enseignant d’attester qu’ils ne sont pas actifs dans des « groupes subversifs ». Ceux qui refusent de signer font l’objet d’une observation accrue de la part de l’administration. En 1954, le président de l’université de Chicago Robert Maynard Hutchins publie un article dans le magazine Look où il critique l’intimidation subie par des professeurs qui craignent d’enseigner les sujets controversés ou d’en discuter en classe. Le licenciement de certains professeurs exerce un effet dissuasif sur d’autres et, en conséquence, le personnel enseignant n’ose pas afficher sa filiation de gauche de peur de perdre son emploi. Ce climat de stigmatisation des communistes décourage les enseignants de s’exprimer sur les questions politiques, en classe comme ailleurs.
37Les dossiers du FBI sur Philipp Frank et Rudolf Carnap18 mettent en évidence l’existence d’une pression politique exercée sur les représentants de l’empirisme logique aux États-Unis, expliquant ainsi son évolution, avec la guerre froide, vers un style de plus en plus dépolitisé et technique qui contraste avec sa qualité contestataire en Europe. De 1952 à 1953, ces deux professeurs immigrés sont suivis par le FBI. Frank est soupçonné de voyager dans tout le pays de 1932 à 1938 afin d’organiser les activités du Parti communiste sous couvert d’enseigner la physique et la philosophie. La réception positive de sa biographie d’Einstein par le journal communiste Daily Worker (scruté par le FBI à la recherche de nouveaux noms) est citée dans son dossier, de même que ses contacts personnels avec Malisoff, un confident du KGB, et sa correspondance avec Harlow Shapley (qui révèle qu’il est allé chez ce dernier pour participer à une rencontre du Massachusetts Council of American Soviet Friendship [Conseil de Massaschussets pour l’amitié américano-soviétique] en 1945). Frank est également décrit comme un membre de Young Progressives of Massachusetts (Jeunes progressistes de Massachusetts), et ces deux groupes sont pensés être secrètement financés par Moscou. Pourtant, l’investigation prolongée révèle que Frank est entré aux États-Unis seulement en 1938. Les entretiens avec ses collègues ne donnent aucune information supplémentaire. Avant la fin de l’investigation en 1954, le FBI s’intéresse au passé de Frank à Prague. Interrogé à ce propos, un informateur à Indianapolis, qui a connu Frank à Prague, mentionne que celui-ci était en contact avec Carnap. Cette nouvelle information déclenche une investigation sur Carnap, qu’il est prévu d’interroger éventuellement sur Frank.
38Le FBI trouve dix-huit cas de l’implication de Carnap dans des causes et organisations de gauche, dont dix contributions parues dans le Daily Worker. Il a été vu avec Harlow Shapley (astronome à Harvard) et a fait un don de 5 dollars au comité de défense du mathématicien Dirk Struik (MIT) suite à l’inculpation de ce dernier en 1951 sous la loi McCarran. Il a soutenu le Wallace & Progressive Party dans les élections de 1948. Son nom apparaît également dans deux déclarations publiques de l’International Workers Order, deux fois dans le Daily Worker et une fois dans le New York Herald Tribune contre la loi McCarran. Carnap a soutenu les déportés en signant un télégramme ouvert au procureur général de l’American Committee for Protection of the Foreign Born (Comité américain pour la protection des personnes nées à l’étranger) dans le Daily Worker. Il s’est prononcé pour la reconnaissance officielle de la République populaire de Chine et il a donné son nom cinq fois pour soutenir American Peace Crusade (Croisade américaine pour la paix), supposé être l’offensive de paix de Moscou conçue pour faciliter l’introduction du communisme aux États-Unis à travers l’orientation des Américains vers le pacifisme. Ses activités consistent en conférences et campagnes en soutien à la paix internationale, au désarmement et à la liberté d’expression. L’interrogation des amis, collègues et voisins de Carnap à Chicago, Princeton et Los Angeles ne donne aucune information concernant une activité politique. Il en résulte un profil universitaire absorbé par son travail et peu impliqué dans le monde social (ce qui lui vaut quand même d’être soupçonné de façon accrue). Dans son dossier au Bureau de l’immigration et de la naturalisation en 1941, il déclare appartenir à onze organisations, dont trois suspectes (Consumers Union [Union des consommateurs], The American Association of Scientific Workers [Association américaine des travailleurs scientifiques] et Chicago Civil Liberties Committee [Comité pour les libertés civiles de Chicago], qui a publié des pamphlets et des livres en défense du Parti communiste et des groupes radicaux).
39Un autre facteur contribuant à l’établissement de la conception orthodoxe de l’empirisme logique comme un paradigme apolitique et technique pour la philosophie des sciences (la raison pour laquelle il fut la cible des attaques vigoureuses de la part de l’extrême gauche) est l’appropriation des empiristes logiques américains (tout comme d’autres figures de l’histoire des sciences) par le RAND (Research and Development – Recherche et Développement), une institution non lucrative de recherche et développement au service des forces armées américaines, fondée en 1945 par l’armée de l’air. Durant la Seconde Guerre mondiale, Frank travaille comme rapporteur à l’université de Columbia pour des projets sponsorisés par le bureau de recherche et développement de l’armée. À la fin des années 1950, le RAND diffuse des publicités dans Science – non seulement des offres d’emploi, mais également une campagne utilisant des portraits de scientifiques comme Lucrèce et Léonard de Vinci avec des citations tirées de leurs œuvres, pour afficher son ouverture à des penseurs indépendants, voire radicaux comme Francis Bacon, William Whewell, Galilée, Henri Bergson, Karl Pearson ou l’empiriste logique Hans Reichenbach, ce dernier étant consultant et chercheur rémunéré au sein du RAND depuis 1948.
40Ainsi, la différence entre les deux contextes politiques de l’entre-deux-guerres centre-européen et l’Amérique du Nord de l’après-guerre explique – du moins en partie – l’écart entre la philosophie engagée du Manifeste et la lecture orthodoxe de l’empirisme logique ciblée par ses détracteurs de gauche. Conformément aux reproches d’anhistoricité souvent adressés à l’empirisme logique par ces derniers, il nous semble essentiel de situer celui-ci dans son contexte historique. Les informations biographiques que nous venons de relever contribuent à éclairer le contenu théorique des textes du Cercle de Vienne. Nous les devons au regain d’intérêt pour l’aile gauche du Cercle, venant d’historiens de la philosophie des sciences qui ont été actifs dans la traduction ou (re)publication des textes originaux et dans la fouille d’archives.
Notes de bas de page
1 Même si nous ne connaissons pas l’origine de l’appellation « manifeste » au sujet de ce document cosigné par Hahn, Carnap et Neurath, nous savons qu’elle ne vient pas du Cercle même. Son ton provocatif, son exposition programmatique d’une pensée qui se réclame en rupture radicale avec la tradition philosophique et son esprit collectif justifient bien son assimilation à ce genre moderniste. Le genre se popularise au cours du xixe siècle et conserve son attrait au début du xxe siècle, étant adopté pour la communication de l’agenda des communistes, symbolistes et futuristes. Le succès de l’appellation est indicateur de la conceptualisation du Cercle de Vienne comme un mouvement d’avant-garde par ses historiens. Schlick, à qui le document fut destiné comme cadeau de retour à Vienne, apprécia le geste, mais ne manqua pas de se soucier de son style identitaire et politisé (Uebel, 2008).
2 Même si on a tendance à confondre l’Association Ernst-Mach avec le Cercle de Vienne, Stadler précise qu’il s’agit de deux entités distinctes (Stadler, 1992).
3 Rasmussen (2001) détaille l’internationalisation des milieux scientifiques à partir de la fin du xixe siècle.
4 Ce réalisme est un aspect crucial de la théorie communiste de la connaissance (formulée par les partis communistes) qui remonte à Lénine (1909).
5 « [L]a capacité de définir relativement bien les limites de la légitimité scientifique – aptitude formée en grande partie grâce aux efforts des positivistes – est importante pour critiquer les prétentions illégitimes qu’avancent les doctrinaires qui veulent mettre à profit l’autorité de la science en vue de soutenir leurs formules. À titre d’exemple le plus simple, rappelons les tentatives entreprises en vue d’exploiter les études anthropologiques pour légitimer la doctrine raciste. Le rigorisme des positivistes prit une large part dans l’éveil de la conscience des intellectuels à l’égard de l’extension de leurs obligations scientifiques et, à mon avis, s’est avéré efficace dans l’intention d’effacer les limites entre la position du savant et les devoirs d’un partisan » (Kolakowski, 1966, p. 234).
6 « Les disciples de Neurath (s’il y en avait eu plus) auraient pu transporter avec enthousiasme sa torche antimétaphysique et attaquer, par exemple, le fameux discours de Ronald Reagan où il a appelé l’Union soviétique une “empire du mal”. Peut-être dans un espace public, et avec l’encouragement de sa profession et son administration, et pas seulement dans une lettre défensive à Sidney Hook, Carnap aurait pu s’en prendre aux “exagérations grossières” sur le communisme soviétique et, par extension, aux justifications que ces exagérations ont par la suite rendu possible pour les interventions militaires (ou opérations secrètes) de la guerre froide dans l’Afrique, l’Amérique du Sud, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est » (Reisch, 2005, p. 387). (« Neurath’s students [had there been more] might have enthusiastically carried his antimetaphysical torch into a world and attacked, for example, Ronald Reagon’s infamous speech in which he called the Soviet Union an “evil empire”. Perhaps in a public forum, and with the encouragement of his profession and administration, and not only in a private, defensive letter to Sidney Hook, would Carnap have assailed the American government’s and American press’s “gross exaggerations” about Soviet communism and, by extension, the justifications those exaggerations later made possible for Cold War military interventions (or covert operations) in Africa, South America, the Middle East, and Southeast Asia. »] NdA : Lorsqu’il n’existe pas de traduction française, c’est nous qui traduisons, et ce, tout le long de l’ouvrage.
7 Stadler, 1997, p. 482-484.
8 « Les représentants de l’empirisme logique continuent en quelque sorte l’œuvre que d’Alembert, avec son aversion pour les systèmes, a mise au jour. Mais ils sont, beaucoup plus consciemment et dans un sens beaucoup plus rigoureux que leurs grands devanciers, des “encyclopédistes”. L’encyclopédie peut donc devenir le symbole d’une coopération scientifique développée, de l’unité des sciences et de la fraternité entre les nouveaux encyclopédistes » (Neurath, 1936a/2006, p. 600).
9 « Pflege des freien Gedankens, d. i. Ausbau und Verbreitung einer auf wissenschaftlicher Grundlage beruhenden sozialistischen Weltanschauung und Lebensführung » (Stadler, 1997, p. 39).
10 « Gesetz zur Wiederherstellung des Berufsbeamtentums. Vom 7 April 1933 », Reichgesetzblatt (Berlin), part. 1, n. 34, 8 avril 1933, p. 175-177. Cité par Hentschel, 1996.
11 « Erste Verordnung zur Durchführung des Gesetzes zur Wiederherstellung des Berufsbeamtentums. Vom 11. April 1933 », Reichgesetzblatt (Berlin), part 1, n. 37, 11 avril 1933, p. 195. Cité par Hentschel, 1996.
12 « Ein großer tag für die Naturforschung. JS zum Präsidenten der Physikalisch-technischen Reichsanstalt in Berlin berufen », Völkischer Beobachter, éd. 133e, second supplément, éd. A (Allemagne du Nord), vol. 46, 13 mai 1933. Cité par Hentschel, 1996.
13 Deutsche Physik in vier Bänden. Erster Band: Einleitung und Mechanik, Munich, J. F. Lehmann, 1936, p. ix-xv. Cité par Hentschel, 1996.
14 Cette idée d’une position épistémique privilégiée est citée par Gross et Levitt (1994) contre les épistémologies du Standpoint, que les auteurs assimilent à l’idéologie nazie, précisément.
15 Avant de partir pour Prague, où il sera maître de conférences en physique théorique et le successeur d’Einstein (dont il écrira une biographie plus tard) à partir de 1912, Philipp Frank (1884-1966) fait partie du Cercle de Vienne et participe régulièrement aux rencontres organisées par Schlick. Il est également connu pour avoir présidé le « cercle de Prague », où il s’active pour la promotion de l’empirisme logique. Plus tard, ses origines juives l’obligent à quitter la Tchécoslovaquie. Il commence à enseigner à l’université de Harvard à partir de 1939. Frank sera l’un des continuateurs principaux du Cercle de Vienne aux États-Unis, notamment le fondateur et directeur l’Institut pour l’unité de la science à Harvard (1948-1965).
16 « The jew conspicuously lacks any understanding of truth beyond a merely superficial agreement with reality, which is independent of human thought. This is in contrast to the Aryan scientist’s drive, which is as obstinate as it is serious in its quest for truth » (Lenard, 1936, p. 101, cité par Hentschel, 1996).
17 « Astonishingly, truth and reality do not appear to be anything at all special or different from untruth to Jews, but are equivalent to any one of the many different theoretical options available » (Lenard, 1936, p. 102, cité par Hentschel, 1996).
18 Dossiers accessibles en ligne : http://vault.fbi.gov/Rudolph%20Carnap.
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Agir et penser
Essais sur la philosophie d’Elizabeth Anscombe
Valérie Aucouturier et Marc Pavlopoulos (dir.)
2015