Conclusion de la deuxième partie
p. 407-408
Texte intégral
1Les chapitres de cette partie, organisés autour de thèmes plus culturels, ont largement retrouvé — mais faut-il s’en étonner ? — l’architecture sociale mise en évidence par les développements précédents. En effet, c’est largement à partir des grandes oppositions entre notables et humbles, ou entre citadins et ruraux, que s’organisent les différences de comportement et de représentation en matière d’espace et de mobilité, d’approche et de connaissance du temps, de rapport à la culture et d’acculturation : il est clair que Pierre Bordier n’écrit pas comme Michel Simon, que la culture délivrée par le collège des Oratoriens n’est pas celle que dispensent les petites écoles de village, et que des notables éclairés aux plus modestes tâcherons, il y a manière et manière de parcourir et de penser l’espace. Toutefois, les grands partages de la société qui se trouvent ainsi confirmés doivent être nuancés : d’une part, l’enquête a révélé qu’en dépit de leur importance ils n’organisent pas à eux seuls la vie de cette société ; et d’autre part, les frontières qu’ils établissent sont apparues souvent moins étanches qu’on aurait pu le penser d’abord.
2S’agissant du premier point, l’analyse socioculturelle révèle l’importance de paramètres transversaux par rapport à la stricte détermination socio-économique ; en d’autres termes, et pour reprendre une image déjà utilisée, elle invite à compléter l’habituelle vision verticale de la société par une approche horizontale de cette dernière. De ce point de vue, deux mécanismes méritent une attention particulière. En premier lieu, celui qui se fonde sur la cohésion des groupes sociaux — qu’ils soient professionnels ou géographiques —, cohésion fondée à la fois sur la proximité (de condition et/ou de résidence), l’interconnaissance et le nombre, et dont on a souvent dit la fonction enracinante et donc structurante : en ce qui concerne les comportements de stabilité-mobilité ou pour ce qui est de l’âge du mariage, mais aussi dans l’évolution du nombre des feux des différents secteurs de la région ou encore dans les choix qui prévalent, ici et là, en matière de système d’organisation scolaire. Mais à côté de ce mécanisme développé en quelque sorte à l’intérieur des différents groupes sociaux s’en impose un second, qui fonctionne depuis l’extérieur, du fait de la distance qui s’établit entre ces groupes et ceux qui ne leur appartiennent plus, ou pas encore. Qu’on l’interprète en termes d’altérité, d’émancipation ou de marginalisation, cette distance ouvre en effet un espace de liberté à la fois physique et mentale par lequel peuvent se développer toutes les évolutions. Avec ces deux ressorts de la cohésion et de la distance, c’est bien toute la dialectique des sédimentations géologiques et des évolutions biologiques qui se trouve mobilisée pour orienter le devenir de la société, en bref pour construire une histoire — ici celle du Vendômois.
3Pour ce qui est des frontières partageant la société régionale, l’analyse socioculturelle révèle que leur perméabilité n’est pas nulle, même s’il ne faut pas exagérer la fluidité d’un système que dominent les inerties. Si la culture des notables et celle des modestes Vendômois se différencient nettement, elles ne sont cependant pas sans relations. Non seulement en raison de la visée acculturatrice des élites, dont on a dit comment elle est reçue par les humbles. Mais encore parce qu’au-delà de leurs différences les visions des uns et des autres ne sont pas sans se chevaucher. Pierre Bordier et Michel Simon n’écrivent certes pas de la même manière, ni sur le même sujet, mais on a vu combien leurs conceptions du temps sont proches ; de même les notables et le monde populaire, qui ne parcourent et ne pensent certes pas l’espace de la même manière, n’en sont pas moins pareillement soumis à la distinction entre ici et ailleurs. Dans ces conditions, s’il est vain de nier qu’il existe une approche populaire et une approche savante de l’univers, il ne faut pas opposer radicalement les deux cultures dont elles relèvent : pour être distinctes, celles-ci ne sont pas pour autant autonomes, en raison des influences mutuelles et des interpénétrations qui existent entre elles.
4Cette dernière observation pose le problème du changement. Celui-ci n’est certes pas au premier plan de la réflexion des contemporains. Et pourtant, il est présent au cœur même de l’existence de leur société qu’il travaille à transformer — comme à leur insu, mais non à celui d’une histoire forte des courbes qu’elle reconstitue. Les rythmes cycliques qui paraissent si fortement imprimer leur marque aux sociétés d’autrefois n’échappent pas eux-mêmes à cette tendance au changement, comme le montre la fréquente atténuation, au cours du siècle, de leurs oscillations, que ce soit en matière de rythmes saisonniers de la vie et de la mort, ou de variations interannuelles du prix du grain — comme si les fluctuations désordonnées de l’état stationnaire commençaient (certes timidement) à s’effacer devant une évolution plus clairement orientée. Sans doute s’agit-il là de constats concernant surtout les bases biologiques et matérielles de l’existence de la société provinciale, et qui ne prendront leur plein effet qu’au siècle suivant. Mais en réalité cette tendance à l’évolution n’est étrangère à aucun domaine de la vie sociale. Le champ culturel n’y échappe pas davantage que les autres. Et sur tous les plans les caractères des clivages de la société régionale sont en eux-mêmes porteurs de changement : en raison des possibilités qu’ouvrent les espaces de liberté ménagés à la marge des groupes solidement structurés par l’organisation de la société ; en raison aussi de tous les glissements qui résultent des contacts et des chevauchements entre les « niveaux culturels » qui se repèrent au sein de la population. Avant même les spectaculaires bouleversements qui affectent l’ensemble du royaume à la fin du xviiie siècle, le changement est donc inscrit au cœur de la vie du Vendômois. On comprend dans ces conditions qu’avec la formidable accélération que va lui donner la Révolution, il soit placé au centre des développements de la dernière partie.
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