Chapitre 7. Les voies de la culture
p. 351-406
Texte intégral
1En étudiant la manière dont l’espace est parcouru et appréhendé, puis celle dont le temps est vécu et pensé, les précédents chapitres en sont inévitablement venus à poser la question de savoir si, sur ces thèmes de l’espace et du temps, toute la société régionale partageait la même vision, ou si à l’inverse elle ne se divisait pas à leur propos, par exemple entre les groupes gagnés à une culture savante et ceux enracinés dans une culture plus populaire. En fait, l’analyse a souvent montré que les choses sont moins simples que ne le suggère cette brutale présentation, et les oppositions moins tranchées, ce qui ne va pas sans sérieusement nuancer la distinction entre culture savante et culture populaire. C’est pourquoi on se propose dans ce chapitre de reprendre cette question des niveaux culturels : on le fera à partir de trois voies d’approche.
2La première est celle de l’étude de l’alphabétisation. Elle permet de situer, de manière certes schématique, mais clairement quantifiée, une barrière décisive, celle de l’accès (même sommaire) à l’écrit — et de repérer toutes les variations qui affectent la position de cette barrière en fonction de la hiérarchie sociale, de la situation géographique, de l’appartenance sexuelle, en bref de tous les grands paramètres qui organisent la vie de la population régionale.
3Seconde voie d’approche, l’analyse du système scolaire du Vendômois du xviiie siècle n’est pas facile à mettre en œuvre, compte tenu des carences de la documentation, qui interdisent toute étude statistique du réseau des écoles ou de leur fréquentation. Malgré ces insuffisances, il a paru indispensable de présenter les institutions scolaires de la région, parce que, installées au cœur de la vie sociale, elles en éclairent certains ressorts, même en ne les considérant, par la force des choses, que sous l’angle qualitatif. L’école en effet est diverse — de l’illustre collège de Vendôme aux modestes petites écoles de village —, et par là elle offre de la réalité culturelle une image plus affinée que celle que livre le simple rapport binaire signants/non-signants. D’autre part, l’école est au centre d’un processus d’acculturation. En théorie, celui-ci peut s’analyser comme la relation entre un noyau acculturant et une périphérie à acculturer. Mais un tel schéma est simplificateur à l’excès : ceux que vise le processus d’acculturation ne sont pas aussi passifs qu’il le suggère. De là vient que souvent l’acculturation finalement réalisée n’est pas celle qui était projetée au départ. L’étude de l’école, on le verra, est sur ce point instructive.
4Enfin, dernière voie d’approche retenue, l’analyse des textes de Pierre Bordier, précieux pour pénétrer ce que l’on a appelé une « culture paysanne ». Bordier participe en effet à la fois de la paysannerie, même s’il y occupe une position éminente, et, par sa pratique de l’écrit, de la culture savante, même si c’est de manière modeste. Ce qui permet à ses textes de témoigner sur les différents niveaux culturels évoqués, et sur leurs interpénétrations. On aurait certes pu songer à partir d’études plus tranchées consacrées respectivement à la culture populaire et à celle des élites. Mais deux raisons s’y sont opposées. L’une tient aux difficultés qu’aurait présentées la première, faute de sources satisfaisantes, cependant que la seconde ne pouvait guère que retrouver — avec tout au plus quelques nuances — ce qui est bien connu par ailleurs, disons pour faire vite la culture des Lumières : il ne peut y avoir en effet de Lumières spécifiquement vendômoises, la République des Lettres ne s’accommodant pas d’une telle fragmentation géographique. Mais surtout, procéder ainsi revenait à présupposer la réalité des niveaux culturels en question avant toute démonstration, ce qui n’est pas de bonne méthode. Aussi s’en est-on tenu à l’analyse des textes de Pierre Bordier qui, avec toute la fraîcheur de leur saveur concrète, renvoient d’une manière ou d’une autre, sur le plan culturel, à l’ensemble de la société régionale.
LES NIVEAUX D’ALPHABÉTISATION
5L’alphabétisation constitue un indicateur culturel classique. C’est à partir de sa source la plus habituelle, les actes de mariage, qu’il sera ici appréhendé, grâce à l’enquête plusieurs fois évoquée déjà1. Sans doute ne faut-il pas demander à cette méthode plus que ce qu’elle peut donner. Indicateur efficace pour situer la population vendômoise par rapport à celle d’autres régions, et pour y déceler des partages révélateurs, la signature au mariage revêt une signification plus ambiguë dès lors qu’on cherche à en faire la base d’une analyse culturelle approfondie. Comme s’en sont soucié François Furet et Jacques Ozouf, comme y insiste aussi Daniel Roche2, il faut alors se demander s’il est possible de signer sans savoir lire ou écrire, si le fait de signer implique à coup sûr une maîtrise de la lecture, si l’on sait obligatoirement écrire dès lors qu’on est en mesure de signer. Ces questions ne seront pas toutes résolues à partir des sources vendômoises, mais certaines d’entre elles recevront dans ce chapitre un début de réponse, grâce, il est vrai, à d’autres approches que la seule signature au mariage. Enfin, la signature au mariage ne saurait témoigner sur la maîtrise du calcul, et donc sur l’ensemble d’une culture, même en s’en tenant à une approche étroitement scolaire de cette dernière.
6Ces limites posées, la signature au mariage présente quelques solides atouts pour l’historien. En premier lieu, la facilité de sa mise en œuvre, puisqu’il suffit de comptabiliser qui signe et qui « a déclaré ne le savoir, de ce enquis », en réalisant un partage binaire tout à fait clair, et confrontable ensuite à tous les paramètres de la vie sociale. En outre, la période retenue pour conduire l’enquête offre quelques avantages supplémentaires : les actes de mariage de cette époque sont consignés dans des registres imprimés, ce qui leur confère une présentation normalisée qui en facilite le dépouillement ; d’autre part, ces registres sont tous conservés, alors que les séries paroissiales antérieures présentent quelques lacunes ; enfin, les mariés qui convolent entre l’an VII et l’an XII sont bien, compte tenu de leur âge et des pratiques scolaires de l’époque, des produits du système culturel de la fin de l’Ancien Régime.
7Relevons encore que la source utilisée, et le fait que l’analyse repose sur un dépouillement régional systématique, offre à l’enquête des choix rarement aussi ouverts. Chaque marié peut en effet être rattaché géographiquement soit à son lieu de mariage, soit à son lieu de résidence, soit à son lieu de naissance, ces trois indications figurant dans les actes étudiés. On sait que l’usage le plus fréquent dans ce type de recherche est d’appuyer l’analyse sur les lieux de mariage, parce que l’enquête repose souvent sur des dépouillements paroissiaux ponctuels, et parce que les registres d’Ancien Régime ne permettent pas toujours de cerner facilement les autres coordonnées géographiques des conjoints. Ici au contraire, on n’a pas hésité, dès lors qu’on cherchait à mieux cerner les conditions d’accès à la culture écrite dans les différents secteurs de la région, à raisonner à partir des lieux de naissance : en effet, compte tenu des caractères de la mobilité, et notamment de sa répartition en fonction de l’âge, il apparaît que la scolarisation, quand du moins scolarisation il y a, a beaucoup plus de chances — parce qu’elle a lieu assez tôt, avant les grandes mises en mouvement — d’intervenir dans la paroisse d’origine que dans celle qui quinze ou vingt ans plus tard constitue la résidence ou le cadre du mariage. En revanche, lorsque l’analyse visait à caractériser les différents milieux — milieux professionnels notamment —, elle s’est appuyé sur la prise en compte des lieux de mariage.
8Naturellement, si les 2 772 actes de mariage dépouillés constituent une base documentaire très riche, ils ne peuvent parler que pour leur époque — soit la fin du xviiie siècle. Cette restriction guidera l’analyse : dans un premier temps, celle-ci sera centrée sur un bilan de l’alphabétisation à la fin de l’Ancien Régime ; ensuite seulement sera esquissée, par d’autres voies, une approche, nécessairement plus sommaire, de l’évolution des décennies antérieures.
UN BILAN A LA FIN DE L’ANCIEN RÉGIME
9C’est incontestablement par un constat de médiocrité qu’il convient d’ouvrir ce tableau de l’alphabétisation en Vendômois à la fin du xviiie siècle. Médiocrité qualitative d’abord : dans l’ensemble de la région, seuls 25,3 % des conjoints (32,1 % des hommes et 18,5 % des femmes) sont capables de signer leur acte de mariage. D’aussi modestes proportions rattachent le Vendômois à la France peu alphabétisée de l’Ouest, et l’opposent à la France instruite et toute proche de la Normandie, du cœur du Bassin parisien, du nord et de l’est du pays. Installé sur la ligne Saint-Malo - Genève, le Vendômois penche donc, quant à l’alphabétisation, du mauvais côté de celle-ci. Encore s’agit-il là de taux globaux. Si dans les trois villes de Vendôme, Montoire et Mondoubleau 55,3 % des mariés sont capables de signer (52,7 % des hommes et 57,8 % des femmes), le taux d’alphabétisation des campagnes n’est que de 21 % (29,1 % pour les hommes, 13 % pour les femmes).
10Or, cette médiocrité quantitative se double de graves faiblesses qualitatives, qui apparaissent bien à la lecture des registres d’état civil. Toutes ces faiblesses n’ont certes pas la même signification. Ainsi, le fait que soit écrit serquellier pour cerclier, quaditte pour qui a dit, Derroué pour Droué témoigne certes d’une méconnaissance de la langue académique, et de la rareté des lectures qui auraient pu la rendre plus familière. Mais à l’évidence, ces déformations sont des transcriptions de la langue parlée — dont on trouve d’ailleurs bien d’autres exemples, y compris dans le passé, et sous la plume de curés ou de notaires, tel celui du nom de Breton progressivement transformé en Berton, voire en Belton. Outre qu’elles informent sur le langage ordinaire de l’époque, ces graphies fautives attestent en fait une maîtrise suffisante des mécanismes de l’écriture pour assurer au plus près, en l’occurrence phonétiquement, le passage du parler oral à sa matérialisation écrite.
11D’autres signes, en revanche, sont sans ambiguïté. C’est le cas de la grande maladresse de la majorité des signatures, qui contraste avec l’élégance des paraphes des rares gens familiarisés avec l’usage de la plume. Lettres mal formées, voyelles oubliées rendant le nom incompréhensible, irrégularité de l’écriture, taches... : tous ces défauts se retrouvent tout au long des registres, et on aurait pu établir à partir de leur relevé une étude comparable à celle que Jean Quéniart a effectuée à partir des registres des villes de l’ouest du royaume3. On a renoncé à l’entreprendre, en raison de la difficulté que présente la classification des graphies fautives, dans un domaine qui relève d’abord de l’ordre du qualitatif. Mais on peut au moins retenir de la méthode de Jean Quéniart le rapprochement qu’il fait entre les maladresses relevées sur les registres et celles que commettent les enfants actuels lorsqu’ils apprennent à écrire : cette relation suggère en effet chez les signataires maladroits un apprentissage inachevé, dont l’insuffisance ne peut d’ailleurs qu’être aggravée par la rareté de sa mobilisation, et par son relatif éloignement dans le temps.
12D’un point de vue géographique, l’analyse doit d’abord s’attacher à comparer les différents secteurs de la région. C’est l’objet du tableau ci-dessous, qui présente pour les différents cantons révolutionnaires, en distinguant le cas échéant citadins et ruraux, le taux global de signature, celui de chacun des deux sexes, et le rapport entre les taux des deux sexes, sur la base d’un indice 100 pour le taux masculin.
13Concernant les taux globaux, le tableau met en évidence la nette avance des villes sur les campagnes. Parmi les zones rurales, les meilleures performances s’observent en Beauce (Selommes et Saint-Amand), et les plus mauvaises dans la zone forestière (Droué et surtout La Ville-aux-Clercs), les autres secteurs — vallée et Perche — occupant une position intermédiaire.
14Si l’on considère le cas des hommes, on découvre une hiérarchie assez régulière, qui fait se succéder en gros de 10 points en 10 points les villes (51-59 % de signatures), la Beauce (40-43 %), la vallée (30-34 %), le Perche et la Gâtine (19-22 %), enfin la forêt (11 %). Ce classement ne se retrouve absolument pas chez les femmes, si ce n’est en ce qui concerne la domination des villes. Car en zone rurale, sur fond de hiérarchie beaucoup plus resserrée, c’est le Perche et la Gâtine qui cette fois présentent les meilleurs taux (16-21 %), devant la Beauce (14-17 %). Derrière, la forêt apparaît comme chez les hommes en position médiocre (10-11 %), mais la vallée du Loir ne fait guère mieux, et c’est même un canton de cette zone — celui, viticole, de Villiers — qui ferme la marche, loin derrière tous les autres (4 %).
15De telles distorsions entre les sexes justifient l’analyse du taux femmes/hommes. Celui-ci n’est supérieur à 100, et donc favorable aux femmes, qu’à Vendôme (qui témoigne pour les villes) et en Gâtine occidentale (Villedieu). Partout ailleurs, les femmes apparaissent dominées. Mais dans la forêt et dans l’ouest de la région, avec des taux compris entre 47 et 91, leur handicap est encore relativement limité. En Beauce il est plus marqué (avec des taux de 35-40), mais c’est dans le vignoble qu’il est le plus profond, avec le taux très bas de 13 à Villiers. Il faudra revenir sur ces constats lors de l’analyse socioprofessionnelle de la signature.
16S’il était légitime que dans un premier temps l’analyse géographique prenne en compte la diversité régionale du Vendômois, elle ne doit pas ignorer non plus la question de la répartition de la population. En partant de l’idée, sur laquelle on reviendra, que l’alphabétisation entretient un rapport avec la scolarisation, on peut penser que la relation spatiale entre habitat et école constitue un facteur pertinent d’analyse des taux de signature, et donc que ceux-ci doivent être confrontés au degré de concentration/dispersion de la population4.
17Compte tenu du fait que l’école y est généralement implantée, c’est à partir du bourg qu’une telle analyse doit se conduire. C’est dans cet esprit que le tableau ci-dessous confronte les taux d’alphabétisation des communes avec la taille de leur bourg. Ses conclusions sont claires : gros bourg signifie à la fois meilleure alphabétisation, pour les hommes comme pour les femmes, et alphabétisation mieux répartie entre hommes et femmes.
18Si au lieu de prendre en compte la taille des bourgs on raisonne à partir de leur importance au sein de la population communale, on n’aboutit pas à des conclusions sensiblement différentes. Le tableau ci-contre, qui distingue, outre les villes, les communes rurales dont le bourg compte au moins 100 habitants et 20 % de la population (type A) et les autres (type B), le montre bien.
19Ainsi la dispersion de la population apparaît-elle sans surprise comme un facteur de moindre alphabétisation. Ce constat explique qu’il se trouve une bonne demi-douzaine de communautés en Vendômois pour ne présenter, pendant quatre ans, de l’an IX à l’an XII, aucun cas de signature, chez les hommes comme chez les femmes : il s’agit de petites communautés, à bourgs en général très modestes, en valeur à la fois relative et absolue. Et il est significatif que ces communes se trouvent réparties dans l’ensemble de la région, dans le Perche (Beauchêne, Saint-Marc-du-Cor, Espéreuse) et la Gâtine (Sasnières) certes, mais aussi en Beauce (Sainte-Gemmes et La Chapelle-Enchérie) et dans la vallée du Loir (Areines, Tréhet), habituellement mieux alphabétisées : les déterminations régionales comptent moins dans ce cas, en effet, que celles qui résultent de la taille des communautés, et ces dernières peuvent se faire sentir jusque dans les milieux les moins défavorisés.
20Des contrastes tout aussi spectaculaires se font jour en matière d’alphabétisation des groupes professionnels, comme l’illustre le tableau ci-dessous.
21En ce qui concerne le taux global, hommes et femmes confondus, deux catégories se détachent, avec plus de 80, voire 90 % de signatures : les notables, dont la position culturelle s’explique à la fois parce qu’ils disposent de l’aisance qui permet de la conquérir, et parce que souvent ils exercent des activités qui l’exigent (l’étonnant étant plutôt, ici, que le taux de 100 % ne soit pas atteint), et les militaires, dont la bonne tenue est peu significative pour notre propos, puisqu’ils sont en général d’origine étrangère à la région.
22Un second niveau d’alphabétisation est représenté par les artisans et les travailleurs de l’industrie — c’est-à-dire les catégories les plus spécifiquement urbaines —, où le taux global approche les 50 %. Significativement, les travailleurs du textile, dont l’implantation n’est que partiellement citadine, n’atteignent pas ce niveau, et ne signent leur acte de mariage qu’une fois sur trois.
23Ils devancent cependant nettement les autres catégories. Parmi celles-ci, trois dépassent encore le seuil des 20 % : ce sont les jardiniers, largement implantés en ville, les meuniers qui le sont en partie et qui, dans le cas des exploitants de moulins, occupent une position qui les rapproche des plus gros fermiers, et enfin les cultivateurs, c’est-à-dire les plus favorisés des paysans. Derrière figurent à un niveau beaucoup plus modeste (12-13 %) les gros bataillons des laboureurs, des vignerons et des travailleurs de la forêt, cependant que journaliers et domestiques se retrouvent tout en bas de l’échelle, avec des taux qui ne représentent même pas la moitié des précédents.
24Ainsi se dessine une hiérarchie de l’alphabétisation, qui s’organise à partir du croisement des paramètres de l’aisance et de la résidence (urbaine/rurale). Le classement qui s’établit ainsi à partir des taux moyens se retrouve assez fidèlement d’un sexe à l’autre, dans la mesure où les distorsions sur ce plan sont plutôt rares. Elles ne sont cependant pas tout à fait inexistantes.
25En effet, si le taux femmes/hommes est toujours inférieur à 100, ce qui atteste une moindre alphabétisation féminine généralisée, il ne l’est pas d’une manière constante, et d’une certaine façon il l’est d’autant moins que le niveau d’alphabétisation global est plus élevé. C’est ainsi que dans les catégories qui signent le mieux, notables et militaires, ce taux dépasse 80 ou 90, ce qui témoigne d’une position féminine très favorable. Dans une deuxième catégorie de professions, le taux femmes/hommes oscille entre 57 et 67 : se retrouvent ici les artisans, les travailleurs de l’industrie et du textile, les meuniers et les jardiniers, c’est-à-dire des gens que leur activité ou leur résidence relient à la ville. Les taux des groupes spécifiquement ruraux sont nettement inférieurs : chez les cultivateurs et les laboureurs, l’alphabétisation féminine ne représente que 41 % de celle des hommes. Cependant, cette norme rurale d’un taux femmes/hommes un peu inférieur à 50 souffre deux types d’exceptions. Le premier concerne les travailleurs de la forêt, les journaliers et les domestiques, dont l’alphabétisation masculine est si médiocre que celle des femmes, tout en étant elle-même très faible, parvient à en représenter environ les trois cinquièmes : ces taux rappellent ceux rencontrés dans les activités à caractère urbain, mais il est clair qu’ils n’ont pas la même signification. L’autre exception est constituée par les vignerons. Dans ce groupe, l’alphabétisation masculine, tout en étant modeste, atteint un niveau (23 %) qui la place en position moyenne au sein du monde rural, devant par exemple les laboureurs et les travailleurs de la forêt. Mais celle des femmes, quasi nulle (1 %), est la plus faible de toutes, et cela rend compte d’un taux femmes/hommes très bas, de 4. Il n’est pas douteux qu’un tel écart relève d’explications différentes de celles qui peuvent avoir cours ailleurs dans la région : on retrouvera bientôt ce point en dressant le bilan de l’alphabétisation selon les sexes.
26La relation entre alphabétisation et profession est commandée aussi par le facteur géographique. Pour analyser ce point, le tableau ci-dessous présente, pour les mariés des différents secteurs de la région, et pour les principales professions, le taux global de signature et, en italiques, le taux femmes/hommes.
27Pour ce qui est du taux global de signature, trois facteurs semblent rendre compte des données du tableau. En premier lieu, l’influence du milieu régional. Ainsi les cultivateurs et les journaliers beaucerons sont-ils davantage alphabétisés que leurs homologues respectifs percherons, mais ils sont eux-mêmes devancés par ceux de la vallée herbagère : or cette hiérarchie est précisément celle qui s’établit entre les milieux considérés. Deuxième facteur d’explication : la position sur l’échelle sociale. Presque partout (à la seule et faible exception de la Beauce), les cultivateurs sont plus alphabétisés que les laboureurs, partout ils le sont plus que les journaliers. De même les artisans devancent-ils régulièrement les travailleurs du textile — à l’exception, courte elle aussi, de la vallée herbagère. Mais cette règle ne doit pas être systématisée, comme le montre la comparaison des taux des laboureurs et des journaliers. Il n’est pas rare en effet que ces derniers devancent les premiers : ainsi dans la forêt, dans la vallée herbagère ou dans le Perche vendômois. Bien des raisons peuvent rendre compte d’un tel phénomène : l’imprécision de la définition du laboureur, qui peut introduire des différences d’un lieu à l’autre ; un phénomène de génération, dans la mesure où le groupe des journaliers possède une composante jeune, puisqu’y sont inclus les domestiques ; et enfin la résidence, si l’on veut bien considérer que les laboureurs, davantage attachés aux exploitations, sont dispersés sur le terroir, cependant que les journaliers peuvent avoir intérêt à résider au bourg afin d’être mieux à même de répondre à la demande de travail qui se fait jour ici ou là dans les métairies alentour : hypothèse difficile à vérifier, faute de connaître la résidence précise (c’est-à-dire à l’intérieur du terroir) non au moment du mariage, mais dans la jeunesse, lors de la scolarisation ; cependant, le fait que le phénomène s’observe surtout dans les terroirs de l’Ouest, à dominante bocagère, et ne se constate pas, en revanche, en Beauce ou dans la vallée viticole, à population plus groupée, lui donne au moins un fond de vraisemblance.
28Le dernier facteur d’explication de la répartition du taux global de signature a déjà été présenté dans un précédent chapitre : c’est celui qui pour expliquer la meilleure alphabétisation de certains groupes invoque une sorte de qualité sociale fondée sur leur effectif et leur cohésion. On a dit comment les vignerons, mieux alphabétisés dans le vignoble qu’ailleurs, ou les travailleurs du textile, en meilleure posture dans le Perche, la Gâtine ou la vallée herbagère — où leur taux est proche de celui qu’ils atteignent dans les villes — que dans la Beauce, pourtant globalement plus alphabétisée, illustrent cette règle. Mais le tableau en apporte d’autres confirmations. Ainsi les artisans y présentent-ils en général un taux de signature supérieur à celui des cultivateurs, ce qui semble normal, les activités à caractère urbain l’emportant généralement sur celles qui se rattachent au monde rural. Mais en Beauce et dans la vallée herbagère, cette relation s’inverse : est-ce un hasard si c’est dans ces deux zones à l’agriculture la plus prospère que, sur fond d’alphabétisation globale d’ailleurs très différente, les cultivateurs parviennent à devancer les artisans ?
29L’examen des taux femmes/hommes ne bouleverse pas les enseignements de l’analyse des taux globaux. Il confirme d’abord l’avantage quasi général des hommes, dans tous les milieux géographiques comme pour tous les groupes professionnels : les rares exceptions à cette règle s’expliquent soit par la faiblesse des effectifs étudiés (cas des travailleurs de l’industrie de la zone forestière), soit par la faiblesse des effectifs alphabétisés dans chacun des sexes, qui a pour effet de conférer à une ou deux signatures une signification tout à fait exagérée — comme cela peut s’observer chez les journaliers et domestiques de plusieurs zones. Pour le reste, on retrouve sur le tableau l’avantage des citadines sur les rurales : presque toujours, les taux femmes/hommes urbains occupent les premiers rangs. Les rares rurales qui sous ce rapport parviennent à faire mieux que les citadines relèvent de situations particulières. Tel est le cas des femmes de travailleurs de l’industrie qui dans la zone forestière et le Perche sont concentrées à proximité des verreries, et qui d’ailleurs sont souvent d’origine étrangère à la région : il semble légitime ici d’invoquer à nouveau la notion de qualité sociale déjà présentée à propos des taux globaux de signature. De même peut-on le faire en ce qui concerne les femmes d’artisans du textile de Gâtine, qui figurent sur le tableau dans une position comparable à celle de leurs homologues citadines : c’est que pour elles aussi joue un effet d’effectif — mais ce n’est pas le cas en Beauce, où l’équilibre entre les deux sexes tient au petit nombre de cas sur lesquels porte le calcul. Concernant les professions rurales enfin, le tableau doit être interprété avec une grande prudence, compte tenu de la faiblesses des taux et parfois des effectifs considérés. Relevons seulement qu’en général les femmes de paysans apparaissent mieux alphabétisées quand leur époux est d’origine citadine que dans les autres cas.
30Cette dernière observation nous introduit directement au dernier thème de cette étude de l’alphabétisation, à savoir la relation entre l’aptitude à signer des conjoints et leur sexe. En fait, les données concernant cette relation ayant été largement présentées déjà à travers les analyses précédentes, on se bornera à dégager ici quelques-unes des conclusions qui s’en dégagent.
31La première concerne naturellement l’infériorité féminine, générale en Vendômois, à l’exception de quelques secteurs de l’ouest (canton de Villedieu) et de la ville de Vendôme (dont il faudra reprendre le cas). Mais les variations qui autour d’un niveau moyen de 60 affectent le taux femmes/hommes d’un milieu à l’autre indiquent bien que le phénomène n’a pas partout la même intensité. Le taux femmes/hommes est plus élevé à la ville que dans les campagnes, et dans ces dernières le groupement apparaît plus favorable aux femmes que la dispersion, si l’on s’en rapporte à l’analyse conduite à partir de la taille des bourgs. Ces constats suggèrent un schéma d’alphabétisation privilégiant les hommes par rapport aux femmes, dont l’alphabétisation est en quelque sorte subsidiaire et fonction d’abord de facteurs matériels, la ruralité, la dispersion et l’agriculture leur étant sans surprise moins favorables que la ville, le groupement ou les activités des secteurs secondaire et tertiaire.
32Cependant, ce n’est là qu’un schéma général, souvent vérifié certes, mais non pas toujours. En négligeant les zones d’alphabétisation générale très médiocre, où un éventuel avantage féminin n’a guère de signification, il se trouve deux milieux pour présenter des caractères singuliers. Le vignoble d’abord, où l’habitat groupé appellerait une alphabétisation féminine honorable, alors qu’en réalité elle est la plus faible de toute la région ; en outre, l’étroite minorité de femmes qui accède à l’alphabétisation semble de ce fait exclue de ce milieu, comme l’a montré l’étude des migrations.
33Aucun facteur matériel ne peut rendre compte de ce constat. Pour le faire, il faut se tourner vers des explications plus culturelles. En effet, dans le vignoble, les rôles masculin et féminin paraissent très nettement partagés, comme le suggèrent de multiples signes5 : dans un tel contexte, l’alphabétisation, instrument de communication extra-familiale (et non pas privée), serait l’apanage des hommes, à qui la répartition des tâches réserve la charge des relations sociales. Du reste, un mécanisme semblable semble bien s’observer ailleurs, encore que plus discrètement : ainsi le fermier beauceron Pierre Bordier, dont on dira dans un instant la position sociale et la force de la relation qu’il entretient avec l’écriture, épouse successivement deux femmes analphabètes ; or, pour la première d’entre elles au moins, qui appartient au même milieu des fermiers que lui, l’analphabétisme ne peut être justifié par des obstacles matériels.
34Autre cas particulier, Vendôme, où le taux femmes/hommes est de 119 pour l’ensemble des natifs et des natives repérées par l’enquête, et seulement de 80 si l’on rapporte aux natifs de Vendôme les femmes qu’ils épousent. Ce qui signifie qu’une partie des épouses de Vendômois (même alphabétisés) sont des analphabètes d’origine extérieure à la ville, et qu’à l’inverse une partie des Vendômoises alphabétisées vont convoler ailleurs. De tels glissements attestent une certaine perméabilité de la frontière ville/campagne : ni dans un sens ni dans l’autre la maîtrise ou la non-maîtrise de la lecture ou de l’écriture ne suffisent à confiner une femme dans un milieu ou au contraire à l’en exclure. Cette perméabilité est peut-être favorisée, il est vrai, par le fait que partout, à la ville comme à la campagne, se côtoient alphabétisées et analphabètes, même si c’est en proportions très variables. Mais surtout il est légitime d’attendre de tels contacts une progressive remise en cause du rapport entre l’alphabétisation des villes et celle des campagnes, par rapprochement des taux des uns et des autres : par ce biais, et à côté de l’école, certains brassages de population pourraient avoir une fonction acculturante.
UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE
35Pour décrire l’histoire de l’alphabétisation en Vendômois au xviiie siècle, les sources ne permettent pas de réaliser d’enquête équivalente à celle dont les résultats viennent d’être présentés pour la fin de la période. C’est donc par d’autres voies qu’on esquissera ici les grandes lignes de cette histoire : en exploitant des sondages effectués dans les registres paroissiaux de quelques sites pour rétablir les grandes lignes de la tendance séculaire, puis en reprenant l’enquête de la fin du siècle afin de préciser, à partir d’une comparaison entre générations, les infléchissements pouvant alors affecter cette tendance.
36Les sondages réalisés pour le xviiie siècle ont porté sur quatre paroisses rurales (Lancé et Saint-Amand en Beauce, Choue dans le Perche, Villiers dans le vignoble) pour les périodes 1726-1735 et 1776-1785, et sur la ville de Vendôme pour les années 1728-1730 et 1760-1762, leurs résultats pouvant se relier à ceux de l’enquête de la fin du siècle (graphiques ci-dessous). La méthode n’est pas sans limites : les sondages ne prennent pas en compte les lieux de naissance mais, nécessité faisant loi, ceux de mariage ; de plus, à la campagne, même en étendant le dépouillement à une décennie, l’enquête n’atteint qu’un nombre relativement réduit de conjoints ; enfin, les résultats des sondages paroissiaux peuvent être gauchis par les particularités d’une histoire villageoise (par exemple la disparition temporaire d’une école). Toutes ces limites ne peuvent être méconnues, et c’est pour en atténuer certaines qu’on a dans le cas beauceron étendu le sondage à deux paroisses voisines. Mais on ne prétendra pas les avoir fait entièrement disparaître, si bien que les enseignements des graphiques doivent être considérés comme de simples indications tendancielles.
37Dans les campagnes, les évolutions apparaissent mesurées. Partout se constate chez les hommes, sur la longue durée, une tendance au progrès : mais celui-ci est modeste, surtout à Villiers (qui avait, il est vrai, connu un progrès de 20 points entre 1676-1785 et 1726-1735) et à Choue (qui pendant la même période n’avait gagné que 3 points) ; en Beauce, l’évolution est plus irrégulière, mais il semble bien que les progrès rapides constatés à la fin du siècle soit pour partie une compensation de la légère régression constatée au cœur du xviiie siècle (alors qu’auparavant, dans ce secteur aussi, la tendance était à la hausse : + 3,5 points entre 1676-1685 et 1726-1735). Pour ce qui est des femmes, l’évolution des taux apparaît en Beauce comme dans le vignoble assez heurtée, ménageant des phases de régression et rendant difficile la mise en évidence d’une orientation séculaire bien affirmée. Ce n’est qu’à Choue que s’observe une vraie tendance au progrès : des trois sites retenus par le sondage, celui-ci est d’ailleurs celui qui atteint à la fin du siècle le taux d’alphabétisation le plus élevé (bien qu’encore modeste), alors qu’il connaissait en 1726-1735 le plus bas.
38Sur fond de taux plus élevés, Vendôme ne présente pas une histoire très différente. Chez les hommes, l’évolution est régulière (+0,23 % par an de 1730 à 1760, +0,20 % de 1760 à la fin du siècle). Les femmes connaissent un progrès plus inégal, faible pendant les trente premières années (+0,05 % par an seulement), mais beaucoup plus rapide ensuite (+0,31 %), au point : qu’elles gagnent sur le siècle une quinzaine de points, comme les hommes, et que le taux femmes/hommes retrouve autour de 1800 un niveau supérieur à celui de 1726-1735, après avoir sensiblement fléchi dans l’intervalle.
39Le plus souvent donc, l’alphabétisation connaît en Vendômois au xviiie siècle une hausse modérée. Concernant la fin de la période, l’enquête conduite de l’an IX à l’an XII permet d’être plus précis, grâce à une information couvrant l’ensemble de la région, et portant sur les lieux de naissance. L’analyse a consisté cette fois à distinguer canton par canton les mariés et les mariées nés avant 1770, et ceux nés après cette date, puis à mesurer l’alphabétisation de chacun de ces groupes. Le graphique ci-contre en résume les données, en matérialisant nettement trois réalités : l’écart entre l’alphabétisation des deux sexes dans chaque canton, figuré par la longueur du segment HF ; l’évolution comparée des hommes et des femmes, traduite par l’orientation de ce segment ; et enfin, pour chaque sexe, la tendance qui se constate des plus vieux aux plus jeunes, la diagonale permettant de distinguer les cantons où il y a progrès et ceux où il y a recul.
40Le graphique indique d’abord que l’écart entre taux masculins et taux féminins est plus marqué en Beauce et dans le vignoble que dans l’ouest de la région et à Vendôme, ce qui confirme les analyses précédentes. Il révèle aussi que dans 7 cantons sur 12 l’alphabétisation masculine est en recul d’une génération à l’autre, alors que 9 fois sur 12 l’alphabétisation féminine est en progrès, parfois spectaculairement. De cette double tendance d’hommes souvent en baisse et de femmes généralement en hausse résulte fréquemment un rattrapage des hommes par les femmes : c’est le cas dans huit cantons, les femmes de la jeune génération ayant même pris l’avantage sur les hommes dans trois d’entre eux — ceux de Vendôme, La Ville-aux-Clercs et Villedieu.
41A dire vrai, le rattrapage des hommes par les femmes ne saurait étonner : ce phénomène classique s’observe alors en bien d’autres lieux6 Plus surprenant est le fait que beaucoup de taux masculins, y compris parmi les meilleurs, soient en recul d’une génération à l’autre. En réalité, ce recul s’explique vraisemblablement par les difficultés matérielles des dernières décennies de l’Ancien Régime : dans une telle conjoncture, la scolarisation risque fort en effet d’être un des premiers postes sacrifiés dans les budgets tendus des familles modestes, c’est-à-dire de celles parmi lesquelles s’étaient joués les progrès antérieurs des taux masculins. En revanche, ces mêmes milieux n’ayant pas encore accédé à l’alphabétisation féminine, leurs difficultés ne peuvent y entraîner une dégradation des taux — lesquels continuent au contraire à progresser auprès des groupes sociaux plus favorisés. Telle est l’explication à laquelle on s’arrêtera : celle d’un front d’alphabétisation qui se développe à un rythme modéré au xviiie siècle, et qui à la fin de la période atteint chez les hommes une sorte de limite, laquelle à la première difficulté impose un repli — alors que chez les femmes, où l’évolution est beaucoup moins avancée (encore que l’écart avec les hommes tende à s’atténuer), les positions atteintes sont moins sensibles aux aléas de la conjoncture. Un tel schéma semble pouvoir rendre compte aussi des différences qui se constatent entre cantons en matière de recul des taux masculins. Ce recul est en effet plus marqué dans les zones de plateaux — Perche, Beauce et Gâtine — que dans les cantons de vallées, de la Braye (Mondoubleau) ou du Loir (Montoire, Villiers, Morée), et on peut voir dans la meilleure tenue de ces derniers la marque d’une moindre sensibilité à la conjoncture, c’est-à-dire d’une plus grande aisance matérielle : l’analyse économique, on le sait, n’infirme pas une telle hypothèse. Mais ne faut-il pas voir aussi dans cette meilleure résistance la conséquence d’un plus grand attachement aux valeurs de l’alphabétisation ? L’étude de l’école démontrera dans un instant qu’on peut aussi le penser.
LE SYSTÈME SCOLAIRE
42Rappelons-le d’emblée : on ne dispose pas, pour décrire le système scolaire vendômois du xviiie siècle, de sources qui en permettent une approche quantifiée, à quelque niveau que ce soit. Dans ces conditions, les développements qui suivent ne sauraient constituer davantage qu’une mise en place purement qualitative de ce système.
LES LUMIÈRES DE LA VILLE
43A Vendôme, c’est naturellement le collège — devenu Ecole royale militaire en 1776 — qui brille du plus grand éclat. Cet établissement s’est progressivement mis en place durant le dernier quart du xvie siècle et le premier quart du xviie, jusqu’à ce qu’à la fin de cette période il acquière quelques-uns de ses principaux traits7. En 1619 d’abord, quand à l’initiative du duc César il échange avec les frères de la Maison-Dieu leur bâtiment contre la maison de Chicheray qu’il occupait jusqu’alors ; par cet acte, non seulement le collège hérite des droits féodaux, des fiefs et des terres que l’hôtel-Dieu détenait auparavant (y compris sa maison et terre de Courtiras), mais encore il se trouve placé au cœur de la cité (même si d’importants travaux sont nécessaires avant l’installation définitive), et il est permis de trouver quelque valeur symbolique à une mutation qui substitue ainsi, en un lieu que l’évolution de la ville rend de plus en plus central, les jeunes fréquentant le collège aux malades qui y étaient accueillis jusqu’alors. En 1623 ensuite, autre date décisive, c’est encore le duc César qui fait appel aux Oratoriens pour diriger le collège, après avoir en vain sollicité les Jésuites, qui refusent sa proposition pour ne pas nuire à leur établissement voisin de Blois.
44La durée de cette gestation — un grand demi-siècle — s’explique à la fois par les troubles de l’époque — temps de guerres civiles et religieuses — et par l’ampleur des enjeux que mettait en cause la fondation du nouvel établissement. Enjeu pédagogique d’abord, le collège de Vendôme s’inscrivant dans le vaste mouvement qui aboutit à ce moment à l’apparition de l’enseignement secondaire, niveau intermédiaire appelé à connaître un succès durable, entre l’enseignement élémentaire qui assure l’acquisition des rudiments et l’enseignement de haut niveau, et à finalité déjà professionnelle, que dispensent les facultés des universités. Mais cette innovation renvoie elle-même à un enjeu social, le nouvel établissement visant, comme tous les collèges créés à la même époque, à permettre aux fils d’une élite citadine « de franchir quelques échelons supplémentaires dans la hiérarchie des offices et, surtout, de se former à une manière de vivre, sage et érudite, distincte à la fois de celle de l’ancienne noblesse et de celle de la bourgeoisie marchande »8 — et le permettant d’autant plus commodément qu’il est implanté à proximité des populations concernées. Enfin, le collège représente un enjeu religieux : parce qu’il s’inscrit dans la vaste entreprise de réforme et de contre-réforme développée à l’époque ; et aussi parce qu’il met en cause des rivalités entre congrégations — en l’espèce, ici, Jésuites et Oratoriens, au profit, finalement, de ces derniers. L’ampleur même de ces enjeux explique les sollicitudes dont le collège est l’objet : il y a incontestablement à son égard, à l’origine de son existence, une politique ducale, une politique municipale, une politique oratorienne.
45Sans doute au xviiie siècle toute cette histoire peut-elle apparaître bien ancienne. Pourtant, elle continue à fortement peser sur le destin mutuel de la ville et de son principal établissement d’enseignement. Le collège, qui demeure l’une des plus illustres institutions de la cité, porte le nom de César de Vendôme, contribuant à perpétuer le souvenir d’une identité ducale perdue. Les temps forts de son existence, tels la distribution des prix, annuelle depuis 1758, ou les exercices publics présentés par les élèves membres de l’académie organisée en son sein en 1761 jalonnent le calendrier festif vendômois. C’est au collège encore que la ville est redevable de ce qu’on peut considérer comme sa première bibliothèque publique, depuis qu’en 1700 un de ses anciens élèves, René Augry, lieutenant en l’élection, a légué ses livres aux Oratoriens, à charge pour eux d’en accorder l’usage aux « honnêtes gens ». La présence même des Oratoriens à Vendôme ne demeure pas sans conséquences : sur le plan pédagogique, les responsables du collège y introduisent des éléments novateurs, notamment en matière d’enseignement des sciences, qui trouvent des relais dans la société urbaine (comme en témoigne le cas de Michel Simon) ; et d’un point de vue religieux, on a eu l’occasion de dire déjà le rôle joué par les Oratoriens dans l’essor du jansénisme dans la région. Enfin, la réussite du collège a une dimension économique, comme le souligne un Mémoire de 1763 : « Ces 240 écoliers [qui fréquentent l’établissement] procurent à Vendôme des avantages bien précieux qui occasionnent annuellement une circulation de près de deux cent mille livres »9.
46Tous ces éléments témoignent de l’importance du rayonnement du collège. Mais c’est naturellement à partir du recrutement de l’établissement que ce rayonnement doit surtout se saisir. Cela suppose que soit d’abord situé l’effectif de ses élèves. Mais pendant longtemps, on ne dispose à cet égard que d’indications très ponctuelles10. On sait qu’en 1705 le nombre des pensionnaires est de 18, nombre qui à peu de chose près semble valoir pour la plus grande partie du règne de Louis XIV. En 1763, ce nombre a nettement augmenté : le Mémoire déjà cité nous apprend que l’établissement compte alors 60 pensionnaires, et est fréquenté en tout par 240 élèves. Au cours des années suivantes, l’effectif des pensionnaires ne cesse de s’accroître : 80 en 1775, 122 (y compris 34 élèves du roi) en 1777, alors que le collège est devenu Ecole royale militaire, 130 en 1778 (y compris toujours les élèves du roi), 154 en 1785, 222 en 1787. Ce spectaculaire essor doit se relier aux importants agrandissements qui ne cessent d’affecter l’établissement, et qui s’accélèrent nettement à la fin de l’Ancien Régime : aux premiers bâtiments construits au xviie siècle en 1639 (côté sud de la cour centrale) et en 1676 (côté nord) s’en ajoutent en effet, dans le même style de pierre et de brique, un troisième en 1762 (côté ouest) et un quatrième en 1777 (côté est), cependant qu’est édifié en 1778-1779 le bâtiment de la rue Saint-Jacques : tous ces travaux ont pour effet de doter la ville d’un de ses plus imposants ensembles architecturaux, complété vers le sud par un parc. Toutefois, si le nombre des pensionnaires augmente rapidement, la fréquentation globale du collège devenu Ecole royale militaire ne connaît pas une évolution analogue : la fréquentation totale qu’indique le chevalier de Reynaud en 1787 — soit 251 élèves — est à peine supérieure à celle de 240 élèves signalée par le Mémoire de 1763. Un tel constat suggère des changements dans la clientèle de l’établissement.
47En effet, le rayonnement d’un établissement scolaire ne se mesure pas qu’au nombre de ses élèves. Son succès doit s’apprécier aussi à partir de la « qualité sociale » de ceux qui le fréquentent. De ce point de vue, une première indication est fournie par le Mémoire de 1763, qui précise : « Le collège est formé par le concours de trois pensions : celle de l’Oratoire (60 élèves) et deux autres (150 enfants) tenues par deux maîtres particuliers ; il faut y ajouter une trentaine d’écoliers répandus en ville [...] Orléans, Blois, Tours, Poitiers, Bordeaux, Bourges, etc. s’empressent d’envoyer ici la fleur et l’élite de leur jeunesse ». Ce texte ne se borne pas à éclairer le fonctionnement de l’institution, en distinguant ses propres pensionnaires, ceux qui sont logés dans des pensions particulières, et enfin les externes. Il insiste aussi sur le rayonnement géographique du collège : celui-ci est confirmé par les listes publiées par Bonhoure, qui le révèlent plus large encore, puisque s’étendant, comme cela a déjà été dit, à tout l’ouest du royaume — du Bordelais à Dunkerque en passant par la Bretagne — et au-delà aux Antilles et à l’Amérique.
48Un quart de siècle après le Mémoire de 1763, la situation décrite en 1787 par le chevalier de Reynaud révèle une sensible évolution : sur fond, rappelons-le, de stabilité globale des effectifs, les pensionnaires propres de l’établissement qui en 1763 représentaient 25 % de ses élèves en regroupent désormais 88 %. Surtout, en 1787, 64,5 % de l’ensemble des élèves sont nobles, et cette proportion monte à 82 % chez les pensionnaires — soit la plus élevée, avec celle de Pont-à-Mousson, de toutes les Ecoles royales militaires. Or, si à l’évidence les pensionnaires se sont toujours recruté dans les groupes aisés de la population — en 1705 déjà, le montant de la pension est de 225 à 230 livres —, l’évolution des dernières décennies de l’Ancien Régime ne peut que conforter la tonalité mondaine de la vie de l’établissement. Celle-ci est sensible du reste jusque dans ses effets pervers. Labiée, élève de rhétorique à la fin de l’Ancien Régime, raconte comment peuvent ainsi se développer de véritables injustices : « Votre amplification a été jugée la meilleure, lui explique un Père Oratorien, mais un autre que vous sera nommé pour le prix. Il est de l’honneur du collège que ce prix soit donné à un de ses pensionnaires. Vous serez dédommagé, vous aurez les livres formant le prix et d’autres faveurs »11.
49Ainsi se trouvent réunis, dans le collège devenu Ecole militaire, tous les signes, positifs comme négatifs, de la réussite d’un grand établissement scolaire. Mais du même coup se trouve dans une certaine mesure relativisée son influence culturelle au sein de la société locale, urbaine ou provinciale. Le Mémoire de 1763, antérieur donc à la création de l’Ecole militaire, soulignait déjà qu’ « on ne compte guère plus de douze ou quinze Vendômois dans le collège », soit 5 à 7 % seulement de l’effectif total de l’établissement. En 1787, le chevalier de Reynaud mentionne certes 62 externes, sur un total de 251 élèves, soit une proportion sensiblement supérieure (25 %). Mais rien ne dit que tous ces externes sont des Vendômois : on peut penser au contraire que certains sont d’origine extérieure à la ville, et qu’ils n’apparaissent au titre des externes par rapport à l’Ecole que parce qu’ils sont logés ailleurs, chez des particuliers ou dans des institutions privées, selon le modèle que suggérait le Mémoire de 1763. En bref, l’établissement est bien vendômois par son implantation, et largement vendômois aussi par son rayonnement. Mais par son recrutement son horizon est bien plus vaste que la région. Cela vaut aussi, du reste, pour les enseignants qui y travaillent, en raison même de la mobilité des carrières oratoriennes : rappelons, en s’en tenant à ces exemples, que deux des Oratoriens qui compteront dans l’histoire ultérieure de l’établissement, Jean-Philibert Dessaignes et Lazare-François Mareschal, sont nés respectivement au Puy-en-Velay et à Orgelet, dans le Jura12. Extérieurs à la ville le plus souvent, les Oratoriens se signalent aussi, à la fin de l’Ancien Régime, par une grande jeunesse. Sur les 19 que compte l’établissement en 1789 et dont l’âge est déterminé (celui de 3 autres demeurant inconnu), les trois plus vieux n’ont pas atteint la cinquantaine et 14 ont moins de 30 ans : voici qui suggère un décalage supplémentaire entre l’établissement et les personnalités influentes de la bonne société de la ville qui l’accueille13.
50Cependant, il ne faudrait pas, à partir de là, minimiser à l’excès le rôle du collège dans la société locale. Sans doute la majorité des élèves qui le fréquentent lui sont-ils étrangers. Sans doute aussi les exercices académiques qui nous sont parvenus attestent-ils un niveau culturel qui n’est pas celui des couches populaires. Ainsi en 1758 une affiche annonce-t-elle un exercice de quatrième au cours duquel des élèves répondront sur les vies de Miltiade et Thémistocle, sur Virgile, sur l’histoire de Charles XII, avant de présenter un plaidoyer au cours duquel Philippe, roi de Macédoine, refuse de prononcer entre Persée, qui accuse Démétrius, son frère, d’avoir voulu l’assassiner, et Démétrius qui s’en défend. En 1763, une autre affiche annonçant un exercice sur les éléments de mathématique donne cette intéressante précision quant à la modernité du programme des études du collège : « L’étude de la Physique est inséparable de celle des Mathématiques. Les Eléments d’Algèbre et de Géométrie, que nous présentons au Public, serviront d’introduction à la Physique Newtonienne, qui bientôt fera l’objet de nos études et le sujet de nos Exercices Académiques »14. Ce sont certes là des préoccupations fort éloignées des esprits populaires. Pour autant, est-il abusif de penser que des gens appartenant à des catégories sociales un peu plus élevées ont pu être davantage concernés par ce type de programme ? Le très probable passage au collège de Michel Simon, fils de maître sellier, celui de tel fils de maître boulanger attesté par un acte de sépulture indiquent qu’une modeste bourgeoisie urbaine pouvait faire accéder ses enfants à l’enseignement de l’illustre établissement. De ce point de vue, sa proximité lui conférait un réel avantage sur les habitants du reste de la province, pour lesquels se posait un problème de logement en ville, donc de coût. Car c’est bien au niveau de l’externat que se joue l’élargissement social du recrutement du collège, et donc, en dernière analyse, les possibilités de promotion qu’il ouvre. Le rapport du chevalier de Reynaud est de ce point de vue éloquent : alors qu’il mentionne 64,5 % de nobles parmi les 251 élèves de l’établissement, il n’en trouve qu’un parmi les 62 externes ! Concluons donc sur ce point : le collège est une institution au rayonnement très large, dont la ville tire certains avantages. Mais du point de vue strictement éducatif, ceux-ci ne peuvent guère jouer que pour une frange moyenne de la société urbaine (et beaucoup moins provinciale), qu’on peut rattacher à la modeste bourgeoisie (notamment celle des maîtres et des boutiquiers), dans la mesure où les couches supérieures de la population auraient eu de toute façon les moyens d’acquérir une éducation, et où en tout état de cause les couches populaires n’y accèdent pas. Voici qui relativise la portée locale du collège. Toutefois, il convient de souligner que, si limitée soit-elle, l’influence de l’établissement sur la société urbaine se fait sentir à un niveau critique de cette dernière — celui où se jouent, généralement sur plusieurs générations, les processus de promotion qui représentent l’une des grandes dynamiques de la vie citadine de l’époque.
51Pour les garçons des couches populaires qui n’ont pas accès au collège, ne restent que les petites écoles. L’abbé Métais indique qu’un rôle de 1693 mentionne sept maîtres d’école, et il signale tout au long du xviiie siècle des maîtres vendômois15. En 1713, le chantre du chapitre Saint-Georges se voit définitivement confirmer le droit « de choisir et nommer des maîtres et maîtresses des petites escolles [...] les examiner et interroger avant que d’estre admis à l’exercice de la ditte maîtrise d’escolles ». Le même acte précise les obligations de ces maîtres : « à la charge d’instruire les enfants dans la religion catholique, apostolique et romaine [...] dans les mœurs et connaissances licites et honnestes ». Rien là de bien original on le voit : Vendôme reproduit le système des petites écoles (pour les filles comme pour les garçons du reste) tel qu’on le retrouvera dans un instant dans les campagnes. Il faut cependant souligner, avec l’abbé Métais, que « ces maîtres [...] devaient recevoir une rétribution pécuniaire, car nulle fondation à Vendôme n’était venue leur assurer une condition d’existence suffisamment honorable pour leur permettre de donner à tous les enfants l’instruction purement gratuite ». Cette barrière économique est décisive pour toute une fraction de la population, quand on sait la place que tenait la pauvreté dans la société urbaine, et aboutit à lui fermer l’accès des petites écoles : ainsi s’explique la proportion de non-signants parmi les conjoints vendômois à la fin de l’Ancien Régime.
52Au terme de cette trop rapide présentation du système scolaire vendômois masculin du xviiie siècle, il apparaît que le jeu de l’offre et de l’attente culturelles combiné à celui des possibilités économiques aboutit à deux grandes conséquences : en premier lieu une forte hiérarchisation de la société vendômoise, depuis ceux qui ont pleinement accès à l’enseignement du collège jusqu’à ceux qui se trouvent exclus même des petites écoles — hiérarchisation qui cependant s’organise moins à partir de barrières étanches qu’à partir de zones de transition où le passage se fait en fonction des choix et des possibilités du moment ; et en second lieu un décalage en quelque sorte spatial entre un système scolaire (considéré globalement) et la société qui l’accueille, dans la mesure où ce système acculture des gens extérieurs à la ville (grâce au collège) alors qu’il n’atteint pas les habitants les plus modestes de cette dernière.
53En ce qui concerne les filles, à côté de la maison du Calvaire créée en 1625, c’est surtout sur celle des Ursulines, fondée en 1632, qu’il faut insister. A bien des égards, cette institution apparaît symétrique de celle des Oratoriens, avec laquelle du reste elle entretient des liens étroits, et dont elle reprend la dénomination de collège. Comme celle de l’établissement des Oratoriens, la fondation de la maison des Ursulines intervient dans le contexte de contre-réforme catholique du premier xviie siècle, lequel se prolonge à l’époque de Louis XIV quand on lui confie de jeunes protestantes afin de les convertir, ce qui ne va pas toujours de soi16. Comme celle du collège aussi, l’histoire de l’institution des Ursulines sera pendant la première moitié du xviiie siècle fortement marquée par le jansénisme, ainsi qu’on l’a déjà observé.
54A l’origine pourtant, les notables vendômois ne manifestent guère d’empressement à accueillir la nouvelle institution, voulue par l’évêque de Chartres Louis d’Etampes et par la duchesse de Vendôme Françoise de Lorraine, épouse de César. Ils n’acceptent en effet son implantation dans la ville que « moyennant que ledit établissement ne soit à charge auxdits habitants, soit pour la fondation, bâtiments, nourriture, et autres charges quelconques »17.
55Et pourtant, le couvent prospère rapidement, comme le montre son expansion foncière dans le faubourg Chartrain où l’a installé en 1635 Françoise de Lorraine — en un lieu moins prestigieux donc, soit dit au passage, que celui où César a installé quelques années plus tôt le collège des Oratoriens : après avoir fait bâtir un grand dortoir en 1642, puis une chapelle entre 1662 et 1670, et de nouveaux bâtiments au cours des années suivantes (notamment pour accueillir les jeunes protestantes), les Ursulines multiplient les acquisitions en direction du Loir et se trouvent à la fin du règne de Louis XIV à la tête d’une propriété de 3 ha d’un seul tenant dans ce secteur de la ville — sans préjuger naturellement des biens qu’elles détiennent dans les campagnes environnantes, et particulièrement en Beauce, ni des rentes qu’elles perçoivent, à hauteur de 2 300 livres par an en 171918. La meilleure société de la région est impliquée dans la vie de l’établissement. On a déjà mentionné parmi les religieuses des Salmon du Châtellier. Mais au nombre des supérieures qui ont dirigé le couvent au xviiie siècle se trouvent aussi une de Remilly, une Neils de Bréviande, une Taillevis, toutes issues de familles tenant les premiers rangs en Vendômois19. Ce sont du reste les dots de ces religieuses, ajoutées à quelques dons, qui ont assuré au départ la fortune de la maison.
56Au-delà de ces notations, aucune source ne fournit d’évaluation numérique du rayonnement de la maison. Sans doute voit-on que conformément à l’usage qui a cours dans les couvents d’Ursulines, l’établissement reçoit à la fois des pensionnaires et des externes. On sait que les premières sont habituellement issues des groupes supérieurs de la société, si bien que leurs familles peuvent acquitter des prix de pension élevés : de fait, à suivre des indications comptables datant de 1719, la maison, n’ayant qu’environ 5 000 livres de revenu annuel (en rentes et fermages) pour des charges de l’ordre de 12 600 livres, ne peut assurer son équilibre financier sans l’apport substantiel de ces pensions. S’agissant des externes au contraire, l’enseignement en est en principe gratuit : c’est du moins ce qu’imposaient les lettres patentes de Françoise de Lorraine instituant la maison, conformément à la pratique courante des maisons d’Ursulines — cet accueil des externes concernant en général un nombre d’élèves beaucoup plus élevé que celui des pensionnaires.
57Dans ces conditions, c’est évidemment à l’externat qu’il faut surtout s’attacher pour apprécier l’influence culturelle de l’institution dans la société locale. Un règlement de 172620 précise l’esprit de ces classes, qui se tiennent du lendemain de la Toussaint (2 novembre) à l’exaltation de la Sainte Croix (14 septembre), tous les jours de 8 heures à 10 heures et de 13 heures à 16 heures. S’y lit d’abord, bien entendu, la finalité chrétienne d’un enseignement qui vise à ce que le collège « paroisse un séminaire de toutes les vertus, particulièrement un grand zèle et amour pour la pureté du corps et de l’âme, une humilité et douceur d’esprit convenable aux enfans qui doivent par un dessein particulier honorer et se lier à la très sainte enfance de Jésus-Christ ». Cette finalité explique que les religieuses souhaitent que leurs élèves entendent quotidiennement la messe, et qu’elles attachent une grande importance à leur moralité, en précisant qu’elles renverront celles chez lesquelles elles auront reconnu « quelque vice incorrigible ». En outre, tous les jours pendant une heure, les élèves « sont instruites sur tous les mystères de la foi, et l’explication du catéchisme et des solennités de l’Eglise ». En revanche, « on n’ouvre point [...] le collège les jeudi, lundi et mardi gras, à cause des désordres qui se font dans les rues », mais on exhorte « les écolières [...] d’emploïer ces jours-là en œuvres de piété et de dévotion » — beau témoignage sur la distance que l’Eglise de la réforme catholique entend introduire entre ses pratiques et celles qui s’enracinent dans la tradition populaire.
58En dehors de ces valeurs religieuses et morales, le règlement traduit aussi, mais à un moindre degré, des préoccupations plus neuves, concernant la propreté et l’hygiène : « Les filles sont averties [...] de se tenir proprement et nettement vêtues, afin de n’apporter aucune mauvaise odeur qui puisse incommoder », précise l’article 15. Et l’article 16 avertit : « Nous n’admettrons aucune fille au collège qui ait le mal caduc, écrouelles ou autres maladies communicatives, de peur que d’autres ne viennent à prendre ces maux contagieux ».
59Tels sont les principaux objectifs des Ursulines dans leur entreprise d’encadrement de la société vendômoise, par éducation des filles interposée. Dans leur règlement, ces préoccupations occupent une place bien plus grande que l’enseignement proprement dit, lequel ne fait l’objet que du seul article 9 : « Nous leur enseignons à bien lire en latin et en françois, écrire, compter et chiffrer à la plume et au jet, à travailler à plusieurs sortes d’ouvrage, afin que les pauvres apprennent à gagner leur vie et les riches à éviter l’oisiveté ».
60Un tel programme s’attache d’abord à prendre en compte la spécificité féminine — telle qu’on la conçoit alors — en juxtaposant aux acquisitions intellectuelles des apprentissages manuels. On ne trouve pas habituellement dans les règlements des établissements masculins, en effet, d’équivalent à la mention aux « sortes d’ouvrages » qui figure ici. A cet égard, plus que la notation utilitaire relative aux pauvres, c’est celle qui concerne les riches qu’il faut souligner : aux femmes en effet, il convient d’« éviter l’oisiveté », même à celles qui auraient les moyens matériels de l’assumer. On reconnaît là l’attitude classique qui consiste à les occuper manuellement, afin que les gestes et l’attention requis par leur tâche mobilisent à chaque instant leur corps et leur esprit en les empêchant de s’évader vers des horizons toujours redoutés : la discipline morale et sociale passe ici par celle du corps, assurée grâce aux contraintes du travail manuel.
61D’autre part, ce programme renvoie, comme l’ensemble du règlement du reste, à la hiérarchie de la société vendômoise. Sans doute cette hiérarchie est-elle censée s’abolir aux portes de la maison. L’article 15 du règlement précise ainsi que si une fille « aiant été reprise de saleté ne se corrige point, l’entrée du collège lui sera interdite, après avoir averti ses parens qu’elle n’est rejettée pour sa pauvreté, de laquelle nous faisons profession, mais pour sa saleté ». De même est-il prévu à l’article 8 que les filles se rangeront par banc selon leur science et [que] quand elles seront soigneuses d’apprendre et de devancer leurs compagnes, elles changeront de place, cependant que l’article 9 stipule, on le sait, que toutes apprendront « à travailler à plusieurs sortes d’ouvrages » manuels. Mais diverses notations indiquent que le rang social des élèves est davantage pris en compte dans le collège que certains passages du règlement veulent le laisser entendre. Quand l’article 15 demande aux filles « de se tenir proprement et nettement vêtues », c’est en avertissant, de manière explicite, « particulièrement les pauvres ». Ainsi les Ursulines ne font-elles pas abstraction de l’appartenance sociale de leurs élèves. C’est vrai aussi, naturellement, en ce qui concerne le devenir de ces dernières, comme on l’a déjà constaté à travers telle notation sur les travaux d’aiguille. Dans ces conditions, tout laisse à penser que le programme énoncé à l’article 9 ne vaut en son entier, et en particulier pour ce qui concerne le latin, que pour les élèves issues des couches supérieures de la société. De ce point de vue, l’établissement des Ursulines reproduit assez bien, en ce qui concerne les filles, le schéma déjà présenté pour les garçons à propos du collège, celui d’une institution qui n’offre de possibilités d’éducation étendue qu’aux membres d’une frange assez étroite de la population urbaine. A un niveau plus modeste cependant, la maison des Ursulines semble bien fonctionner à la manière d’une petite école assurant les apprentissages élémentaires de la lecture, de l’écriture et du calcul. Et compte tenu du fait qu’alors l’établissement ne se borne pas à l’acquisition de ces rudiments, mais qu’il les dispense dans un contexte de formation des âmes, de discipline morale et même de dressage des corps, on peut penser qu’il bénéficie d’une fréquentation importante, pour des raisons qui ne se retrouvent pas à un tel degré chez les garçons. Faut-il voir là, à partir du moment où il est clair que l’offre d’enseignement est pour les deux sexes relativement importante à Vendôme — car pour les filles aussi existent des petites écoles, comme l’indique, malheureusement bien rapidement, l’abbé Métais21 —, une des raisons de l’avance des filles sur les garçons constatée dans la ville en matière d’alphabétisation ? L’hypothèse n’est pas invraisemblable, mais les sources manquent qui permettraient de la valider.
LES PETITES ÉCOLES RURALES
62Pas plus que pour les niveaux supérieurs de l’enseignement on ne dispose pour les petites écoles de sources en donnant une vue d’ensemble précise22. Impossible dans ces conditions de connaître le détail de leur géographie, et plus encore d’apprécier leur exacte influence à travers leur fréquentation. Ici encore, il faudra s’en tenir aux grands principes du fonctionnement d’un système, sans prétendre en quantifier le développement ou le rendement.
63En fait, compte tenu de l’absence de documents d’origine administrative, qu’ils émanent des bureaux de l’intendance ou de ceux de l’évêché, c’est dans les archives notariales qu’il faut chercher ces informations sur les petites écoles. Ce qui n’est pas sans inconvénient. D’une part, on ne peut attendre de tels documents que des indications ponctuelles, qui n’ont certes pas la valeur de sources plus globales, mais dont il faut bien se contenter, nécessité faisant loi. D’autre part, leur mise en œuvre exige de longs dépouillements. Fort heureusement, ce travail a été largement effectué à la fin du siècle dernier par un certain nombre d’érudits locaux, au premier rang desquels l’abbé Métais23. Sans doute leurs recherches ne sont-elles pas exhaustives — eux-mêmes ne le prétendent pas. Mais quand ils les entreprennent, dans le contexte politique des luttes développées au début de la IIIe République autour de l’école, ils sont animés par un réel zèle militant. Selon les mots mêmes de l’abbé Métais, le plus productif d’entre eux, ils entendent démontrer que « c’est [...] une erreur historique et une infâme calomnie de mettre en doute le dévouement, le désintéressement et le zèle du clergé avant la Révolution pour la diffusion et l’amélioration de l’instruction gratuite et populaire ». Un tel état d’esprit permet de penser qu’ils ont cherché à établir un tableau aussi nourri que possible, qui accrédite au mieux leur thèse : en d’autres termes, on peut tenir leurs publications non pour une description complète du réseau scolaire, mais bien pour celle d’un échantillonnage instructif sur ce dernier. Reste enfin, dernier point, le problème de la distorsion qu’introduit le recours à la source notariale. Il est clair en effet que ce type d’archive saisit mieux certaines catégories d’écoles (en l’occurrence, on le verra, les écoles de fondation) que d’autres, si bien qu’il ne faut pas en attendre une approche exacte de la répartition entre ces catégories. En revanche, il semble bien qu’aucune sorte d’école ne lui échappe complètement, si bien qu’on peut espérer à travers cette source comprendre le fonctionnement de tous les types de petites écoles.
64C’est qu’il y a, en effet, petite école et petite école. Parmi elles, cas un peu particulier, celles qui sont qualifiées de collèges. Ces collèges se rencontrent au xviiie siècle dans plusieurs localités du Vendômois. On ne s’étonnera guère d’en trouver à Montoire et à Mondoubleau, lieux au caractère urbain marqué. On est davantage surpris d’en trouver dans des localités plus modestes, telles que Savigny, et surtout Couture et Sougé. Dans ces cas, la dénomination du collège peut s’expliquer par la décision du fondateur, et elle témoigne alors davantage sur la mentalité de ce dernier, et le prestige que conserve à ses yeux un type d’établissement qu’il a vraisemblablement fréquenté, que sur les caractères de l’institution qu’il crée. Sans doute peut-on dans certains cas trouver une justification pédagogique à la dénomination : ainsi à Montoire, où on y enseigne le latin, et où le règlement prévoit que le maître doit pouvoir présenter des élèves en troisième dans un grand collège -— ce qui revient à considérer l’établissement montoirien comme un petit collège, ou un collège de second ordre. Par ce biais, on saisit sans doute une articulation, qui se retrouve à Mondoubleau et à Souday, entre l’enseignement élémentaire et celui des véritables collèges. Mais il ne faut pas en exagérer la portée. Certains de ces établissements sont dans les documents indifféremment qualifiés d’école ou de collège. D’autres au contraire, comme ceux de Savigny et de Couture, qui s’affirment pourtant clairement collèges, n’affichent pas explicitement cette intention de conduire leurs élèves jusqu’au niveau supérieur visé à Montoire, à Mondoubleau ou à Souday. Au demeurant, plusieurs textes ne permettent pas de douter de la modestie de certains de ces établissements, et invitent donc à sérieusement en relativiser l’impact : ainsi d’un procès-verbal de visite du collège de Sougé en 174424 ou d’un rapport de la municipalité de Savigny sur le collège de la ville au début de la Révolution25.
65Par leur origine institutionnelle du reste, les collèges qui viennent d’être évoqués ne se distinguent pas de nombreuses petites écoles ordinaires de la région : celles-ci aussi doivent leur existence à une ou plusieurs fondations pieuses assurées par des legs de notables destinés à assurer tout ou partie de leur entretien. A suivre l’abbé Métais, ce type d’école se rencontre principalement dans l’ouest de la région et dans la vallée du Loir26. Les actes de fondation retrouvés par cet érudit remontent surtout au début du règne de Louis XIV et plus encore aux années 20 et 30 du xviiie siècle ; au cours des décennies suivantes s’observe un très net recul de ce geste fondateur, suivi d’une sensible reprise à l’époque de Louis XVI (graphique ci-dessous). Dans sa dernière partie, cette évolution est conforme aux infléchissements déjà constatés, pour d’autres gestes et à partir d’autres sources, au chapitre précédent. En revanche, s’agissant du premier xviie siècle, elle met très nettement en évidence l’attention décisive que portent alors les notables de la région à la création d’écoles.
66Sans surprise, ces fondations sont très majoritairement le fait de nobles et d’ecclésiastiques. L’abbé Métais a retrouvé la trace de 34 fondateurs, et dans 30 de ces cas, le statut social en est connu : 13 fois ce fondateur se rattache à l’aristocratie, et 14 au clergé. A l’évidence, ces hommes, et parfois ces femmes, assument là leur fonction d’encadrement idéologique dont on précisera dans un instant les contours. Concrètement, le schéma central de ces fondations est toujours le même : le legs constitue un capital dont la rente doit assurer l’existence de l’école, et donc d’abord celle du maître. Il est assez rare cependant que les ressources ainsi procurées suffisent à couvrir l’ensemble de la charge de l’école, et c’est pourquoi il est peu fréquent que la gratuité soit complète pour tous, comme on le constate à l’école de filles de Choue, ou à celle de garçons de Souday, dont le règlement de 1741 limite toutefois strictement le bénéfice aux enfants de la paroisse27. A l’école de filles de Souday, le règlement, établi en 1722 par les fondatrices, évoque certes la gratuité totale, mais ne l’impose pas28. Le plus souvent en effet, l’école n’est gratuite que pour les enfants pauvres (ou certains d’entre eux), alors que les autres n’y ont accès que moyennant une rétribution calculée en fonction du niveau d’apprentissage atteint. A Sargé, un règlement de 1763, qui déclare « gratuit [...] l’enseignement de la lecture et de l’écriture et des premiers éléments de la langue française », autorise le maître à demander un écu par an « aux élèves qui désireraient acquérir des connaissances plus étendues ». Beaucoup plus précis, le règlement de 1740 de l’école des garçons de Montoire prévoit que « les enfans... qui n’auront point de certifficat [de pauvreté établi par les sieurs curez] payeront pour chacun mois scavoir : ceux qui apprennent les principes de la langue latine 20 sols, et lorsqu’ils feront des thèmes 30 sols ; ceux qui apprendront seulement à lire, écrire et l’arithmétique, 10 sols ; et ceux qui commenceront à apprendre à lire, 5 sols »29.
67Mais l’école de fondation charitable n’est pas la seule à se rencontrer dans le Vendômois de l’époque, comme en témoignent les deux textes suivants. Voici d’abord, à Trôo, dans la vallée du Loir, le procès-verbal d’une assemblée des habitants, réunis le dimanche 25 octobre 1778, « au-devant de la grande porte et principale entrée de l’église paroissiale [...] issue de la messe de paroisse [...] pour conférer entr’eux tant sur la nécessité de procurer aux enfans un maître digne de leur donner des principes de la lecture et de l’écriture, et par son exemple des mœurs pures [...] ».
68L’assemblée s’accorde sur la nomination « pour maître des petites écoles de leur communauté » du sieur Claude-Antoine Maillot, « aux rétributions de dix sols aussi tôt [que l’élève] commencera à lire le latin et le françois tout ensemble, quinze sols lors et au moment qu’il commencera à écrire, vingt sols lors qu’il passera à l’arhitmétique, le tout pour chacun mois [...] Et comme la communauté desdits habitants n’a entendu faire la nomination dudit Sr Maillot pour maître d’école d’icelle que pour le bon plaisir de Mgr l’illustrissime et révérendissime évêque du Mans [...] [elle le requiert] d’y acquiescer et de la confirmer [...] »30. Voici ensuite, à Crucheray, en Beauce, une autre assemblée d’habitants recevant « Antoine Basse, pour remplir les fonctions de sonneur, pour sonner tous les offices, l’angelus et dans le temps d’orage, chanter aux offices, faire le catéchisme [...] et en outre, sur les thémoignages qui nous ont été rendus de la probité, bonne conduite et talens et capacité dud. Antoine Basse, l’avons approuvé et reçu pour montrer les petites écoles, avec application, avec zèle et succès [...] le tout aux conditions suivantes qu’on lui donnera pour ses honoraires 2 septiers de bled froment, 3 livres, et les honoraires accoutumés pour les services funèbres et mariages. Les habitants s’engagent à lui donner honnêtement les œufs de Pâques et la glane. Il sera logé dans une maison de la fabrique »31.
69Ainsi d’un point de vue institutionnel ces exemples suggèrent-ils la présence, à côté de celles qui reposent sur une fondation, d’écoles qui fonctionnent grâce à l’écolage, comme à Trôo, et d’autres dont l’existence est assurée par la fabrique, conformément au modèle qui a cours à Crucheray. De ce que les écoles de fondation apparaissent plus fréquemment sous la plume de l’abbé Métais, il ne faut pas, répétons-le, tirer de conclusion abusive : celles-ci mettent en jeu des notables, et il y a de fortes chances, dans ces conditions, pour que la trace s’en conserve davantage, sans qu’il soit possible de donner à ce constat une portée statistique32. En revanche, les mécanismes qui viennent d’être rapportés permettent de replacer ces différentes écoles dans l’économie générale de la société où elles sont implantées.
70Une telle analyse conduit d’abord à distinguer nettement les écoles de fondation, instituées par les notables, donc d’en haut, des autres qui, à travers des modalités diverses, relèvent de l’initiative des habitants (même si c’est sous le contrôle des autorités ecclésiastiques), ce qui revient à dire qu’elles sont créées d’en bas. Sera-t-on surpris, compte tenu de ce que l’on sait de la société régionale, que le premier cas soit celui de l’Ouest, dont on a dit la faible cohésion des communautés paroissiales, cependant que le second se rencontre dans la vallée du Loir et la Beauce, où les solidarités sont plus affirmées ? Au-delà de cette première distinction cependant, la comparaison entre Trôo et Crucheray en révèle une seconde. Si dans ces deux cas l’école doit d’exister aux habitants, c’est en raison d’une somme de volontés individuelles dans le premier cas — l’école n’existera qu’autant que suffisamment d’habitants de la paroisse y enverront leurs enfants — alors que dans le second joue une volonté collective et institutionnalisée préalablement même à l’existence de l’école, à travers la fabrique.
71Dans la perspective de l’offre d’école, considérée à la fois d’un point de vue institutionnel et économique, ce dernier partage est important. Il conduit en effet à rapprocher le système de Crucheray de celui des écoles de fondation, dans la mesure où tous deux garantissent l’existence d’une école au village, et d’une école qui peut s’ouvrir à tous, y compris aux pauvres, sans que joue pour ces derniers de barrière matérielle (ce qui ne préjuge cependant pas d’éventuelles autres barrières). Seule différence peut-être : l’ouverture aux pauvres est quantitativement limitée, en général, dans les écoles de fondation (par les termes mêmes de l’acte qui leur a donné naissance), alors qu’elle ne l’est pas, explicitement au moins, dans le texte relatif à Crucheray. Mais on voit bien la distance qui dans le principe, et par-delà ces nuances, sépare ces systèmes de celui de Trôo, où la pratique du paiement individuel, même modeste, introduit une claire discrimination sociale devant l’école au sein de la communauté villageoise.
72Une autre ligne de partage se dessine au sein du système des petites écoles du Vendômois, qui ne recoupe pas celle qui vient d’être présentée à propos des pauvres : c’est celle qui concerne les filles. Sur ce plan en effet, les communautés villageoises, qu’elles agissent selon le modèle de Trôo ou selon celui de Crucheray, apparaissent bien en retrait. Significativement, les deux exemples cités concernent les garçons. Ce n’est pas à dire qu’il n’existe pas au village de système d’instruction pour les filles : l’abbé Métais en signale quelques exemples33. Mais sous ce rapport l’initiative des communautés est sans nul doute plus timide que celle des notables agissant dans le cadre des fondations. Ces derniers disposent, il est vrai, d’une formule qui semble efficace, laquelle consiste à installer dans le village concerné deux religieuses, dont l’une se consacre aux malades et l’autre à l’instruction. Cela se fait le plus souvent avec des sœurs de la Charité de Montoire, communauté fondée dans cette petite ville en 166234 : ainsi à Choue, à Epuisay, à Souday, et pendant un temps à Sargé. Mais on trouve aussi mentionnées des Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul à Morée (où l’école, il est vrai, a été fondée en 1658, avant donc l’apparition des sœurs de la Charité de Montoire), et à partir de 1763 des sœurs de Sillé-le-Guillaume à Sargé.
73La réalité de l’école élémentaire dans le Vendômois du xviiie siècle est : donc, du seul point de vue de la relation qu’elle entretient avec la société, beaucoup plus variée que ne le suggère un vocabulaire trop simple. D’une école organisée et entretenue par la population, ce qui manifeste une demande sociale, à une école créée par des notables animés par un souci d’encadrement et d’acculturation, d’une école financée collectivement et donc ouverte à tous à une école dont la charge revient à ceux-là seuls qui la fréquentent, d’une école attentive d’abord aux garçons à une école qui prend en compte aussi les filles se reflète toute la diversité des médiations pouvant s’établir entre la société locale et la jeunesse à scolariser — ou pour parler autrement, entre la société qui est et celle qui est souhaitée.
74Sur ce dernier point cependant, il ne faut pas se méprendre sur le rôle dévolu aux petites écoles, comme le montre bien le sort fait aux pauvres par certains textes de fondation. Ainsi celui de l’école de charité de Mondoubleau : « Si les pauvres enfans se trouvent dans la même classe ou chambre que les enfans de bourgeois, le maître d’école tiendra les premiers éloignés des autres, avec lesquels ils n’auront aucune communication, mais seulement des manières de déférence et de soumission, et il tiendra la main à ce que les enfans de bourgeois conservent pour eux beaucoup de douceur et de charité »35. Une double barrière se trouve donc clairement établie dans la vie quotidienne de l’école entre riches et pauvres : celle d’abord qu’entraîne la séparation physique, dont la rigueur égale ici celle habituellement établie entre garçons et filles ; et celle des attitudes mutuelles : déférence et soumission du pauvre envers le riche, douceur et charité du riche envers le pauvre. L’école est bien, au moins partiellement, ouverte aux uns et aux autres. Mais il n’entre nullement dans son propos d’effacer les distinctions sociales : bien au contraire, elle vise à en faire intérioriser par tous les contours.
75L’organisation de l’école n’a pas d’effet, cependant, que sur les aspects socio-matériels de son existence. Elle en a aussi sur son fonctionnement pédagogique. Quand l’initiative en revient aux habitants, ceux-ci en général n’attendent pas du maître qu’un service d’enseignement. Ainsi à Crucheray demande-t-on à Antoine Basse qu’outre les fonctions de maître des petites écoles il assure celles de sonneur et de chantre. Il en va de même à Lancé, comme le note Pierre Bordier dans son Journal en 176036, et cette règle semble bien être à peu près générale. Dans les écoles de fondation, c’est plutôt la règle opposée qui prévaut : on a déjà dit comment sont spécialisées les religieuses à qui sont confiées les écoles, et les actes de fondation sont souvent très précis à ce sujet. Ainsi à Mondoubleau est-il prévu « que [le] maître sera uniquement occupé des fonctions importantes et honorables de l’éducation de la jeunesse, sans qu’il puisse vacquer ny se livrer à aucune autre fonction étrangère, soit civile, soit ecclésiastique ». Cependant, cette règle, si elle paraît se vérifier à Souday et à Montoire37, souffre elle aussi des exceptions : au Temple par exemple, école de fondation pourtant, on voit les maîtres cumuler les fonctions d’enseignant et de sacristain ; il est vrai qu’on est ici dans une petite communauté, et ce fait peut contribuer à modifier les caractères que présentent normalement les différents types d’écoles.
76S’agissant de l’existence concrète de ces écoles, le premier trait qui doit être relevé est la place qu’y tient la religion. Cette orientation, conforme, on le sait, à la volonté royale, est reprise localement par les autorités diocésaines, comme le montrent les ordonnances des évêques — tant de Blois que du Mans — qui en rappellent le principe et en précisent les modalités d’application38. Ainsi s’expliquent la place que tiennent le catéchisme et l’assistance à la messe dans ces écoles, ou le lien qui si souvent s’établit entre les fonctions d’enseignant et de sacristain. Les fondateurs d’écoles, qui sont souvent eux-mêmes des ecclésiastiques, reprennent sans difficulté à leur compte ces dispositions, comme en font foi la plupart des règlements39.
77Concernant les maîtres, les travaux de l’abbé Métais fournissent un échantillonnage qui permet de cerner quelque peu leur personnalité. Sur les 32 enseignants qu’il mentionne pour le seul xviiie siècle, 15 sont des prêtres et 7 sont titulaires des ordres mineurs : en d’autres termes, plus des deux tiers relèvent du clergé. Cependant, cette fois encore, il ne faut pas se laisser abuser par une proportion qui tient probablement à la distorsion introduite par les sources en faveur des écoles de fondation, et en conséquence ne pas sous-estimer l’importance numérique des autres maîtres, sur lesquels on reviendra dans un instant. Chez les femmes en revanche, le fait que 10 des 17 enseignantes mentionnées par l’abbé Métais soient des religieuses (ce qui est probablement le cas aussi de plusieurs des 7 autres) reflète probablement mieux la réalité, compte tenu de la place que tiennent les écoles de fondation dans l’enseignement des filles, et du rôle joué par les religieuses dans ces écoles.
78Parmi les enseignants qui n’appartiennent pas au clergé, il est possible d’approcher quelques carrières. Celles-ci révèlent d’abord que si la mobilité des maîtres n’est pas inexistante, elle ne doit pas être exagérée. Antoine Basse, reçu en janvier 1768 à Crucheray, y demeure plus de treize ans, jusqu’en avril 1781, date à laquelle il démissionne pour accepter la maîtrise des écoles de Fossé, en Blésois. Un de ses prédécesseurs dans la paroisse, Lelarge, était demeuré en place sept ans, de 1726 à 1733, comme le fait du reste David à Lancé, de mars 1760 à avril 1767, avant d’aller lui aussi poursuivre sa carrière en Blésois, en Vienne-lès-Blois cette fois. Dans quelques cas s’esquissent même des dynasties d’enseignants. Ainsi à Montoire, à un niveau qui, il est vrai, n’est plus tout à fait celui des petites écoles de village, messire André-Jean Fournier, « grand mairien », enseigne de 1743 à sa mort en 1770, date à laquelle son fils André-Jean, alors âgé de 23 ans, prend sa succession. Dans un autre contexte, au Temple, on voit Calais Masselin, devenu maître d’école et sacristain en 1747, être toujours considéré comme maître d’école en 1790, date à laquelle un de ses parents, Pierre, est sacristain40.
79Au chapitre de la longévité pédagogique, il faut enfin mentionner Claude-Antoine Maillot, de Trôo, même si sa carrière déborde l’Ancien Régime : commencée dans les conditions qu’on a dites en 1778, alors qu’il n’a que 22 ans, elle se poursuit pendant plus d’un demi-siècle (après, il est vrai, une interruption au moment de la Révolution pour exercer des fonctions administratives), puisqu’une enquête de 1833, le retrouve, âgé de 77 ans, dispensant encore son enseignement à une quarantaine d’élèves.
80En général, les documents manquent, qui permettraient d’apprécier la qualité de ces maîtres. Dans le cas des Fournier, compte tenu du titre de « grammairien » qui accompagne leur nom et des exigences du règlement montoirien qui impose la présentation d’élèves au collège, on peut supposer un niveau intellectuel convenable, comme on peut le faire, naturellement, pour les enseignants qui appartiennent au clergé. Mais il n’est pas assuré qu’il en aille toujours de même pour les autres maîtres. Sans lui donner une portée qu’il n’a peut-être pas, le cas de Charles Péan, qui enseigne à Artins de 1771 à 1783 environ, permet d’en douter. En effet, au cours de la procédure entamée en 1787 par les membres de sa famille, pour la plupart notaires, afin que soit prononcée son interdiction à la suite de l’affaiblissement que vient d’entraîner chez lui, à 75 ans, un accès de paralysie, tous les témoins s’accordent à signaler qu’ « auparavant sa dernière maladie de paralysie [...] il était extrêmement simple d’esprit », comme l’affirme Pierre Sarradin, praticien à Trôo, et à avoir « vu led. Péan dans tous les temps avec très peu d’intelligence », comme le dit Martin Charmois, tisserand aussi à Trôo. Mais le témoignage le plus éclairant est bien celui du curé d’Artins, Jean-René Devaux, qui déclare sans état d’âme apparent qu’il « a vu led. Péan pendant douze ans habitant de sa paroisse où il faisait les petites écoles jusqu’à il y a environ quatre ans qu’il est venu demeurer à Trôo, qu’il a toujours reconnu pour avoir peu d’intelligence et simple »41. Voilà qui même dans la vallée du Loir, habituellement plus ouverte que les campagnes environnantes, n’a pas suffi à conduire ce curé — auquel revient pourtant le contrôle de l’école de la paroisse — à se défaire de cet enseignant sexagénaire visiblement incapable d’assurer convenablement ses fonctions.
81Pour appréhender la vie des petites écoles, on ne dispose guère de sources directes, sauf exceptions très ponctuelles, comme ce rapport de visite déjà évoqué du collège de Sougé. Dans ces conditions, force est de s’appuyer sur les règlements de fondation. Sans doute s’agit-il là de textes normatifs, qui définissent plus un idéal qu’ils ne décrivent une réalité effective. Ce n’est pas une raison, cependant, pour adopter à leur égard une attitude hypercritique : leurs auteurs sont trop proches des écoles qu’ils créent, et ils y sont trop influents pour que leur volonté y demeure sans effet. Encore faut-il bien marquer que ces règlements n’entrent pas dans le détail de tous les aspects de la vie scolaire, ce qui laisse subsister des zones d’ombre, et que par ailleurs leurs prescriptions doivent sur le terrain composer peu ou prou avec les attentes et les réactions de la société villageoise. C’est à mesurer d’une part comment dans la réalité quotidienne sont résolues les questions laissées pendantes par les fondateurs, et d’autre part comment dans la pratique la prescription réglementaire est ou non effectivement appliquée, qu’il faut maintenant s’attacher.
82Parmi les zones d’ombre des règlements, la principale concerne les méthodes pédagogiques ayant cours dans les écoles. En effet, les textes des fondateurs stipulent bien que le maître (ou la maîtresse) doit « instruire la jeunesse » (à Choue), est « tenu d’enseigner aux enfants » (à Mondoubleau), doit « instruire et enseigner » (à Souday). Ils précisent aussi, au moins implicitement, dans quel esprit il (ou elle) doit le faire, comme le montre, par exemple, la prière prévue à Mondoubleau au commencement de l’école : « Esprit-Saint, purifiez nos cœurs par le feu de votre amour ; conservez-nous par le sel de votre sagesse ; donnez-nous l’intelligence des instructions que nous procurent les fondateurs de cette école pour votre gloire, leur salut et le nôtre »42 En revanche, ils n’indiquent jamais comment cette instruction doit être assurée. Il n’est guère aventuré de penser, cependant, que c’est l’enseignement individuel, dans lequel le maître s’occupe des élèves un par un, qui y est déterminant, pour ne pas dire exclusif. L’extrême variété des niveaux des élèves, telle qu’elle transparaît à travers les tarifs d’écolage, et le fait que cette méthode aura longtemps encore cours par la suite, ne semblent pas permettre de douter qu’elle s’impose alors pratiquement sans partage dans les petites écoles des campagnes vendômoises.
83Concernant les prescriptions explicites des règlements, certaines semblent appliquées sans problèmes. Ainsi en va-t-il de celle, toujours répétée, qui prévoit une rigoureuse séparation des garçons et des filles (y compris à la messe, à laquelle les enfants doivent être régulièrement conduits). On ne trouve pas dans les sources d’exemple où cette règle ne soit pas respectée : elle entre trop, il est vrai, dans la visée idéologique de l’école d’Ancien Régime pour que ses promoteurs consentent facilement à composer sur ce point ; et la distinction entre les sexes est suffisamment enracinée dans la vie sociale pour que les populations accueillent sans difficulté ce type d’organisation.
84Des nuances plus sérieuses s’imposent en ce qui concerne le rythme de fonctionnement de l’école. Les règlements sont sur ce point très précis, en prévoyant un calendrier annuel, un rythme hebdomadaire et un horaire journalier. Ainsi l’Ecole de Charité de Mondoubleau est-elle fermée en juillet et août « pour donner loisir aux enfants de glanner pendant la moisson » ; elle ne connaîtra « qu’un seul congé par semaine, qui sera le lundi à cause du marché », et « l’école sera de deux heures le matin, non compris le temps de la messe, et de deux heures le soir ». Il importe assez peu que ce règlement concerne une école implantée en milieu déjà urbain, quoique modestement : ses clauses en effet portent la marque de certaines préoccupations bien rurales. Retenons-en surtout l’idée que la vacance annuelle comme le congé hebdomadaire ont une justification clairement économique, ce qui explique que la date peut ailleurs en être différente (à Montoire, où la vigne occupe une place non négligeable, vacances du 20 septembre au 18 octobre). Mais rien n’assure que les exigences de la vie économique se bornent à faire déserter l’école aux seuls moments prévus par les fondateurs : il est au contraire plus que vraisemblable qu’en reconnaissant la légitimité du recours à la main-d’œuvre enfantine leurs textes justifient aux yeux des populations l’emploi de celle-ci à bien d’autres moments qu’à ceux explicitement prévus à cette fin, et que par exemple à Montoire aussi les enfants participent pendant la moisson au glanage, alors que leur école ne vaque pas pendant cette période. De même l’existence de deux classes par jour, souvent assez éloignées dans le temps — une en début de matinée, l’autre en début d’après-midi —, se traduit-elle vraisemblablement, dans de nombreux cas, par une fréquentation limitée à une seule de ces demi-journées. Ce doit être le cas, en particulier, en pays de bocage, pour les rares enfants des écarts fréquentant l’école (située au bourg), dont on imagine mal qu’ils accomplissent deux fois par jour le trajet aller et retour depuis leur hameau ou leur métairie jusqu’au cœur de la paroisse — surtout avec les difficultés de circulation à la mauvaise saison. N’allons pas toutefois dramatiser une telle limitation : dans le cadre d’un enseignement individuel, une fréquentation limitée à la moitié du temps scolaire pénalise beaucoup moins que ce ne serait le cas avec un enseignement fondé sur des leçons collectives, et ne débouche sans doute pas, en matière d’acculturation, sur un bilan très différent.
85Concernant le contenu de l’enseignement aussi, les textes réglementaires appellent une interprétation nuancée. Eliminons d’abord le cas du latin, dont l’apprentissage est prévu dans un certain nombre d’écoles, mais qui ne concerne sans aucun doute qu’un petit nombre d’entre elles — en l’occurrence celles qui dans quelques gros bourgs de l’Ouest vendômois résultent d’une fondation —, et qui en outre, dans ces écoles, ne peut s’adresser qu’à une étroite minorité d’élèves — à savoir ceux dont les familles estiment utile un tel apprentissage, et disposent des moyens matériels de l’assurer à travers une scolarisation à la fois plus longue et plus coûteuse.
86Pour les autres matières, en dehors des enseignements à caractère moral ou religieux, elles se ramènent presque toujours à la trilogie élémentaire lire-écrire-compter. Ces apprentissages ne sont pas envisagés comme simultanés, mais le plus souvent, et les tarifs d’écolage sont à cet égard éloquents, comme successifs : on apprend d’abord à lire, puis à écrire, et enfin à compter. Relevons à cet égard que si le traitement à part du calcul n’entraîne pas de problème particulier, la disjonction des apprentissages de la lecture et de l’écriture en pose davantage, puisqu’elle conduit à aborder séparément deux opérations intellectuellement liées, et que du reste les pédagogies contemporaines ne manquent pas d’associer. On peut penser qu’un tel choix, en renonçant à jouer de certaines complémentarités entre l’œil, la voix, l’oreille et la main, n’améliore pas le rendement des petites écoles. En outre, en repoussant dans le temps l’apprentissage de l’écriture après que soit largement avancé celui de la lecture, il risque fort de condamner ceux des élèves, vraisemblablement : nombreux, qui ne fréquentent que brièvement l’école, à ne jamais l’aborder.
87D’autre part, la médiation que réalise l’institution scolaire entre les savoirs qu’elle dispense et la société régionale n’a pas la même signification d’une matière à l’autre. Dans le cas de la lecture et de l’écriture, l’école apparaît indispensable pour en assurer l’apprentissage, la société étant trop peu alphabétisée pour l’effectuer elle-même dans un autre cadre, qui serait par exemple celui de la famille ou des solidarités de voisinage. De cette sous-alphabétisation résulte en effet que beaucoup au sein de la population régionale sont incapables de transmettre une connaissance qu’ils n’ont pas, et en outre ne voient pas l’intérêt de le faire. L’exemple déjà cité de ces familles qui désignent comme tuteurs ou curateurs de mineurs des parents incapables de signer, alors que d’autres savent le faire, illustre bien ce désintérêt d’une importante part de la population pour l’écrit. C’est pour cette raison que ceux qui, au sein de la masse de la société ou parmi les notables qui l’encadrent, souhaitent développer l’alphabétisation comptent d’abord, pour le faire, sur l’institution scolaire. En Vendômois, alphabétisation et scolarisation apparaissent bien marcher globalement du même pas, et même si les statistiques manquent qui permettraient de le vérifier, les signes de corrélation entre les deux phénomènes sont trop nombreux pour qu’on puisse en douter sérieusement.
88Il n’en va pas de même pour ce qui est de l’apprentissage du calcul. Du point de vue scolaire, celui-ci apparaît relever, à suivre règlements et tarifs d’écolage, d’une phase d’enseignement plus tardive, donc doublement coûteuse (parce que supposant une scolarité plus longue, et parce que impliquant une rétribution scolaire plus élevée). Ces traits lui confèrent un statut de niveau un peu supérieur, a priori donc réservé à des effectifs plus restreints que ceux concernés par l’acquisition de la lecture et de l’écriture. Or, dans la pratique, l’ensemble de la population, ou peu s’en faut, semble maîtriser le calcul. A preuve les dossiers d’interdiction conservés dans les archives de la justice de Montoire43. Dans ces affaires au cours desquelles une famille demande qu’un de ses parents soit interdit de gestion de ses biens pour cause d’incapacité mentale, on voit assez souvent le juge qui conduit l’enquête demander au cours de son interrogatoire à celui que vise la procédure de compter de la monnaie. Pareille investigation semble assez normale, dans la mesure où le maniement d’espèces monnayées peut être considéré comme le degré élémentaire de la gestion matérielle dans la France du xviiie siècle. Encore pourrait-on penser que la maîtrise de l’écrit n’est pas inutile non plus dans ce domaine, où les actes sont nombreux. Mais c’est là un point auquel le juge ne s’attache pas longuement : le faire serait implicitement considérer l’immense majorité des Vendômois comme inaptes à gérer leurs biens. Et c’est bien là que les affaires d’interdiction sont instructives : en révélant que les populations de la région maîtrisent très généralement le calcul (non sans erreurs dans certains cas...), alors même que fréquemment elles ne dominent pas l’écrit. Voici par exemple Marie Blanchet, 33 ans, qui appartient à la bonne société montoirienne44 : « Interrogée [...] si elle connaît l’argent monnayé et si elle sait en faire le compte, a dit connaître l’argent monnayé, mais ne pas savoir compter une grosse somme » ; toutefois, dans la suite de l’interrogatoire, lorsqu’on lui présente un ensemble de pièces libellées en sols, en deniers, en liards, et comprenant aussi un louis et des écus, elle les nomme correctement et en fait le total, qui monte à 51 livres 3 sols et 1 liard. Plus loin, elle précise « savoir lire dans les livres imprimés, ne savant pas lire dans l’écriture à la main, ne savant pas écrire », et de fait, elle ne signe pas son interrogatoire. Il est clair que dans ce cas l’apprentissage scolaire a été limité à sa seule première phase (celle de la lecture) et que pourtant la maîtrise du calcul a été acquise, au moins convenablement. Cela ne peut avoir eu lieu que par d’autres voies. Il ne peut s’agir, sous la pression des nécessités quotidiennes, que de celles des relations les plus élémentaires, et d’abord, sans aucun doute, de la famille. Mais en raison même du caractère privé de ce cadre le plus intime de la vie sociale, les documents manquent en Vendômois qui permettraient de préciser les mécanismes de ces acquisitions à l’époque : on en est donc réduit aux conjectures quant aux exercices, aux répétitions, aux comptines... qui pouvaient les sous-tendre.
89Evoquons enfin, pour terminer cet inventaire des matières enseignées dans les écoles du Vendômois de la fin de l’Ancien Régime, la fondation particulière effectuée à Villedieu en janvier 1779 par M. et Mme de Querhoent, seigneurs de cette paroisse (et de sept autres du bas Vendômois, dont celles de Montoire, chef-lieu de leur seigneurie) : « Les dits seigneurs ont jugé que le moyen le plus efficace [pour lutter contre la misère publique] était de faire apprendre des métiers aux enfants pauvres, d’introduire et d’établir autant qu’il serait possible une manufacture en touelle et en drap, et pour cet effet ils auroient fait remettre la somme de 3000 livres pour être confiée et distribuée à un certain nombre de fabriquants [lesquels] en reconnaissance de ce, et pour remplir les vues des dits seigneur et dame, s’obligèrent de recevoir chez eux des enfants pauvres en état et d’âge de travailler, de les loger, nourir, instruire et générallement leur apprendre tout ce qui concerne leur métier ; [...] S’obligèrent encore lesdits fabriquants de veiller sur la conduite desdits enfants, de leur apprendre, s’il est nécessaire, leurs prières, leur catéchisme et d’envoyer aux instructions publiques ceux qui n’auront pas fait leur première communion »45. Belle illustration de tous les enjeux que met en cause l’instruction des enfants. Au-delà des apprentissages intellectuels les plus élémentaires — au demeurant évoqués très allusivement, et sans référence à l’habituelle structure scolaire — l’acte de fondation de Villedieu juxtapose à la préoccupation morale et religieuse ancienne le souci utilitariste nouveau que le xviiie siècle a progressivement mis en avant. Ainsi se traduisent sur le modeste terrain des campagnes vendômoises les grands débats développés à ce propos dans la France de l’époque des Lumières.
UNE CULTURE PAYSANNE : PIERRE BORDIER
90C’est donc par un dernier retour aux textes de Pierre Bordier qu’on achèvera l’approche des cultures vendômoises au xviiie siècle. On a déjà dit dans quel esprit cette analyse sera conduite : fondée sur des sources exceptionnelles dans la région à l’époque, elle doit certes viser à pénétrer une mentalité particulière, celle de Pierre Bordier, dans son enracinement géographique et social, retrouvant au passage des thèmes déjà abordés au cours des chapitres précédents ; mais il lui faut surtout s’attacher à préciser dans la mesure du possible comment les éléments de cette dernière s’articulent avec les manières de voir et de dire de toute une société provinciale.
LES TEXTES DE PIERRE BORDIER
91Pierre Bordier, on le sait, nous a laissé deux textes. Ceux-ci ont largement été présentés déjà lorsqu’ils ont été utilisés pour préciser l’approche du temps qui était celle de leur auteur. Il s’agit d’une part d’un Compendium — tel est du moins le titre que lui donne son éditeur du xxe siècle —, tenu pendant quarante ans, de 1741 à 1781, et d’autre part d’un Journal courant seulement d’octobre 1748 à décembre 176746 . Deux textes qui donc se chevauchent pour la période 1748-1767, mais qui cependant ne font pas double emploi, puisque le Compendium se réduit à de rapides notices annuelles, cependant que le Journal, beaucoup plus précis, développe mois après mois, sinon semaine après semaine, le détail des faits survenus ou appris à Lancé pendant ces décennies du cœur du xviiie siècle.
92Il faut l’indiquer d’emblée, l’original des deux documents semble aujourd’hui perdu. Jean Martellière, l’un des responsables de leur publication à la Belle Epoque, précise que le Journal a été remis aux membres du bureau de la Société archéologique de Vendôme par une Mme H. R... de Montoire, « qui a eu la rare constance de conserver, comme l’avaient fait ses parents, ce vieux cahier malpropre au milieu de ses papiers de famille ». Quant au Compendium, Jean Martellière affirme l’avoir retrouvé « chez l’un de ses descendants » [de Bordier]. Malheureusement, toutes les recherches effectuées dans les dépôts vendômois, dans le fonds Martellière des Archives départementales de Loir-et-Cher, auprès de la famille de Jean Martellière ou à Lancé pour retrouver ces documents sont demeurées vaines.
93Dans ces conditions, force est de s’en remettre à la publication qu’en a faite Jean Martellière, avec la collaboration d’Ernest Nouel, un autre érudit vendômois de la fin du xixe siècle et du début du xxe. Cette méthode nous prive certes du contact avec l’original, et en particulier avec la graphie même de Pierre Bordier, qui ne nous est connue qu’à travers sa signature, fréquente dans les registres paroissiaux de Lancé (dans la mesure où il est souvent parrain) et dans de nombreux actes notariaux. Mais comment faire autrement ? Au demeurant, Jean Martellière et Ernest Nouel accompagnent leurs publications de précisions qui apportent d’utiles garanties.
94S’agissant d’abord du Journal, Jean Martellière précise qu’il s’agit d’« une collection de feuilles doubles format 30 X 19, solidement cousues près de la tranche, au moyen de fils passant par les trous pratiqués à coups de poinçon féroce ». Ce cahier a en fait été récupéré par Pierre Bordier après avoir servi à un autre usage — comme en témoignent les 32 premiers feuillets qui étaient remplis d’une autre écriture et qui ont été tranchés presque au ras de la couture, vraisemblablement par Bordier lui-même. Toujours selon Jean Martellière, Bordier a rempli 99 feuillets de 1748 à 176747 : au total donc, 198 pages, dont 2 arrachées ultérieurement, tel est le manuscrit parvenu dans les mains d’Ernest Nouel. Ce dernier, responsable de la réalisation concrète de la publication, a indiqué dans quel esprit il avait conduit ce travail : « J’en ai donc entrepris la copie, en abrégeant certains passages, et notamment le prix des denrées, et j’en ai tiré un nouveau manuscrit de 158 pages que j’ai présenté au Bureau de la Société... J’accompagnerai le texte des notes indispensables pour son intelligence. Je n’ai pas cru devoir modifier l’ordre du texte, cet ordre est purement chronologique comme celui d’un journal, de sorte que la fin d’une histoire se trouve généralement éloignée de son commencement. L’écriture du chroniqueur est facile à déchiffrer, malgré le manque d’orthographe qui cependant est passable, et suppose une certaine instruction. Je n’ai pas respecté ce manque d’orthographe, mais j’ai conservé à. mon texte le cachet de l’époque, en écrivant par exemple, avec l’auteur, oi pour ai, etc. Il se trouve dans le manuscrit un grand nombre de mots locaux que tous les lecteurs du Bulletin comprendront sans peine, ou avec l’aide de notes ». En bref, une publication placée sous le signe de l’authenticité. Dans le détail sans doute, quelques coupures, concernant surtout les mercuriales — mais ce n’est pas ce que nous y cherchons —, quelques déformations orthographiques — mais on verra qu’elles n’empêchent pas d’apprécier la langue de l’auteur : le parti retenu par Ernest Nouel de reproduire fidèlement vocables et tournures est bien de notre point de vue l’essentiel.
95Pour ce qui est du Compendium aussi, Jean Martellière décrit le document et la manière dont il a conduit sa publication. Cette fois il s’agit d’« un registre composé de cent quatre vingt-huit pages de solide papier de fil, couvert d’un parchemin qui était une expédition d’un acte notarié ». Autrement dit, le support matériel du Compendium est de meilleure qualité que celui du Journal : la remarque n’est pas négligeable, en ce qu’elle peut suggérer, on y reviendra, une différence de statut entre les deux textes, le Journal prenant en quelque sorte figure de brouillon du Compendium. Jean Martellière indique ensuite que les 91 premières pages du registre ont été utilisées par Bordier pour recopier le Prophécie perpétuel, en précisant que « malheureusement pour nous, il ne savait pas copier, il mangeait la moitié ou la fin des phrases, il ne savait pas l’orthographe, il commit donc des fautes invraisemblables ». Cependant Martellière ajoute : « Le texte est écrit avec amour en belle bâtarde, mais c’est avec passion que Bordier a dessiné et peinturluré le titre ». Concernant la publication, tout laisse à penser que les commentaires de Pierre Bordier ont été intégralement repris par Martellière. Pour les mercuriales, celui-ci observe que « le registre a été si visiblement fait pour inscrire des mercuriales que je me suis vu obligé d’en donner au moins un résumé. Pour le blé et l’avoine, Bordier donne des mercuriales de deux à trois marchés par mois ; j’ai donc suivi par mois les fluctuations, et quand j’emploie la formule de... à..., c’est qu’il y a eu montée ou descente continue ; s’il y a eu des hauts et des bas, des soubresauts, je les indique avec leur jour48. Pour les autres denrées, je donne toutes leurs mercuriales, parce qu’elles sont notées beaucoup moins souvent ».
96Telles se présentent donc les bases de l’étude de la mentalité de Pierre Bordier, qui occupent près de 240 pages dans la publication qu’en a faite à la Belle Epoque la Société archéologique du Vendômois. A partir de ces textes, et des indications que d’autres sources peuvent livrer sur leur auteur, l’analyse privilégiera trois voies : celle d’abord de l’acte même d’écriture, en ce que ce dernier renvoie chez celui qui s’y livre à la fois à une pratique et à un langage ; celle ensuite du regard que porte Pierre Bordier sur le monde qui l’entoure ; et enfin celle de l’interrogation sur les raisons qui ont conduit Pierre Bordier à rédiger ces textes.
UN HOMME DE L’ÉCRIT
97Affirmer que Pierre Bordier est un homme de l’écrit après avoir longuement présenté son Compendium et son Journal peut apparaître comme l’énoncé facile d’une évidence. En fait, le constat ne relève pas que du truisme, car il recouvre une réalité beaucoup plus variée que celle des seuls textes évoqués jusqu’alors.
98Homme de l’écrit, Pierre Bordier l’est d’abord parce qu’il est un homme du papier. Papier du registre et du cahier sur lesquels il consigne ses observations, sans doute. Mais pas seulement. Le notaire qui procède en décembre 1781 à l’examen des titres et papiers dépendant de sa succession ne consacre pas moins de trois journées complètes à dresser l’inventaire de liasses ou de livres qu’il regroupe en une vingtaine de cotes (certaines elles-mêmes divisées en sous-cotes). On trouve là d’abord des papiers à caractère privé : titres de propriété, comptes de tutelle, copies de déclarations censuelles, quittances de devoirs seigneuriaux, livres de compte, « Etat de mes terres désignées par coutaison ». Mais d’autres pièces sont en rapport avec les fonctions officielles occupées par Bordier à Lancé — essentiellement celles de préposé aux vingtièmes et de syndic : ainsi notre fermier conservait-il chez lui des rôles de vingtième (pour les années 1775 à 1778), un « Registre concernant les Pauvres de la paroisse de Lancé », ou encore une grosse liasse de papiers « concernant des travaux de charité établis par le roy aud. Lancé pour le rétablissement des gués et chemins de lad. paroisse »49. Le notaire éprouve parfois quelques difficultés à se retrouver dans ces papiers qui ne sont pas toujours « des plus clairs » (comme il le dit explicitement à propos de l’état des terres désignées par coutaison). L’ensemble n’en est pas moins impressionnant.
99Homme de l’écrit, Pierre Bordier l’est aussi parce qu’il est un homme du compte : les données de l’inventaire présentées à l’instant en témoignent éloquemment. Mais ce trait se retrouve également à la lecture de son Journal et de son Compendium. Ces documents, on le sait, présentent tout au long — surtout le Compendium — des indications tirées des mercuriales : celles-ci concernent non seulement les céréales (blé et avoine tous les ans, orge et seigle presque tous les ans) mais encore, assez souvent, la vesce, le vin, la laine, les pois, les marrons, et beaucoup plus ponctuellement de nombreux autres produits (glands, beurre, œufs, sucre, sel, poivre, tabac, savon...). En outre, le Journal contient de nombreuses notations sur le prix des domestiques et sur celui des seyeux surtout, mais aussi, à l’occasion, sur celui des chevaux, de la « pillée » de l’huile, ou encore du blé que notre fermier vend à Château-Renault. Pareille accumulation de données chiffrées renvoie sans doute à la familiarité déjà évoquée des ruraux de l’époque avec l’univers du calcul. Mais la peine que prend Bordier de noter tous ces prix a une signification plus large : elle témoigne chez lui, au-delà d’une pratique calculatrice, d’un véritable esprit comptable, fondé sur une mémorisation des chiffres susceptible de fournir à tout moment les bases d’un bilan.
100Enfin, et pour notre propos c’est sans doute l’essentiel, Pierre Bordier est un homme de l’écrit parce qu’il est un homme de l’écriture, capable au fil des ans de rédiger des centaines de pages. Cela suppose d’abord un apprentissage. Pierre Bordier compte au nombre de ceux qui ont bénéficié des petites écoles, développées en général dans sa région à l’initiative de la paroisse, et que d’ailleurs il évoque dans son Journal. Ce trait le situe socialement, dans la mesure où dans la région de Lancé le taux d’alphabétisation masculine, lié on le sait à la fréquentation scolaire, est de l’ordre de 30-35 %. Mais Bordier ne se borne pas à appartenir à la minorité alphabétisée. Au sein de cette dernière, et même si les réserves de Jean Martellière et d’Ernest Nouel quant à son orthographe ou à sa manière de recopier sont fondées, il figure dans le petit groupe de ceux qui ont acquis une maîtrise de l’écriture suffisante pour conduire seul une rédaction autonome productrice d’un texte personnel. Dans le monde rural, il représente bien le plus haut niveau d’acculturation normalement possible — comme l’atteste par un autre biais la qualité graphique de sa signature —, ce qui du reste correspond au rang social qu’il y occupe. Ajoutons que cette capacité de l’homme à écrire contraste avec l’analphabétisme de ses deux femmes successives (incapables l’une comme l’autre de signer leur nom), et notamment de la première, issue du même milieu des fermiers aisés de la Petite Beauce que lui : sur ce plan, les deux mariages de Pierre Bordier illustrent tout à fait le dimorphisme sexuel constaté dans cette zone lors de l’étude de l’alphabétisation et de la scolarisation.
101Mais la pratique de l’écriture n’implique pas seulement un apprentissage à caractère intellectuel, même si celui-ci est inévitable. Elle exige aussi l’acquisition d’une véritable discipline physique, faite de contrôle des gestes et de dressage du corps. Cette discipline s’impose à l’enfant, au moment de la première initiation au maniement de la plume. Mais elle s’impose aussi, ultérieurement, à l’adulte, à chaque fois qu’il entreprend d’écrire, dans la mesure où elle constitue le préalable indispensable, non à l’élaboration des idées, qui peuvent se former pendant l’accomplissement des tâches les plus variées, mais à leur organisation et à leur transcription. Ecrire implique donc pour Bordier qu’il rompe temporairement avec le quotidien de ses tâches de rural, dominées par d’autres disciplines physiques, faisant la part belle à la force musculaire et au contact avec les choses de la nature, pour se soumettre aux contraintes propres à l’agencement des idées et aux gestes constamment retenus et toujours précis sans lesquels il n’est pas d’écriture efficace. En d’autres termes, l’écriture arrache Bordier à son univers habituel pour l’entraîner sur un terrain qui au départ n’est pas le sien. Pareil déplacement ne va pas de soi, et exige sans nul doute de sa part une réelle volonté. Mais il a pour effet de relier deux sphères a priori autonomes : celle du monde rural dans lequel notre fermier est enraciné, et celle de l’écrit par lequel il s’exprime. Voici qui ouvre à l’analyse une piste tout à fait passionnante, qui consiste à reprendre, mais en sens inverse, la même voie. C’est ce qu’on se propose de faire maintenant, en examinant plus particulièrement le langage de Pierre Bordier, dans la mesure où celui qu’il transcrit est largement aussi — de nombreux exemples le confirmeront dans un instant — celui qu’il parle, et donc celui qu’entendent et que pratiquent tous ceux qu’il côtoie quotidiennement à Lancé et dans les terroirs environnants.
102Sur ce plan, et dans la mesure où il maîtrise mal l’orthographe savante (ou du moins ce qui en existe à l’époque) et où il recourt volontiers à la transcription phonétique, Pierre Bordier donne d’abord à entendre la manière dont les contemporains prononçaient les mots. Ainsi écrit-il errondelles pour hirondelles, sées pour secs, meures pour mûres, creux pour crues, senilles pour chenilles, etc. De même, conformément à une habitude déjà évoquée, adoucit-il les mots, transformant par exemple Saugrenière en Saugeurnière. En bref, c’est tout un matériel précieux pour appréhender la prononciation même des ruraux au xviiie siècle qui se trouve ainsi livré à une éventuelle analyse linguistique.
103Une autre particularité de la langue de Bordier tient à l’approximation qui s’attache aux liaisons par lesquelles sont articulées les différentes propositions de ses phrases. Ce point est particulièrement bien illustré par les différents usages du relatif dont : employé quelquefois avec son véritable sens, celui-ci peut équivaloir aussi à d’où, à ce dont, à autres que, à si bien que, à par suite de quoi, à dans lequel... Tout se passe comme si aux yeux de notre auteur la liaison répondait davantage à une nécessité formelle de simple juxtaposition qu’à un impératif d’enchaînement fonctionnel ; ou encore comme si à ses yeux importait plus l’énoncé d’observations que leur relation logique, celle-ci échappant au champ de la réflexion de Bordier, soit parce qu’elle va de soi, soit à l’inverse parce qu’il ne la conçoit pas vraiment.
104On reconnaît là la marque d’une pensée concrète — celle-ci entendue par opposition à une pensée déductive. Bien d’autres traits, au demeurant, confirment ce caractère concret de la pensée de Pierre Bordier. Ainsi de la précision des notations qui s’attachent à la description des éléments qui lui sont le plus familiers : en témoigne la richesse du vocabulaire utilisé pour décrire la qualité des terres, la nature des pluies, l’état des récoltes. Ainsi encore, sur un autre plan, du recours à des mots particuliers qu’on chercherait en vain dans un dictionnaire, et que Bordier construit à partir de vocables familiers (quand par exemple il écrit apparescence, visiblement calqué sur apparaître, pour apparence) ou de faits d’expérience immédiate : une de ses plus belles créations à cet égard est celle du terme contreporteur, employé pour colporteur.
105Si habituellement Pierre Bordier ne place pas sa réflexion sous le signe de la déduction logique, il arrive cependant qu’il établisse des relations d’une autre nature entre ses diverses propositions. Ainsi relève-t-on la fréquence sous sa plume du recours à l’analogie, complément assez habituel, au demeurant, d’une pensée concrète. C’est cette logique de l’analogie qui explique par exemple que le terme environ soit utilisé aussi bien sur le plan spatial que dans l’ordre temporel, ou encore pour exprimer une approximation quantitative. C’est cette même logique, surtout, qui rend compte de comparaisons à la fois pittoresques et éclairantes. En avril 1754, en période de sécheresse, Bordier note que « les arbages et les prés sont encore actuellement à y amasser du sel », ce qui signifie que le sol y est si dégarni d’herbe qu’on pourrait sans inconvénient y entasser du sel comme on fait d’ordinaire dans les aires de grange. En mai 1755, le « bestial » est si cher que « les chevaux, les vaches, les asnes, les cochons étoient au pesant d’argent », autrement dit valaient le même prix que leur poids en argent — observation à prendre évidemment au second degré. Décrivant en janvier 1758 les suites d’une chute de neige, Bordier indique que « le vent [...] en a amassé des monceaux à l’encontre des haies et des bâtiments, gros comme des fours » (c’est-à-dire comme des culs-de-four). De manière plus imagée encore, il écrivait quelques mois plus tôt, à propos de l’avant-dernière semaine de juin 1757 : « Cette semaine a été si chaude que l’on bouillet comme le bœuf cuit entre deux plats en son jus ».
106Mais la relation analogique n’est pas la seule que manie Pierre Bordier. On le voit souvent aussi, comme on a déjà eu l’occasion de le souligner dans un précédent chapitre, présenter la nature à partir d’une approche animiste, introduisant une dimension quasi affective dans les liens qui s’établissent entre les diverses composantes — minérale, animale, végétale, météorologique — de son environnement. Est-il excessif de considérer que c’est en raison même de son impuissance physique à contrôler la nature que le rural — pour autant qu’on en puisse juger à partir du cas de Pierre Bordier — déplace sur un autre terrain l’origine des interactions qui en commandent le devenir, et par-delà celui de sa propre existence ? En tout état de cause, les constats qui viennent d’être présentés suggèrent certaines limites à la pensée de Pierre Bordier, limites inhérentes à la fois aux insuffisances de sa formation intellectuelle et à la forte influence que ne peuvent manquer d’exercer sur son esprit les contraintes du cadre naturel dans lequel s’inscrivent son existence et son activité. N’allons pas les exagérer cependant : le regard que porte notre fermier sur le monde qui l’entoure — et dont la nature avec laquelle il travaille, pour importante qu’elle soit, ne représente qu’un élément —, ce regard donc apparaît sur certains points beaucoup plus perspicace.
LE REGARD DE PIERRE BORDIER
107Le regard que porte Pierre Bordier sur le monde dans lequel se déploie son existence a déjà été partiellement présenté au cours de développements antérieurs. On vient d’indiquer rapidement quelle est sa vision de la nature. Au cours des chapitres précédents, on a décrit plus longuement ses représentations de l’espace et du temps, en soulignant le rôle que jouent le ici local dans la première, le maintenant présent et le cycle dans la seconde.
108Ces points rappelés, c’est sur un regard plus social qu’on voudrait d’abord s’attarder. Pour l’analyser, il faut partir de la position de notre auteur. Celui-ci appartient à une communauté rurale, celle de Lancé, laquelle est comme toutes ses homologues dominée par la société englobante. Mais au sein de cette communauté, Pierre Bordier prend lui-même figure de dominant, dans la mesure où il appartient à la minorité des gros laboureurs-fermiers dont les rôles de taille mettent si clairement en évidence la prééminence. Cette double caractéristique, dominant/dominé, confère à Bordier une position sociale charnière, qui le prédispose tout naturellement à jouer un rôle d’intermédiaire entre la population de Lancé et le monde extérieur — rôle illustré notamment par la fonction de marchand qu’on le voit rapidement remplir50. Ajoutons que le lieu où il passe sa jeunesse et démarre son activité professionnelle ne peut, en raison de sa position dans le terroir villageois, que conforter ce rôle : la ferme du Pont, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est implantée en effet à la sortie du bourg et à proximité de l’église et du presbytère (soit de cet autre intermédiaire avec la société englobante qu’est le curé), à la limite donc entre le terroir où les villageois déploient l’activité qui assure leur existence et le centre de la paroisse par où s’établissent en général les relations avec l’extérieur — ce dernier entendu au sens le plus large et le plus divers du terme. Comment s’étonner qu’avec cette double détermination sociale et spatiale Pierre Bordier se trouve investi de fonctions administratives — en fait matérialisation et officialisation de ce rôle d’intermédiaire — comme l’avait été avant lui, pour les mêmes raisons, son père Jean ? Contre l’usage habituel qui limite la charge à l’espace d’un triennat, ce dernier avait assumé pendant de longues années51 les fonctions de procureur fabricier. Pierre quant à lui ne semble pas avoir accédé à ce poste. En revanche, il est préposé aux vingtièmes pour la paroisse de Lancé, comme l’indiquent les papiers inventoriés à sa mort, et on le voit, à ce qu’il rapporte, se rendre avec quatre habitants de cette même paroisse à Vendôme le 13 juin 1759 « pour faire une déclaration des privilégiés (au nombre de cinq) qui possèdent des biens en lad. paroisse pour leur faire payer la taille suivant l’arrest du Conseil ». Surtout, il devient au cours des années 1760, et sans interruption semble-t-il jusqu’à sa mort, syndic de Lancé : c’est à ce titre qu’il a à connaître des problèmes de secours aux pauvres de la paroisse, ou d’entretien des chemins, comme l’attestent, cette fois encore, les papiers inventoriés à sa mort. Est-il indifférent d’observer en outre qu’une fois devenu syndic Pierre Bordier cesse assez rapidement de tenir son Journal ? Il faudra revenir sur cette coïncidence.
109Compte tenu de la position qui est la sienne, on s’explique que le regard porté par Pierre Bordier sur la société rurale qui lui est familière s’attarde largement, comme on l’a déjà indiqué, sur les notables : ceux-ci constituent en effet l’un des pôles de sa vie de relations. Si chirurgiens et maîtres d’école sont dans son texte encore modestement mentionnés, les notaires sont l’objet de notations plus nombreuses et plus nourries — surtout celui qui à l’époque a en charge, pour le compte de l’abbaye tourangelle de Marmoutier, la ferme du prieuré local, ce qui en fait le représentant du seigneur du lieu. D’autres observations concernent la noblesse locale : elles rapportent la mort d’un Chalussez, d’Ambloy, en 1757, celle de Goury, seigneur du Plessis-Fortia, en 1760, celle de M. de Verthamon, à Ambloy encore, en 1762 (« A demandé à être 24 heures sur son lit de mort, 24 heures sur les tréteaux, et 24 heures dans sa chapelle ; et y est enterré ; mais on ne lui a pas laissé les 24 heures en sa chapelle »), la prise de fonction, en 1764, de Le Tessier de la Bersière, comme receveur des tailles et des vingtièmes de l’élection de Vendôme.
110Mais c’est le clergé qui fait l’objet des développements les plus substantiels, et de loin les plus fréquents. Sans doute la relation que fait en 1757 Bordier du pittoresque passage de l’évêque de Blois May de Termont venu confirmer dans la région tient-elle au caractère exceptionnel de l’événement, puisque c’est le seul voyage que fait le prélat dans le secteur de Lancé durant les deux décennies couvertes par le Journal. En revanche, les notations sur les curés relèvent bien de l’horizon ordinaire de Pierre Bordier. Or, non seulement celui-ci mentionne leur arrivée ou leur décès, mais on le voit encore entrer dans le détail des carrières ecclésiastiques, et des questions qui se posent à leur sujet. Ainsi Bordier écrit-il en octobre 1756 que « le sieur curé de Prunay est décédé le samedy 23, après avoir été trente et quelques années dans sa cure, il s’appelait Cham-bort ou Chambon » ; puis il précise que « c’est un appelé M. Coumont qui est natif de Sargé. Il a pris [la cure] par gradué, mais on ne sait s’il y restera, car s’il s’en trouve un de plus ancien que lui, il fera sortir celuy-ci », avant de rajouter ultérieurement qu’ « il y est resté ». De telles observations abondent dans le texte de Pierre Bordier52, et contribuent à faire de la figure du curé l’une des plus familières de son Journal. Comment s’en étonner ? A la fois notable de sa communauté et intermédiaire entre celle-ci et l’extérieur, il est tout naturel que Pierre Bordier manifeste une sollicitude particulière pour ce proche personnage, par lequel se jouent tant de médiations — celles du sacré comme celles de l’administration monarchique. La position des deux hommes n’est évidemment pas identique, et il ne viendrait certainement pas à l’idée de Pierre Bordier de se placer sur le même plan que le prêtre de la paroisse. Mais le rôle que chacun à son niveau ils jouent dans la vie sociale est à bien des égards analogue. Est-ce un hasard du reste si, comme on l’a déjà noté, tous deux font si souvent les mêmes choix pour retenir ce qu’ils vont consigner, l’un dans son Journal, et l’autre dans les observations glissées entre les actes de son registre paroissial ?
111A suivre ces considérations, il apparaît donc que si le regard que porte Pierre Bordier sur la société qui l’entoure est celui d’une personnalité villageoise, c’est aussi celui d’un homme respectueux des hiérarchies qui la dominent. Voici qui suggère que notre fermier n’a pas un esprit contestataire, et que sa vision est essentiellement conservatrice.
112Cette réflexion doit-elle être étendue au champ politique, c’est-à-dire au regard que porte Pierre Bordier sur l’absolutisme monarchique tel qu’il se pratique au temps de Louis XV ? Globalement peut-être, mais à condition d’y apporter quelques nuances. Dans la crise des billets de confession de 1751-1753 qui se termine par l’exil systématique des parlementaires (dont certains à Vendôme) et de certains prélats — notamment l’archevêque de Paris et l’évêque d’Orléans —, Pierre Bordier manifeste davantage de sollicitude pour les parlementaires (en notant par exemple en août 1754 qu’ « on a fait de grandes réjouissances dans Paris au retour de Messieurs du Parlement ») que pour les évêques, dont l’exil n’est pas commenté. Il va jusqu’à écrire que les parlementaires sont dispersés non seulement pour leur attitude pro-janséniste, mais encore « pour bien des affaires de l’Etat que le Roy veut soutenir hors de toute bonne foy ». Toutefois, il justifie l’audace de cette observation en notant qu’il la fait « au dire de tout le monde »53. D’autre part, la lecture du Journal révèle chez son auteur une attention très vigilante pour les problèmes fiscaux. Non content de rapporter la démarche qu’il effectue comme on l’a dit en juin 1759 à propos de la taxe des privilégiés de la paroisse, il signale, à partir de 1758, toutes les nouvelles dispositions fiscales arrêtées par le gouvernement (ou dont l’intention lui est prêtée...) pour financer la guerre de Sept Ans : augmentation de la « malletoûte » du vin et du tabac en octobre 1758, levée de « beaucoup d’impôts par toute la France » en décembre suivant, levée de 4 000 livres par an « sur la chair et le vin » en février 1759, projet de « faire payer de la taille à tous Officiers, Ecclésiastiques, Nobles, Fermiers et Commis » en mai, levée de « plusieurs impôts dans les villes » (sur les boutiques et les enseignes des auberges) en octobre, rumeur « que le Roy fait enlever toute l’argenterie de chez les seigneurs [...] pour la monnayer » en décembre, établissement d’un troisième vingtième en mars 1760. Ces notations répétées (plus d’une demi-douzaine en moins de dix-huit mois) sont instructives à la fois sur l’urgence des besoins d’argent d’une monarchie confrontée à la guerre, et sur la place que les questions fiscales occupent alors dans les esprits.
113Cependant, à lire Bordier, la guerre n’a pas qu’une dimension fiscale. Elle est aussi un fait militaire, à l’occasion duquel le Journal peut témoigner à la fois des nouvelles qui en parviennent en Vendômois, et de la manière dont celles-ci y sont accueillies. Concernant le premier point, les notations ne sont pas rares. Dès septembre 1756, Bordier écrit : « On fait la guerre avec le roi d’Angleterre, sur mer ; on a pris une ille que l’on nomme le Port-Mahon, et encore une autre, je ne sais plus son nom ». Au printemps suivant, il écrit que « les cavalliers sont partis de Vendôme le vendredi 4 [mars], et sont allés dans la Boime [Bohême] pour battre le roi de Prusse qui ravage tout dans la Saxe, païs de notre Reine d’à présent » (le roi de Pologne était électeur de Saxe). En octobre 1757, Bordier décrit longuement une attaque anglaise qui échoue devant La Rochelle, et en décembre suivant, il relate la défaite de Ross-bach, survenue en fait le 5 novembre : « La guerre continue tourjours contre le Roy de Prusse et les Anglois. On a perdu beaucoup de monde et officiers, le jour de Saint-Martin, ce qui a donné une grande tristesse à la France ». Durant l’été 1758, c’est des Anglais qu’il est à nouveau question : en juin, quand ils font « un grand fracas à Saint-Malo », puis en août quand ils dévastent Cherbourg et ses environs, avant de décamper à l’approche des troupes royales, non sans emporter « tout leur butin qu’ils avoient pris [dont] les vases sacrés des églises ». L’été suivant, la guerre se déplace vers le Hanovre, « qui appartient aux Anglois », où les Français perdent 20 000 hommes à une bataille, mais remportent une ville en faisant 4000 prisonniers. Ensuite, les notations s’espacent : Bordier mentionne encore en décembre 1760 que « la guerre continue tourjours avec les Anglois et le roy de Prusse, qui nous font beaucoup de ravages par intervalles de temps, surtout sur mer ». Mais au cours des mois qui suivent, il n’est plus question du conflit, jusqu’à ce que le 23 juillet 1763, jour de marché, le Journal rapporte, sans commentaire, que « la paix a été publiée [à Vendôme] aujourd’hui par le sieur Auriou, huissier à cheval, et accompagné de hallebardiers et environ de 10 à 12 fusilliers, tous à pied ».
114Ainsi se perçoit la guerre de Sept Ans depuis un village du Vendômois. Les notations de Bordier en suggèrent d’abord le rythme : concentrées surtout sur les années 1757-1759, celles précisément pendant lesquelles la monarchie multiplie les initiatives fiscales, elles révèlent que c’est bien alors que la guerre mobilise le plus l’opinion. Pour le reste, le Journal souligne le double caractère maritime et continental du conflit, même si nombre d’incertitudes et d’approximations témoignent des insuffisances de l’information qui parvient à son auteur — en même temps qu’il leur arrive de confirmer l’imprécision des références géographiques de ce dernier. Quant à l’attitude de Pierre Bordier face à la guerre, elle semble dominée par ce qu’on pourrait qualifier de légitimisme patriotique. C’est en tout cas le sentiment que traduisent certaines réflexions rapportées par le Journal, comme ce constat que la défaite de Rossbach, et les pertes qui l’accompagnent, « ont donné une grande tristesse à la France ». C’est ce qui ressort aussi de la manière dont Bordier s’implique dans la guerre en recourant au on, voire au nous, pour relater les actions françaises. Toute une pédagogie officielle concourt, il est vrai, à cette identification, au premier chef les Te Deum d’action de grâces célébrant les victoires du roi de France — par exemple à Port-Mahon en septembre 1756 — ou celles de ses alliés — comme en août 1757, quand « la reine de Hongrie [bat] le roi de Prusse qui ravageait tout dans la Pologne, et qui était même entré dans Prague, ville capitale de la Bohême »54.
115Réjouissances et Te Deum, toutefois, n’accompagnent pas que les victoires militaires. Ils scandent aussi les grands événements qui jalonnent l’existence du roi (ainsi le Te Deum de mars 1757, lors de la guérison de Louis XV après l’attentat de Damiens) ou celle de la dynastie (par exemple les réjouissances parisiennes, mentionnées par le Journal, à l’occasion de la naissance, en août 1754, du duc de Berry, petit-fils du roi — et futur Louis XVI). En rapportant ces faits, Bordier manifeste, au-delà même du légitimisme patriotique qui vient d’être évoqué, de véritables sentiments de loyalisme monarchique. Cependant, ceux-ci doivent être nuancés par le fait qu’ils ne sont plus guère exprimés dans la suite du Journal. Surtout, ils n’excluent ni une sourcilleuse vigilance sur le terrain fiscal, ni une attention intéressée à l’action des parlementaires. Déterminée à la fois par les représentations les plus traditionnelles et par les préoccupations matérielles les plus immédiates, la vision politique de Pierre Bordier ne saurait être tout d’une pièce. Comment mieux l’illustrer qu’en juxtaposant les lignes qu’à deux ans d’intervalle il consacre à la bande de Mandrin (en janvier 1755), puis à l’attentat de Damiens (à l’occasion duquel il recopie avec soin en janvier 1757 une « Relation véritable au sujet du cruel assassin commis en la personne de Sa Majesté Louis XV ») ? Malgré leur relative brièveté, ces deux passages disent à la fois l’attachement de Bordier à la personne du souverain et le visible intérêt, sinon la sympathie, pour celui qui en défie la fiscalité et qui avec ses compagnons « défait les cinq cents hommes envoyés par le Roi [qui sont] tous tué [s] et taillé [s] en pièces ». L’idéal du roi sans impôt qu’il exprime de la sorte ne constitue-t-il pas, dans toute son ambiguïté utopique, l’un des ressorts les plus fondamentaux du sentiment politique populaire à l’époque, sinon plus tard ?
116Au-delà du regard de Bordier sur le système politique du royaume de France, sur les débats qui le traversent et les conflits qui l’affectent au xviiie siècle, il faut s’interroger sur celui qu’il porte sur le monde, ce dernier largement entendu, non spécialement dans son sens géographique, mais bien plutôt comme l’horizon offert à son observation et à sa compréhension. En fait, c’est tout le problème du passage d’un regard à une vision qui est ici posé.
117Pour le résoudre, et dans la mesure où rien n’est possible sans les informations dont dispose Bordier, c’est d’abord celles-ci qu’il faut considérer. Outre les données concrètes résultant de l’observation quotidienne de son univers local, notre fermier puise sur ce plan, à lire son Journal, à deux grandes sources. D’une part la rumeur, le on-dit, toute une transmission diffuse et volontiers approximative qui passe par des rencontres de toutes sortes, et pour laquelle, on l’a déjà noté, les marchés jouent un rôle important — et de ce point de vue, les déplacements fréquents qu’il fait à Vendôme constituent une voie d’information essentielle pour Pierre Bordier. D’autre part, celui-ci lit la gazette, à laquelle il fait à plusieurs reprises allusion, et dont à l’occasion il recopie certains passages, pour les événements qui lui paraissent particulièrement dignes d’intérêt55 ; cette dernière attitude laisse à penser qu’à ses yeux la gazette bénéficie d’une crédibilité toute particulière — en raison sans doute de sa forme plus rigoureuse (sur le plan de la périodicité comme sur celui de la précision), et peut-être aussi du statut que lui confère le fait d’être imprimée.
118A côté de ces sources fortement sollicitées, il en est d’autres qui semblent beaucoup plus discrètes. Il serait pourtant abusif de les négliger, dans la mesure où le rôle ne peut en être tenu pour complètement inexistant. Tel est le cas, en premier lieu, de tout ce qui a trait au « merveilleux populaire », tel qu’il se repère par exemple dans les ouvrages de la bibliothèque bleue56. Ce n’est certes pas le registre majeur de Pierre Bordier, et on ne peut pas dire que l’univers des fées ou des trésors cachés occupe une grande place dans son texte : il est vrai que ce ne sont pas là des préoccupations de futur syndic habile à gérer et à calculer, et s’il fallait caractériser sur ce plan la pensée du personnage, c’est plutôt sur des thèmes rationalisants qu’il faudrait insister. Et pourtant, il n’ignore pas la littérature de colportage, comme en témoigne l’ouvrage dont il tire sa théorie du temps. D’autre part, certaines de ses réflexions peuvent sans grande difficulté être rattachées à une inspiration de ce type : est-il par exemple abusif de considérer ainsi le passage où, à l’occasion d’une grave crue de la Loire en 1755, Bordier rapporte qu’ « on a trouvé à Amboise en la rivière un berceau avec deux enfants dedans, tout vivants, sans aucun mal, avec chacun un grelot en leurs mains ; on regarde cela comme un miracle » ? On sent toutefois combien dans la relation de ce fait divers la réminiscence biblique se mêle au merveilleux. De même quand en 1757 Bordier rapporte que « le 12 novembre, le jour de la foire au soir, on a vu un signe en la galerne, qui éclairoit le monde en revenant de la foire, qui faisoit peur », quelles sont dans son observation la part de la croyance au miracle inexplicable et celle de la curiosité scientifique ? Comme quoi, en matière culturelle, il faut se défier des schémas trop exagérément simplificateurs : les frontières ne présentent jamais dans ce domaine la netteté qu’on tend à leur prêter.
119Cette remarque vaut aussi pour la culture savante, celle des élites intellectuelles du royaume — culture caractérisée notamment par une fréquentation assidue des livres : Pierre Bordier en effet est peu concerné par elle, et s’il arrive que des ouvrages imprimés lui passent dans les mains, il semble bien qu’ils relèvent exclusivement de la « littérature populaire », comme celui qui vient d’être évoqué ; il est symptomatique du reste que le notaire ne trouve à mentionner aucun livre dans l’inventaire établi à sa mort. Cependant, il serait excessif, ici aussi, de conclure à la complète méconnaissance par Bordier de cette culture des élites. D’une part il a des relations qui peuvent la lui faire approcher : ainsi à Lancé même, le curé et le notaire, qui y ont accédé, et que de toute évidence il fréquente. D’autre part, ses voyages réguliers à Vendôme lui apportent à cet égard, à travers les manifestations qui animent la vie urbaine, une autre ouverture. Sans doute est-il prompt surtout à mentionner les passages d’opérateurs dans la ville. Ainsi en octobre 1755 écrit-il : « On a dressé un théâtre devant l’auberge de l’Etoille, par un opérateur nommé Scipion. Ils sont 22 de leur troupe. Il [est] bien habile dans ses opérations. Il a fait un orviétan devant les magistrats et chirurgiens de la ville de Vendôme, en la chambre de ville » ; et en décembre suivant, il ajoute : « Le théâtre aux opérateurs n’est pas encore à bas, mais le harlequin, en sautant dessus, il a défoncé [le plancher] par le milieu, et [il] s’est fait grand mal aux jambes ; le sang a parti sur ses bas tout [de] suite ». De telles notations sur les opérateurs ne sont pas isolées, et on en trouve ailleurs dans le Journal57. Mais, et c’est ce qui intéresse notre propos, elles n’en excluent pas d’autres, qui concernent les spectacles organisés par le collège, telle celle-ci, de février 1759 : « On a fait un prologue à l’Oratoire, dans la seconde classe, dans la salle de l’Oratoire, le 21 février, à une heure après-midy ; rien que les étudiants de la dite classe ; sur le traitté de St-Louis, dans le pays d’Egypte, où il fut pris prisonnier de guerre ». Voici qui témoigne que les manifestations du collège n’intéressent pas que les milieux dont les enfants le fréquentaient, ni la seule société urbaine. Du reste, il arrive que se retrouvent chez les notaires ruraux les affiches qui en annoncent le programme, preuve qu’elles sont diffusées jusque dans les campagnes : on sait que c’est précisément le cas à Lancé58.
120Résumons donc : les bases de l’information et de la réflexion de Pierre Bordier, ce sont d’abord les bruits et les rumeurs du marché, et les articles de la gazette. Mais c’est également, marginalement certes, non complètement négligeable cependant, tout un fonds merveilleux, sous-jacent quoique peu évoqué, qui relève de l’univers du conte traditionnel, contaminé ou non par des thèmes religieux. Et c’est encore une ouverture, limitée elle aussi, mais néanmoins sensible, vers la culture savante. Dans ces conditions, comment s’étonner que les intérêts culturels et la pensée de Bordier soient placés sous le signe de l’ambivalence ?
121C’est le cas de sa vision du temps, considérée moins ici en elle-même que pour ce qu’elle révèle des attitudes et des ambitions intellectuelles de notre mémorialiste. En effet, la conviction cyclique qu’il se forge, sous l’influence à la fois de ses lectures et de l’observation quotidienne de la nature dans laquelle il est immergé, et qui débouche sur la conception d’un temps immobile, toujours recommencé, peut s’interpréter de bien des manières. On peut l’analyser comme une vision fermée, qui à la limite évacue passé et avenir, en d’autres termes comme la mise en forme d’une soumission à un monde prédéterminé, et sur lequel l’homme est sans prise. Mais on peut à l’inverse insister sur l’ambition qui à partir d’une telle vision sous-tend l’entreprise de Pierre Bordier : celle de détenir la clé qui permet d’accéder à la compréhension globale du monde, et notamment de son avenir. Sans doute à partir de ces considérations peut-on être tenté de rattacher la préoccupation temporelle de Bordier au champ de l’astrologie, laquelle est précisément fondée sur la croyance en un avenir programmé, et par là même accessible à qui en connaît les règles de développement. Ce serait cependant aller vite en besogne que de conclure à partir de là au caractère préscientifique, ou infrascientifique, de la pensée de Pierre Bordier. Sa démarche en effet, qui consiste à accumuler des observations, n’est pas sans présenter des aspects qui relèvent bien davantage de l’orthodoxie scientifique. On peut certes y voir la marque d’une volonté un peu naïve, celle de s’approprier un savoir en en rassemblant d’abord les différents éléments. Mais après tout, n’est-ce pas ainsi que procèdent les académiciens citadins contemporains de Bordier — auxquels nul ne songe à contester un intérêt scientifique — en réunissant si fréquemment des collections de plantes, de minéraux ou d’instruments de physique ? Et d’autre part, rassembler des faits d’observation, les soumettre, sinon à l’expérience — le sujet qui préoccupe Bordier ne s’y prête guère — du moins à la vérification à travers comparaisons et confrontations, partir du visible, du tangible, de l’accessible pour atteindre les vérités d’abord cachées de la loi naturelle, n’est-ce pas là, fondamentalement, la marque d’un esprit scientifique ? Cette démarche — comprendre le global à partir des éléments qui le constituent, comprendre le complexe à partir du plus simple — n’est-elle pas aussi celle qu’on retrouve, cette fois encore, chez les académiciens, lorsqu’ils pensent mieux connaître leur province en dressant les monographies normalisées des paroisses qui la composent, ou pénétrer une science à partir des données d’une autre considérée comme plus simple (la chimie à partir de la physique, la biologie à partir de la chimie...)59 ?
122L’astrologue et l’académicien : ce n’est pas par hasard que ces deux figures viennent d’être évoquées. Pierre Bordier n’est certes ni l’un ni l’autre. Mais sa réflexion présente sur certains points des traits qui peuvent le rattacher à chacun d’entre eux. A partir de là, sa pensée peut s’analyser de deux manières. Socialement d’abord, comme celle d’un intermédiaire culturel, situation qui au demeurant ne saurait surprendre de la part d’un homme dont on a dit déjà la position charnière qu’il occupe au sein du monde rural. Installé à l’intersection des deux champs culturels, Bordier participe des deux, et contribue donc à jeter un pont entre eux. Encore ne faut-il pas ici schématiser à l’excès, en concluant hâtivement à partir de là à une acculturation linéaire et uniquement descendante, au profit de la culture savante, et aux dépens d’une culture « merveilleuse » traditionnelle et populaire. Sans doute la tendance générale est-elle bien celle-là : mais il faut se souvenir que le « merveilleux » a sa place, même discutée, dans les esprits les mieux formés à la culture savante, comme en témoignent certains passages déjà évoqués de l’Histoire de Vendôme de l’abbé Simon.
123Reste à apprécier la réflexion de Pierre Bordier sur un plan plus individuel. A cet égard, celui-ci est certes handicapé par les évidentes insuffisances de sa formation intellectuelle — et donc sur ce plan en situation d’infériorité face aux académiciens ou à un abbé Simon. En revanche, il est un autre terrain sur lequel il n’a rien à leur envier : c’est celui de la curiosité, d’autant plus remarquable dans son cas qu’elle n’a pu être suscitée comme au sein des élites par une scolarisation importante, et qu’elle apparaît donc en quelque sorte comme spontanée. La curiosité de Bordier ne s’attache pas nécessairement aux mêmes objets que celle des élites culturelles du royaume (encore que les exemples ne manquent pas, qui permettent de nuancer ce jugement), et elle ne dispose pas des mêmes moyens pour se satisfaire. Mais l’ambition fondamentale qui la sous-tend — comprendre le monde — est bien la même.
POURQUOI ÉCRIRE ?
124Après avoir considéré le regard que porte Pierre Bordier sur la société qui l’entoure, sur son époque, et plus généralement sur le monde, puis tenté de cerner les représentations qu’il en déduit, il reste à s’interroger sur les raisons qui l’ont conduit à entreprendre la rédaction des textes — Journal et Compendium — qui ont servi de base à ces analyses. Il n’est pas douteux que de tels écrits s’inscrivent dans le prolongement des curiosités intellectuelles de leur auteur. Mais leur signification est plus profonde, si l’on s’en rapporte à la note portée par notre fermier au bas de la dernière page de sa copie du Prophécie perpétuel : « Je suis à qui je suis et ne veux estre qu’à mon maître Pierre Bordier, demeurant paroisse de Lancé, qui m’a écritte le mois de may 1752 ». On tient indiscutablement là l’expression d’une appropriation fièrement proclamée : appropriation d’un texte d’abord, soigneusement recopié « avec amour, en belle bâtarde »60 ; mais au-delà appropriation d’un savoir, et plus largement de tout le système de compréhension qu’il sous-tend. Par l’écriture, Bordier ne manifeste donc pas seulement sa curiosité : il donne corps aussi à toute une ambition intellectuelle, dont on a déjà dit l’ampleur.
125Mais s’il affirme ouvertement cette ambition, qui n’est certes pas rien, Bordier est beaucoup plus discret sur les autres aspects de sa personnalité, et même plus concrètement de sa simple existence. Ainsi ne mentionne-t-il pas dans son Journal tel vol survenu chez lui en juin 1751 pendant la procession de la paroisse (qui est quant à elle signalée), et dont les archives du bailliage de Vendôme conservent la trace61 : or ce vol, qui porte tout de même sur plus de 200 livres, et qui a été commis par effraction, n’a pu manquer de l’impressionner. En raison de ce genre de silence, le Journal — si instructif soit-il sur son auteur à travers les choix de ce qu’il rapporte (ou ne rapporte pas), à travers aussi, parfois, la manière dont il le rapporte — le Journal donc ne peut être complètement considéré comme un document personnel, en ce sens que jamais il n’exprime directement les sentiments de celui qui le rédige. Il y a plus : Bordier ne nous laisse pas ignorer que le curé de Lancé « a une douleur dans une jambe, aussi il a été sans dire la messe toute la semaine »62 ; mais jamais il ne nous fait part des maladies et autres ennuis physiques qui n’ont pu manquer de le toucher pendant les quelque vingt ans que couvre le Journal, et encore moins de ses états d’âme et émotions intimes, notamment à l’égard de son épouse, dont la stérilité et la mort ne sont même pas mentionnées dans ses écrits. Ce n’est pas que le texte de Bordier ignore le je et le nous. Mais il ne fait pas place au moi. Quand par exemple en juillet 1763 Bordier écrit, à propos d’un fait très ordinaire : « Le mardy 12, j’ai mené du blé à Chateauregnault et l’ai vendu 22 s. ; nous avons été mouillés depuis la maison jusqu’à Chateaurenault », il est clair que je désigne moins ici l’homme Pierre Bordier, son corps et son âme, que le chef d’exploitation, et que le nous englobe dans le même ensemble Bordier et ses serviteurs, on pourrait presque dire, si l’expression n’était anachronique, l’entreprise. En bref, ce sont moins des individus que des rôles et des fonctions qui sont mis en scène dans le texte de notre fermier.
126La cause est donc entendue : le Journal de Pierre Bordier ne peut être considéré comme une autobiographie. En effet, il ne répond en rien à la définition de ce genre que donne Philippe Lejeune — « récit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa propre existence quand il met l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité »63 : écrit au quotidien, ou au plus hebdomadairement, le Journal n’est pas rétrospectif, et il ne met pas l’accent, on vient de le souligner, sur la vie individuelle de son auteur, et encore moins sur sa personnalité. Ceci posé, quel sens donner à ce texte ? Pour répondre à cette question, il faut le confronter à d’autres écrits qui, sans nécessairement présenter les mêmes caractères, peuvent lui être comparés : ainsi les Chroniques de l’artisan lillois Pierre-Ignace Chavatte rédigées à l’époque de Louis XIV, les Mémoires de l’autodidacte bourguignon Valentin Jamerey-Duval, écrits au cœur du xviiie siècle, et enfin le Journal de ma vie du compagnon vitrier parisien Jacques-Louis Ménétra, qui relate une existence dont l’essentiel se déroule pendant le second xviiie siècle64. En raison de leurs différences en effet, ces trois textes fournissent une grille commode pour fixer, au moins en première analyse, le statut de celui de Bordier. Ainsi est-il clair que le Journal de ce dernier ne peut être comparé aux Mémoires de Jamerey-Duval, l’intellectuel qui a parcouru l’Europe, de sa Bourgogne natale à Lunéville, et de là à Florence et à Vienne. Comme l’observe Daniel Roche, à qui nous empruntons les bases de cette analyse65, « écrire est pour Jamerey-Duval moyen de marquer le chemin parcouru, nécessité d’exprimer comment je suis devenu ce que je suis, moi ». Pareille démarche, à l’évidence, n’est pas concevable pour Bordier, qui n’est pas devenu ce qu’il est parce qu’il l’a toujours été, comme son père l’était avant lui, et comme vraisemblablement il imagine qu’il le sera toujours. Pas davantage Bordier ne peut être assimilé à Ménétra, dont l’écriture libertaire est le fait d’ « un homme libre, individualiste, homme de l’avenir, qui n’a pas besoin d’afficher ses origines ou de les nier pour être lui-même ». Dans ces conditions, c’est du côté de Chavatte qu’il faut se tourner pour trouver un texte qui, sinon dans sa forme du moins dans son esprit, se rapproche à certains égards de celui de Bordier : Chavatte dont Daniel Roche souligne significativement qu’il est « l’ouvrier typique de l’état stationnaire [qui] peut exprimer une véritable conscience de son état, une fierté malgré la médiocrité de sa situation d’être membre d’un corps et fidèle à une tradition ». Au prix de quelques transpositions, qu’impose le passage de la ville à la campagne, de quelques nuances aussi — le terme de médiocrité ne s’applique pas réellement à Bordier —, cette description vaut tout à fait pour le fermier de Lancé. Qu’elle s’applique également à un homme né près d’un siècle avant lui témoigne simplement sur les décalages temporels qui s’établissent entre villes et campagnes, peut-être aussi entre le nord du royaume et les marges de l’Ouest bocager.
127Dans son Journal, Bordier affirme une position intellectuelle et sociale, celle d’un membre éminent de la « sanior pars » de la communauté de Lancé. D’une certaine manière, et au-delà de ses curiosités personnelles, c’est déjà le syndic, qu’il n’est pas encore mais qu’il va devenir, qui écrit : il est symptomatique du reste, on l’a déjà souligné, qu’il cesse de tenir le Journal relativement peu de temps après avoir accédé à cette fonction, comme si son accomplissement relayait alors l’écriture. En tout état de cause, la position de Bordier n’a de véritable réalité qu’au sein de la communauté de Lancé, et par elle. De ce point de vue, son écriture est tout, sauf libertaire. Elle est le fait d’un homme qui assume un rôle, lequel le distingue certes, mais en même temps l’enferme. Bordier est l’homme d’un lieu, celui aussi d’un temps immobile. Cette situation en fait un excellent témoin de son terroir et de son époque. Mais elle ne permet pas que s’établissent les reculs et les décalages par lesquels sa personnalité, servie, on l’a dit, par une authentique curiosité intellectuelle, pourrait pleinement affirmer sa singularité. Dominant certes au sein de la communauté rurale de Lancé, Bordier y est tout sauf autonome : homme de l’enracinement réussi, il est aussi, de ce fait même, celui des fidélités, non celui des ruptures.
Notes de bas de page
1 Analyse systématique des actes des mariages célébrés en Vendômois de l’an VII à l’an XII ; se reporter n. 2, p. 52.
2 Furet (f.) et Ozouf (J.), Lire et écrire, l’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, 1977, notamment p. 13-35 ; Roche (D.), Les Français et l’Ancien Régime, Paris, 1984, t. II : Culture et société, p. 201.
3 Quéniart (J.), Culture et sociétés urbaines dans la France de l’Ouest au xviiie siècle, Paris, 1978 ; Id., « Les apprentissages scolaires élémentaires au xviiie siècle : faut-il réformer Maggiolo ? », RHMC, janvier-mars 1977, p. 3-27.
4 Degré mesuré à partir du recensement de 1820, AD 41, 201 M 19 à 201 M 24.
5 Ainsi par exemple le fait que les femmes sont rigoureusement exclues de la sociabilité des caves qui s’observe dans le vignoble ; elles le sont par des interdits qui évoquent ceux que signale Verdier (Y.), Façons de dire, façons de faire, la laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, 1979, notamment p. 17-74 : ainsi prétend-on en Vendômois qu’une femme se rendant dans une cave pendant ses règles fait tourner le vin. Toutefois, le vignoble n’a pas le monopole d’un tel partage des rôles. On en trouve aussi de beaux exemples en Beauce. Sur ce point, Gaucher de Passac (P.-J.), op. cit. (n. 1, p. 25), p. 11.
6 Furet (F.) et Ozouf (J.), op. cit., n. 2, p. 352.
7 Bonhoure (G.), « Histoire du collège et du lycée de Vendôme », SAV, 1902-1911, notamment SAV, 1902, p. 95-103 et 175-190, et SA V, 1903, p. 38-48.
8 Chartier (R.), Histoire de la France urbaine, t. 3, Paris, 1981, p. 248.
9 Bonhoure (G.), op. cit., SA V, 1905, p. 209.
10 Indications tirées de Bonhoure (G.), op. cit., et de Frijhoff (W.) et Julia (D.), « Les grands pensionnats de l’Ancien Régime à la Restauration », AHRF, 1981, n°1, p. 152-198, article auquel notre développement doit beaucoup.
11 Bely (L.), « L’élève et le monde, essai sur l’éducation des Lumières, d’après les mémoires autobiographiques du temps », RHMC, janvier-mars 1981, p. 28. Dans ses Mémoires, Labiée indique que le Père qui lui annonce qu’il n’aura pas le prix lui précise : « On a en vue un Dillon, ou un Maccarthy ». L’anecdote corrobore l’opinion du chevalier de Reynaud qui, selon Bonhoure (G.), SAV, 1905, p. 75, observe en 1787 à propos de l’établissement vendômois : « Succès compromis par l’appât du gain ».
12 Saint-Venant (R. de), Dictionnaire, articles « Dessaignes » et « Mareschal ».
13 Délibérations du district de Vendôme, AD 41, L 1683, 9 novembre 1792.
14 De telles affiches circulent aussi dans les campagnes. Voir par exemple celle que conservent les archives notariales de Lancé, annonçant un exercice académique de seconde sur l’histoire de France au collège de Vendôme le 24 août 1741 (AD 41, 3E, étude 15, liasse 97).
15 Métais (abbé c), Les petites écoles à Vendôme et dans le Vendômois, Vendôme, 1886. Toutefois, cet auteur ne distingue pas toujours assez les maîtres qui ont en charge les petites écoles de ceux qui se rattachent au système des pensions fonctionnant en liaison avec le collège.
16 Simon (abbé M.), op. cit. (n. 1, p. 25), t. 3, p. 160-161.
17 Simon (abbé M.), op. cit. (n. 1, p. 25), t. 3, p. 44.
18 Saint-Venant (R. de), Dictionnaire, article « Vendôme », paragraphe Ursulines.
19 Ibid.
20 Publié par Métais (abbé C), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 87-89.
21 Métais (abbé G), op. cit., n. 1, p. 371.
22 Telles par exemple que celles utilisées par Julia (D.), « L’enseignement primaire dans le diocèse de Reims à la fin de l’Ancien Régime », AHRF, avril-juin 1970.
23 Métais (abbé G), op. cit., n. 1, p. 371 ; Froger (abbé), « Les écoles de St-Cyr de Sargé », SAV, 1881 ; Préville (abbé de), « L’hospice et les écoles de Morée au xviie siècle », SAV, 1878. A ces études de la fin du xixe s., il faut ajouter celle, plus tardive, de Poulteau (P.), « Sur les petites écoles des environs de Mondoubleau », SAV, 1958.
24 AD 41, 3E, étude 57, liasse 128. Document publié dans Regards sur l’école primaire au xixe siècle en Loir-et-Cher, Blois, 1981.
25 AD 41, L 1770, 29 mars 1792. Selon ce document, le collège de Savigny « n’a pour tout revenu qu’environ 120 livres et une rente de 12 boisseaux de bled moitié froment et moitié seigle, ce qui est insuffisant pour y fixer un bon maître d’école ».
26 A Couture, à Choue, à Epuisay, au Temple, à Sargé, à Savigny, à Sougé, à Souday, à Ternay, etc.
27 Métais (abbé C), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 59.
28 Métais (abbé C), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 56.
29 Métais (abbé C), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 31.
30 Métais (abbé C.), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 158-159.
31 Métais (abbé C.), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 159-160.
32 A titre d’exemple, l’école de Lancé, bien attestée par le Journal de Bordier, et que l’abbé Métais ne mentionne pas dans son étude, n’est pas une école de fondation.
33 Par exemple à Trôo ; Métais (abbé C.), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 157-158.
34 Sur cette communauté, Loisel (J.-J.) « A propos des sœurs de la Charité de Montoire », HTPBV, n° 3, janvier-juin 1981, non paginé.
35 Métais (abbé C.), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 93.
36 « Il est venu un nommé David pour être sonneux et enseigner l’école le jour des Rameaux qui est le 30 mars, et a été toute la semaine sainte chez M. le Curé pour lui aider à faire le service de l’église ».
37 Métais (abbé C), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 40 (pour Mondoubleau), p. 59 (pour Souday) et p. 32 (pour Montoire).
38 Métais (abbé C), op. cit. (n. 1, p. 371), ordonnance de Caumartin, évêque de Blois, et prescriptions de l’évêque du Mans, p. 70-71.
39 Métais (abbé C), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 32 (règlement de Montoire), p. 59 (règlement de Souday), p. 90-102 (règlement des écoles de charité de Mondoubleau).
40 Métais (abbé C), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 51.
41 Justice du marquisat de Montoire-Querhoent, AD 41, série Β non cotée.
42 Métais (abbé C.), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 96-97.
43 Justice du marquisat de Montoire-Querhoent, AD 41, série Β non cotée.
44 Justice du marquisat de Montoire-Querhoent, dossiers d’interdiction, AD 41, série Β non cotée. L’affaire Marie Blanchet date de janvier 1787.
45 Métais (abbé C.), op. cit. (n. 1, p. 371), p. 65.
46 Se reporter n. 1, p. 266.
47 Et peut-être 9 autres, qui seraient alors perdus, à la fin, mais ce point n’est pas clair. Cf. Martellière (J.), SAV 1900, p. 103-105.
48 Les relevés de Jean Martellière sont en fait fort substantiels, et pour les principales céréales au moins ils permettent de rétablir une courbe très complète, comme le manifeste son rapprochement avec les données de la mercuriale de Montoire. Sur ce point, se reporter au chap. 6.
49 AD 41, 3E, étude 15.
50 Selon Martellière (J.), SAV, 1900, p. 102-106, c’est à partir d’avril 1751 que Pierre Bordier est qualifié de marchand dans les registres paroissiaux de Lancé, où il apparaît souvent comme parrain — 20 fois entre 1729 et 1756.
51 Pendant neuf ans, suivant « le compte de la gestion et administration [...] des biens et revenus de l’église de Lancé » qu’il rend le 8 mai 1740 (AD 41, 3E, étude 15). En outre, Jean Bordier a été pendant plusieurs années collecteur du dixième, jusques et y compris l’année 1750, qui précède celle de sa mort.
52 Par exemple dans le Journal en septembre 1755, en janvier 1761, en juin 1763.
53 Bordier évoque encore les démêlés du Parlement avec le roi, mais sans commentaire cette fois, en notant en 1771 dans son Compendium : « Le Roy a exiliez le Parlement de Paris ; il y en a un à Montoire, qui arriva le 26 janvier à Vendôme. Il a été formé un parlement à Blois le mois de mars dernier ».
54 On a centré ici l’analyse sur la guerre de Sept Ans, dont le déroulement se situe entièrement pendant la période couverte par le Journal. Mais on trouve dans le Compendium des notations, plus succinctes il est vrai, sur la guerre de Succession d’Autriche (tous les ans, de 1741 à 1748), et sur la guerre d’Amérique (en 1778 et 1779).
55 A dire vrai, Bordier ne mentionne explicitement la gazette qu’en janvier 1757 : « J’ai appris, par la Gazette, que le drosle qui a poignardé le Roy, a été jugé de ces jours passés. On doit lui arracher tous les ongles de demi-heure en demi-heure et lui fendre les costés un peu, et ensuite lui couler du plomb dans les plaies, et ensuite le faire tirer à quatre chevaux ». Mais de toute évidence, c’est dans la gazette aussi qu’en avril suivant il recopie la « sentence rendue contre Robert-François Damiens », comme probablement il y avait puisé, en février, la « Relation véritable au sujet du cruel assassin commis en la personne de Sa Majesté Louis XV », qu’il a également recopiée. En revanche, il est moins certain que la « Complainte de Pierre Damiens, sur l’air de la chanson de la mort de Madame la Dauphine d’Espagne, qui est venue pour être mariée au fils de Louis XV » — sept strophes de dix vers inégaux rimant quelque peu — soit tirée de la même source : on saisit peut-être là un témoignage sur la circulation des textes moins officiels suscités par les circonstances, comme il semble en être parvenu déjà à Lancé au début de 1755, à propos de Mandrin.
56 Sur la bibliothèque bleue, Bolleme (G.), La bibliothèque bleue, la littérature populaire en France du xvie au xixe siècle, Paris, 1971 ; Mandrou (R.), De la culture populaire en France, la bibliothèque bleue de Troyes, Paris, 1964 ; Le Roy Ladurie (E.), Histoire de la France rurale, Paris, 1975, t. 2, p. 537-545 ; Roche (D.), Les Français et l’Ancien Régime, Paris, 1984, t. II, p. 242-244.
57 Notamment en septembre 1762 et en mai 1767.
58 Cf. supra, n. 3, p. 370.
59 Sur ce point, Roche (D.), Le siècle des lumières en province, Académies et académiciens provinciaux, Paris, 1978. En Vendômois, le recours à la présentation systématique des paroisses (devenues alors communes) sera illustré au début du xixe siècle, même si c’est très sommairement, par Gaucher de Passac, op. cit. n. 1, p. 25.
60 Martellière (J.) Introduction au Compendium, SAV, 1911, p. 248.
61 Bailliage de Vendôme, AD 41, série Β non cotée, année 1776.
62 Journal, janvier 1765.
63 Lejeune (P.), L’autobiographie en France, Paris, 1975. Précisons cependant que si les textes de Bordier ne sont pas autobiographiques, il n’est pas exclu en revanche que des éléments de la biographie de leur auteur contribuent à rendre compte de leur existence. Il est possible par exemple que la déception provoquée par la stérilité de son ménage ait conduit notre fermier à transférer son ambition dans d’autres domaines, et notamment ceux que recouvre son entreprise d’écriture. Cependant, rien ne permet de le démontrer avec certitude.
64 Lottin (Α.), Chavatte, ouvrier lillois, un contemporain de Louis XIV, Paris, 1979 ; Goulemot (J.-M.), Mémoires de Valentin Jamerey-Duval, Paris, 1981 ; Journal de ma vie, Jacques-Louis Ménétra, Compagnon vitrier au xviiie siècle, présenté par Roche (D.), Paris, 1982.
65 Roche (D.), Les Francais et l’Ancien Régime, t. II : Culture et société, p. 197-200 (« Pierre-Ignace, Valentin, Jacques-Louis et les autres »).
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