Chapitre 6. Temps et histoire
p. 265-349
Texte intégral
1Après avoir analysé les relations que la société provinciale entretient avec l’espace, c’est à considérer celles qu’elle établit avec le temps qu’on s’attachera dans ce chapitre. On le fera en examinant à la fois comment le temps est vécu et mémorisé, et comment il est appréhendé et pensé, sans perdre de vue, pour autant que la documentation le permette, que ce rapport au temps peut présenter des variations significatives d’un milieu à l’autre.
2Pour mener à bien une telle recherche, trois pistes ont été privilégiées. La première a consisté à partir des gestes et des témoignages des contemporains, d’une part pour saisir les mécanismes de mémorisation de l’époque, et de l’autre pour retrouver les grands rythmes du temps traditionnel — et avant tout, sources obligent, du temps rural : sur ce dernier point, on verra avec quelle force s’en impose une vision cyclique. La seconde approche se fonde sur les méthodes de la recherche historique telles que les travaux des dernières décennies, et singulièrement les monographies provinciales, les ont progressivement élaborées. C’est sur cette base qu’ont été rétablies un certain nombre de courbes reflétant l’histoire démographique, matérielle et culturelle du Vendômois à l’époque de Louis XV et de Louis XVI. Avec ces courbes, qui ne relèvent plus du témoignage des contemporains, mais qui sont le produit d’une restitution, c’est un autre aspect du rapport au temps de la société vendômoise du xviiie siècle qui se trouve mis en évidence : celui des évolutions qui sur tous les plans travaillent à la transformer. La double réalité, cyclique et évolutive, du temps vendômois ainsi présentée, il restera à préciser comment les différents aspects pouvaient en être perçus et s’articuler dans l’esprit et la mémoire des contemporains. On tentera de le faire en analysant principalement deux ensembles de textes qu’ils nous ont légués : d’une part, le Journal et le Compendium du fermier de Lancé Pierre Bordier, souvent cité déjà ; et de l’autre, l’Histoire de Vendôme de l’abbé Simon, rédigée essentiellement pendant la décennie 1770, même si elle a été publiée plus tard1.
LE TEMPS DES RURAUX
UN TÉMOIGNAGE SUR LES MÉCANISMES DE MÉMORISATION
3C’est par un retour momentané aux migrations intercommunales qu’on présentera la manière dont les populations du Vendômois du xviiie siècle structurent temporellement leur mémoire. En effet, en donnant la date d’entrée dans leur commune de résidence de tous les habitants qui n’en sont pas natifs, le recensement de l’an IV, longuement analysé au cours du précédent chapitre, ouvre entre autres possibilités celle de dater les mouvements intercommunaux. C’est à partir de ces données qu’a été construit le graphique ci-dessous, comptabilisant année après année, pour un ensemble de communes réparties à travers les différents secteurs du Vendômois, tous les mouvements que le recensement permet de repérer.
4Ce graphique a certes une portée conjoncturelle, dans la mesure où il témoigne sur d’éventuelles évolutions du phénomène migratoire. Mais pour notre propos, ce sont ses variations interannuelles, qui s’y inscrivent fortement en pointes et en creux (par rapport à la droite de régression linéaire qui matérialise l’évolution moyenne globale), qui sont le plus instructives. Or ces fluctuations ne se répartissent pas de manière aléatoire : en effet, les années de pointe correspondent par rapport à la date du recensement à des intervalles de 10, 12, 15, 20, 25, 30 et 40 ans. En d’autres termes, ces pointes, inexistantes pendant la décennie qui précède le recensement (en dehors d’un léger avantage aux années paires), s’observent ensuite tous les deux-trois ans (10-12-15), puis tous les cinq ans (15-20-25-30), enfin tous les dix ans (30-40). Mais en même temps que les pointes s’espacent, elles se font de plus en plus nettes — ce qui se traduit sur le graphique par des « clochers de mobilité » de plus en plus marqués vers le passé, et par un écart grandissant entre le tireté des clochers et la droite de régression linéaire. Ce qui est en cause ici, ce n’est donc pas la réalité des mouvements, mais bien la manière dont leur date est mémorisée. Tel se présente, sans surprise mais avec la rigoureuse confirmation que permet l’analyse de la date attribuée par les intéressés à des centaines de mouvements, le système de repérage temporel de toute une société rurale : établi autour de chiffres ronds, et de plus en plus ronds à mesure qu’ils sont plus élevés. D’autre part, il va de soi que ce système ne s’articule pas autour d’une échelle de datation absolue, même centrée sur des dates rondes (1760, 1770...), mais qu’il s’organise autour d’intervalles construits à partir du moment présent (il y a dix ans, il y a vingt ans...). Tous ces traits renvoient à une pensée concrète, précise sur ce qui est proche, plus floue sur ce qui est lointain, ce qui la conduit comme on l’a déjà signalé à raisonner temporellement par rapport à maintenant comme elle le fait spatialement par rapport à ici.
D’UNE SAISON A L’AUTRE
5Le temps traditionnel, tel qu’il a cours dans le Vendômois du xviiie siècle, surtout dans les campagnes (mais les villes en sont trop proches pour être sur ce point très différentes), ne peut se comparer à celui qui organise nos existences citadines de l’ère industrielle, sinon postindustrielle. Comme l’expliquent les sociologues, en particulier Henri Mendras2, le temps de ces ruraux doit s’envisager comme une suite d’expériences vécues. Il ne s’étalonne pas à partir d’une unité de mesure abstraite se répétant toujours identique à elle-même, telles nos heures et nos minutes. Il se construit à partir de l’enchaînement d’opérations concrètes, ayant chacune leur singularité. Significativement, les saisons renvoient alors aussi bien à l’écoulement du temps qu’à la succession des travaux agricoles : ainsi Pierre Bordier mentionne-t-il pendant l’été 1755 l’oust des bleds, puis l’aoust des avoines. Plus largement, leur rythme affecte encore le calendrier de la vie et de la mort (à travers la manière dont se répartissent mois après mois baptêmes — et donc conceptions —, mariages et sépultures), celui de la liturgie et aussi ce qu’il est convenu d’appeler les traditions populaires. Les liens entre tous ces calendriers sont nombreux, comme leur description va le montrer dans un instant. On ne cherchera pas ici à en bâtir une théorie d’ensemble, ce qui dépasserait le cadre d’une recherche locale. Le propos est autre : analyser, à travers les sources disponibles, comment ces différents calendriers, étroitement imbriqués, sont vécus et exprimés par les contemporains, en d’autres termes préciser quel rythme ils impriment à leur existence, et la manière dont ce rythme est présenté.
6A l’évidence, bien des traits de ces calendriers tiennent à la force qu’exerce l’influence de la nature — dans le déroulement habituel de ses saisons comme dans ses dérèglements — sur l’ensemble de la société provinciale de l’époque. Ainsi la journée de travail se développe-t-elle toute l’année depuis « soleil levé » jusqu’à « soleil couché » : elle est donc beaucoup plus brève en hiver qu’en été, ce qui n’est pas sans effet sur les salaires quotidiens. Faute d’indications précises et surtout assez nombreuses sur ceux qui ont cours dans l’agriculture, on peut se reporter ici au montant de la rémunération du travailleur du bâtiment, qui obéit aux mêmes règles dans son évolution saisonnière — ce qui est normal dans la mesure où les deux activités sont soumises aux mêmes contraintes d’une tâche accomplie à l’extérieur, et prennent place dans le cadre du même marché du travail. Les quittances conservées dans les archives de l’hôtel-Dieu de Montoire3 révèlent ainsi qu’un charpentier reçoit par jour 18 sous de mars à octobre et seulement 15 sous de novembre à février entre 1740 et 1768 ; en 1785, le niveau des salaires s’est élevé, dans une conjoncture générale de hausse des prix, mais la différence existe toujours (légèrement accrue même en proportion) entre le salaire de haute saison (25 sous) et celui qui a cours l’hiver (20 sous). A la campagne, l’inégale durée des deux saisons, telle qu’elle apparaît par exemple lors des louées de domestiques, exprime d’une autre manière le même phénomène, en faisant se succéder une saison brève, mais à journées longues et laborieuses, de la Saint-Jean à la Toussaint, soit guère plus de quatre mois, et une saison plus longue — couvrant le reste de l’année, près de huit mois — mais à journées plus courtes et moins occupées ; en d’autres termes, une saison brève mais dense, une autre moins dense mais plus longue : c’est de cette manière qu’Henri Mendras peut évoquer à propos du temps rural des unités d’inégale durée, mais perçues comme égales (ou si l’on préfère d’égale importance) par les contemporains.
7Le calendrier rural ne peut cependant être réduit à cette seule opposition entre une morte saison et une période de grands travaux. Les multiples références accumulées année après année pendant près de deux décennies dans le Journal de Pierre Bordier suggèrent une réalité infiniment plus riche. C’est à partir de ces notations qu’on s’efforcera ici de rétablir deux des grands rythmes de la vie rurale : celui des travaux agricoles, de loin le plus développé dans le texte de Bordier ; et celui des transactions de toutes natures dans le cadre desquelles s’inscrit l’activité des ruraux.
8Bien qu’ils prennent place en Beauce, zone dont l’agriculture n’est pas la plus diversifiée du Vendômois, les travaux que mentionne Pierre Bordier sont fort variés. Concernant la céréaliculture, il signale qu’en septembre on mène le fumier aux champs ; octobre est ensuite le mois de la couvraille, ce qui signifie labour et semailles pour les « bleds » (froment, méteil ou seigle) ; une fois passé l’hiver, ces opérations sont renouvelées, en mars, dans d’autres champs, pour les avoines et les orges ; enfin vient le temps de la moisson, l’ « aoust » (en fait fin juillet-début août), que suit l’engrangement des gerbes, en attendant le battage, évoqué indirectement dans le Journal. Pour ce qui est des autres productions, elles apparaissent surtout lors de la récolte, voire au moment de la commercialisation de la marchandise fraîchement recueillie : c’est ainsi que sont mentionnées la fenaison (en juin), les vendanges (en septembre), la récolte des fruits (le même mois), celle du chanvre (en octobre), de même que la tonte des moutons (en juin). Pour compléter ce tableau, il convient encore de faire leur place, à la manière des imagiers du Moyen Age, aux activités pratiquées d’octobre à mars, quand les champs requièrent moins de présence : le Journal signale ainsi le ramassage des glands et des châtaignes en octobre, la fabrication de l’huile en décembre ou en janvier (selon les années), une battue aux loups en février (seul cas de chasse à participation paysanne évoqué, mais le Journal mentionne par ailleurs un accident de chasse survenu à un curé en juin). Enfin, diverses allusions, aux légumes notamment, suggèrent que le tableau qui vient d’être présenté n’épuise pas la totalité des activités du paysan, et que dans les grands cadres qu’il fixe, bien des gestes extrêmement divers trouvent encore à s’intercaler.
9En ce qui concerne les transactions, trois types en sont évoqués dans le Journal de Pierre Bordier (outre les marchés, évidemment régulièrement mentionnés dans un document attentif à relever les indications des mercuriales) : les échanges effectués dans les foires, l’embauche de personnel, l’entrée en jouissance des fermes. C’est sur le premier point que les notations sont les plus nombreuses. Elles concernent en février-mars les foires de Vendôme (Chandeleur) et de Montoire (mercredi des Cendres), en mai-juin celle de Montoire (Pentecôte), en juin celle d’Herbault, en juillet celle de Vendôme (Saint-Martin), en novembre celle de Vendôme encore (Saint-Martin), en décembre celle de Château-Renault. L’embauche du personnel, à lire Bordier, se fait principalement à deux moments de l’année : à la Saint-Jean d’abord, quand a lieu la louée des domestiques (engagés semble-t-il pour l’année ; en tout cas, n’apparaît pas ici de louée systématique en automne)4 ; et quelques semaines plus tard, avec le recrutement des seyeux, employés pendant la moisson et rémunérés quant à eux non pas à la saison, mais à la journée5. Enfin, s’agissant de l’entrée en jouissance des fermes, une notation de Bordier en date de 1763 indique qu’elle a lieu à la Toussaint — ce que confirment par ailleurs les actes notariaux.
10S’agissant de la répartition saisonnière des baptêmes, mariages et sépultures, les enseignements des registres paroissiaux confirment pour le Vendômois les conclusions maintenant bien établies par les historiens démographes, à partir des monographies qu’ils ont réalisées au cours des dernières décennies. On se bornera donc à en indiquer ici les grandes lignes.
11Partons pour cela du cas de Ternay, paroisse installée aux confins de la Gâtine et de la vallée du Loir, et dont la démographie a été étudiée par Jean-Jacques Loisel6. Pendant la première moitié du siècle (1700-1749), les conceptions (comptabilisées en décalant les baptêmes de neuf mois vers l’amont) y deviennent supérieures à la moyenne annuelle en mars, connaissent un apogée printanier d’avril-juin avant de s’abaisser régulièrement jusqu’à un minimum automnal en septembre-octobre, après être repassées dès août en dessous du niveau moyen. Les mêmes contrastes saisonniers se retrouvent pendant la seconde moitié du siècle (1750-1799), à peine nuancés par une légère atténuation des extrêmes.
12Par rapport à la répartition des conceptions, celle des décès présente une situation pratiquement symétrique. Entre 1700 et 1749, la mortalité connaît son apogée en janvier, et demeure très forte jusqu’à fin mars. Mais dès avril, elle passe en dessous du niveau annuel moyen, et s’abaisse régulièrement jusqu’en juin, avant de progressivement remonter, jusqu’à repasser la barre moyenne en octobre, les derniers mois de l’année étant cependant moins meurtriers que les premiers. Cette fois encore, le schéma de 1700-1749 vaut largement pour le demi-siècle suivant : tout au plus observe-t-on, ici encore, une atténuation de certains écarts ; en outre, on peut relever certains glissements : le minimum mensuel passe de juin à juillet, cependant que septembre acquiert dans la deuxième partie du siècle une image meurtrière marquée, alors qu’auparavant son indice le situait en dessous de la moyenne. Mais ces nuances ne suffisent pas à mettre en cause le grand contraste qui s’observe, à peine atténué d’un demi-siècle à l’autre, entre les mois à fort taux de conception et ceux à mortalité élevée. Dans des domaines où les sociétés de l’époque n’ont pas (pour les décès) ou guère (pour les conceptions) de prise sur les événements, il n’est pas abusif de considérer que se juxtaposent, dans l’année d’autrefois, une saison que domine la mort et une autre où s’épanouit la vie, selon un rythme qui tout naturellement renvoie à celui du calendrier agricole.
13La répartition des mariages doit davantage à l’initiative des hommes. Elle est cependant soumise à des règles qui canalisent étroitement leurs conduites, et sur ce point aussi, Ternay n’échappe pas à la règle. Entre 1700 et 1749, deux périodes comptant chacune deux mois rassemblent à elles seules 68 % des mariages : ce sont, à niveau égal, janvier-février et juin-juillet. Pendant le demi-siècle suivant, la part de ces quatre mois se réduit à 61 %, conformément à la règle de diminution des écarts d’une période à l’autre, mais ils demeurent majoritaires. Tout au plus faut-il noter qu’ils ont été rejoints par un cinquième, novembre, qui avant 1750 avait une performance inférieure à la moyenne (indice 88), alors qu’après cette date il dépasse le niveau de juin et égale celui de janvier. On sait comment une telle répartition s’organise à partir d’interdits religieux excluant les mariages pendant le Carême (ce qui réduit le nombre des célébrations en mars et en avril, pas complètement cependant dans la mesure où régulièrement des parties de ces mois se trouvent en dehors du Carême) et pendant l’Avent (interdit remarquablement observé : aucun mariage en décembre de 1700 à 1749, 3 seulement de 1750 à 1799), à partir de croyances populaires aussi, telle celle qui conduit à éviter les mariages en mai. Il est difficile également de se marier au moment des grands travaux agricoles — ici la moisson en août, et la vendange en septembre-octobre —, quand tous les bras sont requis dans les champs et dans les vignes pour assurer une récolte dont dépend l’existence de chacun. Dès lors, les mariages ne peuvent que se concentrer dans les plages de temps laissées libres par la triple contrainte des prescriptions religieuses, des croyances populaires et des nécessités agricoles. Ainsi s’expliquent les pointes de janvier-février et juin-juillet, celle aussi — ici plus tardive dans le siècle — de novembre.
14Tel se présente le calendrier annuel des trois grandes cérémonies qui jalonnent l’existence de chacun à Ternay au xviiie siècle. Retenons-en, à partir des graphiques (p. 272), le rythme très classique7. Retenons-en aussi, car il faudra y revenir, la tendance constamment observée à une atténuation des écarts entre les mois extrêmes du premier au second xviiie siècle.
15Des analyses du même type, conduites dans d’autres paroisses du Vendômois, n’appartenant pas au même secteur géographique que celle de Ternay, confirment qu’à des nuances près s’observe partout la même répartition saisonnière : ainsi à Saint-Amand, en Petite Beauce, à Lunay, dans la vallée du Loir aux confins du vignoble, ou à Boursay dans le Perche. Une étude conduite dans cette dernière paroisse sur la seule mortalité des enfants de moins de 4 ans retrouve d’autres conclusions classiques, en mettant en évidence une mortalité hivernale élevée et surtout une forte pointe de décès à la fin de l’été et au début de l’automne, en septembre-octobre.
16Partout donc dans le Vendômois du xviiie siècle s’impose aux populations rurales le rythme du calendrier démographique de l’ancienne France.
17Tout aussi uniformément répandu, le calendrier liturgique ne tient pas une moindre place dans la vie de ces populations. Il est responsable d’abord d’une des unités élémentaires les plus fondamentales du temps rural, en l’occurrence la semaine. Le rythme hebdomadaire s’impose à de nombreux aspects de la vie sociale. Ainsi les mariages, loin de se répartir au hasard, se concentrent-ils majoritairement le lundi et le mardi, le mardi gras étant généralement le jour de l’année où, à la veille d’un Carême qui rend pour de longues semaines toute célébration impossible, les unions sont le plus nombreuses. Mais c’est autour de deux temps forts surtout que s’organise la semaine. En premier lieu, le dimanche, avec la messe. Celle-ci a certes une signification religieuse, mais elle constitue aussi une manifestation sociale. Elle est l’occasion d’un rassemblement de la population paroissiale — et en zone de bocage, c’est l’une des seules ; d’autre part, c’est à la sortie de la messe, on le sait, que se tient l’assemblée des habitants du village, quand elle a à délibérer sur les affaires concernant les intérêts de la communauté ; enfin, le rôle social de la messe dominicale s’étend au-delà du cercle — vraisemblablement très majoritaire — de ceux qui y assistent : on le voit bien à Lunay en 1732, lors d’une affaire judiciaire qui révèle que même ceux qui ne participent pas à la messe se rendent tout de même ce jour-là au bourg... pour se retrouver au cabaret8.
18L’autre temps fort de la semaine, sans signification religieuse cette fois, est le jour du marché, variable d’un bourg à l’autre, mais traditionnel, et de très longue date, en un lieu donné : le lundi à Mondoubleau, le mercredi à Montoire, le samedi à Vendôme. Au-delà de son rôle strictement économique, le marché a comme la messe une fonction sociale. Mais alors que cette dernière entraîne surtout le rassemblement de la population paroissiale, ce qui en fait une manifestation locale plutôt fermée, le marché est l’occasion de contacts entre gens de communautés diverses et est incontestablement, on l’a déjà souligné, un facteur d’ouverture pour la population. Il est aussi le lieu où se cristallisent toutes les tensions de la société, celles de la hiérarchie des conditions, que le jeu des transactions peut révéler crûment, celles du rapport à la marchandise, dont il révèle l’abondance ou la rareté, voire l’absence, mais toujours la valeur, celles enfin qui s’établissent entre le licite et l’illicite : terrain normal de l’échange commercial, le marché est aussi un lieu privilégié du vol, comme le démontrent les archives de la justice de Montoire ; mais c’est encore au jour et au lieu du marché que se trouvent réaffirmées les normes qui doivent s’imposer à toute la société : c’est ce jour-là que se tiennent les audiences ordinaires de la justice de Montoire, et c’est au marché également qu’à Vendôme les sentences de mort sont exécutées, comme le relève scrupuleusement Pierre Bordier dans son Journal9.
19Cependant, le calendrier liturgique n’explique pas que ce rythme hebdomadaire. Il est à l’origine aussi d’une structuration de l’ensemble de l’année. Sur ce point, il constitue d’abord, cela va de soi, une référence religieuse, et c’est bien ainsi qu’il est compris dans les clauses des testaments, si souvent articulées, au chapitre des demandes de messes, autour des quatre fêtes annuelles (Pâques, Pentecôte, Toussaint et Noël)10. Mais en deçà, ou au-delà, de cette fonction religieuse qui lui donne un sens, le calendrier liturgique est aussi un système de repères temporels. Ce système est parfaitement familier aux ruraux, y compris dans ses aspects les plus complexes. Ainsi Bordier, qui il est vrai s’intéresse particulièrement à cette question, note-t-il en 1761, année où la fête de Pâques est fixée au 22 mars, c’est-à-dire à la date la plus précoce possible : « Le 3 [février], qui est le jour de Caresme prenant, s’est adonné le jour de la foire de la Chandeleur à Vendôme. Il n’y a point d’homme sur terre qui puisse l’y avoir vu ce jour. La fête de Pasques ne peut être plus bas ; ni plus haut que le 25 avril. Il [elle] y estoit le 25 avril en 1666 et en 1734 ; en 1693 et en 1761, le 22 mars ». Ce beau témoignage manifeste une réelle connaissance des positions de Pâques, sans permettre cependant de préciser l’origine d’une telle science, qui peut aussi bien être imputée à des conversations avec le curé de Lancé qu’à la lecture d’un almanach. Mais au-delà de ce constat, il faut se demander pourquoi Bordier prend la peine de consacrer une note à l’événement. A cet égard, deux hypothèses, non nécessairement inconciliables, peuvent être formulées, la première interprétant l’observation de Bordier comme l’expression d’une curiosité en quelque sorte scientifique devant un phénomène relativement exceptionnel, la seconde, suggérée par ses premiers mots, insistant surtout sur le brouillage que la situation particulière de 1761 introduit dans le repérage des ruraux, en rapprochant ou en faisant coïncider des références habituellement distinctes, la Chandeleur d’une part, mardi gras et Carême-prenant de l’autre.
20Ces remarques invitent à examiner plus précisément comment ces repères du calendrier religieux — en l’occurrence les fêtes et les saints — sont utilisés par les ruraux. On le fera à partir du Journal de Pierre Bordier, tenu de 1748 à 1767, et de celui du vigneron de Naveil François Lattron, beaucoup plus succinct, mais qui s’étend sur plus d’un demi-siècle, de 1756 à 181011.
21A lire ces deux documents, il apparaît clairement que le repérage par les fêtes et les saints n’est pas seul utilisé : Lattron, et plus encore Bordier, savent indiquer une date en recourant à la grille élémentaire des mois et des quantièmes. Une analyse attentive du texte de Lattron révèle même que les références aux fêtes et aux saints en sont complètement absentes jusqu’en 1766, c’est-à-dire pendant la bonne décennie au cours de laquelle il ne livre que de brèves notices annuelles, de 5 ou 6 lignes en général, et jamais plus de 10. Puis en 1767 la notice s’allonge à 16 lignes, et on trouve deux références à des saints (en l’occurrence Thomas et Martin). Cette corrélation entre des notices plus longues et des références multipliées se vérifie souvent par la suite : à preuve 1772, où l’on ne trouve pas moins de six références (Saint-Gervais, Saint-Martin, Saint-André, Saint-Thomas, ainsi que Pâques et la Pentecôte) dans un texte de 27 lignes. Tout se passe donc comme si la référence religieuse venait sous la plume de Lattron dès lors qu’abandonnant la sécheresse des premières années il se laisse aller à des développements plus abondants et plus proches de la vie concrète : ce qui témoigne d’une autre manière de la place occupée par le calendrier liturgique dans l’univers des ruraux.
22De Bordier à Lattron, le recours au calendrier liturgique présente beaucoup de similitude, surtout en ce qui concerne les fêtes fixes. Sur ce point, le tableau ci-dessous indique qu’on relève 74 mentions dans le Journal de Bordier, et 62 dans celui de Lattron, ces mentions se concentrant dans les deux cas sur un nombre limité de fêtes : 18 chez le premier, 19 chez le second. La similitude se vérifie aussi en ce qui concerne les fêtes retenues, puisque 12 d’entre elles sont communes à nos deux documents : les Rois, la Chandeleur, Saint-Mathias, Notre-Dame de mars, Saint-Jean, Saint-Pierre, la Translation de Saint-Martin, Saint-Louis, la Toussaint, Saint-Martin et Noël. Sans doute faut-il voir dans ces dates les articulations majeures d’un calendrier de base. Celui-ci reposerait sur un nombre limité de repères. Il est clair en effet que le recours au saint pour dater un événement ne s’applique qu’à certains d’entre eux. On le voit bien à travers de nombreux passages de Lattron — de nos deux auteurs celui qui use le plus volontiers de ce type de référence —, où la mention du saint pour dater un événement s’accompagne du simple recours au quantième pour un autre. Par exemple en 1778 : « La vigne commença à passer le 6 du mois d’avril ; il faisait chaud. La vigne fleurit entre la Saint-Jean et la Saint-Pierre presque toute. La terre toujours sèche jusqu’à la Saint-Michel, lorsqu’on commença à vendanger ». Visiblement, la sainte honorée le 6 avril, Prudence, n’est pas jugée digne d’une référence. De même lit-on en 1781 : « La vigne défleurie au 11 juin ; il pleut jusqu’à la Saint-Jean ». Barnabé, fêté le 11 juin, n’a pas droit non plus à une mention : il n’a pas, dans l’esprit de Lattron, la notoriété qui sera la sienne plus tard.
23Par ailleurs, le calendrier de base qui se dessine ainsi présente largement la même hiérarchie de fréquence des mentions de l’un à l’autre de nos deux textes de référence : chez Bordier, les notations les plus nombreuses concernent Jean (14,9 % des occurrences), puis la Translation de Saint-Martin, Martin, Noël, la Chandeleur et la Toussaint ; Lattron privilégie aussi Jean (17,7 % des mentions) devant Martin, la Chandeleur, Pierre, Vincent, Gervais, la Translation de Saint-Martin, la Toussaint et Noël. L’avance de Jean s’explique facilement. Non seulement cette fête survient au moment de la floraison de la vigne (ce qui justifie son importance aux yeux de Lattron), mais elle correspond aussi au solstice d’été, ce qui lui vaut de jouer un grand rôle dans les fêtes populaires. Précisons en outre que ce prénom est fêté plusieurs fois dans l’année, à travers des saints variés. Comme le remarque au xixe siècle Stanislas Neilz12 en établissant une belle liaison entre le calendrier liturgique et le calendrier agraire, « nos bons aïeux fêtaient une Saint-Jean à toutes les saisons. La Saint-Jean-de-la-Porte-Latine au printemps, la Saint-Jean-Baptiste à l’été, la Saint-Jean-Chrysostôme à l’automne et la Saint-Jean-Evangéliste à l’hiver ; d’où est venu le dicton si populaire : la Saint-Jean où l’on sème, la Saint-Jean où l’on tond, la Saint-Jean où l’on cueille, et la Saint-Jean où l’on bat ». Quant aux principaux écarts qui se constatent entre les deux classements, ils sont eux aussi aisément explicables : l’avance de la Translation de Saint-Martin chez Bordier tient au fait que cette date correspond à la fête patronale de Lancé ; la même raison vaut, en sens inverse, pour Saint-Gervais (patron, avec Saint-Protais, de l’église de Naveil) et pour Saint-Vincent, patron des vignerons, qui se trouvent en meilleure position chez Lattron.
24Les deux systèmes de référence liturgique diffèrent nettement plus en ce qui concerne les fêtes mobiles. Comme l’indique le tableau ci-contre, on ne trouve que 4 mentions de ce type chez Lattron (la Pentecôte deux fois, Pâques et le début de l’Avent une fois), contre 47 chez Bordier, qui évoque dans son Journal 11 de ces fêtes, la plus fréquemment citée étant le vendredi du Lazare, suivi de Pâques, puis, à niveau égal, de Carême-prenant, des Rogations et de la Fête-Dieu. Dans certains cas, les références de Bordier peuvent tenir à des circonstances particulières. Ainsi la fréquence de la mendon du vendredi du Lazare — précédant le dimanche de la Passion, 16 jours avant Pâques — est-elle liée à la spectaculaire cérémonie qui a lieu à cette date à Vendôme, en vertu d’un vœu de Louis de Bourbon remontant au Moyen Age, prévoyant grâce plénière d’un condamné « pour un cas piteux et rémissible » : le bénéficiaire de ce vœu doit en effet porter en procession solennelle un cierge de 33 livres13. Sur ce point, l’écart entre les deux documents atteste une différence de sensibilité de leurs auteurs aux grands moments de la vie vendômoise — différence de sensibilité et non d’information, car Lattron habitant une paroisse limitrophe de la ville ne peut ignorer ce qui constitue un des grands moments de son calendrier festif — et il n’est pas interdit de penser que la distance qui sépare ainsi Bordier et Lattron vaut plus largement pour les deux milieux dont ils sont issus, la Beauce vendômoise et le vignoble.
25Cependant, on ne saurait rendre compte du sort différent fait aux fêtes mobiles dans les deux textes par ces seules considérations circonstancielles. L’approche de ces fêtes est suffisamment contrastée pour qu’on lui cherche une explication plus générale. A cet égard, il en est deux qui viennent à l’esprit, et elles ne sont pas incompatibles. On peut penser d’abord que si les fêtes mobiles sont davantage mentionnées par Bordier que par Lattron, c’est parce que leur célébration est aux yeux des populations plus marquante à Lancé qu’à Naveil. C’est ainsi après tout qu’on vient de rendre compte de la fréquence des mentions du Lazare dans le texte de Bordier, et il est possible que l’explication convienne également pour les Rogations ou la Fête-Dieu. Cependant, on voit mal comment l’appliquer à des fêtes telles que Pâques, la Pentecôte, le Carême-prenant ou le Jeudi saint. Dans ce cas, c’est bien à la mobilité même du repère qu’il faut s’attacher : ce caractère serait accepté par Bordier (chez qui les fêtes mobiles représentent exactement le tiers des mentions temporelles à caractère religieux et près de 38 % de l’ensemble des fêtes évoquées — mais bien plus si l’on s’en tient à la seule période de février à juin où la plupart d’entre elles prennent place), et au contraire pratiquement rejeté par Lattron, où il ne concerne que 6 % des mentions et 14 % des fêtes citées.
26S’ils diffèrent nettement par l’usage qu’ils font de la référence aux fêtes mobiles, nos deux auteurs se retrouvent très proches par la manière dont l’ensemble des fêtes qu’ils mentionnent — fêtes fixes comme fêtes mobiles — se répartit sur l’année. Cette répartition est en effet loin d’être uniforme. Si l’on isole un semestre courant du jour des Rois (6 janvier) à la fête de la Translation de Saint-Martin (4 juillet), on constate qu’il concentre chez Bordier 65,5 % des fêtes évoquées et 68,5 % des mentions ; chez Lattron, le taux est légèrement plus faible, quoique encore nettement majoritaire, en ce qui concerne les fêtes (59,1 %), mais il se retrouve étonnamment semblable pour ce qui est des mentions (68,2 %). Cette concentration majoritaire des fêtes sur le premier semestre est d’autant plus remarquable que si elle s’observe massivement et sans surprise pour les fêtes mobiles, dont la très grande majorité prend place pendant cette période, elle se vérifie aussi assez nettement en ce qui concerne les fêtes fixes, pour lesquelles ne joue pas un tel phénomène, avec 54,1 % des mentions chez Bordier, et même 67,7 % chez Lattron.
27Un tel partage de l’année est d’autant plus significatif qu’il se retrouve dans la manière même dont s’organise le Journal de Bordier. Si l’on analyse le lignage que son auteur consacre à chaque mois de l’année, on s’aperçoit que par rapport à un indice moyen 100 qui serait celui de chaque mois si la répartition du texte de Bordier était égale entre chacun d’entre eux, la période janvier-juillet présente toujours des notices plus longues — nettement en janvier (indice 136) et mars (137), plus modérément pour les autres mois dont les indices oscillent entre 102 et 107 — et la période août-décembre des notices sensiblement plus courtes (indices compris entre 97 et 66). L’indice moyen est de 115,5 pour les six premiers mois de l’année, et seulement de 84,2 pour les six mois suivants. Pour rendre compte d’un tel contraste, on peut relever d’abord que Bordier écrit moins longuement les mois de grands travaux agricoles, août-septembre notamment, pendant lesquels l’occupent longuement la moisson et l’engrangement des récoltes, voire le début de son battage. Mais cette explication n’est pas suffisante : elle ne rend pas compte de la brièveté des développements consacrés au mois de novembre (indice 66, le plus faible de l’année). Une autre piste semble plus pertinente : elle consiste à considérer que Bordier se montre plus prolixe pendant les mois où se prépare la récolte que pendant ceux où elle s’effectue. Ainsi s’expliquerait la place occupée par les mois d’hiver, quand le blé est déjà en terre, et tout particulièrement par le mois de mars, quand se joue la future récolte, alors même que se sèment les céréales de printemps. De même s’explique-t-on pourquoi, parmi les mois à notices plus brèves, octobre, avec un indice de 94, occupe une situation relativement favorable : c’est le mois de la couvraille, c’est-à-dire du labour et des semailles qui sont au point de départ de la future récolte. Le texte de Lattron apporte du reste une belle confirmation à cette hypothèse, dans la mesure où il consacre davantage de place à préciser les conditions dans lesquelles se prépare la vendange — à travers la croissance des bourgeons, la floraison de la vigne et la formation des grappes — qu’à décrire cette dernière. Ainsi, pour s’en tenir à cet exemple, et en se limitant aux notations sur la vigne et le vin, en 1771 : « La vigne commençait à la Notre-Dame de Mars, mais le temps se rafraîchit [...] La vigne partit bien au 16 avril et on voyait les bourgeons le 1er mai du Bois-aux-Moines à Maurieu. Point de pluie depuis le 16 avril jusqu’au 25 mai ; petites pluies, mais la terre n’en était que plus mouillée. La terre trempa au 12 juin. La vigne défleurie à la Saint-Jean ; bien des raisins [...] du vin 3 pièces au quartier, l’un dans l’autre. Il valait 24 livres le poinçon ». A la lumière de ces observations, l’existence du paysan, qu’il soit plutôt céréalier ou d’abord vigneron, est bien placée sous le signe de l’attente, et d’une attente grosse à la fois de promesses et de risques. Pour le rural, le présent est toujours porteur d’un futur incertain, dont l’incertitude même explique qu’il mobilise toute son attention. En effet, si la réussite de ce futur repose sur son travail, celui-ci, pour indispensable qu’il soit, ne suffit pas toujours à assurer le succès. Le ciel aussi a son rôle à jouer, et c’est de lui que dépendra en dernière analyse la rentabilité du labeur du rural, sans que ce dernier ait prise sur le devenir des efforts investis en vue de la prochaine récolte. Dans le rapport qui s’établit ainsi entre présent et futur, on saisit un des aspects fondamentaux de la relation que le rural entretient avec le temps, dans tous les sens du terme, celui qu’il fait étant compris dans celui qui passe. On en retrouvera l’effet en analysant les raisons qui ont conduit Pierre Bordier à entreprendre la rédaction de son Journal.
28C’est à ce point de l’analyse du calendrier rural qu’après en avoir décrit les composantes agraire, biologique et liturgique, s’impose un examen des traditions populaires, dont on sait combien les manifestations se relient habituellement aux précédentes : les rites saisonniers s’enracinent dans les rythmes de la nature, qui commandent ceux de l’agriculture, et ils entretiennent d’étroits rapports, non univoques du reste, avec la religion, par suite de l’action séculaire de l’Eglise qui tantôt les a combattus, avec un bonheur inégal, tantôt les a intégrés à sa liturgie. Mais c’est là une piste difficile à explorer, faute de sources accessibles. Le témoignage du curé Thiers est trop antérieur et trop extérieur au Vendômois du xviiie siècle, même s’il n’en est pas très éloigné14. C’est pourquoi on se contentera ici de quelques indications appuyées sur les observations réunies par Stanislas Neilz dans le premier chapitre de son Histoire de la Condita de Naveil, publiée en 186715.
29Dans cette petite trentaine de pages, Neilz, « cultivateur archéologue et historien », selon les termes de la notice que R. de Saint-Venant lui consacre dans son Dictionnaire16, né en 1819 au hameau de Lubidé (situé à Vendôme, à la limite de Naveil) où il mourra en 1889, passe en revue les fêtes qui jalonnent l’année paysanne, mais aussi les autres usages traditionnels, à savoir le mai, les signes funéraires, les fontaines vénérées, les festins, les plantes sacrées, les jours fastes et néfastes. Du même coup, il rassemble une foule de notations, dont la position sociale de leur auteur, telle que la définit Saint-Venant, paraît a priori garantir l’authenticité, et dans lesquelles il est donc légitime de chercher les éléments du calendrier traditionnel. A cet égard, il importe même assez peu que l’ensemble des observations rassemblées dans ce chapitre le soient sous le titre : « Le culte des druides retrouvé dans les usages traditionnels et les fêtes populaires ». Une telle formule témoigne d’une certaine vision historique, mais elle n’infirme pas nécessairement le détail des renseignements rassemblés dans le corps du texte.
30Malheureusement, deux éléments viennent plus gravement altérer la crédibilité de notre document. D’une part, Stanislas Neilz écrit sous le Second Empire, alors que l’on cherche à cerner des pratiques en usage pendant les dernières décennies de l’Ancien Régime. D’autre part, il est sans doute un cultivateur, ainsi que l’observe Saint-Venant ; mais comme l’écrit un peu plus loin dans sa notice cet auteur, non sans forcer quelque peu le trait, c’est un « cultivateur illettré et savant » : entendons par là un autodidacte, à la plume peut-être laborieuse, mais qui a lu. Un double problème d’attestation se trouve donc posé : ce qu’écrit Neilz au xixe siècle vaut-il toujours pour le xviiie ? Et ce qu’il rapporte provient-il toujours d’observations concernant le site de Naveil, ou alors quand celles-ci font défaut, ne supplée-t-il pas à ces lacunes par des références tirées de lectures concernant d’autres lieux, selon le travers bien connu d’une certaine et insuffisante érudition locale ? Ces remarques ne doivent pas déboucher sur une hypercritique du texte de Neilz, d’autant que des recoupements viennent valider certaines de ses observations. Mais elles doivent conduire à l’utiliser avec prudence, en s’attachant davantage à la structure générale qu’il révèle qu’à tel ou tel des détails ponctuels qu’il rapporte17.
31C’est avec la période de Noël, autrement dit, précise-t-il, celle du solstice d’hiver, que Neilz ouvre son chapitre. Il signale que « c’est un usage populaire de cuire la veille de Noël ; et la ménagère n’oublie pas de faire un petit pain, qu’elle place en réserve, pour s’en servir comme d’un remède efficace, en cas de maladie soit dans la famille, soit parmi les animaux domestiques ». Neilz ajoute que « le même jour, il est également de rigueur, à la campagne, de nettoyer toutes les étables ». Il mentionne aussi la croyance populaire aux pierres qui tournent à minuit, dans la nuit du 24 décembre18, et il décrit encore la pratique du trefou, grosse bûche allumée la veille de Noël, qui doit brûler pendant trois jours et deux nuits, et dont « on [...] réserve un fragment qui devra à son tour allumer la bûche de l’année suivante ». Enfin, Neilz évoque « une pratique encore très répandue sur la partie vendômoise du Perche », à savoir que « la nuit du 23 au 24 décembre, les habitants de ces campagnes parcourent leurs propriétés, et attachent un lien de paille autour de chaque arbre fruitier, afin de le faire fructifier ». Et notre auteur termine cette évocation du Noël traditionnel par une allusion à des feux de plein air, au réveillon traditionnel et à « la foi naïve [qui] s’épanchait dans le chant de vieux noëls ». En revanche, le cycle des douze jours n’apparaît sous sa plume qu’à travers le rappel des fêtes médiévales des Fous, des Innocents et de l’Ane. Neilz, qui présente ces fêtes comme scandaleuses, précise qu’elles ont prolongé leur existence fort longtemps. Mais c’est pour ajouter aussitôt que « ces faits, nous devons le dire, étaient étrangers à notre localité ».
32La fête des Rois n’est évoquée par Neilz qu’au chapitre des festins, avec la mention du gâteau consommé ce jour-là. Il en va de même pour les crêpes de la Chandeleur. Les brandons sont l’objet d’un développement plus substantiel. Neilz signale que cette coutume (qu’il considère comme l’héritière d’une fête païenne de l’équinoxe) prend place « le dimanche qui précède les Quatre-Temps ou le premier dimanche de carême », et il précise qu’ « au siècle dernier, la coutume des brandons était encore très populaire », ce qu’il atteste en notant que « ce jour-là les graves Oratoriens de Vendôme ne dédaignaient pas d’aller, avec les élèves de leur collège, fêter les brandons à leur campagne de Courtiras ». Suit l’énumération des usages observés à l’occasion de cette fête : les grands feux allumés par la population assemblée sur les lieux élevés, la promenade des brandons enflammés au bout de longues perches, les danses et les chants, « où l’on mêlait aux cris d’allégresse des imprécations contre les animaux nuisibles aux biens de la terre », cependant que des hommes ajoutaient encore au tintamarre en faisant jouer « les chiens de bois »19, enfin le festin « où l’on observait rigoureusement de servir la bouillie traditionnelle ». A cette période du début du Carême se rattachent aussi la fête du bœuf gras, « encore appelé bœuf ville ou vielle, parce qu’autrefois il était conduit au son de la vielle » — et « la cérémonie burlesque d’enterrer le carnaval le mercredi des Cendres », mais, ajoute Neilz, cette pratique « venue jusqu’à nous paraît ne pas devoir aller bien loin ». Ces deux usages, toutefois, n’apparaissent sous la plume de Neilz qu’au détour d’une note infrapaginale.
33Notre auteur est bien rapide aussi sur les « festins » de la fin de l’hiver et du printemps. Ainsi se contente-t-il d’une simple mention de l’omelette de la Libergère (mi-Carême) et de la fromagée (lait caillé battu avec sa crème) de l’Ascension. Pour ce qui est du mai, Neilz témoigne surtout sur les pratiques de son époque, soulignant que l’usage en est déjà attesté au Moyen Age, mais que par la suite il « passa de mode pour les seigneurs et ne fut plus pratiqué que par le peuple qui l’a religieusement conservé dans nos contrées ». Il mentionne deux formes de cet usage : celle qui « consiste à planter, le premier jour de mai, sur la porte des étables, un rameau fleuri d’aubépine destiné à préserver les bestiaux de la morsure des animaux venimeux » ; et celle qui fait du mai un symbole de galanterie : « La branche fleurie, ornée de rubans, est plantée furtivement, la première nuit de mai, au lieu le plus apparent d’une habitation, par un prétendant qui aspire à la main d’une jeune fille de la maison ».
34En ce qui concerne la Saint-Jean et ses feux, la grande fête de l’autre solstice, Neilz donne une description d’autant plus précieuse qu’elle vaut pour le xviiie siècle : « A Courtiras, rapporte-t-il, les Oratoriens donnaient aux habitants la permission de choisir dans la forêt de Vendôme, pour la fête du feu de Saint-Jean, le plus beau baliveau des réserves. Cet arbre, dont on ornait la cime de rubans et de fleurs, portait le nom de guidon ; il était planté sur le principal carrefour du village, puis entouré d’un tas de fagots, fournis également par l’Oratoire. Le supérieur venait lui-même allumer le feu, signal de la danse en rond, animée encore par le Branle de Saint-Jean, sorte de chant populaire qui différait de ceux qui étaient en usage pour les autres fêtes. Les divertissements se prolongeaient ainsi pendant une partie de la nuit ». A côté de cette description « des feux, des chants [...] et des danses en rond, image du bonheur sans fin », notre auteur ajoute encore qu’ « au milieu de leurs espérances et de leurs joies, les jeunes gens qui ne manquaient pas d’assister à cette fête, croyaient y trouver un présage d’amour et de mariage, et y portaient un talisman qu’ils avaient grand soin de cueillir la veille, l’armoise, plante à laquelle est encore resté le nom d’herbe de Saint-Jean ».
35Passée la Saint-Jean, les notations de Neilz se font beaucoup plus rares. Lui-même souligne que l’époque de l’équinoxe d’automne « est pauvre en fêtes traditionnelles ». En fait, n’apparaissent plus sous sa plume que deux fêtes entrant dans sa rubrique des festins, soit la galette de la mi-août et la fête du coq de couvraille, célébrée par un repas (dont le coq constitue l’élément central) après les semailles d’automne. Et bien qu’il consacre un paragraphe aux signes funéraires, Neilz n’évoque pas la période de la Toussaint.
36Avec ces derniers éléments aussi, le calendrier traditionnel retrouve donc des traits déjà rencontrés dans les autres composantes du calendrier des populations du Vendômois du xviiie siècle. Après d’autres, cette convergence invite à dégager maintenant les grands caractères d’ensemble des rythmes ruraux de l’époque.
37A cet égard, et quelle que soit l’importance de séquences plus brèves, journée ou semaine, c’est la force du cycle annuel qui s’impose d’abord à l’attention. Saison après saison, celui-ci scande l’existence de toute la société provinciale, et il ne faut donc pas s’étonner que ce soit par rapport à lui que se construisent certains repères de mémorisation. On songe ici, notamment, au rôle que joue l’anniversaire pour les populations de l’époque. François Lattron ouvre son journal en notant, à propos de l’année 1756 : « C’est l’année que je fus marié, le premier jour de Mars, jour auquel je suis venu au monde ; c’est-à-dire le même quantième du même mois âgé de vingt trois ans juste, la veille du mardi gras ». Et un demi-siècle plus tard, il ne se conforme pas à une autre logique quand il écrit : « L’an 1806, ma femme est morte le 24 janvier, environ 7 heures du soir. Cinquante ans de ménage moins un mois et 7 jours ». Beaucoup de testaments, dont les clauses prévoient en plus de messes aux quatre fêtes annuelles un office au jour anniversaire du décès témoignent dans le même sens. Cette importance de l’anniversaire est confirmée par la manière dont la mémoire collective retient davantage, de la date de certains événements, le mois et le quantième que l’année. Ainsi la tradition locale affirme-t-elle que Richimer, fondateur du monastère à l’origine de la paroisse de Saint-Rimay, est mort le 13 février, « vers » l’an 70520. A l’évidence, la répétition année après année de cérémonies en l’honneur de ce personnage a enraciné dans les mémoires le jour de sa mort en le replaçant dans un cadre temporel familier et bien balisé, cependant que l’année de cette disparition, pour laquelle la référence est une échelle chronologique beaucoup plus abstraite, était rapidement affectée par des approximations.
38Ce cycle annuel, en effet, est caractérisé par des repères. Ceux-ci ressortissent pratiquement toujours du calendrier chrétien, quand bien même ce dernier ne fait que reprendre des dates majeures du calendrier astronomique, déjà retenues par les systèmes temporels qui l’ont précédé — cas par exemple des solstices. Deux grands traits semblent caractériser ces repères. En premier lieu, leur nombre n’est pas illimité : il est symptomatique que tous les saints du calendrier soient loin d’être utilisés à cette fin, et que d’une source à l’autre on retrouve largement la même liste de référence, comme l’a montré l’analyse des textes de Bordier et de Lattron. D’autre part, ces repères sont fixes (à la notable exception des fêtes mobiles, dont on a vu que l’usage n’est pas aussi généralisé que celui des autres fêtes). Par cette fixité, le système de références qu’ils constituent ne peut que gagner en rigueur. Il lui doit aussi d’accéder au statut d’une véritable norme, par rapport à laquelle les ruraux peuvent apprécier la conformité, ou les écarts, du déroulement des cycles naturels, celui de la météorologie et celui, en découlant, de l’agriculture.
39Enfin, toutes les analyses qui précèdent l’ont montré, que ce soit à partir de l’examen des cycles annuels tels qu’ils sont vécus ou de leur description par les contemporains, le temps n’est pas constamment pour les ruraux de l’époque d’une égale densité. Sur tous les plans, celui des fêtes — de l’Eglise comme de la tradition populaire —, celui de la démographie, celui de la longueur des textes des mémorialistes paysans s’impose le même contraste entre le premier semestre — ou plus largement la période qui court entre Noël et la Saint-Jean, voire le début de la moisson — et le reste de l’année. Cette opposition entre une période qui est celle de l’expansion, de l’espérance et de la vie, et le temps qui la suit, celui du repli, de la latence et jusqu’à un certain point de la mort, cette opposition donc n’est pas la moindre caractéristique du cycle annuel qui organisait la vie des ruraux du Vendômois au xviiie siècle.
DU BERCEAU A LA TOMBE
40Pour apprécier ce qu’était habituellement le destin des populations du Vendômois du xviiie siècle, c’est d’abord vers les sources massives et classiques de la démographie historique — registres paroissiaux et actes d’état civil — qu’il faut se tourner. Ainsi a procédé Jean-Jacques Loisel dans la monographie qu’il a consacrée à Ternay, et qui servira de référence à cette analyse21.
41En ce qui concerne la mort (graphique ci-contre), l’examen de l’âge des 966 décès constatés à Ternay entre 1700 et 1749 indique que 24,9 % sont survenus avant le premier anniversaire, 22,5 % entre l’âge de 1 an et celui de 10 ans et 6,2 % entre 10 et 19 ans. Ce qui à peu de choses près vérifie la règle classique selon laquelle un quart de la population n’atteint pas l’âge d’un an, et un second quart n’atteint pas celui de 20 ans. Passé cet âge, et même déjà celui de 10 ans, la mort se fait plus discrète. Mais pas pour longtemps. Dès la quarantaine franchie, le taux des enterrements s’élève à nouveau, pour demeurer assez stable jusqu’au niveau des septuagénaires. Ce n’est qu’à partir de 80 ans qu’on retrouve des taux très bas, très peu de gens atteignant ces âges avancés.
42Sans bouleverser ce tableau, la seconde moitié du siècle (1750-1799) y apporte quelques nuances : la mort frappe plus durement encore les bébés, 28,3 % d’entre eux décédant avant leur premier anniversaire. Mais une fois franchi ce cap, elle touche moins durement qu’avant 1750 les tranches d’âge qui suivent, jusqu’aux quadragénaires inclus : ce n’est qu’à partir du 50e anniversaire que les décès se font plus nombreux, le gonflement des taux étant particulièrement sensible pour les sexagénaires et les octogénaires. En bref, si la mortalité infantile demeure très forte, l’espérance de vie qui s’ouvre à ceux qui l’ont évitée s’allonge.
43De ces observations, que confirment des sondages effectués dans d’autres paroisses de la région, trois principaux enseignements doivent être soulignés. En premier lieu, la banalité bien connue de la mort des bébés : du fait même de la fréquence avec laquelle les curés procèdent à l’enterrement de « petits corps », la disparition d’un très jeune enfant ne peut revêtir dans la société de l’époque le caractère intolérable qu’il prend dans la nôtre, où le fait est devenu exceptionnel ; au xviiie siècle, un tel événement, si dramatique soit-il, appartient à l’ordre des choses. En second lieu, la relative fréquence des décès d’adultes ayant encore des enfants à charge : à Ternay, les décès survenant entre 20 et 50 ans représentent à peu de choses près la moitié des décès des gens de plus de 20 ans avant 1750, et encore le tiers après cette date. Une telle fréquence a pour effet de multiplier les orphelins, partiels ou totaux. Ces « lits brisés », qui transparaissent dans les archives judiciaires à travers de nombreux actes de tutelle et de curatelle, et qui débouchent souvent sur un remariage signifiant arrivée d’un beau-parent au foyer, ne sont pas sans effet sur certains au moins des enfants concernés. Mais ce qui individuellement relève de la psychologie personnelle finit par marquer l’ensemble de la société en raison de la répétition de ce type d’événement. Troisième enseignement enfin de cette analyse de la mortalité : la rareté des vieillards dans la société rurale au xviiie siècle, en raison de la pression de la mort, même si cette dernière s’atténue légèrement avec les années. Cette rareté des vieillards signifie d’abord, sur le plan familial, celle des grands-parents : il est exceptionnel qu’au moment du mariage les quatre parents des conjoints soient présents, et il l’est davantage encore, naturellement, qu’ils connaissent leurs petits-enfants. Mais la rareté des vieillards a aussi une signification sociale plus large, et d’ailleurs variée, en raison de l’ambiguïté qui s’attache à leur image. Celle-ci peut en effet être très négative, pour d’évidentes raisons matérielles, liées à la fois au déclin physique et à l’affaiblissement des aptitudes mentales : interrogé en l’an X sur le nombre de centenaires qui vivent dans sa commune, le maire de Droué répond crûment que « quoique notre pays soit assez salubre, nous ne voyons pas beaucoup d’octogénaires, heureusement car à cet âge la vie est à charge »22. Mais le vieillard est aussi, positivement, celui qui est porteur d’expérience et donc d’une certaine sagesse, en même temps que dépositaire de la mémoire de la communauté. Cette mémoire peut être sollicitée par l’appareil judiciaire pour instruire certaines affaires : ainsi le 27 février 1732 trois laboureurs de Fontaine, âgés respectivement de 52, 62 et 73 ans, viennent-ils témoigner dans une affaire de pièce de terre d’une boisselée et demie disputée pour affirmer à peu près dans les mêmes termes « avoir connaissance qu’il y a plus de 30 ans que deffunt René Renou et à présent sa veuve ont joui paisiblement et sans troubles de la pièce de terre en question... »23. Mais la fréquence avec laquelle Pierre Bordier présente dans son Journal des événements exceptionnels en les introduisant par la formule « homme vivant ne vit » souligne combien la référence à cette mémoire, qui d’individuelle devient ainsi collective, est présente dans tous les esprits.
44L’âge au mariage — entendons ici le premier mariage — est une autre grande étape des destinées individuelles sur laquelle les registres paroissiaux et les actes d’état civil peuvent informer. Sur ce plan, le Vendômois se conforme tout à fait aux règles bien connues de la démographie historique. L’analyse du cas de Ternay montre que sur l’ensemble du siècle, les filles se marient en moyenne à 25 ans et 3 mois, les garçons à 28 ans et 4 mois. Cet âge varie peu en ce qui concerne les garçons. En revanche, chez les filles s’observe de la première à la seconde moitié du siècle une tendance à son élévation, la proportion de mariées n’ayant pas atteint leur 25e anniversaire tombant d’une période à l’autre de 54 à 48 %. Ces traits sont très nettement confirmés par l’enquête menée à travers l’ensemble du Vendômois à partir du relevé systématique des mariages célébrés de l’an VII à l’an XII. Tout au plus note-t-on une très légère élévation de l’âge moyen, qui se situe très près de 29 ans chez les hommes, et de 26 chez les femmes, ce qui confirme la tendance révélée par l’échantillon ternaysien. Il faut souligner en outre que la situation moyenne qui se constate ainsi vaut bien pour l’ensemble de l’arrondissement. Aucun canton n’y fait vraiment exception : partout l’âge moyen au mariage des hommes est compris entre 27 ans 5 mois et 30 ans 4 mois, celui des femmes entre 24 ans 1 mois et 26 ans 11 mois et, en termes statistiques, l’écart type de la série des 11 taux cantonaux ruraux n’atteint jamais 1 an24.
45Ces solides corrélations ne doivent cependant pas conduire à négliger les écarts constatés, qui pour chaque sexe atteignent tout de même près de trois ans entre les cantons extrêmes. A cet égard, il faut relever d’abord qu’à des nuances près, les cantons où les hommes se marient le plus jeunes sont aussi ceux où les femmes convolent le plus tôt, et inversement. Ainsi s’individualisent au sein de la région, par rapport à la situation moyenne observée dans les cantons de l’ouest (de Villedieu à Mondoubleau) et du sud (de Villedieu à Saint-Amand), des zones à nuptialité précoce (La Ville-aux-Clercs et Villiers) et d’autres à nuptialité plus tardive (Selommes et Le Gault, ainsi que Vendôme pour les femmes, et Morée pour les hommes). Comment rendre compte de telles différences ? On peut songer d’abord, pour le faire, à invoquer l’impact des événements révolutionnaires : dans cette perspective, qui conduit à considérer le rajeunissement de l’âge au mariage comme le signe d’une rupture par rapport aux pratiques antérieures, le comportement différencié d’un canton à l’autre serait la traduction de l’inégal accueil réservé par la population à la Révolution. Mais la répartition des cantons à nuptialité précoce ou au contraire tardive ne renvoie guère à ce qu’on sait de la géographie des opinions révolutionnaires : ainsi est-il difficile, dans cette optique, d’expliquer que l’âge au mariage soit plus précoce dans l’Ouest, alors travaillé par la chouannerie, que dans la Beauce de Selommes. C’est pourquoi, plutôt que de recourir à une interprétation de type politique, il semble plus légitime de rechercher dans les caractères propres aux différents cantons les raisons de leur comportement en madère de nuptialité, d’un point de vue en quelque sorte structurel.
46A cet égard, il faut souligner que si les deux cantons ruraux à la nuptialité la plus tardive — Selommes et Le Gault — sont certes géographiquement opposés, puisque appartenant respectivement à la Beauce et au Perche, ils sont tous deux typiquement agricoles, si bien que la structure sociale propre aux régions de grande culture peut pleinement y déployer sa hiérarchie laboureurs-bordagers/soitons-journaliers. A ce type de société fortement charpenté, les cantons à nuptialité précoce en opposent un autre, aux modalités certes variées, mais qui ne sont pas sans présenter des points communs. A Villiers on le sait, la population est massivement dominée par le groupe des vignerons, caractérisé par sa cohésion et la relative égalité de condition de ses membres. A La Ville-aux-Clercs, le trait dominant est celui, déjà présenté, de l’apparente absence de solides structures d’encadrement de la population. Sur la base d’une grande fluidité ici, sur celle d’une forte homogénéité là, s’esquisse donc le schéma de sociétés moins différenciées qu’ailleurs. Du point de vue de la nuptialité, l’affirmation de structures sociales solides aurait donc un effet de retardement — ce que vérifierait parfaitement le cas du canton urbain de Vendôme, canton socialement structuré s’il en est —, alors que l’effacement de tels cadres, en levant un certain nombre de contraintes, favoriserait un mariage plus rapide. Si elle est fondée — et la situation à tous égards intermédiaire des cantons du Perche vendômois lui apporte une confirmation supplémentaire —, une telle hypothèse montre combien le déroulement même des destinées individuelles obéit à des conditionnements sociaux, jusque dans des aspects qu’on pourrait penser relever le plus de l’initiative individuelle.
47C’est en revenant à Ternay qu’on présentera le dernier aspect des existences d’autrefois que les registres paroissiaux permettent de préciser, en l’occurrence la naissance des enfants. On le fera du reste rapidement, dans la mesure où cette fois encore le comportement des Ternaysiens se conforme à celui qui s’observe habituellement dans les campagnes de l’ancienne France.
48S’agissant des premières naissances, 6 % d’entre elles résultent à Ternay d’une conception prénuptiale : c’est peu, même si des taux plus bas encore se constatent dans d’autres paroisses rurales. En moyenne, la première naissance survient 1,6 an après le mariage, mais ce délai a tendance à s’allonger pour les mariées les plus jeunes (celles qui ont convolé avant l’âge de 20 ans) et à l’inverse à se raccourcir chez les plus âgées, celles qui ont dépassé 30 ans. Les enfants suivants se font attendre plus longtemps, 2,1 ans en moyenne. Cet intervalle moyen peut apparaître faible. Mais il faut se souvenir qu’il est calculé en prenant en compte tous les intervalles, y compris ceux consécutifs à la naissance d’un enfant mourant dans les premiers mois de son existence. Or, la disparition prématurée d’un jeune enfant réduit considérablement l’intervalle intergénésique, par le biais de l’interruption de l’allaitement. Dans ce cas en effet, l’intervalle moyen tombe à 1,45 an, soit environ 8 mois de moins que lorsqu’on prend en compte tous les intervalles. Si l’on veut bien se rappeler que les décès du premier âge frappent environ un quart des enfants, un calcul élémentaire révèle que l’intervalle intergénésique moyen était à Ternay, en cas de survie du nourrisson, de 2 ans et 4 mois.
49C’est à partir de ces éléments que se construit la taille des familles, quand du moins elles ne sont pas rompues par la mort prématurée d’un des parents. S’agissant donc des familles complètes, Jean-Jacques Loisel observe : « Le mode le plus fréquent est de posséder quatre ou cinq enfants. Le groupe de six et sept enfants est également solidement implanté, mais moins cependant que celui des familles de trois enfants et moins ». Cette dernière constatation le conduit à « se poser la question d’une limitation volontaire des naissances ». Mais c’est pour conclure, après examen des cas concernés, « que la plupart des familles à faibles effectifs sont le résultat de mariages tardifs ».
50Sur quelques points, le recensement de l’an IV complète les indications des registres paroissiaux. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la jeunesse. Le chapitre précédent a montré comment celle-ci connaît des mouvements d’une importance sans égale à aucun autre moment de l’existence. C’est alors on le sait que se jouent toutes les confirmations et tous les reclassements de la topographie sociale, et on vient de voir à travers l’étude de l’âge au mariage comment cette phase pouvait se prolonger un peu plus là où les structures de la société sont le plus nettement dessinées. Tout se passe, assez logiquement d’ailleurs, comme si le permanent rétablissement des équilibres des hiérarchies les plus élaborées exigeait davantage de temps — et donc la prolongation des phases de transition — que la reconduction d’organisations sociales plus indifférenciées. L’analyse statistique des sources massives de la population d’autrefois confirme donc les constats effectués de longue date par les observateurs de la vie rurale. On sait le rôle dévolu à la jeunesse au sein de la société villageoise, notamment lors des fêtes qui la rassemblent tout en matérialisant son organisation. Mais c’est là un point sur lequel les sources sont en Vendômois plutôt discrètes, hormis quelques notations, telles celles, déjà présentées, de Neilz sur les feux de la Saint-Jean.
51Parfois cependant, on perçoit l’existence d’une sociabilité de la jeunesse. C’est le cas lors d’une affaire de vol perpétré une nuit de janvier 1780 à Saint-Quentin, dans une cave du château de Challay — vol de fruits, de fleurs et de branches d’orangers, de citronniers, de myrtes et autres arbustes, qui se retrouvent le lendemain dans les bouquets offerts aux invités d’un mariage célébré à Trôo. A suivre les témoignages réunis les jours suivants, le responsable du vol est un compagnon cardeur de Trôo, surnommé La Déroutte, et tous ceux à qui ont été remis les bouquets qui en sont le résultat sont de jeunes habitants du bourg de Trôo : une lingère de 19 ans, un boucher de 22, un autre de 21, un maréchal de 24, un serger de 22, un maçon de 27... La familiarité de tous ces gens, attestée par le recours au surnom, par l’appartenance à la même génération et par le commun rattachement au monde de l’artisanat, le contexte festif de l’événement aussi : tout semble renvoyer au « bon coup » caractéristique du groupe des jeunes, même si La Déroutte a agi, selon ses dires, sous l’emprise du vin, et si en raison du vol et de l’effraction l’affaire tourne mal, le bailli de Montoire requérant finalement que « La Déroutte... soit pris au corps et conduit es prisons royales de Vendôme pour... être ouï et interrogé »25.
52Une génération plus tôt, en mars 1755, c’est à propos de Trôo déjà que Bordier notait dans son Journal pourquoi un garçon de cette paroisse, âgé de 18 ans, avait porté le Lazare : « Il a tué un autre, les fêtes de la Pentecôte, avec une boulle, en jouant lui donna par la tête et le tua raide, pour un bouquet qu’il lui avait ôté de dans sa bouche. »26 L’accident, cette fois encore, est révélateur, par les circonstances, qui sont celles de la fête et du jeu, par la place que retrouve ici, comme dans l’affaire précédente, le bouquet (qu’on trouvait déjà évoqué, avec l’armoise, par Neilz à propos de la Saint-Jean), et aussi par le dérapage vers l’affrontement physique. Celui-ci, qui prend cette fois la forme radicale du lancement de la boule, apparaît souvent sous forme de « batteries », lors des rencontres entre jeunes, et, on l’a déjà dit, est relativement toléré par la société : l’affaire de 1755 en témoigne, son auteur bénéficiant de la rémission du Lazare ; les archives ne permettent pas de préciser le sort qui sera réservé à La Déroutte, mais il n’est pas assuré que celui-ci, qui a volé, s’est vu offrir le même pardon que le joueur de boules qui a tué par accident.
53L’autre point sur lequel le recensement de l’an IV complète les données des registres paroissiaux concerne les remises en mouvement tardives déjà analysées qui s’observent à partir de la cinquantaine et de la soixantaine, davantage pour les femmes, en général, à la campagne, le phénomène affectant à la ville plutôt les hommes. Ces remises en mouvement doivent naturellement être rapportées aux veuvages, lesquels ne sont pas rares à l’époque, comme le montre la fréquence des remariages : à Ternay, 23,5 % des mariages célébrés au xviiie siècle mettent en cause un veuf ou une veuve, voire les deux. Mais tous les veuvages ne débouchent pas sur un remariage. Pour les autres, ils entraînent une solitude aux conséquences affectives, mais aussi matérielles, en ce qu’elle s’accompagne d’une dégradation des conditions d’existence. A partir de quelques indices, notamment l’exemple de la famille Bordier, risquons ici l’hypothèse qu’elle peut entraîner dans certains cas un départ chez les enfants. Cette hypothèse a du moins le mérite de rendre compte du fait que ce sont les femmes qui sont le plus touchées : d’une part parce que les ménages s’installant surtout dans la commune de l’homme, un départ de celui-ci dans sa famille n’apparaîtra pas dans la statistique ; et d’autre part parce qu’on compte davantage de veuves — et surtout de veuves non remariées — que de veufs27. De même s’expliquerait-on que le phénomène soit moins net en Beauce, où les femmes étaient au départ relativement moins mobiles qu’ailleurs. Reste le cas de la ville, où la remise en mouvement tardive se constate chez les hommes, mais non chez les femmes. Il semble difficile ici de rendre compte de ces traits par le seul recours à l’hypothèse du repli familial. On peut songer à une explication liée à la conjoncture politique — en l’occurrence l’attraction urbaine observée un peu partout au début de la Révolution, et qui aurait joué davantage pour les hommes que pour les femmes. On peut songer aussi à une explication par le marché du travail : des bras masculins, même quelque peu affaiblis par l’âge, trouveraient à s’employer à la ville dans la mesure où la campagne absorberait la main-d’œuvre la plus solide, alors que cette possibilité serait pratiquement interdite aux femmes ayant dépassé la quarantaine, en raison de la forte concurrence exercée par le groupe des jeunes servantes, qu’elles soient originaires de la ville ou des terroirs environnants.
54Toutes les données ainsi dégagées des registres paroissiaux et du recensement de l’an IV permettent de restituer les grandes étapes qui jalonnent habituellement l’existence des hommes et des femmes de la région, et aussi de préciser jusqu’à un certain point la manière dont s’articulent ces existences d’une génération à l’autre. Ainsi s’esquisse un schéma théorique du déroulement des existences vendômoises au xviiie siècle : ce schéma fait comme en bien d’autres lieux succéder à une petite enfance très menacée une enfance sur laquelle les indications manquent, puis une longue jeunesse, caractérisée par une forte mobilité, et qui ne prend fin qu’avec le mariage, vers 25 ans chez les femmes, vers la trentaine chez les hommes. La vie conjugale est alors placée sous le signe de naissances répétées tous les deux ou trois ans, et de la mort qui frappe beaucoup des nouveau-nés, et qui peut atteindre aussi les parents. Ce dernier trait rend compte de la relative modestie de l’espérance de vie, de la fréquence des veuvages — causes tantôt de remariages, tantôt de mobilité sociale à la fois descendante et géographique — et enfin du fait que le vieillard fait figure d’exception dans la société de l’époque. Ajoutons encore qu’à suivre ce schéma le fils aîné compte une bonne trentaine d’années d’écart avec son père, ce qui signifie que ce dernier aura dépassé le cap de la soixantaine au moment du mariage de son fils, âge auquel il a une probabilité non négligeable d’être disparu (probabilité qui s’accroît très vite avec les garçons suivants). Dans le cas d’une fille par rapport à sa mère, les écarts se réduisent au point que la mère peut n’avoir pas dépassé la cinquantaine au moment du mariage de sa fille : ce qui favorise un plus grand repli familial des femmes par rapport aux hommes.
55Deux témoignages presque contemporains, provenant tous deux de l’ouest de la région, permettent de donner quelque vie à ce tableau trop abstrait. Ces textes, qu’on trouvera cités p. 293, sont tirés pour le premier du Mémoire déjà cité de Salmon du Châtellier qui s’attache dans les années 1780 à décrire la région de Savigny, et pour le second d’un autre Mémoire, rédigé en l’an IX par l’abbé Marchand sur les communes de Rahay et de Valennes — communes des confins percherons du Vendômois, limitrophes de Souday et de Baillou, dans la région de Mondoubleau28.
56Ces deux Mémoires confirment et précisent les différentes étapes de l’existence individuelle mises en évidence par les données statistiques. Ainsi s’accordent-ils sur la précocité de la mise au travail : huit ou neuf ans selon Salmon du Châtellier, et même six ans d’après l’abbé Marchand. De même tous deux fixent-ils à la soixantaine le seuil d’une vieillesse avancée, marquée par la décrépitude selon l’un, par le déclin, l’affaiblissement et les infirmités selon l’autre. Dans chacun des Mémoires aussi se lit le progressif développement des activités de l’enfant et de l’adolescent à mesure qu’il avance en âge : d’après Salmon du Châtellier se succèdent mendicité, travail chez les parents, service domestique ; plus précis, l’abbé Marchand évoque d’abord des tâches d’accompagnement et de ramassage, qui entretiennent une certaine proximité avec la mère, puis des activités davantage liées à la production agricole, qui relèvent quant à elles de la sphère paternelle, et qui culminent avec le labour, possible après quinze ans. Encore faut-il marquer qu’une telle progression est le fait d’un enfant de fermier. Les deux textes enracinent en effet les existences qu’ils décrivent dans la hiérarchie sociale. Salmon du Châtellier décrit la vie d’un couple de domestiques qui a accédé au statut de bordager, mais dont la situation demeure précaire, et que la moindre malchance — ici l’impossibilité d’être recueilli par les enfants à l’âge de la vieillesse — peut faire retomber au niveau de simple journalier. L’abbé Marchand distingue lui aussi les enfants de journalier — qui cherchent leur pain jusque vers l’âge de quatorze ou quinze ans, avant de devenir domestiques — des enfants de fermiers, lesquels, après avoir vécu sur l’exploitation paternelle en y accomplissant des tâches de plus en plus complexes et exigeantes en force physique, finissent par se marier à l’âge de vingt-cinq à trente ans, sous réserve d’avoir trouvé une place vacante ; s’agissant de ces enfants de fermier toutefois, les enseignements du recensement de l’an IV laissent à penser que nombre d’entre eux connaissent au moins temporairement l’état domestique, ce qui conduit à nuancer le témoignage de l’abbé Marchand. Sur un autre point en revanche, ce dernier est instructif, en ce qu’il confirme l’existence d’une phase de jeunesse, dont il indique les bornes — entre l’âge de la nubilité, soit seize à dix-sept ans, et celui du mariage, vingt-cinq à trente ans chez les hommes — en même temps qu’il en évoque le caractère ludique, festif et amoureux quand il observe « que les jeunes gens des deux sexes se réunissent pour faire leurs parties de plaisir ».
57Il convient d’insister enfin sur l’image fortement cyclique que les deux auteurs donnent de l’existence paysanne. Chez Salmon du Châtellier, celle-ci se construit en boucle, comme l’illustre la référence à « ceux qui... finissent comme ils ont commencé ». Plus concrètement, à lire cet auteur, une vie paysanne peut se décrire à partir du mariage : jusqu’à cette date, la condition du rural tend à s’élever à mesure que se développe sa force physique ; ensuite, elle est placée au mieux sous le signe de la stabilité, et à terme sous celui du déclin, inéluctable avec le vieillissement que précipite la soixantaine.
« Un valet et une servante se marient : ils réunissent la valeur de 20 ou 30 pistoles, fruit de leurs services, quand ils ont été bien ménagers. Ils prennent un petit bordage ou restent simples journaliers. Le propriétaire leur avance tout ou à peu près. Ils vivent d’un mauvais pain composé moitié d’un petit froment, moitié de menus grains, dans lesquels il entre peu d’orge ; quelques légumes, peu de beurre, des fruits cruds ou cuits : voilà toute leur nourriture.
« Les enfans viennent : les premiers soins exigent une assiduité qui rend les parens fort misérables. Lorsque ces enfans peuvent marcher, les parens les envoyent chercher du pain chez leurs voisins, la pluspart presqu’aussi pauvres qu’eux. Dès l’âge de 8 ou 9 ans ils les font travailler. Quand ils ont atteint l’âge de 10 ou 12 ans, et qu’ils ont fait leur première communion, ils vont au service, tâchent d’épargner sur leurs gages pour se marier, prendre quelque bordage comme leurs parens et mener la même vie. Cependant, le père et la mère ont vieilli, car ces gens-là énervés par le besoin sont décrépits à 60 ans. Alors, si leurs enfans ont le cœur bon, ils se retirent chez eux. Ils appellent cela se mettre en souffrance, expression qui souvent n’est que trop vraye : ils gardent les brebis, les oyes, etc.
« Ceux qui ne se retirent pas chez leurs enfans, finissent comme ils ont commencé, vont chercher leur pain : c’est le sort ordinaire des simples journaliers. »
Salmon du Châtellier.
« L’âge où les enfans commencent à être utiles dépend de leur éducation phisique ; les uns commencent plus tôt, les autres plus tard. On les occuppe d’abord de bonne heure, c’est le conseil que je donne à tout le monde. Dans les deux communes de Rahav et de Vallennes, les enfans sont occuppés dès l’âge de six ans ; dans ces premières années, on leur fait conduire des bestiaux aux pâturages, ramasser de l’herbe, des feuilles, porter de petits fardeaux, promener les plus jeunes de la famille, les garder pendant que les mères sont ocuppées au ménage. Depuis dix ans jusqu’à quatorze ou quinze, ils conduisent les bestiaux à la charue pendant que le père laboure, ou lui aident à faire des haies, des fossés, ramasser le chaume, conduire le fumier, l’étendre, garder dans la bonne saison les bestiaux le long des jachères qui couronnent les champs ensemencés. Si après la quinzième année ils se trouvent assez forts, ils entrent dans les manchons de la charue et prennent la place de leurs pères.
« Les enfans des journalliers entrent en service, c’est-à-dire domestiques vers l’âge de quatorze ou quinze ans, et jusqu’à cette époque ils cherchent leur pain.
« Les enfans de fermiers ne se marient ordinairement qu’à l’âge de vingt-cinq à trente ans ; encore il leur faut une place vaccante. La nubilité paroît vers l’âge de seize à dix-sept ans, c’est-à-dire que les jeunes gens des deux sexes se réunissent pour faire leurs parties de plaisir.
« [...] Pour ce que j’ai dit ci-dessus, il est facile de voir quand l’homme commence à travailler, et les progrès de ses travaux jusqu’à l’âge de quinze à dix-huit ans. Depuis cette époque jusqu’à cinquante ans, on le voit toujours suivre les mêmes opérations. Depuis cinquante jusqu’à soixante, ou plutôt jusqu’à la mort, il décline, ses forces diminuent, les infirmités l’accablent, et enfin ses enfans prennent sa place ».
Abbé Marchand.
58Sur bien des points, le texte de l’abbé Marchand confirme celui de Salmon du Châtellier : comme lui il évoque les progrès de la mise au travail, puis la stabilité de la maturité (de quinze à dix-huit ans jusqu’à cinquante), et enfin l’affaiblissement de la vieillesse. Comme lui aussi, il souligne l’importance du mariage, clairement pensé ici en termes d’établissement, du moins pour les fermiers. Mais plus que celui de Salmon du Châtellier, le Mémoire de l’abbé Marchand met en évidence la manière dont s’emboîtent les cycles individuels, particulièrement dans le cas des fermiers (qui est aussi, cela va de soi, celui des bordagers) : une trentaine d’années pour former un fermier et lui trouver une place, puis une trentaine d’années pendant lesquelles le fermier suit « les mêmes opérations » tout en élevant ses enfants, après quoi, la soixantaine atteinte, ces derniers prennent sa place pour vivre leur propre cycle, cependant qu’il ne reste au mieux, au vieux père accablé d’infirmités, qu’à se mettre en souffrance chez eux (confirmant du même coup l’hypothèse présentée à partir des remises en mouvement tardives).
59Ce n’est donc pas seulement par le biais du calendrier annuel que la vie des ruraux du xviiie siècle se trouve soumise à un rythme cyclique. Elle l’est aussi à travers le déroulement des existences individuelles. De même qu’il existe des saisons météorologiques, agraires et liturgiques, il existe des saisons de la vie, qui toujours se répètent d’un individu à l’autre. Sans doute l’image qu’en donnent nos deux auteurs est-elle davantage le fruit d’une observation extérieure que l’expression d’une expérience personnelle, dans la mesure où eux-mêmes ne sont pas des paysans, et ce décalage n’est pas indifférent. Cependant, cette image concorde trop avec tous les indices statistiques présentés auparavant pour n’être pas prise en compte. Outre sa force, on en retiendra la périodicité majeure, qui est celle de la génération, soit une trentaine d’années. Et on soulignera encore, à travers le texte de l’abbé Marchand surtout, combien l’ensemble de la vie rurale est sur le plan temporel placée sous le signe de l’équilibre et de la stabilité, une génération succédant exactement à la précédente qui lui fait comme nécessairement place.
LES COURBES DE L’HISTORIEN
60Après le temps tel que le pensent et donc le rapportent les contemporains, il faut en venir à celui qui se déduit des courbes que permettent de reconstituer les classiques analyses démographiques, socio-économiques et socioculturelles. Etablir ces courbes, c’est d’une certaine manière écrire l’histoire de la région, au sens habituel de ce terme, et les développements qui suivent peuvent se lire dans cet esprit. Mais cela ne doit pas conduire à perdre de vue l’objet central de cette enquête — en l’occurrence, l’étude du rapport que les populations vendômoises entretiennent avec le temps —, car c’est d’abord dans cette perspective que les recherches qui la sous-tendent ont été menées.
L’ÉVOLUTION DÉMOGRAPHIQUE
61C’est habituellement à partir des dénombrements de feux qu’on évalue les effectifs des populations de la France d’Ancien Régime, dans la mesure où les recensements d’individus sont alors tout à fait exceptionnels. Les plus sûrs de ces dénombrements sont ceux qu’on peut rétablir à partir des comptages sur les rôles de taille, ce type de document serrant au plus près les réalités de la société locale. Une telle méthode n’est malheureusement pas applicable en Vendômois, puisque les rôles n’y ont pas été conservés, en dehors de ceux de 1789 et de quelques cas très marginaux. Dans ces conditions, force est de s’en remettre à d’autres chiffres, émanant d’administrations ou d’observateurs de l’époque, qui permettent de reconstituer pour l’ensemble de la région, ou peu s’en faut, huit séries d’effectifs paroissiaux : celles-ci prennent place en 1665, au milieu des années 1680 (qu’on fixera désormais à 1685), en 1713, en 1726, en 1735, en 1741, en 1768 et enfin, seule série directement puisée aux rôles de taille, en 1789. C’est à partir d’une comparaison terme à terme de ces différentes séries qu’on étudiera l’histoire de la population régionale29.
62Mais une telle analyse n’a de sens qu’à la condition de clairement fixer la valeur et les limites de la source qui la fonde. Concernant le premier point, il est évident que les données fournies par les documents utilisés n’ont pas été inventées par les bureaux Orléanais ou versaillais qui les ont réunies : ces derniers les ont puisées à des tableaux de base, lesquels n’ont pu être établis qu’à partir des rôles de taille. Tout le problème est de savoir avec quel sérieux, et éventuellement avec quel décalage temporel ce travail de récolement a été fait. Rien ne permet de vérifier ce point pour le Vendômois. Mais les séries qu’on utilise ici ne concernent pas seulement ce pays. Elles s’étendent le plus souvent à l’ensemble de la généralité d’Orléans, et donc à des zones qui, plus heureuses que le Vendômois, ont conservé leurs rôles de taille. Dès lors, la confrontation entre les chiffres d’origine administrative et ceux qui résultent des comptages sur les rôles de taille devient possible. Celle qu’on a réalisée pour la partie solognote de l’élection de Romorantin est à cet égard très rassurante : pour les huit années où prennent place nos documents administratifs, le coefficient de corrélation entre leurs données et celles qui se déduisent des rôles de taille dépasse + 0,94 — ce qui valide incontestablement les premières.
63Il reste, cependant, que l’information sur laquelle on s’appuiera n’apporte pas sur l’évolution démographique un éclairage aussi régulier que celui qui résulterait de comptages pratiqués tous les cinq ou tous les dix ans sur une série homogène de rôles de taille. Sur cent vingt-quatre ans, nos huit séries déterminent sept intervalles, d’une durée moyenne de près de dix-huit ans, ce qui est relativement long. En outre, cet intervalle n’est pas régulier : dans un cas, il se réduit à six ans (1735-1741), dans deux autres il approche la trentaine d’années : vingt-huit ans de 1685 à 1713, et vingt-sept de 1741 à 1768 (mais il convient cependant de remarquer qu’il n’excède jamais la durée d’une génération). De tels caractères sont de nature à perturber l’observation, dans la mesure où tel accident conjoncturel peut se trouver artificiellement élevé à la hauteur d’une indication tendancielle. Mais c’est là un inconvénient dont il faut bien s’accommoder, nécessité faisant loi. Il faudra cependant s’en souvenir au moment d’interpréter nos chiffres, afin de ne pas leur demander plus qu’ils ne peuvent donner. Cela toutefois ne doit pas conduire à une hypercritique : d’autres sources permettent de penser, on le verra, que les grandes lignes des conclusions auxquelles on va aboutir sont bien enracinées dans les réalités régionales.
64Le graphique ci-dessous, qui présente les données disponibles pour l’élection de Vendôme (dans ses limites de 1789) met d’abord en évidence les grands rythmes démographiques de l’époque louis-quatorzienne : progrès sensible de 1665 aux années 1680, de l’ordre de 6,5 % en une vingtaine d’années (mais le point de départ de la courbe se situe au lendemain de la « crise de l’avènement »), puis déclin prononcé, qui ramène en 1713 la population du Vendômois à un niveau inférieur à celui de 1665 ; une telle chute doit naturellement être imputée aux crises de la fin du règne — crise de 1693-1694, dont les données partielles disponibles pour quatre paroisses de la Gâtine en 1691 et 1696 permettent de prendre l’exacte et grave mesure, et crise des années 1710-1713, perceptible à travers les effectifs de dix paroisses du bas Vendômois. A partir de cet héritage louis-quatorzien, le règne de Louis XV présente d’abord un bel essor, en fait rattrapage après les crises précédentes, qui porte en 1735 la population de l’élection à un niveau supérieur à celui qui était le sien un demi-siècle plus tôt, au temps de la maturité de Louis XIV ; puis une fois surmonté le grave recul qui s’observe de 1735 à 1741, la croissance reprend — mais à un rythme moins soutenu — et se prolonge jusqu’en 1789, si bien que sur la base d’un indice 100 vers 1685, la population de l’élection dépasse alors le niveau 103, jamais atteint depuis 1665 ; relevons encore que pour les soixante dernières années de l’Ancien Régime, on dispose pour sept paroisses de l’Ouest vendômois de rôles de taille, qui permettent une approche plus serrée de la réalité : leurs enseignements confirment les grandes lignes de la courbe générale, mais ils en précisent aussi les traits, d’abord en révélant la profondeur de la crise de 1740-1745, puis en indiquant que la belle croissance 1745-1789 n’est pas linéaire, mais qu’elle connaît un coup d’arrêt sérieux, même s’il est temporaire, dans les années 1770.
65Encore faut-il bien marquer qu’un tel recul de la population n’est pas équivalent à ceux de 1713 ou de 1741. Ce qui revient à souligner le caractère nouveau que présente la croissance du second xviiie siècle, tant par sa durée que par la relative modération de ses remises en cause et par le niveau finalement atteint. Deux nuances, de sens opposés, doivent toutefois être apportées à cette observation. La première tient au fait que la croissance ici observée est mesurée en feux, ce qui a sans doute pour effet d’atténuer, ou à tout le moins de décaler, le progrès réel de la population : on peut penser en effet que mesurée en habitants, cette croissance serait plus nette encore. Mais à l’inverse, la croissance qui se constate à partir de 1740-1745 doit être relativisée dans ses conséquences (et elle devra l’être particulièrement au moment où elle sera rapportée à l’évolution économique) par le fait que le niveau auquel elle porte la population n’est pas sans précédent dans l’histoire régionale : si l’indice 103 atteint en 1789 constitue le point le plus élevé du graphique, il faut rappeler en effet qu’au début du xviiie siècle, pendant la minorité de Louis XIII, cet indice dépassait le niveau 10630.
66Les conclusions qui précèdent se retrouvent en général au niveau des différents secteurs de la région (graphique, p. 298). Partout — sauf dans le vignoble, dont la singularité a déjà été présentée —, les effectifs de 1726 sont en retrait par rapport à ceux de 1685, malgré une reprise depuis 1713. L’évolution entre 1726 et 1735 est plus inégale : quasi-stabilité en Beauce et dans le Perche, recul en zone forestière, progrès en Gâtine, dans le Perche vendômois et surtout dans la vallée, viticole et herbagère. De 1735 à 1741 au contraire, le recul est général, modéré dans la vallée, la Gâtine et la Beauce, profond en zone forestière et dans l’ensemble du Perche. Passée cette crise, l’évolution est jusqu’en 1768 plus hésitante : en fait semblent bien jouer alors des phénomènes de compensation par rapport à la période précédente, si bien que le Perche et la zone forestière progressent de 20 à 30 %, et la Beauce et la Gâtine seulement de 3 à 6 % ; seul recule alors le vignoble (—11 % de 1735 à 1768), qui semble éprouver quelque difficulté à assumer l’exceptionnelle croissance qu’il a connue entre 1665 et 1735 (+43,5 %). Après 1768, la reprise est générale, et 1789 marque partout l’apogée du xviiie siècle.
67Sur plusieurs points, la ville de Vendôme se singularise par rapport aux traits qui viennent d’être présentés. Ainsi connaît-elle en 1726 une population sensiblement supérieure à celle de 1685 (+ 14 %), en dépit d’un net fléchissement, comme partout, à la fin du règne de Louis XIV. Mais après 1726, son effectif décroît, modérément jusqu’en 1735, puis très fortement entre 1735 et 1741, au point de ne représenter à cette dernière date qu’à peine les trois quarts du niveau de 1726. Sans doute assiste-t-on ensuite à une reprise, assez nette jusqu’en 1768 (+0,4 % par an), plus modeste après (moins de 0,1 % par an), mais en 1789 la population de la ville est loin d’avoir retrouvé le niveau de 1726 — il s’en faut de 13 % — et elle n’atteint même pas tout à fait celui de 1685. L’interprétation des dénombrements de feux urbains est certes toujours délicate. Il reste que l’évolution qui se constate renvoie assez bien à ce qu’on sait de l’histoire économique de la ville, l’essoufflement de la croissance à la fin de l’Ancien Régime et le fait que le niveau de 1789 soit en retrait par rapport à celui de 1726 pouvant se lire comme la traduction des difficultés rencontrées alors par la plupart des activités vendômoises.
68Pour mieux apprécier l’évolution du xviiie siècle, et en laissant cette fois de côté la ville, revenons un instant au niveau de 1726 qui peut en gros être considéré comme le legs de l’époque louis-quatorzienne. Par rapport à lui, deux zones se détachent par l’ampleur de leurs progrès durant les deux tiers de siècle qui suivent : la vallée herbagère (+33,4 %) et la vallée viticole (+27 %). La vallée laisse loin derrière tous les autres secteurs de la région, dont les performances sont assez homogènes (de +6,9 % dans le Perche vendômois à + 12,4 % en Gâtine) : ainsi le poids humain de la vallée au sein du Vendômois a-t-il incontestablement grandi pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI. Mais au-delà de l’ampleur de la croissance, nos indices permettent aussi d’apprécier sa nature. Si cette croissance s’était faite régulièrement, la différence entre les deux indices chronologiquement extrêmes (1726 et 1789) serait égale à la somme des différences entre indices successifs (1726-1735, 1735-1741, etc). Or, on sait qu’il n’en a pas été ainsi, du fait des reculs qui s’observent à certains moments, notamment entre 1735 et 1741 : par suite de ces oscillations, auxquelles nul secteur n’a échappé, la somme des différences partielles (SDP) est nécessairement supérieure à la différence générale (DG) existant entre les deux valeurs extrêmes, et qui exprime la croissance globale. Apprécier le rapport SDP/DG revient à mesurer l’ampleur des oscillations, autrement dit l’élasticité du nombre des feux : ce rapport est modéré dans la vallée et en Gâtine (où il est compris entre 1,4 et 2), un peu plus élevé en Beauce (2,56), mais c’est dans le Perche et la forêt qu’il atteint ses plus hauts niveaux (entre 3,8 et 4,3). Cette observation, qui rejoint celle déjà faite sur les à-coups constatés dans ces secteurs au moment du cycle crise-reprise qui encadre la date de 1741, ne renvoie pas qu’à l’histoire démographique. En permettant d’opposer des zones où le nombre des feux est caractérisé par une plus grande stabilité et d’autres où il peut connaître d’importantes variations, elle est instructive aussi sur toute une structuration de la vie sociale, et c’est sans surprise qu’on voit cette dernière plus développée dans la vallée qu’en Beauce, et en Beauce que dans le Perche.
69En dehors des statistiques de feux, l’histoire de la population peut être précisée aussi à partir des comptages des baptêmes et des sépultures, dès lors que les registres paroissiaux ne présentent pas de lacunes et enregistrent convenablement les décès d’enfants en bas âge. De tels dépouillements permettent d’établir des courbes paroissiales faisant ressortir des périodes fastes, quand le nombre des baptêmes est supérieur à celui des sépultures, et des clochers de mortalité, quand se multiplient spectaculairement les décès. En établissant des graphiques de ce type pour toutes les paroisses du Vendômois, il serait théoriquement possible de dresser un bilan démographique régional précis, année par année, et en même temps de préciser, et cartographier, les différences importantes qui peuvent se constater en matière de solde naturel, sur la longue durée, d’une paroisse à l’autre31. Mais une telle enquête supposerait des dépouillements considérables, que les insuffisances de la documentation n’autorisent du reste pas toujours.
70Dans ces conditions, on s’est contenté ici de partir des registres des trois paroisses de Saint-Amand (en Petite Beauce), Azé (en Perche vendômois) et Morée (dans la vallée du Loir, à l’amont de Vendôme), en regroupant leurs données, pour établir année après année leur solde global. Compte tenu des approximations qui s’attachent à une telle méthode, comme on vient de l’indiquer, cette analyse doit être retenue comme l’esquisse de ce que pourrait être une recherche plus poussée, reposant sur un échantillon plus large. Il ne faut donc pas voir dans ses conclusions davantage que des indications sur les grandes lignes d’une évolution — tout en remarquant, cependant, que les traits qui s’en dégagent sont suffisamment marqués pour qu’il soit difficile de ne pas leur donner un sens.
71Le graphique ci-contre établi sur la base du solde global annuel révèle l’existence de périodes difficiles, particulièrement de 1709 à 1714, et de 1739 à 1750 (cette dernière avec un répit en 1741, puis de 1744 à 1746). Passé 1750, on n’observe plus de période aussi sombre, et les déficits annuels, qui pouvaient atteindre 50 voire 70 dans la première partie du siècle — ce qui est déjà beaucoup moins qu’à la fin du xviie siècle avec un record de 171 en 169432 — ne dépassent plus jamais 36. Cependant, quelques périodes difficiles se repèrent encore, en 1760-1761, en 1772-1773 et enfin pendant les années 1780.
72A partir des mêmes données, mais traitées cette fois en solde cumulé, il est possible de dégager une périodisation que matérialise le graphique ci-dessus. Sur celui-ci, six grandes phases peuvent se distinguer : croissance jusqu’en 1708 (qui s’inscrit dans la période de reprise consécutive à la crise de 1690-1695) ; déficit marqué de 1709 à 1714, à la fin du règne de Louis XIV ; longue expansion, à peine accidentée par des reculs modérés et rapidement surmontés, de 1715 à 1738 ; difficultés de 1739 à 1750, limitées dans un premier temps, plus spectaculaires à partir de 1747 ; nouvelle expansion de 1751 à 1771, avec un ralentissement de 1759 à 1767 ; enfin incertitude de 1772 jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, avec de belles années — notamment 1778, apogée du siècle —, mais aussi avec des reculs, et une certaine stagnation pendant la dernière décennie. Une telle périodisation, il faut le remarquer, apporte une validation supplémentaire à la courbe établie à partir des dénombrements de feux disponibles. On voit en effet que la date de la plupart de ces derniers est tout à fait instructive : 1713, 1726 et 1735 notamment prennent place à des inflexions majeures de cette périodisation, ou à proximité immédiate de celles-ci, tout comme 1768 (et aussi 1685, à la veille des grandes crises de la fin du xviie siècle). L’effectif de 1741 n’est pas sans intérêt non plus, en ce qu’il enregistre la crise de 1739-1740. Seule manque, tout compte fait, une donnée qui prendrait place en 1751-1752. Mais c’est là une lacune en partie comblée, sur le graphique des dénombrements de feux, grâce aux données des rôles de taille de l’Ouest vendômois.
73On n’épiloguera pas longuement sur les causes de telles évolutions. Dans le détail, toutes les courbes traduisent l’effet des crises de mortalité, dont on verra dans un instant qu’elles ne sont pas sans rapport avec des tensions sur le marché du blé. Quant à l’amélioration qui s’observe sur le long terme séculaire, que ce soit avec l’atténuation des accidents conjoncturels ou avec l’orientation globale à la hausse des différentes courbes (même si sur ce point il faut faire la part d’un rattrapage par rapport à une fin de xviie siècle très déprimée), elle passe nécessairement, sauf à envisager un peu probable apport migratoire massif, par un infléchissement des taux qui commandent le solde naturel. Il ne peut s’agir d’un accroissement du taux de natalité, puisque les comptages révèlent, dans un contexte de population croissante, une tendance à la diminution du nombre des naissances : à Ternay, le nombre moyen annuel de baptêmes passe de 25 pour la période 1700-1749 à 21 pour la période 1760-1789. C’est donc du côté de la mortalité que l’explication démographique de l’accroissement est à chercher. Encore ne peut-on invoquer ici une amélioration en matière de mortalité infantile : les taux ne suggèrent sur ce plan aucune amélioration, et même plutôt une dégradation au cours du siècle. Reste la mortalité des jeunes qui ont passé le cap de la petite enfance, des adultes et des gens plus âgés : c’est sur ce plan sans doute, celui donc de l’allongement des existences, que se joue alors le progrès de la population, comme le laissaient du reste pressentir les statistiques d’âge au décès — en montrant un gonflement au cours du siècle de la part des catégories âgées.
74Le progrès démographique ainsi constaté, il faut se demander ce que deviennent ces bouches et ces bras en nombre accru, au moins relativement. A l’évidence, cette question n’engage plus la seule démographie : elle met en cause l’ensemble des conditions d’existence de la société vendômoise.
L’ÉVOLUTION SOCIO-ÉCONOMIQUE
75Pour analyser l’évolution socio-économique, on partira de quatre séries documentaires : elles concernent le prix du blé (et corrélativement du pain), la production du vignoble, les salaires, et le montant des fermages.
76S’agissant des prix du blé, des céréales secondaires et du pain, on dispose de la mercuriale du marché de Montoire, conservée sans interruption de 1722 à 1903, et qui en note fidèlement le niveau, semaine après semaine33. Ses indications concernent certes d’abord le bas Vendômois. Mais il est possible, pour la période couverte par le Compendium de Pierre Bordier, de les comparer avec les prix du marché de Vendôme que rapporte ce dernier. Le coefficient de corrélation qui s’établit entre les deux séries (+0,99 pour la période 1742-1780) révèle que la tendance de la courbe montoirienne vaut au moins pour une large partie du Vendômois.
77De cette mercuriale ont été dépouillés systématiquement les prix du premier marché de chaque mois. Ce relevé met d’abord en évidence d’importantes fluctuations conjoncturelles. Ainsi permet-il par exemple d’observer, au tournant des années 1730 et 1740, comment alternent mauvaises (1737, 1738, 1740) et bonnes (1739, 1741, 1742) moissons (graphique ci-dessous). Ces fluctuations n’affectent pas que le froment : les céréales secondaires (seigle, rarement présent, et surtout orge) épousent en les accentuant les variations du prix de la céréale principale : ainsi l’orge, dont le prix ne représentait en 1734, année favorable, que 52 % du prix du blé, en représente 82 % en mai 1739, à l’apogée de la crise. On voit bien le rôle que jouent les conditions de la moisson — et donc les données météorologiques — dans le marché du blé. En homme du terroir, Bordier est bien conscient de cette corrélation. Aussi note-t-il dans son Compendium, outre le prix du grain, les caractères des saisons, ainsi que la date et le niveau de la récolte. Les graphiques ci-contre, qui reprennent ces données, sont révélateurs de la grande irrégularité qui dans tous les domaines affecte l’activité céréalière. Ce trait ne doit pas être négligé, dans la mesure où il marque fortement les esprits des populations qui le subissent, comme en témoigne l’attention même qu’y prête Bordier.
78Il est possible cependant de dépasser cette impression d’irrégularité, en partant du graphique ci-dessous construit à partir de la moyenne annuelle du prix du blé. Celui-ci met en évidence un certain nombre de sommets : 1725, 1730, 1739, 1740, 1748, 1752, 1770 (celui-ci marqué par le prix le plus élevé du siècle : 94 sols le boisseau en août), 1789 enfin (record du siècle en termes de moyenne annuelle cette fois). Certaines de ces dates apparaissaient déjà sur les courbes démographiques, notamment 1739-1740, 1748-1752 et 1770 (la perspective manquant pour apprécier le cas de 1789). Mais il n’en va pas du tout de même en 1725, et assez peu en 1730. De ce que l’influence des difficultés du marché du blé sur la conjoncture démographique soit faible jusqu’à la fin des années 1730 et devienne plus prononcée ensuite, faut-il conclure qu’on passe au tournant de 1740 d’une démographie de rattrapage (après les crises louis-quatorziennes), démographie peu tendue et donc capable d’absorber les chocs du marché des subsistances, à un système stabilise à un niveau proche de sa limite (quand bien même celle-ci est orientée à la hausse), et donc plus vulnérable ?
79Une analyse plus fine du graphique peut éclairer ce point. Elle consiste à partir de la décomposition de sa courbe en cycles élémentaires formés d’une phase de hausse suivie d’une phase de baisse. Une telle opération révèle l’existence de 6 cycles de 1728 à 1761 et de 7 cycles de 1761 à 1787. Durant la première période, ces cycles ont une durée moyenne de 5,75 ans, contre 3,71 ans pendant la seconde. L’image d’une période à amples respirations suivie d’une autre à évolution plus nerveuse est confortée par le fait que le bilan global de la première apparaît placé sous le signe du quasi-équilibre (la moyenne de 1761 n’excédant celle de 1728 que de 3,33 sols, soit + 18 %), alors que de 1761 à 1787 le prix moyen du blé s’élève de 20,92 sols (soit +104 %). Mais cette observation doit être nuancée par le fait que la phase de hausse est plus souvent inférieure en durée à la phase de baisse dans la première période que dans la seconde (50 % des cycles contre 43 %), et surtout que la moyenne des hausses cycliques est nettement plus élevée avant 1761 (en moyenne + 89,50 % par rapport au point de départ du cycle, et trois fois sur six plus de 100 %) qu’après (+41,6 % en moyenne seulement, et plus jamais 100 %). A partir de ces constats, on peut, complétant et nuançant tout à la fois l’hypothèse précédente, faire succéder à une phase caractérisée par une tendance générale à l’équilibre mais sujette à de violents accidents une période où la courbe s’oriente à la hausse à travers des fluctuations plus nerveuses, mais à l’amplitude mieux contrôlée, soit par suite de conditions météorologiques moins contrastées, soit plus vraisemblablement en raison d’une maîtrise du marché légèrement meilleure... On sent ici combien le détail des hypothèses est fragile. Mais on ne peut discuter que se dessine autour de 1760 une mutation décisive dans l’évolution du marché du blé, et que ce phénomène doive être tenu pour un élément important de l’histoire des populations de la région. En prenant en compte toutes les observations qui précèdent, cette dernière pourrait, semble-t-il, s’écrire en trois temps : celui du rattrapage post-louis-quatorzien jusqu’à la fin des années 1730, celui ensuite d’un équilibre de type ancien jusque vers 1760, avec hausse tendancielle périodiquement contrariée par des crises graves, lisibles à la fois sur la courbe du prix du blé et sur celle de la démographie, celui enfin d’une croissance heurtée pendant les trois dernières décennies de l’Ancien Régime.
80Les prix annuels du blé tirés de la mercuriale de Montoire permettent encore de construire une moyenne mobile, calculée sur une base de sept ans, et également portée sur le graphique de la p. 305. En soi, cette courbe n’apporte guère d’informations supplémentaires par rapport aux analyses précédentes, qu’elle confirme, en particulier pour ce qui est du décollage du prix du blé au cours des années 1760. Mais elle sera précieuse, en revanche, pour conduire, en liaison avec d’autres paramètres socio-économiques, des analyses comparatives. Son intérêt est d’autant plus grand qu’elle revêt une double signification. D’une part, le prix du blé est un indice, grossier certes, mais néanmoins tendanciellement indicatif, des revenus des vendeurs de grain. Sans doute ne connaît-on que le niveau des prix, et non celui des quantités vendues, et l’on sait qu’en la matière haut prix signifie moindre quantité échangée. Mais les plus gros vendeurs savent jouer de ces variations de cours et donc en partie en annuler l’effet, ce à quoi contribue également la technique de la moyenne mobile ici retenue, et on peut donc penser que notre courbe est représentative des grandes lignes de l’évolution. D’autre part, dans la mesure où le prix du pain est logiquement corrélé avec celui du blé (sur la période 1758-1790, le coefficient de corrélation entre les deux séries dépasse +0,99), la tendance de cette courbe est instructive aussi sur l’évolution du coût de la vie des Vendômois les plus modestes, à une époque où le pain occupe la place que l’on sait au sein des budgets populaires34. Encore faut-il bien se souvenir qu’on ne pourra atteindre sur ce plan que les grandes tendances de l’évolution, dans la mesure où la moyenne mobile écrête les valeurs extrêmes — socialement significatives pourtant pour des gens qui, contrairement aux vendeurs de grain évoqués tout à l’heure, n’ont aucun moyen de se prémunir contre elles, puisque contraints à s’approvisionner au jour le jour, faute de disposer des moyens financiers qu’exigerait la constitution de réserves.
81Concernant la vigne, deux sources guideront notre recherche : d’une part les tableaux très complets publiés par Stanislas Neilz à la fin de son Histoire de la Condita de Naveil35, qui donnent année par année, de 1677 à 1866, la date du ban de vendange et aussi, à quelques lacunes près, une indication sur la qualité du vin et le rendement en pièces au quartier ; et d’autre part le Mémoire de François Lattron qui porte également pour chaque année à partir de 1756 des indications de rendement, et qui y ajoute des mentions de prix.
82Ces données mettent d’abord en évidence l’extrême irrégularité qui s’observe sur tous les plans — date de vendange, rendement, qualité. Est-il possible, au-delà de ces grandes variations de détail, de dégager des tendances plus profondes ? En ce qui concerne les rendements (graphique, p. 308), cela semble difficile. Sans doute les trois dernières décennies de l’Ancien Régime, avec des moyennes inférieures à 3 pièces au quartier (et même à 2 pour les années 1760), apparaissent-elles plutôt en retrait par rapport aux soixante premières années du siècle. Encore faut-il noter que pendant cette période, le seuil des 3 pièces au quartier n’avait pas été atteint pendant les années 1700 ni pendant les années 1730, que la moyenne des quarante dernières années de l’Ancien Régime (2,64) est peu inférieure à celle des quarante années précédentes (2,97), et que deux des trois années du siècle qui atteignent le rendement record de 8 pièces au quartier prennent place pendant la décennie 1780 (la troisième étant 1720)36. Difficile dans ces conditions de dégager une tendance quant aux rendements : il apparaît plutôt qu’au-delà des variations de détail la stabilité de fond est ici la règle, comme dans la céréaliculture. Les mêmes conclusions paraissent s’imposer en ce qui concerne la qualité du vin (graphique ci-contre). Si à partir des indications que donne Neilz on classe sommairement les vins récoltés en cinq niveaux de qualité (de 5 = exquis, excellent ou très bon à 1= mauvais), toutes les moyennes décennales s’établissent entre 2,5 et 3,33. Seule fait exception à cette règle la décennie 1730, au résultat catastrophique avec un taux de 1,75, mais avant elle les années 1720 avaient atteint le niveau 3, et les deux décennies qui la suivent le dépassent, les années 1750 connaissant même la moyenne la plus élevée de toutes.
83Il en va différemment pour ce qui est des dates du début des vendanges, considérées moins dans le détail de leurs irrégularités interannuelles (encore que celles-ci ne soient pas indifférentes aux contemporains) que dans les orientations plus profondes de leur évolution (graphique ci-dessous). Calculée sur une base de quinze ans, leur moyenne mobile révèle nettement que la tendance est, après un maximum de précocité atteint autour de 1725 (et qui se situe aux environs du 18 septembre), à leur retardement, avec deux pointes centrées sur les dates de 1745 et de 1770, qui les portent pratiquement au 30 septembre, avant qu’à chaque fois un repli ne les ramène aux environs du 23 septembre, vers 1760, et pendant les années 1780. Tout autant que sur la vigne, cette chronologie est instructive sur l’ensemble de la conjoncture météorologique et agraire, des vendanges retardées témoignant d’une saison agricole moins favorable. De ce point de vue, les sommets (1745, 1760) et les creux (fin des années 1750, fin des années 1770) apportent un précieux éclairage complémentaire aux observations déjà faites à propos des céréales.
84Concernant le prix du vin, pour lequel l’analyse devra se limiter à la période 1756-1790, la recherche se complique par le fait qu’entrent à la fois en ligne de compte dans sa définition des paramètres de qualité et des paramètres de quantité. On le voit bien à la relation qui s’établit entre le rapport au quartier et le rendement (graphique, p. 308). Jusqu’au niveau de 4 poinçons au quartier, le rapport s’élève avec le rendement. A partir de ce niveau et jusqu’à celui de 6 poinçons, le rapport ne s’améliore plus. Au-delà de 6 poinçons au quartier, on assiste même à un recul sensible du rapport au quartier, comme l’illustre le cas des deux années 1781 et 1785. Dans ces conditions, le prix moyen au poinçon n’a guère de signification concrète. L’évaluation de la production moyenne au quartier en a davantage, dans la mesure où elle renvoie, au moins tendanciellement, au revenu du vigneron. Mais même mesurée par tranches de cinq ans, pour effacer l’effet des variations interannuelles, la valeur de cette production apparaît très irrégulière (graphique, p. 308) : un peu plus de 50 sous au quartier entre 1756 et 1765, puis moins de 31 sous entre 1766 et 1770, dans une conjoncture plutôt inflationniste. Cette conjoncture aidant peut-être, la situation du vigneron s’améliore nettement pendant les années 1770 : mais c’est pour se dégrader à partir de 1780, et de plus en plus nettement à mesure qu’on avance dans la dernière décennie de l’Ancien Régime. Déflatée en blé, l’évolution du revenu viticole conserve les mêmes orientations que lorsqu’on la considère en argent (graphique, p. 308). Cependant, elle apparaît moins favorable encore au vigneron : cette fois les belles années 1770 ne retrouvent plus le niveau de la période 1756-1765, et la baisse finale est plus prononcée encore, le recul de la période 1781-1790 par rapport aux années 1756-1765, qui n’était en sous courants que de 23,4 % passant à 55,9 %. Indiscutablement, la fin de l’Ancien Régime est difficile pour les vignerons vendômois.
85Pour ce qui est des salaires, on dispose d’une série fournie de rétributions de travailleurs du bâtiment — maçons, charpentiers et couvreurs — grâce aux quittances conservées dans les archives de l’hôtel-Dieu de Montoire et correspondant au règlement de travaux régulièrement commandés par cette institution au xviiie siècle. Sans doute s’agit-il là de salaires d’artisans, qui concernent donc une catégorie minoritaire de la population. Mais on sait que ces rétributions obéissent dans leur répartition saisonnière aux mêmes règles que celles des travailleurs agricoles. En outre, l’activité de ces artisans prend place sur le même marché du travail manuel que celui des journaliers des champs, et a donc toute chance d’obéir aux mêmes évolutions tendancielles.
86C’est à partir des rémunérations de maçons en haute saison, très proches au demeurant de celles des autres catégories, que sera présentée l’évolution de ces salaires : après quelques indications ponctuelles antérieures, la série en est régulière de 1727 à 1786 (graphique ci-dessous). On y cherchera moins l’évaluation d’une rétribution annuelle difficile à apprécier en raison de l’inconnue qui pèse sur la durée des périodes chômées que les signes d’une éventuelle évolution. Pour mener à bien une telle recherche, nul besoin, cette fois, de recourir à une moyenne mobile. Le niveau des rémunérations étudiées se caractérise en effet par la plus grande inertie : fixé à 18 sous à la fin des années 1720 après l’avoir été à 15 auparavant, il oscille entre 17 et 18 sous de 1731 à 1740 ; à partir de 1741, il se stabilise définitivement, pour une génération, au niveau de 18 sous ; il faut attendre 1770 pour le voir s’élever à 20 sous, 1774 pour qu’il atteigne 22 sous, la rétribution journalière oscillant dès lors entre ce niveau et celui de 25 sous, lequel paraît définitivement atteint dans la seconde partie des années 1780.
87La dernière courbe qu’on présentera, celle du montant des fermages, ne peut prétendre à la même rigueur que les précédentes. En effet, il n’existe pas dans ce domaine de données synthétiques comparables à celles qui viennent d’être sollicitées pour l’étude du marché des céréales, de la production viticole ou des salaires. C’est sur les archives ecclésiastiques qu’on s’est cette fois appuyé pour établir à propos d’une douzaine de cas l’indice à travers le siècle des charges des fermiers de métairies, de terres, de prés et de moulins répartis essentiellement en Beauce, dans la vallée du Loir et en Gâtine, afin de calculer ensuite à partir de ces différents indices, année par année, un indice global moyen qui a servi de base à l’établissement du graphique ci-dessous37. On sent bien les réserves qu’appelle une telle méthode, partielle, limitée à la propriété ecclésiastique, et négligeant le secteur percheron (où se pratique fréquemment, toutefois, le bail à moitié). Cependant, la cohérence qui s’observe entre nos séries de base, et le fait que les baux concédés par les communautés ecclésiastiques s’inscrivent dans l’ensemble du marché du fermage dont ils ne peuvent être déconnectés, garantissent une valeur au moins indicative aux grandes orientations de la courbe ici présentée, et notamment à l’envolée régulière de la valeur nominale des fermages qui s’observe à partir de 1770 après, cette fois encore, une longue période de quasi-stabilité depuis 1730. Précisons enfin que dans l’esprit de cette analyse, le fait de négliger systématiquement les suffrages, presque toujours mentionnés dans les baux, ne peut représenter un grand inconvénient. Leur portée psychologique et sociale est sans doute grande38. Mais la prise en compte de leur valeur ne serait pas de nature à remettre sérieusement en cause l’évolution générale de la charge du fermier.
88Cependant, et quel que soit leur intérêt propre, c’est bien dans leur confrontation que réside le principal enseignement de toutes ces courbes. C’est là une approche déjà esquissée à propos du vignoble — pour lequel les données ne permettaient guère d’aller plus loin. Mais c’est à partir des trois autres qu’il est possible de dégager les évolutions les plus significatives.
89Ainsi en va-t-il quand on rapporte le prix du blé (parallèle à celui du pain) au montant des salaires. La courbe du graphique ci-dessous qui exprime cette relation traduit en fait l’évolution du pouvoir d’achat en grain des modestes salariés. Encore faut-il bien marquer que dans un souci de mise en évidence des grandes tendances on a raisonné à partir de la moyenne mobile du prix du blé, ce qui revient à atténuer sensiblement les oscillations réelles : à titre d’exemple, la baisse qui s’observe sur le graphique établi en moyenne mobile entre 1762 et 1769 serait supérieure de 77 % si l’on prenait en compte les valeurs extrêmes du prix du blé. La possibilité d’un tel écart, proche du double de celui indiqué par la moyenne mobile, souligne bien comment, face à la forte inertie des salaires, les fluctuations du prix du blé peuvent affecter le pouvoir d’achat des salariés par rapport à un produit essentiel pour leur existence et celle de leurs proches. Et ces fluctuations sont d’autant plus sensibles que leur effet peut être aggravé encore par l’existence de périodes où le travail se fait plus rare, phénomène impossible à quantifier.
90Ces points précisés, la courbe met bien en évidence les grandes phases de l’histoire du pouvoir d’achat salarié en bas Vendômois au xviiie siècle : le début des années 1730, le milieu des années 1740, le début des années 1760 sont favorables à ceux qui n’ont que le travail de leurs bras à offrir, cependant que les tournants de 1740, 1750 et 1770, et aussi les années 1780, constituent pour eux des temps difficiles. Evolution sans surprise, que celle du prix du blé permettait de prévoir. Plus instructif en revanche est le fait que la hauteur des sommets qui se succèdent sur la courbe ne cesse de décroître, et que celle des creux fait de même après 1750, autrement dit que cette courbe s’inscrit entre une ligne de sommets et une ligne de creux orientées à la baisse, ce qui traduit bien la tendance générale du pouvoir d’achat salarié : les oscillations négatives et douloureuses pour la population qui l’affectent périodiquement se développent sur fond de dégradation structurelle.
91La courbe du graphique de la page 313 qui rapporte l’indice du fermage à celui du prix du froment (toujours considéré en moyenne mobile) mesure en fait ce que représente en nature la charge du fermier par rapport à son bailleur. Compte tenu de l’inertie qui pendant longtemps caractérise l’évolution du fermage, les fluctuations de la courbe reflètent jusqu’en 1770 celles du prix du grain, ses sommets (notamment 1730-1735, 1745-1746 et 1761-1762) correspondant à une conjoncture de blé à bon marché (donc de récolte abondante, ce qui en fait atténue l’effort du fermier). Passé 1770, c’est au contraire par rapport à un grain à prix élevé qu’on voit le niveau du fermage s’accroître, et le faire plus durablement qu’auparavant : le graphique vérifie donc bien la classique dégradation de la situation du fermier par rapport à son bailleur durant les deux dernières décennies de l’Ancien Régime.
92En situation défavorable par rapport au bailleur, le fermier peut il est vrai se rattraper face aux salariés, qu’il est presque toujours amené à employer. A cet égard, la dernière courbe du graphique de la page 313 révèle d’abord que sur la base du niveau 100 en 1730, le rapport entre l’indice des salaires et celui des fermages est élevé au début du siècle : 117,5 en 1727 (et déjà 117,8 en 1704) ; les bras alors s’apprécient chèrement par rapport au montant des fermages, ce qui témoigne sans doute sur leur relative rareté au sortir des crises démographiques de la fin du règne de Louis XIV. Passé 1730 cependant, la relation entre les deux indices apparaît relativement stabilisée, ses variations n’excédant guère 5 % (et souvent beaucoup moins) par rapport au niveau moyen 100. Cette situation prend fin en 1773-1775, quand la courbe franchit définitivement à la baisse le niveau 90. Et l’évolution ne s’arrête pas là : l’indice passe en dessous de 80 en 1781, et de 70 en 1785. La situation du salarié, déjà dégradée par rapport au prix du grain, l’est donc aussi par rapport à la rente foncière : ce constat favorise sans doute le fermier, qui dans ses charges voit décroître la part des salaires ; mais il contribue à expliquer le développement de la pauvreté dans la société régionale à la fin du xviiie siècle.
93Cette dégradation sociale se perçoit à travers de nombreux indices. Parmi eux, les statistiques de décès à l’hôtel-Dieu de Vendôme39 ; sans doute cette donnée doit-elle être utilisée avec précaution, dans la mesure où le nombre de décès constaté résulte de la combinaison entre le nombre des entrées dans l’établissement et le taux de mortalité qui y a cours, sans qu’il soit possible, au vu des sources, de faire la part de chacun de ces deux facteurs. Il reste que jusqu’en 1750 s’opposent clairement de belles décennies (années 1700 : 26 décès par an en moyenne ; années 1720 : 27) et d’autres beaucoup plus sombres (années 1710 : 38 décès par an ; années 1730 : 45 ; années 1740 : 71). Ces taux contrastés renvoient clairement aux grands rythmes de l’histoire démographique qui ont déjà été présentés. Mais après 1750, il n’en va plus de même : la décennie 1750, en retrait certes par rapport à la précédente, enregistre tout de même 41 décès par an ; et par la suite, ce taux ne cesse de s’élever : 54 décès annuels pendant les années 1760, 57 pendant les années 1770 et 68 pendant les années 1780. Les détentes qui s’observent sur le marché du grain, comme au début des années 1760, ne suffisent plus à le faire reculer. Désormais, tout se passe comme si la tendance structurelle à la dégradation des conditions d’existence de toute une frange de la population l’emportait sur les fluctuations conjoncturelles pour imprimer sa marque à la statistique.
94L’évolution des abandons d’enfants confirme elle aussi cette tendance à la dégradation. Dans la mesure où ces enfants sont généralement trouvés à la porte de l’hôtel-Dieu de Vendôme (et de toute façon ramenés en ce lieu), c’est dans les registres de la paroisse voisine de la Madeleine, où ils sont baptisés, qu’on peut suivre la progression de leur effectif : alors qu’ils ne représentent que 0,24 % des baptêmes de cette paroisse en 1700-1702 et 1,15 % en 1728-1730, leur part passe à 3,03 % en 1760-1762 avant de grimper brutalement à 16,56 % en 1770-1772, et à 23,33 % en 1780-1782. En 1771, ce ne sont pas moins de 11 enfants trouvés qui sont ainsi baptisés à la Madeleine en guère plus de deux mois, du 24 février au 1er mai, pour une moyenne mensuelle de moins de 10 baptêmes ; l’un d’entre eux, du reste, a été trouvé à la porte de l’église de Naveil, ce qui atteste que le phénomène ne se limite pas à la ville. La majorité de ces baptêmes concernent des enfants naissants, mais quelques-uns affectent des enfants plus âgés, certains ayant atteint leurs deux ans.
95L’évolution de la délinquance et de la criminalité traduit aussi les tensions qui se développent au sein de la société vendômoise, à la fin du xviiie siècle. Ce point peut être précisé à partir des recherches de Virginie Couillard40, en reprenant pour les tranches chronologiques étudiées (les années 8 et 9 de chaque décennie, de 1718 à 1789) la comparaison classique entre criminalité violente (injures et violences physiques de toutes natures) et criminalité « astucieuse » (vol et atteinte à la propriété), dans la mesure où la première renverrait davantage à des impulsions traditionnellement enracinées au cœur de la vie sociale, cependant que la seconde s’interpréterait plutôt en termes de réaction à une situation matérielle détériorée (graphique, p. 316). Le premier type d’affaires (atteinte aux personnes) l’emporte nettement sur le second (atteinte aux biens) en 1718-1719 et 1728-1729. A partir de 1738-1739 et jusqu’en 1758-1759 s’observe un rééquilibrage entre les deux types de délit. Mais en 1768-1769, le vol prend un avantage décisif, qu’il conservera au cours des tranches suivantes, même si c’est moins nettement. Retenons surtout de cette histoire l’envolée que connaît la criminalité « astucieuse » en 1768-1769 : elle renvoie remarquablement à la tension qui se développe alors sur le marché des subsistances, et qui se trouve en même temps correspondre à une remise en cause de certains équilibres constatés auparavant. Sans doute le vol se fait-il un peu moins fréquent au cours des années 1778-1779 et 1788-1789. Mais ce reflux doit s’interpréter avec prudence. Correspond-il à une réelle décroissance de la criminalité « astucieuse » ? Ne traduit-il pas au contraire le fait que dans un contexte de vol banalisé, seules les affaires d’une certaine importance paraissent justifier une action judiciaire ? Certains signes en effet suggèrent que la sensibilité au vol demeure vive dans la société vendômoise de la fin du xviiie siècle : le prouvent les nombreux témoignages déjà évoqués à propos de la région de Montoire — et qui tous concernent les années 1770-1789 —, ou encore la précision accrue qui se fait jour à la fin de l’Ancien Régime dans les dossiers du bailliage de Vendôme (avec par exemple référence à la notion d’effraction, à la distinction entre effraction intérieure et effraction extérieure, etc). Précisons enfin que les évolutions qui viennent d’être décrites valent pour l’ensemble de la société provinciale, à la ville comme à la campagne, comme le démontrent les graphiques ci-dessous.
96La mobilité, enfin, peut aussi être révélatrice des difficultés qui se font jour dans la société du Vendômois à la fin du xviiie siècle. Toute mobilité n’est certes pas le signe d’une dégradation matérielle, mais il est de fait, en revanche, que les précarisations multipliées par le contexte socio-économique de la fin de l’Ancien Régime peuvent avoir un effet déstabilisant, de nature à accroître les mouvements de la population : du reste, on a présenté, au cours du chapitre précédent, de nombreux exemples de cette errance de la misère. Toute la question est donc de savoir dans quelle mesure le phénomène a joué, en bref de mesurer si la mobilité s’est accrue, et dans quelle proportion.
97On peut songer d’abord à résoudre ce problème à partir du recensement de l’an IV. Si celui-ci ne permet pas, pour des raisons déjà exposées de mémorisation des dates, de connaître l’évolution des effectifs d’entrants, donc de migrants, d’une année à l’autre, il autorise en revanche la mise en évidence des grandes tendances par le biais de totalisations décennales qui gomment l’effet de ces fluctuations annuelles. Malheureusement, ces totaux ne correspondent pas à des mouvements réels, mais au solde entre les entrées effectives et les phénomènes d’effacement postérieurs (liés soit à la mort du migrant, soit à un nouveau déplacement de sa part), ce qui complique trop l’interprétation, et interdit pratiquement d’espérer préciser par cette voie l’histoire de la mobilité.
98Reste alors à s’appuyer sur les enseignements des registres paroissiaux. C’est ce qu’on a fait pour quelques sites (Authon, en Gâtine, Champigny, sur les confins beaucerons du Vendômois, Boursay, dans le Perche), en analysant l’origine géographique des conjoints qui se marient dans ces paroisses.
99Concernant les hommes, l’analyse révèle une belle stabilité de la part des mariés d’origine extérieure jusque vers 1760-1770, suivie d’une phase de hausse assez sensible, qui élève ce taux d’environ un tiers à Boursay et à Authon, et d’un bon sixième à Champigny. Si on ne prend en compte que les hommes ayant parcouru au moins 10 km pour venir convoler (afin d’éliminer l’influence des glissements de proximité), on aboutit à des conclusions très proches : tout au plus faut-il souligner qu’à Authon et Champigny (mais pas à Boursay) s’observe cette fois un tassement au milieu du siècle, lequel n’en rend que plus net l’essor des dernières décennies de l’Ancien Régime, de l’ordre de 40 % à Authon et 95 % à Champigny, contre seulement 25 % à Boursay. Le développement de la mobilité masculine s’affirme donc bien partout, surtout à partir de 1770 ou 1780.
100L’évolution générale de la mobilité féminine — mesurée à travers le seul taux des conjointes extérieures à la paroisse — est la même, mais dans le détail ses modalités sont différentes. Très stable jusqu’en 1749 à Champigny, jusqu’en 1764 à Authon, elle s’élève ensuite brutalement pour se stabiliser dans les deux cas à un niveau proche du double du précédent. A Boursay, le tournant de 1750-1760 ne peut être décelé, compte tenu d’une observation étendue à l’ensemble de la période 1732-1772. Mais la tendance au progrès n’en est pas moins nette, et le taux final représente ici le quadruple de celui de départ. Il y a donc bien partout accélération de la mobilité féminine sur le siècle. Sans doute celle-ci demeure-t-elle toujours inférieure à celle des hommes, conformément à la règle exposée dans le chapitre précédent, mais il est remarquable que partout le décollage de la mobilité féminine s’effectue avant celui de la mobilité masculine, dès les années 1760 au moins, quand celui des hommes ne débute pas avant les années 1770. Cette singularité féminine ne s’observe certes que durant quelques années, mais son caractère insolite atteste que la période où elle prend place atteint bien, au-delà des évolutions conjoncturelles, des structures plus profondes de la société provinciale.
L’ÉVOLUTION DES MENTALITÉS
101Après avoir examiné comment se transforment les conditions matérielles de l’existence de la société provinciale au xviiie siècle, il faut s’interroger sur les mutations qui peuvent s’y faire jour dans les esprits. Pour ce faire, et sans prétendre être exhaustif, on explorera quelques pistes. Celle de l’alphabétisation étant réservée pour le prochain chapitre, trois d’entre elles ont été privilégiées pour préciser d’éventuelles inflexions dans les attitudes et les représentations des Vendômois de l’époque : le taux d’illégitimité, le choix des prénoms, le fonctionnement des fabriques paroissiales. Toutes trois atteignent à la fois l’intime, individuel ou familial, et le collectif : l’illégitimité en ce qu’elle concrétise une distanciation par rapport à la norme sociale et religieuse ; le choix du prénom en ce qu’il permet de faire la part de la tradition et de l’innovation, de la soumission au conformisme et de l’affirmation de l’originalité familiale et à terme individuelle ; et enfin les comptes de fabrique parce qu’ils matérialisent la dimension collective de la vie religieuse d’une communauté et donc son devenir, en même temps que la manière dont chacun y manifeste son adhésion par ses gestes.
102L’illégitimité n’est pas inconnue en Vendômois au xviiie siècle. On en saisit même un bel exemple à travers un de nos témoins privilégiés, Pierre Bordier. Veuf en novembre 1770, à 57 ans, d’Anne Brethon qui en trente-six ans de mariage ne lui a pas donné d’enfants, il est dès le 1er mai 1772 le père d’une fille naturelle, qu’il reconnaît ; le 15 juin suivant, il épouse sa mère, Marie-Louise Raimbault, fille de charron (et donc d’origine plus modeste qu’Anne Brethon), mais aussi sa propre filleule, qui n’a que 22 ans : de cette union naîtront quatre autres enfants, le dernier en 1779, alors que son père a 66 ans.
103Cependant, dans les trois sites déjà présentés de Champigny, Boursay et Authon, les taux d’illégitimité n’atteignent jamais 2 % : le phénomène est donc très minoritaire. Partout se constate sur ce plan une tendance au recul pendant la majeure partie du siècle, suivie d’une nette reprise à partir des années 1760-1770. Une fois encore se vérifient donc la stabilisation du cœur du siècle et l’importance du tournant de 1770. Dans le détail cependant, des nuances doivent être précisées : Champigny, qui connaît le taux d’illégitimité le plus élevé au départ (1,21 %), le retrouve à peine en 1792, au terme de la remontée de la fin du siècle (1,11 %), alors que Boursay, parti de plus bas, voit au contraire son taux plus que doubler, passant de 0,84 % pendant le premier tiers du siècle à 1,95 % en 1773-1792 (cependant qu’Authon, qui passe de 1,03 à 1,23 %, apparaît constamment en situation intermédiaire). Il est tentant de rapporter la plus forte croissance de l’illégitimité constatée dans le Perche à l’atomisation de la société de ce secteur, et de relier l’évolution plus modérée de Champigny aux structures plus affirmées de la population beauceronne. Encore ne faut-il pas perdre de vue que ces raisonnements portent sur des variations de taux limitées, au moins en valeur absolue.
104Les sondages effectués dans les registres de la paroisse de la Madeleine de Vendôme, la plus importante de la ville, et la plus représentative, puisque incluant dans ses limites un secteur de ville intra-muros, l’ensemble des faubourgs nord et une importante proportion de la partie rurale du terroir de la ville — ces sondages donc révèlent une évolution plus nette, puisque des années 1700-1702 aux années 1780-1782 le taux d’illégitimité s’élève de 0,98 % à 5,71 %. Les dépouillements effectués ne mettent pas en évidence comme à la campagne de recul sensible au début du siècle. En revanche, ils confirment nettement l’importance du tournant des années 1760, puisque c’est pendant la période 1760-1780 que se constate l’essentiel de la hausse séculaire41. Encore faut-il ajouter que ces taux d’illégitimité ne reflètent pas la totalité du phénomène, dans la mesure où tout laisse à penser qu’une part probablement non négligeable des enfants trouvés baptisés dans cette paroisse sont eux aussi issus d’unions illégitimes. Or, la chronologie des abandons d’enfants recoupe largement, sur la base de taux plus élevés, celle de l’illégitimité, notamment en ce qui concerne le tournant de 1760-1770, à la ville comme à la campagne — une partie des événements enregistrés en ville tirant d’ailleurs leur origine de la campagne, en particulier, on le sait, dans le cas des enfants trouvés.
105L’analyse des prénoms choisis au sein d’une communauté doit tenir compte du fait qu’au xviiie siècle se développe la pratique de prénoms composés. Précisons donc qu’on appellera prénoms réels ceux effectivement attribués (ce peut être Marie comme Anne-Marie) et prénoms de base ceux qui servent à construire les prénoms réels (Marie comptant alors pour un prénom de base, et Anne-Marie pour deux). C’est selon ces règles qu’on a étudié les choix effectués à Lancé (en Beauce) de 1728 à 1732 et de 1778 à 1782, et à Couture (dans la vallée du Loir), de 1726 à 1735 et de 1776 à 1785.
106A suivre le cas de Lancé, c’est bien le conformisme et la tradition qui dominent les choix des habitants du début du règne de Louis XV au début de celui de Louis XVI. D’une période à l’autre, la gamme des prénoms de base s’élargit à peine, de 10 à 12 chez les filles, et de 20 à 22 chez les garçons. D’autre part le pourcentage cumulé des trois prénoms de base les plus utilisés demeure très stable, chez les filles (où il passe de 65,5 % à 62,9 % du total) et plus encore chez les garçons (de 48,9 à 48,4 %) et la hiérarchie ne s’en modifie guère : Marie, Anne et Françoise occupent en permanence la tête du classement féminin ; chez les garçons, la continuité est un peu moindre : Jean, 6e en 1730, se hisse au Ie rang en 1780, devant Jacques et Pierre, qui occupaient les deux premières places en 1780, cependant que René, 3e en 1730, rétrograde au 6e rang. Mais ce sont là plus des reclassements que des bouleversements. Ils confirment cependant que la diversification des prénoms tend à être plus grande chez les hommes que chez les femmes, comme l’indiquaient déjà les constats précédents. Mais c’est là un trait qui s’inscrit tout à fait, lui aussi, dans la perspective d’un conformisme traditionnel.
107Sur certains points cependant, la marque de l’innovation est plus sensible. A cet égard, il faut souligner la part croissante tenue par les prénoms composés : chez les garçons, elle s’élève de 6,8 % en 1730 à 42,9 % en 1780 (avec même alors quelques cas de prénoms triples), et chez les filles, elle passe de 12,5 % à 63,1 %. Il en résulte que la fréquence d’utilisation des prénoms réels passe de 3,27 à 1,9 pour les filles, et de 2,32 à 1,56 pour les garçons. S’agissant des prénoms simples, outre le fait qu’à partir d’une série de base ils peuvent par le biais des prénoms composés nourrir des combinaisons variées et donc participer d’une certaine diversification, il faut relever encore qu’au-delà des valeurs sûres déjà citées, les plus fréquemment utilisées, en 1730 comme en 1780, on observe l’émergence d’autres dénominations. Ainsi voit-on chez les filles s’effacer le recours à Renée et à Julienne, cependant qu’apparaissent, mais toujours en composition, Elizabeth, Geneviève, Angélique et Rozalie. De même chez les garçons sont abandonnés Denis, Jean-Baptiste, Georges ou Mathieu, cependant que se multiplient, plus encore que pour les filles, les prénoms nouveaux, ici aussi employés surtout en composition : Félix, Amable, Etienne, Philippe, Laurent, Jules César, Ambroise, Noël. Ces innovations, même limitées, qui donnent à la lecture des registres de la fin du siècle une tonalité bien différente de celle des années 1730, témoignent sur une transformation des goûts. Celle-ci traduit sans doute une sensibilité à de nouvelles modes. Mais elle correspond aussi à un début de détachement, certes encore mesuré, par rapport à des traditions solidement établies. On peut y voir encore le signe d’une volonté de différenciation et d’individualisation à la fois d’une génération à l’autre, et par rapport à la communauté villageoise. Sur ce point, il faut souligner que si sur tous les plans le conformisme et l’indifférenciation demeurent jusqu’à la fin de l’Ancien Régime plus marqués chez les femmes que chez les hommes, c’est chez les premières que s’observent les transformations les plus rapides, comme si s’amorçait un rattrapage devant à terme unifier le comportement des deux sexes42.
108L’étude des registres paroissiaux de Couture débouche sur des conclusions voisines. Toutefois, dès 1726-1735, la diversification des prénoms simples apparaît plus marquée, du moins pour les filles, qu’à Lancé, et surtout cette diversification se développe nettement entre 1730 et 1780, mais davantage cette fois chez les garçons. Ici aussi, cette diversification s’accompagne d’un renouvellement partiel de la liste de référence, au profit d’Emmanuel, Victor, Désiré, Raphaël, Henri, Aimable, Constant, Florent — et de Véronique, Adélaïde, Félicité, Henriette, Victoire, Geneviève, Judith, Agathe, Sophie, Désirée, Cécile, Marthe... Cependant, comme à Lancé, le sommet de la hiérarchie n’est pas bouleversé d’une période à l’autre. Chez les hommes, domine en 1726-1735 François, devant Pierre, Jacques et Jean, et enfin Louis ; en 1776-1785, Louis est passé en tête, devant Jacques et Pierre, Gervais, Joseph, puis René, Jean et François. Côté femmes, Marie devance en 1726-1735 Jeanne, Françoise, Catherine et Anne ; en 1776-1785, elle demeure en tête devant Anne, Louise, Françoise et Madeleine. Soulignons encore que comme à Lancé, la place tenue par les trois prénoms de base les plus utilisés demeure très stable de 1730 à 1780, mais à un niveau inférieur de 8 à 10 points à celui de la paroisse beauceronne. Et précisons enfin qu’en dépit d’une légère amélioration à la fin du siècle, Gervais — qui partage avec Protais le patronage de la paroisse de Couture — ne bénéficie pas d’une faveur particulière dans le choix des prénoms, pas plus du reste qu’à Lancé Martin, le patron du lieu. En ce qui concerne les prénoms composés, Couture présente une diversification plus précoce, puisque dès 1726-1735, ils concernent 20 % des garçons et 41,1 % des filles (soit en gros trois fois plus qu’à Lancé). Mais les taux de la fin du siècle (44,6 % pour les garçons et 60 % pour les filles) sont du même ordre que ceux de Lancé. Pour ce qui est enfin de la fréquence d’utilisation des prénoms, on observe à Couture, contrairement à ce qui se passe à Lancé, que pour les prénoms de base le recul est beaucoup plus rapide chez les hommes (—42 %) que chez les femmes (—14 %). Mais ce constat d’un plus grand élargissement de la gamme des prénoms simples du côté masculin est compensé par ce qui s’observe pour les prénoms réels : recul de 9 % chez les hommes contre 32 % chez les femmes, ce qui veut dire que chez celles-ci l’individualisation se fait davantage en jouant des combinaisons qu’autorisent les prénoms composés43.
109Il y a donc bien au xviiie siècle en Vendômois tendance à la diversification des prénoms, avec toutes les significations qui en ont été indiquées. Cette diversification s’observe de la Beauce à la vallée du Loir, chez les hommes comme chez les femmes. Sans doute ne marche-t-elle pas partout au même rythme, ne se joue-t-elle pas dans tous les cas au même niveau, plus précoce ici, plus lente ailleurs. Mais elle apparaît générale, et les différences qui peuvent l’affecter sont toujours, à l’échelle séculaire, en voie d’atténuation.
110Les fabriques, à l’analyse desquelles il faut maintenant en venir, sont on le sait des institutions ayant en charge le temporel de leur paroisse — c’est-à-dire ses possessions et ses revenus, considérés comme biens d’Eglise, et gérés par les habitants, plus précisément par certains d’entre eux désignés à cet effet par la communauté, les fabriciers. Précisons encore que l’essentiel de leurs biens est le produit de legs effectués à leur profit au cours des temps par de pieux paroissiens, dans le but de fonder des messes destinées à assurer leur salut.
111On possède les inventaires de titres de certaines de ces fabriques44. A l’exception d’un seul, qui date de 1732, tous ces inventaires ont été effectués dans la seconde moitié du xviiie siècle. Leur intérêt est certes de dresser l’état des biens de ces fabriques, mais dans la mesure où ils visent à faire preuve, ils donnent généralement la référence du testament qui est à l’origine du legs, et donc sa date. C’est à partir de ces données qu’ont été établis pour toutes les paroisses concernées, heureusement réparties à travers le Perche (Bouffry, Savigny, Souday), la Beauce (Lancé, Faye) et la Gâtine (Saint-Arnoult, et marginalement Ambloy) les graphiques ci-contre, qui présentent la répartition des legs par tranches de vingt-cinq ans. Cette répartition a été réalisée en prenant en compte uniquement le nombre des actes, et non la valeur des biens légués : ce qu’imposaient les sources, parfois ; mais ce qui a aussi le mérite de mieux approcher les mentalités des populations, dans la mesure où ce qui est ainsi saisi est bien le geste, et non pas sa valeur économique. Au demeurant, les indications dont on dispose pour la fabrique de Lancé montrent que la valeur moyenne du legs ne varie pas considérablement d’une période à l’autre45.
112L’examen des graphiques dégage un certain nombre d’enseignements. Ce n’est pas le lieu ici de commenter ceux qui concernent les périodes les plus anciennes ni d’insister longuement sur la marque de la Contre-Réforme, singulièrement pendant la première moitié du xviie siècle, dans la plupart des paroisses étudiées. En revanche, il faut s’attarder sur leur partie droite. Partout en effet s’observe, parfois dès 1650, dans d’autres cas vers 1700, au plus tard en 1725, une chute brutale du nombre des legs, avant que ne se constate, vingt-cinq ou cinquante ans plus tard, leur totale disparition. A l’évidence, et sans préjuger davantage du sens qu’il faut donner à cette observation, le premier xviiie siècle est bien le temps de la fin d’un geste, et d’un geste anciennement enraciné, à suivre les données de la plupart des graphiques. D’autres sources, du reste, confirment ces indications. L’hôtel-Dieu de Montoire, qui recevait en moyenne 2 donations par décennie pendant le premier quart du xviiie siècle, et 4 pendant le deuxième (ce qui peut tenir à son caractère récent, et à sa fonction socialement utilitaire), en reçoit moins de 0,5 entre 1750 et 1775 ; toutefois, après cette date s’observe une légère remontée (1,2 donation par décennie entre 1775 et 1790). Les inventaires des biens des fabriques étudiés ne permettent pas de repérer une éventuelle remontée de ce type, du reste assez improbable dans leur cas. Mais une chronologie analogue se retrouve dans les fondations d’écoles, nombreuses jusqu’aux années 1740, et qui reprennent pendant les deux dernières décennies de l’Ancien Régime (graphique, p. 377). Elle s’observe aussi pour certaines confréries de Naveil, qu’on voit s’éteindre à la fin des années 1740, pour renaître une trentaine d’années plus tard au début du règne de Louis XVI46.
113Les actes de comptes rendus au terme de leur mandat triennal par les fabriciers de Lancé aux habitants de la paroisse permettent de pénétrer plus concrètement la vie de ces institutions. Leur analyse, conduite à partir de l’ensemble des comptes rendus passés devant le notaire de Lancé de 1749 à 1766, c’est-à-dire pour des mandats courant de la Toussaint 1744 à la Toussaint 176447, révèle d’abord les charges assumées par la fabrique : outre les honoraires servis au curé pour acquit des messes de fondation, la fabrique pourvoit à l’achat du pain bénit et des cierges nécessaires à la liturgie. Il lui revient aussi d’entretenir les objets du culte — aspersoir, encensoir, calice — et le mobilier de l’église — dais, balustres, confessionnaux... —, de pourvoir au fréquent renouvellement de la corde et du baudrier de cuir de la cloche, de veiller au bon état des murs du cimetière, qui sont régulièrement l’objet de travaux minutieusement détaillés dans les comptes, d’acquérir les registres de baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse et naturellement de remplir les obligations notariales et féodales liées à la possession, au demeurant modeste, de terres, de prés et de maisons. Tous les aspects matériels de la vie de la paroisse, indispensable base à son existence religieuse, se dégagent ainsi de ces comptes rendus qui en relèvent scrupuleusement tous les détails.
114Au chapitre des recettes, les comptes révèlent que celles-ci s’élèvent en moyenne à 295 livres par an, soit l’équivalent de 320 à 330 journées de manouvrier, pour une communauté d’une centaine de feux : ce n’est pas considérable. Or il est remarquable que pour l’essentiel ces ressources soient le produit de legs anciens, toujours antérieurs à 1725, et remontant même souvent beaucoup plus loin. En moyenne annuelle, 96 % des ressources de la fabrique proviennent au cœur du xviiie siècle des « moisons en grain, rentes en argent et vente de l’herbe des prez » liées à des biens légués par des habitants des générations précédentes, la contribution des contemporains au financement de la vie de leur paroisse ne dépassant donc pas 4 %. La manière même dont s’effectue cette participation à la marge des habitants de Lancé du xviiie siècle est instructive. Pour une part il s’agit du produit des quêtes, à hauteur le plus souvent de 3 à 6 livres par an, c’est-à-dire fort peu. Il s’agit aussi des sommes encore plus modestes procurées par la « vente du fil provenant des quenouilles données par les marraines en l’honneur de la Sainte Vierge », par celle des gerbes de blé données à l’église lors de la récolte, et par « la rente du banc placé devant l’autel de Saint-Jacques », tenu par Deschamps, le notaire de la paroisse. Les « ouvertures de fosse » qu’impliquent les inhumations dans l’église rapportent un peu plus d’argent. Mais elles sont révélatrices surtout de certains gestes. Les comptes de fabrique en mentionnent en effet six en 1744-1746 (dont une pour une enfant), qui rapportent alors 22 livres et 10 sols, soit environ le double du produit des quêtes, puis encore une en 1746-1748, mais ensuite cette pratique disparaît : les comptes rendus de 1754, 1757 et 1760 évoquent encore ce type d’inhumation, pour signaler qu’il n’y en a pas eu pendant le triennat considéré, mais les actes postérieurs ne prennent plus la peine de le faire, ce qui atteste sans doute que la pratique a alors disparu de l’horizon habituel des habitants de Lancé. Après le recul et la disparition des testaments accompagnés de legs aux fabriques, on saisit là une seconde inflexion dans les gestes religieux des populations vendômoises : à Lancé, celui de l’inhumation dans l’église s’efface à la fin des années 1740.
115Il faut le répéter, les analyses qui précèdent ne sauraient constituer une histoire des mentalités dans le Vendômois du xviiie siècle. A partir de quelques indicateurs, elles visent seulement, dans la perspective temporelle qui est celle de ce chapitre, à dégager d’éventuelles évolutions, et à préciser le cas échéant leur chronologie, afin d’apprécier comment, et à quel moment, ont pu s’opérer des changements dans les esprits des habitants de la région.
116Le fait que les trois indicateurs retenus soient peu ou prou en rapport avec la vie religieuse invite naturellement à s’interroger sur l’évolution de cette dernière. Sur ce point, il n’est pas possible de conduire une étude fondée sur les méthodes de la sociologie religieuse, faute de procès-verbaux de visites paroissiales, et de comptages de messalisants ou de pascalisants. Dans ces conditions, il faut se contenter de dégager quelques grands repères, comme l’a fait Jeanne Ferté dans l’Histoire religieuse de l’Orléanais48.Ces repères ne permettent sans doute pas de résoudre tous les problèmes posés par les évolutions constatées. Mais en mettant en évidence de grandes inflexions, ils peuvent éclairer significativement certaines relations de causalité.
117L’histoire religieuse de la région au xviiie siècle peut en réalité se lire de deux manières. La première consiste à prêter attention surtout à tout ce qui est continuité et permanence. Un tel point de vue conduit d’abord à souligner l’attachement aux formes de ce qu’on appellera, pour faire bref, la piété populaire traditionnelle. Ainsi à Vendôme le pèlerinage de la Sainte Larme demeure-t-il actif jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, en dépit des critiques formulées à la fin du xviie siècle par le curé Thiers en mettant en cause l’authenticité de la relique. Toujours à Vendôme, la cérémonie du Lazare, qui a lieu le vendredi précédant le dimanche de la Passion, se pratique sans interruption de 1681 à 1788. Les campagnes ne sont pas en reste : il suffit de lire Bordier ou Lattron pour mesurer la place qu’y tiennent les processions ou les cérémonies d’exorcisme. Significatif encore est l’attachement à certains rites : le mandement d’avril 1725 de l’évêque de Blois Caumartin qui supprime plusieurs fêtes chômées pendant les mois d’été est fort mal accueilli par les paysans du diocèse, tout comme les décisions de même nature prises par l’un de ses successeurs, Thémines, à la fin du siècle ; et les paroissiens d’Azé n’ont de cesse d’obtenir (en 1791, de Grégoire) le rétablissement de la chapelle Saint-Sulpice interdite en 1783, toujours par Thémines, pour cause de trop fréquentes inondations.
118Une telle permanence, qui se retrouve dans la fidélité aux cérémonies qui jalonnent la pratique tout au long de l’année et de l’existence, une telle permanence donc affecte aussi le cadre matériel de la vie religieuse : les archives des fabriques montrent, on l’a dit, combien les paroissiens sont attentifs à l’entretien de l’église et de son mobilier (ainsi qu’à celui du cimetière). Souvent, ils s’efforcent de l’embellir, ainsi qu’en témoigne Pierre Bordier pour Lancé49. Quelques retables sont établis au xviiie siècle, conformément à la tradition qui a triomphé dans le Maine, mais on en crée moins alors qu’au siècle précédent50. Parfois ont lieu des travaux plus importants, de construction ou de reconstruction, totale ou partielle, d’église51. Les baptêmes de cloches, attestés tout au long du siècle, ont une signification plus large. La cloche joue en effet un rôle dans toute la vie collective du village, et pas seulement dans sa dimension religieuse, ce qu’illustre sa fonction de tocsin ; et son baptême engage bien l’ensemble de la société, puisque son parrainage et son marrainage sont généralement confiés au seigneur et à son épouse52.
119Ces constats confirment le maintien, durant l’ensemble du xviiie siècle, de toutes les formes traditionnelles, rituelles, matérielles et sociales, d’encadrement religieux de la société vendômoise. On peut voir un signe supplémentaire de la force de cette dimension religieuse de la vie sociale, dans ce qui en constitue en quelque sorte l’envers, mais dont la signification ne se comprend que par rapport à elle, en l’occurrence la sorcellerie. Les attestations de cette dernière manquent certes au xviiie siècle. Mais deux témoignages encadrant la période, celui du curé Thiers à la fin du xviie siècle, et qui vaut pour les confins percherons de la région, celui d’autre part d’une enquête diocésaine du début du xixe siècle en signalent les manifestations, ce qui laisse à penser que le phénomène n’est pas demeuré ignoré du siècle des Lumières53.
120Une lecture plus conjoncturelle de l’histoire religieuse de la région conduit à insister davantage sur les débats qui partagent et agitent les clercs et les fidèles. A cet égard, c’est l’essor du jansénisme qui retient d’abord l’attention. Tôt attesté en Vendômois, dès le xviie siècle, ce dernier y apparaît solidement implanté au début du xviiie. Il dispose alors d’importants appuis chez les Bénédictins de la Trinité, chez les Oratoriens, chez les chanoines de Saint-Georges. Il est également bien reçu chez les Calvairiennes, et surtout chez les Ursulines, chez lesquelles les Oratoriens sont très écoutés, et où la supérieure Thérèse Salmon du Châtellier exerce une influence décisive en faveur de la doctrine. Mais l’audience du jansénisme ne se limite pas à ces communautés. Boisganier, curé de Romilly-sur-Aigre, aux confins dunois du Vendômois, ne déplore-t-il pas que « pour être estimé habile et bel esprit, il faut faire du jansénisme et s’opposer aux premiers pasteurs et entre autres au pape »54 ? Sans doute faut-il faire la part de la passion polémique dans une telle affirmation. Cependant, le succès du jansénisme qu’elle suggère ne peut être discuté, d’autant que la doctrine bénéficie alors de la bienveillance de l’évêque de Blois, Lefèvre de Caumartin : celui-ci, qui a des attaches en Vendômois, a des sympathies quesnelliennes, au point qu’il soutient Soanen, évêque de Senez, ce qui lui vaut d’être exilé dans son diocèse.
121Ces conditions aident à comprendre les conflits qui se développent dans le diocèse quand, à la suite de la mort soudaine de Caumartin en 1733, c’est un prélat ouvertement anti-janséniste, Crussol d’Uzès, qui accède au siège épiscopal de Blois, où il demeure jusqu’à sa mort en 1753. A dire vrai, certains avaient eu lieu plus tôt, comme en 1724, quand la très quesnellienne école de théologie des Oratoriens avait été fermée, à l’instigation de Mosnier, curé anti-janséniste de Saint-Martin de Vendôme. Mais ils se multiplient à partir de 1734. Crussol d’Uzès s’en prend à Sorin, ancien élève des Oratoriens et curé de Morée, exilé en 1737 à Luçon, pour cause de jansénisme, en dépit de qualités reconnues par tous ; trois autres curés du même secteur sont également éloignés. D’autre part, Crussol d’Uzès refuse de reconnaître pour miraculeuse la guérison d’une paralysie quasi totale obtenue en 1737 par une veuve de Moisy (sur les confins beaucerons du Vendômois) après des prières au diacre Paris, et il éloigne du diocèse les curés qui souhaitent reconnaître ce prodige, lequel attire pourtant un grand concours de foule — ce qui atteste l’audience de certaines manifestadons du jansénisme dans les campagnes.
122Mais c’est contre les Ursulines de Vendôme que Crussol d’Uzès développe sa plus spectaculaire offensive. Ayant échoué à briser la résistance de Thérèse Salmon du Châtellier en la faisant remplacer par une religieuse constitutionnaire, il obtient une lettre de cachet ordonnant son transfert à Blois ainsi que celui de sa sœur Anne. Au moment du départ des religieuses, la foule se presse à Vendôme, en criant : « On nous enlève nos saintes » — ce qui témoigne de l’adhésion du peuple, urbain cette fois, à la doctrine. Mais le voyage des deux religieuses tourne court : leur épuisement impose son interruption à Périgny, puis après un séjour chez Taillevis de Jupeaux, seigneur du lieu, leur retour à Vendôme, qui est triomphal. Dans un couvent désormais irrémédiablement divisé, Thérèse Salmon du Châtellier mourra, privée de sacrements, en 1742 ; toutefois, sa sœur pourra les recevoir avant de s’éteindre en 1747.
123De tels épisodes doivent être replacés dans une triple perspective. Celle d’abord d’un conflit qui divise la société provinciale, comme d’autres l’ont fait dans le passé (ainsi à l’époque de la Ligue), comme d’autres le feront dans l’avenir, pendant la Révolution et plus tard. Ces différents conflits renvoient certes à des débats de nature variée. Mais formellement, ils ne sont pas sans se ressembler, par l’esprit d’intolérance qui les caractérise — ce qui conduit à chercher à éliminer l’adversaire — et par la manière dont chacun s’efforce d’y jouer, pour triompher, de l’appui des autorités et/ou de l’enracinement social. Dans une perspective géographique, les événements vendômois ne sont pas isolés : loin de se limiter à la région, l’action antijanséniste des évêques se développe en bien d’autres diocèses, à commencer par ceux, voisins, de Chartres ou d’Orléans. Chronologiquement enfin, si l’histoire religieuse vendômoise se conforme bien aux grands rythmes de l’histoire religieuse de la région, elle s’en distingue cependant par quelques nuances : d’une part l’offensive antijanséniste s’y développe un peu plus tard qu’ailleurs — effet naturellement de la présence de Caumartin sur le siège de Blois jusqu’en 1733 ; et d’autre part, les actions les plus spectaculaires de l’évêque cessent à la fin des années 1730, plus tôt donc que dans le diocèse d’Orléans par exemple. Aussi l’apaisement s’observe-t-il ici dès 1740, en dépit de quelques rebondissements tardifs, mais ponctuels, du conflit55.
124Il ne faut cependant pas croire que passé ce tournant de 1740, la crise janséniste a cessé de marquer les populations vendômoises. Dans un contexte plus calme, l’épisode continue à nourrir une double mémoire. La première s’enracine dans la longue imprégnation de la doctrine réalisée au cours des décennies antérieures. Or, on sait de quelles exigences le jansénisme est porteur pour les fidèles : ces exigences peuvent être stimulantes pour quelques-uns, mais elles risquent fort d’être décourageantes pour beaucoup56. Ce dernier trait, qui a pu être atténué au moment où la tension était la plus vive, et de nature à multiplier les réactions militantes, a de bonnes chances de resurgir dans une conjoncture plus détendue. L’autre mémoire est celle qui se nourrit du souvenir même des grands moments du conflit, dont peut découler à la fois le discrédit d’autorités ecclésiastiques ressenties comme persécutrices, et la délégitimation d’une approche religieuse finalement condamnée et vaincue. Au-delà du passage de la crise à la détente, 1740 ouvre par rapport aux décennies antérieures une période où se cumulent les effets de l’essor du jansénisme, de sa persécution et de son échec.
125Or, ce tournant est caractérisé aussi, et ce n’est pas un hasard, par une reprise en main du diocèse par Crussol d’Uzès. Celui-ci crée en 1737 le séminaire de Blois, et le confie en 1744 aux Eudistes, ce qui, à terme sinon dans l’immédiat, promet au prélat un corps de prêtres respectueux de l’orthodoxie doctrinale qu’il entend faire prévaloir. En même temps, toujours à l’initiative de l’évêque, le diocèse est pourvu de nouveaux ouvrages liturgiques : bréviaire en 1736, diurnal en 1740, missel en 1741, processionnal en 1742. Tout cela illustre certes la volonté de parachever la victoire de l’orthodoxie sur le jansénisme. Mais en la circonstance, l’antijansénisme n’est pas seul en cause. L’abbé Gaudron, historien du diocèse, le souligne bien en observant que les nouveaux ouvrages liturgiques se placent sur le terrain d’une religion plus raisonnable, parlant davantage à l’esprit qu’au cœur, et ne présentent plus « la foi naïve du bréviaire romain »57. Ainsi se dessine un autre front, qui ne recoupe pas le précédent, entre la volonté rationalisante des autorités ecclésiastiques et l’attachement des fidèles à des croyances anciennement enracinées, mais disqualifiées désormais comme superstitieuses. On a présenté déjà (à propos des fêtes chômées ou de telle interdiction de chapelle) quelques illustrations de cette opposition classique, dont tout laisse à penser que l’effet dépasse de loin les quelques indices qui nous en sont parvenus58.
126Telles sont donc les conditions de la vie religieuse du dernier demi-siècle de l’Ancien Régime. Sans doute l’attachement aux rites n’est-il pas en cause. Mais les effets déstabilisants de l’épisode janséniste, l’offensive rationalisante qui se développe à partir de la fin des années 1730, la personnalité mondaine de May de Termont, qui succède à Crussol d’Uzès en 1753 et celle, hautaine, de Lauzières de Thémines qui occupe le siège de Blois à partir de 1766, ont pu favoriser une certaine tiédeur. Les sources ne permettent pas de préciser davantage cette hypothèse, mais les principales inflexions des courbes présentées plus haut ne la contredisent pas, puisqu’elles se situent dans les années qui suivent ce tournant majeur de l’histoire religieuse. Soulignons encore que certaines d’entre elles — pour ce qui est de l’élection de sépulture ou du taux d’illégitimité — manifestent une autonomie accrue par rapport à l’enseignement de l’Eglise. Encore faut-il marquer que cette tendance à l’autonomie ne se limite pas au champ religieux : elle se développe aussi par rapport à la collectivité, comme le démontre la faible participation (au moins matérielle) au fonctionnement de la fabrique qui en émane, ou encore la volonté d’individualisation sensible à travers une certaine diversification des prénoms.
127C’est sur ces considérations qu’on achèvera cette présentation de quelques-unes des grandes courbes de l’histoire du Vendômois du xviiie siècle. A suivre ces dernières, les changements ne manquent pas dans la région, que ce soit d’un point de vue démographique, matériel ou culturel — autrement dit social. Un tel constat n’est pas plus original que ne le sont la plupart des rythmes observés. L’histoire qui en résulte devait cependant être présentée : d’abord parce qu’elle commande d’importants aspects de la vie régionale ; mais aussi dans la perspective plus spécifique de ce chapitre, parce que le devenir ainsi historiquement reconstitué à la lumière des archives représente la référence indispensable à l’analyse du devenir perçu et rapporté par les contemporains, analyse à laquelle il faut maintenant s’attacher.
LA REPRÉSENTATION DU TEMPS : DEUX EXEMPLES
128En effet, entre le temps cyclique qui domine la vie rurale et les évolutions de la société provinciale telles qu’elles viennent d’être présentées, il y a une relation à préciser, une articulation à rétablir. Dans ce but, deux auteurs seront sollicités. Pierre Bordier d’abord, ce fermier de Lancé souvent cité déjà, dont les écrits s’intéressent d’abord à son propre temps — ce qui ne veut pas dire, au demeurant, que son regard se borne au contemporain. Le chanoine Michel Simon ensuite, quelquefois invoqué déjà lui aussi, qui, dans son œuvre d’historien, scrute d’abord le passé, ce qui n’exclut pas, symétriquement, que la vision qu’il en a ne soit éclairante à la fois sur l’homme et sur l’époque où il vit — et donc sur la manière dont le temps y est pensé. C’est à partir de ces deux approches et de ces deux visions qu’on analysera, dans leurs cohérences comme dans leur diversité, les représentations du temps qui pouvaient se faire jour dans les esprits du Vendômois du xviiie siècle.
PIERRE BORDIER
129En ce qui concerne Pierre Bordier, il faut préciser d’emblée qu’on ne procédera pas ici à une présentation détaillée des deux textes qu’il a laissés, le Compendium et le Journal, rédigés respectivement de 1741 à 1781 et de 1749 à 1768 — pas plus au demeurant qu’à leur analyse exhaustive : ces développements sont réservés pour le prochain chapitre. Pour l’heure, on se contentera de leur demander d’éclairer l’approche du temps de leur auteur. D’autres documents relevant de la même catégorie des journaux paysans consignent aussi saison après saison les menus faits de la vie rurale, et l’on songe ici à celui, déjà utilisé, du vigneron de Naveil François Lattron. Si les écrits de Pierre Bordier ont finalement été privilégiés, c’est qu’ils présentent sur les autres une double supériorité : d’une part on va le voir, ils placent le temps au cœur de leur réflexion ; et de l’autre, tout en s’enracinant dans un temps cyclique toujours recommencé, ils ne se désintéressent pas de l’événement. C’est dans la mesure précisément où il se fait ainsi plus large que le regard de Pierre Bordier ouvre le champ à des confrontations fécondes, et qu’il permet d’attendre des éclaircissements sur sa vision temporelle, et donc une meilleure compréhension de cette dernière.
130Concernant le premier point, il est clair que Bordier est un homme que le problème du temps ne laisse pas indifférent. Le fait même que dès 1741, alors qu’il n’a pas encore atteint la trentaine, il entreprenne de noter à la fin de chaque année les principales caractéristiques climatiques, agraires et donc des marchés des mois écoulés, puis qu’il développe cette démarche à partir de 1749 dans un autre texte, tenu quant à lui semaine après semaine, témoigne d’une sensibilité particulière à ce problème, d’une volonté d’opposer au temps qui passe et qui détruit la mémoire qui en triomphe, en conservant et en accumulant. Mais l’ambition se fait beaucoup plus précise, et beaucoup plus vaste, quand Bordier rencontre en 1751 un ouvrage que non seulement il lit, mais auquel il trouve suffisamment d’intérêt pour le recopier in extenso. Rien ne permet d’indiquer comment ce texte, intitulé Prophécie Perpétuel composé par Pitagoras en ses circules, Joseph le Juste et Daniel le Prophète, qui se renouvelle de vingt huit ans en vingt huit ans, et qui continuera jusqu’à la fin du monde, est parvenu dans ses mains. Relevons seulement qu’on saisit là un exemple concret de la diffusion dans les campagnes du Vendômois d’une littérature populaire, au moins dans sa destination, dont les fréquentes rééditions attestent le succès59. Et soulignons surtout qu’avec cet ouvrage la relation au temps de Bordier prend un nouveau sens. Le Prophécie Perpétuel prétend en effet, comme l’indique le développement qui en prolonge le titre, que les années se reproduisent identiques à elles-mêmes tous les vingt-huit ans. Elles s’inscrivent en effet dans un cycle solaire à l’intérieur duquel chacune d’entre elles se distingue par un nombre dominant (dénommé fert pour la première, ea pour la seconde, puis dux, cor, amat, etc.) et par des caractères climatiques et donc agraires spécifiques.
131Du même coup se trouvent à la fois théorisée une vision cyclique du temps et précisées ses modalités concrètes : car non seulement le Prophécie Perpétuel fixe la durée du cycle, mais en indiquant qu’amat, sa 5e année, tombera en 1592, il permet de situer dans son déroulement n’importe quelle autre année. Toujours d’un point de vue cyclique, on notera la forte signification de la période retenue : au-delà de sa valeur symbolique en effet (28 est le multiple de 7 et de 4, soit de deux nombres dont on connaît les significations qu’ils ont pu prendre dans toute une série de représentations qui se sont succédé et superposé dans la conscience collective des hommes), le délai de vingt-huit ans correspond à peu de choses près à la durée moyenne d’une génération, telle qu’elle ressort de l’analyse des âges au mariage, ou des témoignages de l’abbé Marchand et de Salmon du Châtellier. Par ce biais, tous les cycles — celui de l’année comme celui de la génération — se trouvent reliés en un ensemble dont la solide cohérence ne peut que conforter l’idée d’un temps toujours recommencé identiquement à lui-même. Dans ces conditions, pour Bordier la cause est entendue : le texte qu’il vient de découvrir justifie pleinement son entreprise mémorialiste, laquelle reçoit pour fonction de le vérifier. A la clé, une connaissance du temps, ambition intellectuelle sur laquelle on reviendra en analysant plus globalement la culture de l’homme.
132Ce souci de vérification apparaît bien à la lecture des pages de Bordier. D’une part il le conduit à compléter ses notations au fil du temps par des témoignages retrouvés sur des époques plus anciennes60 — manière d’élargir le champ de l’observation, et peut-être aussi de répondre à une certaine impatience en se donnant le moyen d’éprouver la théorie sans attendre vingt-huit ans comme ce serait le cas s’il devait s’en tenir à ses seules observations. Ainsi dans son Compendium procède-t-il en 1768 encore à ce rappel : « En 1740 les bled rouillyrs le jour de St Jacques qui est la même que celle-cy ». De même ne manque-t-il pas de souligner pour ses années d’observation personnelle les situations qui confirment la théorie, en notant par exemple en marge des mercuriales de 1752 : « Il est bien vray que cette année ressemble à la septième du cicle solaire en toutte son explication, car à la fin de janvier 1752 il est tant tombé d’eau que le jour de la foire de la Chandeleur il estoit de si grand courant d’eaux que la foire a été remise au marché suivant ».
133Sans doute par la suite la belle confiance de Bordier dans son système s’atténue-t-elle quelque peu. Il lui faut bien constater que la périodicité posée par la théorie ne se vérifie pas toujours : ainsi quand il écrit en 1776 qu’ « il a fait de grande gellée dans deux semeine dernière de janvier et assé de neige. Le tout a gellé, on comte qu’il a gellé aussy fort qu’en 1709, 1729, 1740 ». Du reste, il songe à certains moments à amender le système, en jouant sur la durée de la période, ou sur le choix de la date-origine. Mais il ne se résout pas à l’abandonner, et y revient dès que les faits semblent le vérifier. Aussi tard qu’en 1779, il note encore que « cette année ressemble à celle de 1751 ».
134Dans ces conditions, il continue à tenir le Compendium pratiquement jusqu’à sa mort, le dernier relevé de mercuriale qui y apparaît étant celui du 2 juin 178161. Et c’est ici qu’on retrouve le second grand intérêt des textes de Bordier, non seulement du Compendium, mais encore du Journal, plus détaillé donc plus riche d’informations : celui de ne pas se borner à décrire la succession des saisons, mais encore de faire place à l’événement. Du même coup, à côté de la construction temporelle dans laquelle Bordier ambitionnait d’enfermer tout le devenir s’en dessine une autre, plus concrète, plus modeste aussi, parce que simplement descriptive et sans prétention explicative, qui met en relation la suite des saisons essentiellement cyclique, et l’événement, ponctuel et isolé. Devant ce constat, l’historien songe immanquablement à la théorie du temps élaborée par Fernand Braudel. On sait comment celui-ci établit une distinction devenue classique entre trois histoires62 : « Une histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure ; une histoire lente à couler et à se transformer, faite bien souvent de retours insistants, de cycles sans fin recommencés », et dont Braudel déplore qu’elle soit trop souvent négligée, « comme si les fleurs ne revenaient pas avec chaque printemps, comme si les troupeaux s’arrêtaient dans leurs déplacements, comme si les navires n’avaient pas à voguer sur une mer réelle, qui change avec les saisons » ; puis « au-dessus de cette histoire immobile, une histoire lentement rythmée, on dirait volontiers, si l’expression n’était pas détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements » ; et enfin « l’histoire traditionnelle, si l’on veut [...] l’histoire à la dimension non de l’homme mais de l’individu, l’histoire événementielle de François Simiand : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses ». Trois histoires donc, dont on voit clairement que Bordier n’aborde clairement que la première et la troisième, cependant qu’il semble ignorer complètement la seconde — précisément celle qui a été présentée dans le précédent paragraphe, sur la base des courbes classiques des historiens des sociétés. Ces constatations appellent deux questions : comment les deux plans de l’histoire abordés par Bordier, qui sont les plus éloignés, s’articulent-ils sous sa plume et dans sa pensée ? Et comment rendre compte de l’absence de la seconde histoire dans ses textes ?
135Pour répondre à la première de ces questions, il est commode de partir de la manière dont est traité l’événement : qu’il relève de l’environnement proche, local ou régional — et il est alors connu grâce à sa proximité —, ou qu’il s’inscrive dans un cadre plus large, celui du royaume ou même de l’Europe, cet événement est en effet toujours traité selon le même schéma, alors même qu’il peut revêtir des natures extrêmement variées. Sans doute peut-il être commenté ou apprécié : il arrive à Bordier de manifester à cette occasion des sentiments d’étonnement, de surprise, de pitié, d’irritation, et on verra dans le prochain chapitre qu’au moment de l’exécution de Mandrin ou de l’attentat de Damiens peut même se percevoir chez lui une véritable sensibilité politique. En revanche, les faits évoqués ne sont pratiquement jamais replacés dans une perspective temporelle qui les intégrerait dans un enchaînement logique d’antécédents et de conséquences. Cette attitude, qui qualifie toute une culture, interdit le plus souvent à Bordier d’accéder à l’intelligibilité que fondent des relations de causalité, et le condamne à se cantonner sur le terrain de l’émotion. Il en résulte aussi que l’événement ainsi isolé prend figure d’accident, et d’accident subi, puisque étant incompris, il ne se prête guère à une réaction efficace. Dans ces conditions, l’événement ne doit son statut, matérialisé par le fait qu’il est noté, qu’à son caractère d’exception, d’écart par rapport à la norme. Cette manière de voir est incontestablement celle de Bordier, comme en témoigne tout au long son Journal. Mais il faut souligner qu’elle lui est sans doute moins propre qu’on ne pourrait le penser : quiconque a pratiqué les registres paroissiaux sait bien que les notes qu’y inscrivent certains curés entre les actes répondent au même schéma : l’exception devenue événement y est comme dans le Journal mémorisée, et donc intégrée à l’histoire, qui de ce fait paraît se construire comme une suite d’accidents.
136Mais du même coup se trouve aussi valorisée la norme par rapport à laquelle se définissent ces accidents. Cette norme en effet constitue bien la base de toute une pensée temporelle, et en s’y conformant, Bordier s’inscrit incontestablement dans la perspective de l’histoire immobile de Fernand Braudel. C’est d’autant plus vrai qu’à ses yeux les écarts constatés par rapport à cette norme — considérés ici surtout du point de vue des événements survenus dans l’environnement proche —, ces écarts donc ne sont pas interprétés seulement en termes d’exception, même subie, mais, encore plus négativement, en termes de dérèglement regrettable. Il en résulte une double justification de la règle, pensée à la fois comme norme et comme idéal, comme base et comme fin de toute vision temporelle. Sans doute dans le détail cette notion de norme appelle-t-elle quelques nuances : en raison par exemple du décalage pouvant exister entre la norme et la moyenne constatée (ainsi en matière de moisson, la norme est-elle aux yeux de Bordier la bonne récolte, qui est un maximum, ce qui ne peut correspondre à une moyenne réelle, nécessairement inférieure) ; ou encore parce que la norme ne s’établit pas partout et toujours de la même manière : construite autour d’un maximum dans le cas des céréales, elle s’établit davantage dans le cas de la viticulture à partir d’un optimum, comme le vérifie la confrontation des rendements en vin et des produits en argent de la récolte. Mais ces variations autour du maximum et de l’optimum, qui relèvent surtout de l’analyse économique, ne remettent pas en cause une approche temporelle fondée sur une norme pensée comme invariable.
137En ce qui concerne l’environnement plus lointain, le problème de l’événement se pose certes dans des termes un peu différents, mais au bout du compte son traitement n’est pas très éloigné de celui constaté à propos des réalités plus proches. Beaucoup des faits concernant le royaume ou l’étranger rapportés par Bordier relèvent, en matière administrative, politique ou militaire, de la décision ou de l’action des hommes, et on pourrait attendre à partir de là une lecture plus historique et moins accidentelle de leur succession, en d’autres termes une approche relevant davantage de la troisième histoire de Fernand Braudel que de la première. En réalité, cette histoire événementielle n’apparaît qu’à travers un catalogue de faits, et elle n’est pas davantage intelligibilisée que celle qui est liée à l’environnement proche. On doit y voir, pour une part, l’effet de la force de la représentation temporelle fondée sur une relation norme-accident. Mais la nature de l’information dont dispose Bordier ne peut que contribuer à renforcer le trait. Compte tenu en effet de l’éloignement des faits rapportés, leur connaissance est nécessairement médiatisée, par la rumeur, par la gazette ou par la proclamation royale lue en chaire par le curé. Cela signifie qu’elle risque fort d’être déformée, tronquée, décalée dans le temps, et surtout qu’elle est presque à coup sûr isolée de son contexte. Tout cela ne favorise pas une approche raisonnée des événements perçus, à supposer du reste que Bordier la recherche. Ajoutons enfin que la nature même de certains des faits rapportés, et qui ne sont pas les moins solennisés, comme les jubilés et les événements dynastiques (naissances princières par exemple) les relie à la vision cyclique du temps vers laquelle penche tellement Pierre Bordier, et ne peut que contribuer à l’y rattacher davantage.
138Concernant la seconde histoire de Fernand Braudel, celle qu’il qualifie d’ » histoire sociale », le problème de son absence dans les textes de Bordier — c’est l’autre question annoncée plus haut — doit d’autant plus nettement être posé que cette histoire existe, comme l’ont démontré des développements précédents, à partir de l’analyse d’indicateurs démographiques, socio-économiques ou socioculturels. En fait, les raisons ne manquent pas, qui peuvent expliquer cette absence, la difficulté étant plutôt ici de les hiérarchiser.
139Parmi ces raisons, il en est d’abord de pratiques, qui jouent un rôle important pour masquer aux yeux de Bordier les grandes fluctuations de l’histoire régionale du xviiie siècle. En effet, dans beaucoup de domaines — démographique et économico-social notamment — les oscillations brutales, très conjoncturelles, sont fréquentes : en frappant l’observateur par leur caractère spectaculaire, elles monopolisent son attention, et l’empêchent d’apercevoir des tendances structurelles plus profondes mais plus discrètes ; pour dire les choses autrement, Bordier est victime ici du fait qu’une moyenne mobile ne relève pas de la perception immédiate.
140A cet obstacle qui relève en quelque sorte de la méthode d’observation s’en ajoutent d’autres qui sont plus circonstanciels. En premier lieu, par sa situation sociale de fermier aisé, Bordier se trouve dans une certaine mesure à l’abri, tant des effets des crises conjoncturelles que de celui des évolutions structurelles d’ailleurs, et cela peut donc lui rendre ces dernières moins sensibles. En outre, il rédige son texte le plus détaillé, et donc le plus révélateur de sa pensée, en l’occurrence le Journal, pendant les années 1750 et 1760, lesquelles constituent sur les plans démographique et socio-économique un temps de relatif répit, une fois passées les difficultés du milieu du siècle63. Notre fermier, qui ne dispose que d’un recul limité, peut même voir dans cet équilibre — à supposer qu’il le perçoive au-delà des oscillations annuelles — le signe de l’influence renforcée des normes qui sont au centre de sa vision du temps. C’est qu’il ne faut pas perdre de vue cette dernière : dans une large mesure on ne perçoit que ce qu’on cherche à percevoir, et Pierre Bordier était sans doute trop convaincu de la profonde inertie du temps pour chercher à y déceler des infléchissements significatifs durables.
MICHEL SIMON
141Avec l’Histoire de Vendôme et de ses environs, rédigée pendant le second xviiie siècle par l’abbé Michel Simon, l’analyse retrouve certes le thème du temps, présent déjà au cœur des textes de Bordier : mais on peut attendre que dans un ouvrage à portée historique ce thème soit traité d’une tout autre manière que dans les écrits du fermier de Lancé, attentif d’abord aux événements de son époque. C’est à éclairer ce point qu’on s’attachera ici.
142La biographie de Michel Simon n’est pas sans traits communs avec celle de Pierre Bordier. En premier lieu, les deux hommes sont presque exactement contemporains : Simon, né en 1712, n’est l’aîné de Bordier que d’un an, et quand il meurt en mars 1781, ce dernier n’a plus que quelques mois à vivre, puisqu’il s’éteindra au mois de novembre suivant. D’autre part, tous deux sont fortement enracinés dans la région : c’est vrai de Bordier, dont toute l’existence se déroule autour de Lancé. Mais ce l’est également de Simon, un moment curé de Saint-Rimay, et qui naît et meurt à Vendôme64.
143Cependant, les deux hommes n’appartiennent pas au même milieu social. Michel Simon est un citadin, issu de la moyenne bourgeoisie — son père est maître sellier — et baptisé à Saint-Martin, la meilleure paroisse de Vendôme. C’est aussi un ecclésiastique. En 1743, on le trouve curé de Saint-Rimay, où il demeure jusqu’en avril 1753. Mais dès mai 1752, il est nommé par brevet du roi chanoine en l’église collégiale de Saint-Georges de Vendôme. Pourvu encore de deux autres bénéfices65, il mène dès lors, et jusqu’à sa mort, une confortable existence entre sa gouvernante Madeleine Foly (entrée à son service en 1752), ses livres et ses tableaux. En 1768, il achète pour s’y installer une maison, une écurie et un jardin rue Saint-Pierre-Lamotte. Mais cet investissement immobilier n’est ni le premier ni le seul. En 1758 déjà, il avait acquis une closerie à Cour-tiras, qu’il ne cessera d’agrandir par la suite, d’une cave et de diverses pièces de terre, de vigne et de chènevière : en cela aussi il est bien vendômois. Divers autres achats suivront en ville, si bien qu’il laisse à sa mort, outre son manuscrit inachevé et un actif mobilier de l’ordre de 4 000 livres, un patrimoine immobilier de près de 6 000 livres, le tout grevé d’environ 900 livres de dettes. Une succession d’à peu près 9 000 livres, ce n’est certes pas la fortune, mais c’est tout de même une honnête aisance66. La carrière ecclésiastique de Simon se conforme du reste à ce bilan en demi-teinte d’une existence constamment rattachée aux couches moyennes de la société urbaine : quand il meurt, toujours chanoine de Saint-Georges, il n’est encore qu’hebdomadier ; près de trois décennies passées au sein du chapitre ne lui ont pas permis d’accéder à une dignité, ni même à un canonicat ancien.
144L’inventaire de ses biens, effectué à sa mort, permet de cerner un peu mieux la personnalité de notre chanoine. Outre qu’il précise le cadre confortable de son existence à travers l’énumération de ses robes de chambre, de ses fauteuils et des éléments de sa literie, il est révélateur des curiosités de l’homme. En effet, il mentionne un grand nombre de tableaux, des instruments de musique (deux psaltérions), des instruments de physique et de mathématiques, des cartes géographiques, une lanterne magique — tous objets qui attestent des intérêts artistiques et scientifiques caractéristiques du siècle des Lumières67. Cependant, la portée de cette observation ne doit pas être exagérée : les tableaux de Michel Simon sont de médiocre valeur, et ses instruments scientifiques sont généralement en mauvais état.
145La composition de sa bibliothèque appelle les mêmes nuances. Sans doute sa signification est-elle quelque peu altérée par le fait que Simon avait accès à d’autres sources d’information — notamment les importantes bibliothèques des Bénédictins et des Oratoriens —, ce qui peut expliquer par exemple la rareté des in-folio sur ses rayonnages. Il reste qu’à côté du fonds classique, et attendu chez un chanoine, d’ouvrages de théologie et de droit canon (approximativement 40 % du total du fonds), sa bibliothèque fait place à des ouvrages d’histoire (27 %), de littérature (19 %) et de science (14 %). Elle témoigne donc, elle aussi, sur une ouverture vers les thèmes à la mode au xviiie siècle. Mais une analyse plus détaillée révèle des absences importantes : Voltaire ne figure que par La Henriade et Montesquieu n’apparaît pas ; parmi les auteurs plus anciens, ni La Fontaine, ni Racine, ni Bossuet, ni Fénelon ne figurent au catalogue de la bibliothèque de notre chanoine. Homme cultivé sans doute, Michel Simon l’est avec certaines limites, ou comme l’écrit son premier biographe, qui observe « que le choix de ses livres [aurait] pu être meilleur, et les éditions plus distinguées », avec « une nature de bonhomme »68. Retenons encore deux points pour en terminer avec la bibliothèque de Michel Simon : d’une part, certains des ouvrages qui s’y trouvent sont directement en rapport avec ses recherches personnelles ; et d’autre part, il possède plusieurs ouvrages — notamment un in-quarto de Jansénius et la Fréquente communion d’Arnault — qui attestent ses sympathies jansénistes.
146Tel est l’homme qui conçoit le projet d’écrire une histoire de Vendôme. A priori l’entreprise est nouvelle, car sans précédent dans la région, où l’histoire locale se limitait jusqu’alors à des productions très partielles, toujours d’origine ecclésiastique, dont les principales étaient le Chronicon vindocinense, chronique de l’abbaye de Vendôme conduite jusqu’en 1251 (mais qui semble avoir pris naissance à la Trinité d’Angers plutôt qu’à celle de Vendôme) et le Calendrier historique de l’église Saint-Georges, manuscrit très sommaire de l’histoire des comtes et des ducs de Vendôme jusqu’en 1665, rédigé au xviie siècle par le chanoine Du Bellay, qui comme Michel Simon appartenait au chapitre de Saint-Georges69.
147Pour réaliser son travail, l’abbé Simon ne dispose pas toujours des meilleures conditions intellectuelles. Son biographe Charles Bouchet remarque que le volume de L’Art de vérifier les dates qui donne l’histoire abrégée des fiefs n’est paru qu’en 1784, après la mort du chanoine, et que ce dernier paraît avoir ignoré le tome VIII du Gallia christiane, pourtant publié dès 1744, qui donne une histoire abrégée des abbés de Vendôme : il est vrai que le grand recueil bénédictin envisage les abbés de la Trinité sous l’angle de l’histoire générale, alors que le point de vue de l’abbé Simon est plus local. Autre handicap pour ce dernier : le fait que les archives de la Chambre des Comptes de Vendôme aient été transportées à Paris en 1739, ce qui le prive d’une source de premier ordre sur l’histoire du comté-duché. Enfin, et ici se retrouvent peut-être les limites intellectuelles de notre auteur, celui-ci n’hésite pas à puiser ses informations à des sources bien médiocres : si le recours aux généalogies contenues dans les tomes III, IV et VIII du P. Anselme (les deux premiers avec pièces justificatives) peut être tenu pour légitime, encore que ce recueil ne soit pas dépourvu d’erreurs, la référence au médiocre généalogiste Bernard est plus contestable ; or, constate Bouchet, il en use trop souvent.
148A côté de ces faiblesses, l’entreprise de l’abbé Simon bénéficie cependant des informations conservées sur place : d’abord les chroniques déjà citées, et sans doute d’autres manuscrits du même type, dont la trace est aujourd’hui perdue, mais qu’il mentionne souvent dans son ouvrage (tel un Manuscrit de l’abbaye, qui n’est pas le Chronicon déjà évoqué) ; surtout, il peut puiser dans le riche ensemble du chartrier de la Trinité, et sans doute dans des documents analogues conservés par d’autres communautés de la ville, auxquels sa qualité de prêtre devait lui donner facilement accès. Retenons la place que tiennent les sources religieuses dans cette information : elle pourra aider à comprendre certains aspects de son œuvre. Car ces sources sont effectivement utilisées, souvent citées, et notre auteur envisageait même de les publier dans un volume de pièces annexes, comme il le dit lui-même dans son livre.
149Mais ce volume ne verra jamais le jour. Michel Simon meurt en effet avant d’avoir achevé son œuvre. Commence alors pour son manuscrit un demi-siècle de péripéties qui le conduisent finalement à la bibliothèque de l’Oratoire devenue municipale, d’où quatre notables de la région le tirent de l’obscurité pour le publier en 1834. Pour l’essentiel, cette publication est bien celle du texte de l’abbé Simon, à peine modifié sur des points de forme, et juste complété par des développements très brefs et clairement identifiables pour la fin de l’Ancien Régime70. Ainsi se présente l’ouvrage qu’on se propose maintenant d’analyser : trois tomes, consacrés respectivement aux comtes et ducs de Vendôme, aux abbés de la Trinité, et enfin à diverses notices portant sur des points particuliers de l’histoire de la région, et notamment sur des biographies de célébrités vendômoises.
150Le livre de l’abbé Simon répond bien à une visée historienne : par ses sources, qui sont celles des érudits du xviiie siècle ; par son souci de vérification, attesté par de nombreuses discussions longuement développées, même si sur ce plan les résultats ne sont pas toujours à la hauteur des ambitions ; et par la présentation du texte sous forme de notices consacrées, dans les deux premiers tomes, aux comtes, ducs et abbés se rencontrant en Vendômois au cours des siècles, ce qui traduit une volonté d’exploration systématique du champ de la recherche. Mais la portée historique du travail de l’abbé Simon ne se réduit pas à ces seules considérations de méthode ou de forme. Elle tient aussi à l’état d’esprit de son auteur, qui transparaît à travers quelques réflexions. En voici deux, empruntées au tome 2, qui traite de l’histoire des abbés. Dans la biographie consacrée à Regnault, le premier d’entre eux, l’abbé Simon évoque ainsi « la ponctualité, le recueillement, la perfection et l’uniformité [...] qu’on remarque toujours dans la ferveur naissante des communautés nouvellement établies qui commencent d’ordinaire par une régularité qui d’abord est portée au plus haut point, mais qui diminue dans la suite par degrés insensibles, fait enfin place à la tiédeur, et enfin au relâchement ». Bel exemple d’interprétation cyclique de l’histoire des communautés religieuses, sur laquelle il faudra revenir. D’autre part, à plusieurs reprises, l’abbé Simon insiste sur la distance qui sépare l’époque où il écrit de celle qu’il décrit. Evoquant le cas de personnes libres qui au xie siècle se donnent à l’abbaye de la Trinité, il observe : « Je laisse au lecteur le plaisir de faire ses réflexions sur ces sortes de donations qui seraient regardées aujourd’hui comme les preuves les plus évidentes de la plus grande folie ». De même, rapportant la sévérité manifestée au début du xiie siècle par l’abbé Geoffroy à l’égard des moines qui ne se soumettaient pas exactement à son autorité, l’abbé Simon précise « qu’il ne faut pas raisonner de ces temps-là comme de nos jours ; la barbarie de ces siècles se faisait apercevoir jusque dans la discipline monastique : les punitions du cloître étaient autrefois bien plus sévères qu’elles ne le sont aujourd’hui : à proportion que les hommes se sont humanisés dans le monde, les supérieurs se sont adoucis dans les communautés » ; on ne saurait mieux suggérer la force des processus de civilisation des mœurs.
151L’histoire de l’abbé Simon se caractérise d’autre part par un rythme. Celui-ci peut se saisir à partir de l’espace rédactionnel affecté à chacune des périodes décrites, en mesurant la longueur des développements consacrés aux différents comtes, ducs et abbés (graphique ci-contre). La méthode est certes approximative, dans la mesure où peuvent se glisser dans certaines notices des considérations extérieures à leur cadre chronologique, mais globalement elle est instructive. Pour les abbés, ce sont les notices consacrées aux premiers d’entre eux qui sont le plus étendues ; par la suite, les développements se font plus rapides, particulièrement aux xviie et xviiie siècles. Dans le cas des comtes et des ducs aussi s’observent d’importants développements dans la première phase : non pas tout à fait au début cependant, mais quelques décennies plus tard, à une époque qui coïncide avec la naissance de l’abbaye de la Trinité. Par la suite cependant, l’histoire des comtes et des ducs n’est pas traitée comme celle des abbés. C’est qu’une fois passé le cœur du Moyen Age — époque d’affaiblissement des comtes de Vendôme71 —, on découvre à nouveau des notices plus substantielles : au cœur de la guerre de Cent Ans avec Bouchard VII et Jean VII (en raison en partie des pages consacrées à la descendance de ce dernier) ; avec François (1478-1495), dont la notice présente aussi son épouse Marie de Luxembourg, qui lui survit jusqu’en 1546, et au nom de laquelle demeure attachée l’image d’un apogée du Vendômois ; dans la seconde moitié du xvie siècle avec Antoine de Bourbon et son fils Henri — duc de Vendôme avant de monter sur le trône de France sous le nom d’Henri IV ; pendant le règne de Louis XIV enfin, quand le duché est détenu par Louis III, le fameux Vendôme, célèbre général du Grand Roi.
152Deux grands enseignements se dégagent de ces constats. Le premier a trait à l’importance que prennent, sous la plume de l’abbé Simon, aussi bien pour le comté que pour l’abbaye, les épisodes fondateurs. C’est particulièrement vrai dans le cas de la Trinité, pour laquelle les premières notices (et l’essentiel d’un chapitre préliminaire intitulé « Mémoire pour servir à l’histoire de l’abbaye de la Sainte Trinité de Vendôme ») s’attachent à montrer comment se met en place la nouvelle institution : outre les conditions mêmes de la fondation par le comte Geoffroy Martel sont ainsi décrites la construction des premiers bâtiments, la progressive emprise économique de l’institution sur les campagnes environnantes, et les relations souvent conflictuelles qu’elle établit avec l’évêque de Chartres et avec le comte de Vendôme. De même dans son histoire des comtes l’abbé Simon nous fait-il assister à l’émergence de l’unité féodale vendômoise, à la fois par domination de la sphère régionale et par affirmation face à l’extérieur, à travers les luttes qui se développent avec les féodaux et les évêques des environs72 et qui finissent par conduire à l’autonomie du Vendômois en même temps qu’à son rattachement à une mouvance angevine dont la géographie des coutumes perpétuera jusqu’à la fin de l’Ancien Régime la trace. Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans le détail de ces épisodes. Ce qu’il faut retenir de ces chapitres en revanche, c’est que l’abbé Simon y donne à lire à la fois les débuts d’une histoire, et les contours de l’objet de cette histoire. Cet objet en effet se définit par un commencement. Il est significatif à cet égard que l’abbé Simon ignore ce qui est antérieur à ce commencement. Sans doute la nature surtout institutionnelle de sa documentation renforce-t-elle, particulièrement dans le cas de la Trinité, ce contraste entre l’histoire rapportée et ce qui a pu la précéder. Mais quand d’aventure l’abbé Simon se hasarde dans ce passé antérieur, c’est comme par inadvertance et avec de telles approximations que toute référence temporelle s’en trouve abolie : ainsi présente-t-il le dolmen de La Chapelle-Vendômoise comme un monument érigé sur l’ordre du comte de Vendôme Foulques l’Oison, au xie siècle, pour marquer la limite entre Blésois et Vendômois — ce qui est radicalement intervertir la réalité73.
153Pour ce qui est de la suite de l’histoire, celle de la Trinité rejoue en permanence l’épisode fondateur : l’abbé Simon y mentionne sans cesse reconnaissances de privilèges et bulles de confirmation qui à travers de multiples querelles ont pour fonction de maintenir à la Trinité les caractères essentiels que lui ont donnés ses fondateurs et ses premiers abbés. Cette approche n’est d’ailleurs ni nouvelle, ni propre à notre auteur : à suivre ce dernier, c’est déjà celle des Bénédictins de Saint-Maur qui, lorsqu’ils prennent en charge l’abbaye en 1621 pour la réformer, font représenter les premiers abbés revêtus de l’habit de leur congrégation — manière de donner à leur action une légitimité enracinée dans la fondation même de l’institution. Une telle conception explique la faible place occupée par les épisodes qui ne se relient pas à cette perspective centrale : ainsi trouve-t-on dans le livre de l’abbé Simon bien peu de choses à lire sur la guerre de Cent Ans, sur les luttes religieuses de la fin du xvie siècle, ou même sur le jansénisme, problème dont on sait pourtant qu’il tenait à cœur à l’auteur74. En bref, on peut sans guère forcer le trait affirmer que pour l’abbé Simon l’histoire de la Trinité est celle de sa fondation et de ses confirmations ultérieures, ou pour parler autrement qu’elle n’a plus d’histoire une fois cette fondation définitivement acquise, ce qui semble bien être le cas aux xviie et xviiie siècles.
154Dans le cas du comté-duché, les choses se présentent moins simplement. Au-delà de l’épisode fondateur se perçoivent en effet des évolutions plus marquées, sensibles à travers les appréciations portées sur les comtes. D’un bout à l’autre de l’ouvrage, celles-ci sont bien de nature morale et/ou religieuse, et c’est à partir d’un tel critère que Simon approuve ou déplore les initiatives des personnages qui sont au cœur de son récit. Mais les faits auxquels s’applique une telle grille ne sont pas identiques du début à la fin du livre. A l’époque médiévale, c’est à travers les actions entreprises dans la direction de leur comté que ses dirigeants sont d’abord jugés, selon la manière dont ils se comportent par rapport à leurs parents, à d’autres seigneurs de la région, voire à certains éléments de la population locale : en bref une histoire toute féodale, dont le cadre est d’abord régional (au sens large du terme), même si quelques comtes jouent un rôle dans la vie du royaume, et si l’horizon géographique de quelques-uns s’élargit même au-delà de ses frontières75.
155Tout change à partir du xvie siècle. Désormais, c’est en fonction de leur attitude par rapport au roi que les ducs sont jugés : ce qui leur est demandé d’abord, ce n’est plus tant d’être de bons dirigeants du duché (l’adjectif impliquant à la fois valeur morale et efficacité politique) que de se comporter en fidèles serviteurs du monarque, comme le montre l’appréciation portée sur l’attitude du cardinal de Bourbon (Charles de Bourbon-Vendôme) devenu à la fin du xvie siècle le roi de la Ligue Charles X : « Ennemi juré de tout ce qu’on appelait huguenot, et croyant en conscience devoir empêcher que Henri de Bourbon ne montât sur le trône de France qui lui appartenait, il fut assez peu éclairé pour croire qu’il pouvait et qu’il devait y monter lui-même. Sa trop grande facilité fit naître en lui une ambition que son état devait blâmer, et que le sang de sa naissance ne pouvait que désapprouver ». Sans doute avec César de Vendôme l’abbé Simon se montre-t-il moins catégorique quant à la fidélité due au gouvernement monarchique. Mais c’est parce que le duc est en butte à « la haine implacable d’un ministre vindicatif », en raison « des persécutions que le cardinal de Richelieu lui suscita » et « des soupçons (qu’) il jeta dans l’esprit du roi » [Louis XIII] en profitant « de l’esprit faible et défiant » de ce dernier. L’abbé Simon est moins indulgent pour les menées de Beaufort à l’époque de Mazarin. Les excès de ce dernier qui s’expliquent par un tempérament « plus brave que prudent » sont certes rachetés par une grande magnanimité, de belles victoires et au bout du compte la mort trouvée à Candie, en combattant au service du roi et de la Chrétienté les Infidèles. Mais lorsqu’il s’évade du château de Vincennes, où il avait été enfermé sur ordre du gouvernement royal, en 1648, notre auteur ne manque pas d’observer que « Socrate [...] n’eût pas approuvé son évasion, il ne l’eût pas crûe digne d’un sujet fidèle ». Des appréciations du même ordre sont portées sur le Grand Condé : « La belle retraite qu’il fit à la levée du siège d’Arras, le 25 août 1654 ; la levée du siège de Valenciennes, dont il força les lignes en 1656 ; le secours qu’il jeta dans Cambrai, en 1657 ; la célèbre bataille des Dunes, où il fit tout ce que peut faire un grand capitaine, sont des actions qui mériteraient les plus grands éloges si elles eussent été faites pour la patrie »76.’ Avec Louis III, le grand Vendôme, dernier duc en titre, de tels problèmes ne se posent plus. La biographie que lui consacre l’abbé Simon est tout entière placée sous le signe de son réel talent militaire, attesté par de nombreuses victoires, et d’une fidélité jamais démentie au roi. Existence exemplaire, dans laquelle l’auteur ne fait place ni aux cabales auxquelles ce prince du sang a pu être mêlé à la fin du règne, ni aux dérèglements de sa vie privée. S’agissant de ces derniers, le seul qui apparaisse sous sa plume est bien modeste, même s’il est fatal au général : il s’agit de l’excès de poissons et de coquillages qui entraîne sa mort en 1712.
156Une telle histoire renvoie d’abord à la vision classique selon laquelle se succèdent sur le trône de France bons et mauvais rois : à la première catégorie appartiennent Henri IV et Louis XIV, à la seconde Catherine de Médicis (comme régente) et Louis XIII (surtout à cause de la présence de Richelieu). Mais elle montre surtout un comté-duché dont la destinée, d’abord autonome par rapport à celle du royaume, en vient peu à peu à se fondre en elle : ce qui est une manière d’illustrer localement le triomphe de l’absolutisme. De ce point de vue, le moment clé de l’histoire du Vendômois est moins celui de l’érection du comté en duché (1515) qu’à la fin du xvie siècle l’accession d’un duc de Vendôme au trône de France (1589), puis la réattribution du duché à César, fils bâtard qu’Henri IV a eu de Gabrielle d’Estrées (1594). Par ce biais, une tendance générale se vérifie ici à travers des modalités particulières : ce sont des ducs de Vendôme parvenus sur le trône qui sont les agents de la réussite de la grande entreprise absolutiste, cependant qu’à partir de ce moment les ducs qui de leur fait leur succèdent à Vendôme appartiennent à leur très proche parenté. Cette singularité vendômoise permet à l’abbé Simon d’articuler sans trop de mal l’histoire de sa petite province et celle du royaume. La première tire même de sa dilution dans la seconde un éclat tout particulier : c’est en soulignant qu’ « enfin Vendôme va donner des rois à la France » que l’abbé Simon ouvre sa biographie d’Henri de Bourbon.
157Ainsi l’histoire du duché se construit-elle de manière plus complexe que celle de la Trinité : après le temps de la fondation vient pour lui celui de l’illustration. Pour être complet, il conviendrait d’ajouter aux précédents le temps de la disparition, puisqu’à la mort du dernier descendant mâle en ligne directe de César de Vendôme, en 1712, le duché est rattaché à la Couronne, conformément aux dispositions arrêtées à sa création — ce que rapporte du reste l’abbé Simon. Faut-il conclure pour autant qu’à l’inverse de celle de la Trinité, l’histoire du comté-duché est pour notre auteur une histoire close, achevée ? Rien n’est moins sûr. Mentionnée certes, la disparition du duché est d’abord déplorée, et d’une certaine manière niée : « On est fâché, en un mot, écrit l’abbé Simon, de voir une ville périr, pour ainsi dire, sous le poids de sa propre gloire, après avoir été quelque chose de si grand. Mais elle conservera toujours un nom qui suffira seul pour faire son éloge ». Accident regrettable, l’épisode de 1712 ne saurait remettre en cause l’essentiel, à savoir que l’illustre passé de Vendôme lui garantit de toute manière un avenir. En tout cas, notre auteur retrouve à la fin du tome 1 les accents de la réprobation moralisatrice pour tout ce qui va à l’encontre de cette vision, quand il observe à propos du château de Vendôme : « Comme il y avait beaucoup de réparations à y faire, on résolut de le laisser tomber en ruine. On ne demandait que cent francs par an pour entretenir la couverture, mais le cardinal de Fleury, premier ministre, aima mieux épargner une somme si modique que de conserver un monument si respectable ».
158De telles considérations ne ressortissent plus de la recherche historique. Elles invitent donc, sinon à relativiser le caractère historien du travail de l’abbé Simon, du moins à en préciser les limites : c’est à ce prix qu’on peut espérer cerner son approche du temps et du passé, afin de mettre en évidence en quoi sur ce plan il se distingue de Bordier ou au contraire lui ressemble.
159Première observation : l’histoire qu’écrit Simon est nettement circonscrite, non seulement dans le temps (avec le butoir que constitue vers l’amont l’épisode fondateur) et dans l’espace (le Vendômois), mais encore dans la définition de son objet. C’est une histoire institutionnelle, comme on l’a déjà souligné. C’est aussi une histoire considérée d’en haut : rares sont les notations sur les populations locales, quelques brefs passages sur les premiers défrichements, les pestes du début du xvie siècle, l’implantation des couvents de la Contre-Réforme ou les cérémonies organisées dans la capitale du duché à la mort de Beaufort prenant figure d’exception confirmant la règle. Sans doute la nature des sources favorise-t-elle cette orientation. Mais celle-ci doit être imputée aussi à certains choix de l’auteur, attestés par le tour délibérément généalogique qu’il donne à son ouvrage77 et par la place qu’y tiennent les informations héraldiques : pour lui le destin du comté est d’abord celui de ses comtes. Ce caractère est encore renforcé par la structure de l’ouvrage, organisé sous forme d’une suite de notices biographiques.
160D’autre part, il faut souligner que si les écrits de Simon présentent bien une histoire — les éléments en ont été indiqués plus haut —, celle-ci est moins dégagée explicitement par l’auteur qu’elle ne se déduit de la lecture de ses chapitres, par un travail de rapprochements que facilitent les progrès qu’a connus la discipline depuis deux siècles, mais dont il n’est pas assuré que les conclusions aient été toujours clairement présentes à son esprit. A le lire, on voit bien que Michel Simon n’est pas dépourvu de références culturelles. Au fil des pages, on en perçoit de littéraires — ainsi le parallèle entre le Grand Vendôme et son aïeul Henri IV, qui rappelle les exercices des élèves des grandes classes du collège —, de géographiques — témoin cette notation sur le Tage, « ce fleuve aussi large que la Garonne et plus rapide que le Rhône » —, et même d’historiques, puisées — humanités classiques obligent — dans l’histoire et la mythologie antiques : ainsi Michel Simon remarque-t-il que lorsqu’une querelle se développe entre ses deux fils Mercœur et Beaufort, « le duc de Vendôme [César] fut à la veille de voir son sang armé contre son sang, et renouveler dans sa famille l’histoire tragique d’Etéocle et de Polynice ». Cette dernière référence, cependant, ne relève que de l’analogie : n’établissant aucun lien de causalité, elle ne saurait constituer une explication historique.
161Explication historique : il faut s’arrêter à cette notion. Pour apprécier la portée de l’histoire qu’écrit l’abbé Simon, il est essentiel en effet d’analyser la manière dont notre chanoine rend compte des faits qu’il rapporte. A cet égard, trois attitudes dominent dans son texte. La première consiste à replacer les événements qu’il rapporte dans une grille de valeurs morales et religieuses. A l’évidence, une telle méthode ne relève pas de la véritable explication (elle n’enchaîne pas en une argumentation cohérente des causes et des conséquences), mais du simple jugement normatif, voire du stéréotype, comme dans le cas plusieurs fois répété des comtes médiévaux qui se mettent soudain à se conformer scrupuleusement à l’enseignement de l’Eglise, après une première partie d’existence placée sous le signe des pires malversations. A l’évidence, de telles notations sont plus instructives sur la mentalité de l’abbé Simon que sur les époques qu’il décrit.
162La même remarque vaut pour la manière — seconde des attitudes annoncées — dont notre auteur rapporte des faits apparemment miraculeux : ainsi de la vision par le comte Geoffroy Martel et sa femme Agnès de lances de feu tombées du ciel dans une fontaine, vision qui aurait inspiré au comte, au xie siècle, la fondation de l’abbaye de la Trinité. Conscient qu’ « il ne faut pas être incrédule mais aussi il ne faut pas être superstitieux », l’abbé Simon discute longuement le point de savoir si les lances de feu ne sont pas simplement des aurores boréales, des feux follets ou des exhalaisons de marécage — toutes explications qui lui semblent recevables — avant de conclure que « Geoffroy Martel ne fut pas assez physicien pour examiner tout cela, mais [qu’]il fut assez religieux pour bâtir une magnifique abbaye dans le lieu même où il crut avoir vu tomber des étoiles ». Belle conclusion, en ce qu’elle fait écho à la fois à l’aimable scepticisme très xviiie siècle du chanoine et à la religiosité du cœur du Moyen Age. Sur ce thème encore, l’abbé Simon retrouve dans le tome 3 de son ouvrage les mêmes accents pour évoquer les dragons qui, à suivre la tradition, auraient été vaincus au temps de la première évangélisation de la région. Après avoir malicieusement observé qu’ « il semble que pour lors les rivages du Loir étaient aussi propres à nourrir les dragons que ses eaux le sont à nourrir les truites, et que les bords étaient aussi dragonneux, pour ainsi parler, que la rivière était poissonneuse », il conclut, au terme d’une démonstration argumentée de références aux sciences naturelles : « Ne croyons rien des dragons dont je viens de parler, que l’on a rendus incroyables à force de vouloir rendre merveilleux ». Bref, Michel Simon n’ajoute pas foi à ces miracles, dans lesquels il ne voit que la marque de la crédulité des temps anciens : mais cette manière d’établir une distance par rapport à l’époque qu’il décrit éclaire bien peu le processus d’évangélisation de la région.
163Il arrive pourtant que Michel Simon manifeste davantage d’ambition explicative, en s’attachant clairement à relier l’événement rapporté à une cause précisément indiquée ; mais c’est presque toujours en privilégiant l’anecdote ou l’explication facile. Selon lui, le comte Jean de Bourbon est tué en 1477 par une lettre empoisonnée envoyée par Louis XI Empoisonnés aussi Alexandre, frère de César (sur ordre de Richelieu), et Chapt de Rastignac, abbé de la Trinité et archevêque de Tours, ce dernier par des groseilles rouges, à l’instigation, suggère implicitement l’abbé Simon, des Jésuites. Toutefois, notre auteur nie que Jeanne d’Albret ait été empoisonnée par des gants parfumés. Mais il retrouve l’explication anecdotique à propos de son époux, Antoine de Bourbon, lequel serait mort de l’aggravation provoquée à sa plaie reçue au siège de Rouen par l’échauffement du sang résultant de ses familiarités continuelles avec Louise de La Beraudière (envoyée par Catherine de Médicis...).
164Des explications à courte vue, ou des considérations sans valeur explicative : ce n’est évidemment pas pour se donner la facile satisfaction de relever les insuffisances de la méthode et de la pensée historique de Michel Simon, et tirer orgueil de la supériorité que donnent à l’historien actuel deux siècles de recherches auxquelles notre chanoine ne pouvait naturellement pas accéder, que ces conclusions doivent être soulignées, mais parce qu’elles sont éclairantes sur son approche du temps.
165Le temps de l’abbé Simon se caractérise d’abord par un commencement. Ce point est bien mis en évidence par l’importance que prennent sous sa plume les épisodes fondateurs avant lesquels, peut-on dire en exagérant à peine, le temps n’existe pas vraiment : serait-il si abusif d’écrire que pour lui, « au commencement était Geoffroy Martel » ? D’autre part, le temps de notre chanoine est largement dominé par la stabilité. Non qu’il ne se passe rien dans son récit. Mais les événements relatés ne sont à bien des égards que le rejeu de la fondation (surtout pour la Trinité) ou l’illustration du produit de cette dernière (pour le duché) ; ou alors ils s’interprètent comme des écarts par rapport à cette ligne majeure : ainsi des comtes qui s’éloignent temporairement des normes de conduite auxquelles ils doivent se conformer ou, dans un autre registre, du retour du duché à la Couronne en 1712, cette rupture, bien que regrettable, étant pour le chanoine plus fortuite qu’essentielle.
166Ce schéma d’un temps stable à origine précisément datée, en d’autres termes d’un donné permanent et définitif, est cependant altéré, dans le texte de Simon, par d’autres aspects du temps. D’une part, celui-ci se caractérise par des cycles. Et d’abord par ceux qui s’établissent à partir de la succession des générations : l’Histoire de Vendôme s’organise sous la forme d’une suite de biographies de comtes et d’abbés, elle prend largement un tour généalogique, et significativement même, l’abbé Simon ne démarre l’histoire des comtes que lorsque la fonction devient héréditaire, alors même que des comtes sont attestés à Vendôme antérieurement. Sans doute dans ce cas l’articulation avec le temps stable évoqué précédemment n’est-elle pas difficile à établir, la succession des générations pouvant être considérée comme la modalité normale d’écoulement du temps pour l’abbé Simon. Mais il est d’autres cycles qui transparaissent sous la plume du chanoine, et qui se laissent quant à eux beaucoup moins facilement réduire au schéma d’un temps stable. Tel est le cas de celui déjà signalé dans l’histoire de la Trinité, et qui concerne le devenir des communautés religieuses, ou encore de celui que présente l’abbé Simon à propos des ouvrages de défense du château de Vendôme : « Les révolutions du temps les ont ensevelis sous la terre, d’autres révolutions peuvent leur faire revoir le jour ». Enfin, on ne peut manquer de rappeler ici l’apparente contradiction qui oppose la vision d’un temps stable de l’abbé Simon à la distance qu’à plusieurs reprises il pose clairement entre les époques (et singulièrement les plus hautes) qu’il décrit et celle où il vit — distance matérialisée par le contraste, suggéré ou exprimé, entre barbarie et civilisation, ou entre esprit religieux et esprit physicien, pour s’en tenir à quelques exemples.
167Toute la difficulté de la démarche de l’abbé Simon semble bien être en effet de faire tenir ensemble la permanence qui est au cœur de sa réflexion et les différences qu’il lui faut bien constater. Pour dire les choses autrement, ni la fidélité à des structures anciennes considérées comme intangibles, ni le recours au cycle, qui dans bien des cas, celui du cycle générationnel notamment, n’est guère autre chose qu’une variation sur la stabilité, ni les courtes explications qu’avance l’auteur et qui relèvent de l’anecdote, ni l’application sur le passé d’une grille moralisatrice reflétant d’abord sa propre sensibilité — aucune de ces voies donc ne résout le problème des écarts et des évolutions qui se constatent en Vendômois à travers les siècles. L’abbé Simon constate bien le changement, il ne parvient pas à le penser, et en tout cas pas à le penser historiquement. Comment rendre compte d’une telle faiblesse ? Faut-il s’en prendre à la méthode — ou si l’on veut à la technique historienne — et considérer que la succession de biographies n’est pas de ce point de vue la démarche la plus éclairante ? Ou faut-il mettre en cause plutôt une inclination personnelle de l’abbé Simon à privilégier le permanent et l’enraciné par rapport à tous les devenirs ? Ou encore, explication voisine, faut-il insister sur le rôle que joue l’expérience d’une existence bien réglée, ou le prévisible l’emporte sur l’inattendu ? Rien de tout cela n’est à rejeter complètement, et tous ces éléments ont sans doute leur part dans la construction de l’approche du temps de notre chanoine.
168Et c’est ici qu’il nous faut revenir, pour le confronter à l’abbé Simon, et pour conclure sur ce thème du temps, à Pierre Bordier. Voici deux hommes qui pour être contemporains et au sens géographique du terme étroitement compatriotes, n’en diffèrent pas moins par leur état, par leur formation et par leurs centres d’intérêt. Sans doute tous deux prennent-ils la plume, mais c’est dans un cas pour consigner, modestement, les petits faits qui jour après jour émaillent la vie des ruraux de la Beauce vendômoise, et dans l’autre pour raconter près d’un millénaire de l’histoire de la petite province — autrement dit, l’un parle d’aujourd’hui quand l’autre décrit ce qui s’est passé hier ou avant-hier. Tous ces traits renvoient à la distance culturelle qui existe entre les deux hommes, distance que la lecture de leurs textes respectifs permet également d’appréhender très concrètement à travers d’évidentes différences de style. Sur un point pourtant, ils se trouvent être beaucoup plus proches qu’on ne pouvait l’attendre. Ce point, c’est le thème du temps : tous deux en effet l’ont placé au cœur de leurs écrits, implicitement dans le cas de l’abbé Simon, plus explicitement dans celui de Bordier. L’important toutefois est moins ce centre d’intérêt commun que la manière très voisine qu’ils ont de se situer par rapport à lui, privilégiant l’un comme l’autre la permanence par rapport à l’évolution, et le cycle répétitif par rapport au changement. De ce constat découlent deux grandes conclusions. La première suggère, pour autant qu’on puisse généraliser à partir de l’exemple de nos deux auteurs, qu’au xviiie siècle le changement se fait difficilement place dans la vision du temps qui a cours en Vendômois. La seconde conduit à souligner que si en matière de représentations intellectuelles des clivages et des oppositions peuvent sans doute se repérer au sein de la société régionale, la rigueur de telles frontières ne doit pas être exagérée : le thème du temps démontre que sur certains points au moins, ces partages peuvent être recoupés transversalement, et donc oblitérés.
Notes de bas de page
1 Martelliére (J.) et Nouel (E.), « Le journal de Pierre Bordier de Lancé (1748-1768) », SAV, 1900, p. 99-143 et 195-242, 1901, p. 23-64 et 116-161 ; Martellière (J.), « Le Compendium de Pierre Bordier de Lancé », SAV, 1911, p. 245-281, 1912, p. 59-103 ; Simon (abbé M.), Histoire de Vendôme et de ses environs, Vendôme, 1834-1835.
2 Mendras (H.), Sociétés paysannes, Paris, 1976, notamment p. 161-169 ; Id., La fin des paysans, Paris, 1970, notamment p. 62-95.
3 Archives conservées à l’hôpital de Montoire, non classées, non cotées.
4 Exemple de louée à la Saint-Jean dans le Journal de Pierre Bordier, op. cit., n. 1, p. 266, juin 1750.
5 Ces seyeux sont encore dénommés par Bordier les ousserons, parce qu’ils font « l’août » — autre exemple de correspondance entre un travail et une saison. Cf. Journal de Pierre Bordier, op. cit., n. 1, p. 266, juillet 1754.
6 Loisel (J.-J.), « Quelques considérations sur les mouvements démographiques à Ternay au xviiie siècle », SAV, 1975, p. 45-64 ; Id, « Naître, aimer et mourir à Ternay au xviiie siècle », SA V, 1980, p. 67-85.
7 Sur ce point, Lebrun (F.), La vie conjugale sous l’Ancien Régime, Paris, 1975 ; Dupaquier (J.), La population française aux xviie et xiiie siècles, Paris, 1979, notamment graphiques p. 46 et 47.
8 Justice du marquisat de Montoire-Querhoent, affaires ordinaires, 27 août 1732, AD 41, série Β non cotée.
9 Journal de Pierre Bordier, op. cit., n. 1, p. 266, mars 1759.
10 A titre d’exemple, 67 % des testaments conservés dans les archives de la fabrique de Bouffry en 1761 condennent une clause de demande de messe pour la Pentecôte, 71 % pour Pâques et autant pour la Toussaint, 75 % pour Noël (AD 41, sous-série 3E, étude 15, liasse 52).
11 Nouel (Ε.), « Journal d’un vigneron vendômois », SAV, 1875, p. 321-389. C’est à partir du lignage de cette publication qu’ont été conduites les analyses qui suivent.
12 Neilz (S.), Histoire de la Condita de Naveil, Vendôme, 1867.
13 Isnard (H.), « La procession du Lazare et la grâce d’un criminel », SAV, 1883, p. 80-114.
14 Thiers (J.-Β.), Traité des superstitions qui regardent les sacremens selon l’Ecriture sainte..., Paris, 1741 (édition regroupant deux ouvrages publiés sur ce thème par l’auteur, en 1679 et en 1703-1704). Sur ce point, Lebrun (F.), « Le Traité des superstitions de Jean-Baptiste Thiers, contribution à l’ethnographie de la France du xviie siècle », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 1976, p. 443-465.
15 Neilz (S.), op. cit., n. 1, p. 276, chap. I intitulé « Epoque gauloise ».
16 Saint-Venant (R. de), Dictionnaire, article « Neilz ».
17 Ajoutons cependant que dans le domaine des « coutumes populaires » dominent davantage les permanences que les ruptures. C’est ainsi du reste que le comprend Neilz, en présentant ces coutumes comme un héritage, éventuellement en voie de dégradation, mais nullement comme une création récente : les attestations qu’il donne de certains usages qu’il rapporte pour le xviiie siècle valident largement cette vision.
18 Croyance évoquée aussi par Pétigny (J. de), Histoire archéologique du Vendômois, Vendôme, 1849, p. 23.
19 Selon Neilz (S.), op. cit. (n. 1, p. 276), p. 20, on appelle chien de bois « le bruit que l’on obtient par le frottement d’une lame de fer sur le bord d’un tonneau vide défoncé par le haut, cri strident, d’un effet bizarre quand plusieurs personnes le multiplient, et qui, entendu de loin, imite les aboiements d’une grosse meute ».
20 Saint-Venant (R. de), Dictionnaire, article « Rimay ou Richimer (Saint) ».
21 Loisel (J.-J.), op. cit., n. 3, p. 270, SAV 1975 et SAV 1980.
22 Enquête de l’an X, AD 41, M Agriculture, non cotée.
23 Justice du comté de Montoire, affaires extraordinaires, AD 41, série Β non cotée.
24 Il est de 0,98 an chez les hommes, et de 0,79 an chez les femmes.
25 Justice du marquisat de Montoire-Querhoent, criminel, 1777-1788, AD 41, série Β non cotée.
26 Journal de Pierre Bordier, op. cit., n. 1, p. 266, mars 1755.
27 A Ternay, 17,4 % des mariages du xviiie siècle mettent en cause un veuf, et seulement 9,5 % une veuve. Sur ce point, Loisel (J.-J.), op. cit., n. 3, p. 270, SAV, 1980.
28 Salmon Du Chàtellier, op. cit., n. 2, p. 28 ; Marchand (abbé P. -L.), op. cit., n. 3, p. 29.
29 Chiffres tirés de Poitou (C), Paroisses et communes de France — Loir-et-Cher, à paraître.
30 Indice calculé à partir des chiffres portés sur la carte manuscrite dressée par Jacques Fougeu, BN, Plans et cartes, Ge Β 558 (vers 1630). Christian Poitou, qui m’a communiqué ce renseignement, précise que pour l’élection d’Orléans les chiffres sont conformes à une liste de 1616 conservée aux AD 45 (minutes de Patay, en cours de classement), ce qui paraît fournir une solide présomption de datation pour les autres élections (dont celle de Vendôme) figurant sur la carte.
31 Ainsi de 1700 à 1789, le bilan global baptêmes-sépultures est-il déficitaire de 120 individus à Morée, alors qu’il est excédentaire de 201 individus à Azé et de 365 à Ternay. De même, de 1730 à 1789, dans les deux paroisses voisines et d’importance comparable de Saint-Amand et de Lancé, on relève un solde positif de 152 dans la première, et un solde négatif de 73 dans la seconde.
32 Record s’inscrivant lui-même au cœur d’une série de six années consécutives déficitaires (—Ben 1690,-38 en 1691,—40 en 1692,—40 en 1693, et—27 en 1695).
33 AD 41, Dépôt communal n" 409, commune de Montoire, liasses 40 et 41.
34 Rappelons à la suite de Lefebvre (G.), Etudes http://orteana.es, Paris, 1962, t. I, p. 241, qu’on estime alors la consommation de l’homme à 3 livres de pain par jour, et celle de la femme à 2 livres. Compte tenu des enfants, on peut estimer la consommation moyenne quotidienne d’une famille à 8 à 9 livres de pain. Or, d’après la mercuriale de Montoire, la valeur du boisseau de froment représente environ celle de 25 livres de pain bis. Elle correspond donc à trois jours de consommation familiale de pain bis (et seulement à deux jours et demi si on raisonne en pain blanc).
35 Neilz (S.), op. cit., n. 1, p. 276. Cette série est probablement celle qu’utilisent au titre de la station de Vendôme Baulant (M.), Le Roy Ladurie (E.) et Demonet (M.), « Une synthèse provisoire : les vendanges du xve au xixe siècle », Annales ESC, juillet-août 1978, p. 763-771 (article complété et corrigé sous le titre « Les dates de vendanges annuelles de 1484 à 1977 », Annales ESC, mai-juin 1981, p. 436-439).
36 Rappelons à partir de Neilz (S.), op. cit. (n. 1, p. 276), p. 165, que le quartier équivaut à 0,2068 ha, et la pièce de vin à 228 1 : un rendement d’une pièce au quartier correspond donc à 11,025 hl/ha.
37 Ont été retenus pour l’établissement de ee graphique les baux de plusieurs prés que possèdent les Calvainennes à Naveil (AD 41, 48 H 6), de la métairie de Libois à Tourailles, qui appartient à l’abbaye de la Trinité (AD 41, 21 H 28), du moulin de Vauvaise à Authon appartenant à l’abbaye de l’Etoile (AD 41, 42 H 7), de la métairie de la Gutgnonnerie à Lancé, propnété des Calvamennes (AD 41, 48 H 3), des métairies de Flarde, de Nouan, des Roches et du Petit-Bois, également à Lancé et appartenant au prieuré du lieu (AD 41, sous-série 3E, étude 15) et enfin de terres à Saint-Martin-du-Bois appartenant à l’abbaye de Saint-Georges-du-Bois (AD 41 43 H 3).
38 Sur ce point, Loisel (J-J.) et Hellec (M.-F.), Histoire d’un prieuré, Croixval, Vendôme, 1985, p. 60-61.
39 Registres de sépulture de l’hôtel-Dieu de Vendôme, archives municipales de Vendôme, série GG.
40 Couillard (V.), Etude par sondage de la criminalité à Vendôme d’après les fonds du bailliage (17141789), m. m., Tours, 1985, complété, en ce qui concerne les campagnes, par les indications aimablement fourmes par l’auteur.
41 En 1760-1762, le taux des naissances illégitimes n’est que de 1,21 %, soit guère plus qu’en 1700-1702 (0,98 %) et même moins qu’en 1728-1730 (1,38 %). Mais en 1770-1772, il s’élève à 3,07 %, et à 5,71 % en 17801782.
42 De 1730 à 1780, la fréquence d’utilisation d’un prénom de base recule de 35 % chez les femmes contre seulement 14 % chez les hommes ; et celle d’un prénom réel de 42 % chez les premières, contre 33 % chez les seconds.
43 Pendant la décennie 1776-1785, un prénom de base sert en moyenne 3,02 fois chez les garçons et 4,65 fois chez les filles ; pour les prénoms réels, ces taux sont respectivement de 1,73 et 1,96.
44 Inventaires conservés aux AD 41, cotes G 2796 (Souday, 1732), G 2691 (Faye, 1757), 3E, étude 15 (Lancé, 1758), 3E, étude 53 (Bouffry, 1760), G 916 (Ambloy, 1769), G 2146 (Savigny, 1770), 3E, étude 60 (Saint-Arnoult, 1788).
45 Calculée en surface de terre labourable, cette valeur oscille entre 5 et 9 boisselées (soit 0,26 et 0,47 ha), avec cependant une tendance à s’accroître quand les legs se font plus nombreux (le maximum de 9 boisselées étant atteint entre 1625 et 1650, période où se concentre le tiers des testaments inventoriés en 1758).
46 Nouel (Ε.), « Extraits des anciens registres de Naveil (1717-1749) », SA V, 1887, p. 243, et 1888, p. 17. On ne trouve à Naveil aucune attestation de la confrérie de Saint-Vincent entre 1746 et 1776, ni de celle de Saint-Sébastien entre 1748 et 1777 (ainsi d’ailleurs qu’après 1781). Précisons toutefois que la confrérie de Saint-Gervais et Saint-Protais, patrons de la paroisse, et celle de la Vierge, demeurent actives pendant tout le xviiie siècle.
47 AD 41, 3E, étude 15 ; comptes rendus des 26 janvier 1749, 17 juin 1751, V janvier 1754, 13 février 1757, 3 février 1760, 9 janvier 1763 et 16 février 1766.
48 Ferté (J.). « Le Jansénisme au xviiie siècle », contribution à l’Histoire religieuse de l’Orléanais, Chambray-lès-Tours, 1983, p. 201-219. A compléter par Gaudron (abbé), Essai historique sur le diocèse de Blois et le département de Loir-et-Cher, Blois, 1870, ouvrage cependant inégal.
49 « Le peintre qui a peint le cœur [le chœur de l’église] de Lancé a fini le 13 de ce mois, et avoit commencé le 11 septembre de l’année dernière, 1758 « Journal de Pierre Bordier, op. cit., n. 1, p. 266, février 1759.
50 Ménard (M.), Une histoire des mentalités religieuses aux xviie et xviiie siècles : mille retables de l’ancien diocèse du Mans, Paris, 1981 ; Lesueur (F.), Les églises de Loir-et-Cher, Paris, 1969, mentionne les retables intéressant le Vendômois dans les notices (classées par communes) des différents édifices religieux de la région.
51 Lesueur (F.), op. cit., mentionne une construction d’église à Meslay, en 1733, lors de la fondation du village. Il signale surtout des reconstructions, de nefs (Saint-Amand, Villemardy en 1759 après un incendie, Espéreuse en 1763), de clochers (Les Hayes en 1728, Naveil en 1743, Saint-Hilaire-la-Gravelle en 1789), de porche (Saint-Martin de Sargé en 1781), etc. Martellière (J.), op. cit., n. 1, p. 266, SAV, 1911, signale p. 260 que la nef et le clocher de l’église de Lancé sont rebâtis en 1736.
52 Se reporter n. 4, p. 120.
53 Sur Thiers (J-B.), se reporter n. 1, p. 280. Sur les manifestations de sorcellerie du xixe siècle, BOULARD (F.), Matériaux pour l’histoire religieuse du peuple français (xixe-xxe s.), Paris, 1982, adas, p. 545.
54 Ferté (J.. op. cit., n. 1, p. 325 — à qui sont empruntés la plupart des éléments de ce rappel de l’histoire du diocèse —, p. 207-208.
55 Tel celui qui s’observe dans les années 1760 à Mondoubleau — dans une zone de confins il est vrai — entre un prieur janséniste et son vicaire. Cf. Beauvais de Saint-Paul (P. -A.), op. cit., n. 4, p. 29.
56 Comme l’expose à propos d’un diocèse voisin Marcilhacy (C), Le diocèse d’Orléans au milieu du xixe siècle, Paris 1964, notamment p. 415-476 (chap. « La part de l’histoire », qui en raison de la démarche régressive retenue par l’auteur est centré en sa première partie sur le xviiie siècle et la place qu’y tient le jansénisme).
57 Gaudron (abbé), op. cit., n. 1, p. 325.
58 Témoin par exemple cet article 5 du règlement de la maison des Ursulines de Vendôme, publié en 1726 : « On n’ouvrira point non plus le collège les jeudi, lundi et mardi gras, à cause des désordres qui se font dans les rues » (cité par Métais (abbé C), Us petites écoles à Vendôme et dans le Vendômois, Vendôme, 1886, p. 87). Sur ce point, cf. infra, p. 373-374.
59 Martelliere (J.), op. cit., SA V, 1911, introduction, p. 248.
60 Alors que Pierre Bordier ne commence à tenir son Compendium qu’en 1741, il y porte des indications de prix bien antérieures : l’une, très isolée, de 1664, les autres, à partir de 1706, beaucoup plus fréquentes, puisque presque annuelles (vingt-neuf années mentionnées pour la période 1706-1740).
61 Pierre Bordier est décédé le 28 novembre 1781.
62 Braudel (F.), La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, 1949, préface.
63 Ce qui n’empêche cependant pas l’existence de certaines difficultés. En septembre 1765, Bordier mentionne dans son Journal que « le bled a valu à Blois cent francs le muid pendant toute la foire ; et même il s’est fait une sédition ; des femmes ont haché des poches qui alloient en bateau pour l’embarquer [le bled] sur la rivière ; on a mis quelques femmes en prison, et on a écrit à la Cour pour cette affaire Relevons au passage que tout notable paysan qu’il soit Bordier se montre opposé à la liberté du commerce des grains expérimentée au cours des années 1760. C’est avec une évidente réprobation qu’il note dans son Compendium que « le bled a passé sur la Rivière, et qu’il est allé à Νante, et est allé dans l’Italie et le Portugal » (1763) ; que « M Réal de Blois continue à faire passer du bled et de la farine hors de France » (1764) ; et qu’il revient encore sur cette question, et notamment sur les agissements de M. Réal, en 1765 et en 1767.
64 Bouchht (C), « L’abbé Simon, historien du Vendômois », SAV, 1882, p. 147-165 et 231-251, et SAV,1883, p. 20-40.
65 Le premier en octobre 1752 dans l’église de Sepmes, en Touraine ; le second en mai 1757 dans l’église de Doué, en Anjou.
66 Son actif mobilier le situe approximativement au niveau des marchands et des bourgeois, et pas très loin des officiers.
67 Ajoutons que Michel Simon est en relation suivie avec les Oratoriens, dont on connaît l’ouverture intellectuelle. Or, la tradition locale rapporte que c’est l’abbé Nollet qui aurait organisé le cabinet de physique du collège de Vendôme : il n’est pas illégitime, dans ces conditions, d’imaginer une rencontre entre les deux hommes.
68 Bouchet (C), op. cit., SA V, 1882, p. 236.
69 Calendrier historique et chronologique de l’Eglise collégiale de Saint-Georges de Vendôme par Du Bellay, chanoine et chantre de ladite église, BM Vendôme, ms 328. Sur Du Bellay, Saint-Venant (R. de), Dictionnaire, article « Bellay de Drouilly (Charles du) dit le chanoine du Bellay ».
70 C’est le cas surtout de la notice consacrée au dernier abbé de la Trinité de Vendôme, Claude-Henri de Bourdeilles, t. 2, p. 390, dont les éditeurs de 1834 précisent clairement qu’elle « est de M. Lagier, bibliothécaire de ladite ville ».
71 Sur ce point, Lepage (Y.), « Les temps médiévaux », chap. 4 de Wagret (P. ) (dir.), Histoire de Vendôme et du Vendômois, Toulouse, 1984, p. 53-84.
72 C’est-à-dire avec des pouvoirs implantés au Mans, à Amboise, à Blois.
73 De même prétend-il, évidemment à tort, que c’est en vieux gaulois qu’air veut dire oratoire.
74 Cette sensibilité transparaît toutefois dans la biographie de Chapt de Rastignac, abbé de la Trinité (t. 2, p. 386-389) et dans la notice chaleureuse consacrée, t. 3, p. 590-603, à un janséniste notoire, Dom Gabriel Gerberon (1628-1711).
75 Soit en raison d’expéditions militaires lointaines (comme celle de Bouchard V en Sicile au XIIIe siècle), soit du fait de grands pèlerinages à Saint-Jacques-de-Compostelle, à Rome ou en Terre sainte (que plusieurs comtes visitent, et où certains meurent).
76 Simon (abbé M.), op. cit. (n. 1, p. 25), t. 1, p. 346. Plus loin, l’abbé Simon souligne encore que « ces actions qui, à la vérité, font honneur au héros [...] sont autant de taches à sa mémoire, parce que pour lors il ne portait pas l’écharpe blanche et combattait contre son roi ».
77 En consacrant des développements aux descendants de plusieurs comtes ou ducs, voire en rédigeant des chapitres particuliers sur des branches cadettes qui n’ont pas présidé aux destinées du comté-duché.
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