Chapitre 5. Espace et mobilité
p. 187-263
Texte intégral
1Les relations qu’entretient la société régionale avec l’espace où se déploie son existence constitueront l’objet central de ce chapitre. Ces relations doivent naturellement être comprises dans leur sens le plus large : l’espace vécu considéré ici est aussi bien celui qui est parcouru que celui qui est pensé, et cela à travers toutes les médiations possibles, quelle que soit la nature de la mobilité, qu’il s’agisse d’un mouvement passé ou d’un mouvement projeté, d’un déplacement effectué ou d’un déplacement simplement observé...
2Pour ordonner une réalité aussi multiforme et quasi brownienne, on prendra d’abord une mesure d’ensemble de la mobilité, en présentant, à travers des sources impressionnistes, quelques-uns de ses principaux visages, et en indiquant les voies retenues pour en présenter plus nettement les contours. Une seconde partie décrira ensuite de manière quantifiée toutes les mobilités qui se rencontrent en Vendômois à la fin du xviiie siècle, dans la diversité de leurs composantes spatiales, sociales et temporelles. C’est sur cette base que sera alors tentée une interprétation d’ensemble des conclusions dégagées par cette analyse, en ce qui concerne les mouvements comme en ce qui concerne les comportements et les représentations de la société régionale tout entière. Enfin, une dernière partie s’attachera aux chemins : retour au concret sans doute, mais aussi, à travers les débats dont ils sont l’enjeu, approche privilégiée pour retrouver par d’autres voies la manière dont les Vendômois perçoivent et conçoivent leur espace.
APPROCHE DE LA MOBILITÉ
VISAGES DE LA MOBILITÉ
3Ce n’est pas sans de sérieuses raisons qu’on attache aux sociétés majoritairement rurales de l’Ancien Régime une image de grande stabilité, et rien ne permet de penser que le Vendômois échappe sur ce point à la règle : on pourra souvent constater, au cours de développements pourtant centrés sur l’analyse de la mobilité, combien s’imposent dans toute la vie sociale la force des enracinements, l’importance des familiarités, la réalité des solidarités. Aussi n’est-il pas question ici de contester radicalement l’architecture globale de ce schéma classique. Ce n’est pas à dire, cependant, qu’il n’appelle pas des nuances : ce sont elles que ce chapitre se propose de cerner et de préciser.
4Indices et témoignages abondent en effet, qui suggèrent l’existence d’une mobilité non négligeable au sein de la population vendômoise. Parmi eux, le fait, sur lequel on reviendra, qu’à la fin du xviiie siècle 35 % des mariés et 8 % des mariées n’habitent pas au moment de leur mariage la commune où ils convolent1 — ce taux global variant naturellement en fonction de la population des communes. Sans doute ces étrangers à la commune viennent-ils en général de paroisses voisines, comme le montrent les recherches de Jean-Jacques Loisel sur la paroisse de Ternay2, ou le procès-verbal établi à Villavard le jour de Pâques 1723 lors de la remise de l’éteuf au seigneur du lieu : les mariés demeurant en dehors de la paroisse résident à Ambloy, Sasnières, Huisseau et Saint-Rimay, jamais à plus de deux lieues, donc, de Villavard3. Mais leur présence atteste l’existence d’une mobilité locale importante à l’intérieur d’un cercle englobant la paroisse et celles qui en sont limitrophes. En mentionnant presque toujours en fin de liste des hors-tenants, imposés pour des terres qu’ils exploitent dans la paroisse sans y résider, les rôles de taille témoignent aussi sur cette mobilité proche, en même temps qu’ils en donnent une autre justification : non plus l’échange matrimonial, mais l’exploitation d’une terre plus éloignée, par suite d’un héritage, ou d’une occasion de bail favorable... D’autres sources confirment l’importance de ce type de mobilité, du moins au niveau qualitatif, car leur mise en œuvre statistique serait plus délicate : c’est le cas des actes de tutelle et de ceux de partage, établis en présence des membres de la famille d’un mort ; l’indication des lieux de résidence de ces derniers permet alors de décrire l’éclatement géographique d’une parentèle4.
5L’existence de Pierre Bordier, bien connue par ses écrits comme par les actes paroissiaux et notariaux le concernant, illustre concrètement cette mobilité locale. S’agissant de sa résidence, notre fermier est né en 1713 à Villeporcher, mais il n’est pas impossible que ce lieu de naissance soit dû au fait que sa mère soit allée accoucher chez sa propre mère, comme on en a d’autres exemples dans la famille5. Très jeune en effet, on le voit habiter avec ses parents à Lancé, plus précisément à la métairie du Pont (qui jouxte le bourg de cette paroisse), métairie dont son père Jean est fermier jusqu’à la Toussaint 1750. A cette date, Jean Bordier va passer les quelques mois qui lui restent à vivre chez son gendre à Sainte-Anne, et Pierre s’installe avec sa femme, épousée en 1734, à la Petite Musse, toujours à Lancé, mais à un quart de lieue au sud du bourg, dans une maison qu’il vient d’acquérir. Concernant sa parenté du côté paternel, et en se limitant aux deux générations précédant la sienne, on la trouve implantée, outre Lancé, à Crucheray, à Saint-Amand et à Nourray. Du côté de sa femme Anne Brethon, les attaches géographiques sont différentes : ses beaux-frères habitent Longpré et Villeporcher, ses neveux de ce côté résident soit dans ces paroisses, soit à Villechauve et Saint-Cyr-du-Gault, qui en sont proches — c’est-à-dire dans une zone avec laquelle la mère de Bordier n’était pas sans attaches. Par sa sœur Louise enfin, Pierre Bordier est relié à un troisième horizon géographique : elle épouse en 1734 un fermier de Sainte-Anne, dont elle a plusieurs enfants — l’un d’eux deviendra chanoine à Blois ; après sa mort en 1747, ce fermier se remarie avec Anne Huet, de Baigneaux (et le premier garçon qu’il en aura, Laurent, se mariera également avec une femme de Baigneaux). De la carte de la p. 190 qui rassemble toutes ces données, deux enseignements principaux se dégagent : celui d’abord d’un horizon élargi bien au-delà des limites d’une seule paroisse, puisque de Villeporcher à Sainte-Anne les relations de parenté proche de Pierre Bordier s’étendent sur plus de trois lieues ; celui ensuite d’un horizon diversifié, enraciné du côté féminin (par la mère de Pierre Bordier comme par sa femme) du côté de la Gâtine, tourné vers la Beauce au contraire du côté masculin.
6Les actes notariaux ouvrent une autre piste pour appréhender les déplacements de Pierre Bordier (carte, p. 190). Ils révèlent que celui-ci possède des terres à la limite du bas Vendômois — terres acquises par son père en 1733 et à dire vrai peu étendues : moins de 4 hectares dispersés en une vingtaine de pièces sur les paroisses de Villerable, Huisseau, Villiersfaux, Sasnières et Houssay — et qu’il est par ailleurs propriétaire, à Crucheray, de la métairie de Pinoche, également héritée, d’une valeur sensiblement plus élevée, puisqu’elle s’étend sur une trentaine d’hectares. Ces biens hérités, dont rien n’assure que la liste soit complète, témoignent d’une certaine manière sur ce que devait être l’horizon de Bordier. Plus significatives encore, parce qu’elles le concernent cette fois personnellement, et non plus par le biais d’un héritage, sont les indications contenues dans l’acte de partage des biens immeubles de la communauté d’entre Pierre Bordier et sa femme Anne Brethon, établi le 7 juillet 1771, à la suite du décès de cette dernière, par René-Côme Marin des Brosses, notaire à Lancé6. Cette pièce énumère toutes les acquisitions effectuées par cette communauté, soit 15 acquisitions immobilières (en général des terres, mais aussi la maison de la Petite Musse) et 4 de rentes, toutes ayant donné lieu à établissement d’un acte notarié. Or, si 5 de ces 19 actes sont établis par le notaire de Lancé, 8 le sont par des notaires de Vendôme ; les 6 autres le sont par divers notaires, de Landes (2 fois), d’Herbault (2 fois aussi), de Tourailles, et enfin de Fontenais, paroisse de Ville-porcher — ce dernier ayant également établi le contrat de mariage fondateur de la communauté.
7On connaît encore, grâce à ses écrits, les marchés que fréquente Bordier (carte, p. 190). Et d’abord celui de Vendôme, qu’il pratique le plus habituellement, et dont il rapporte la mercuriale dans son Journal et dans son Compendium. On sait du reste qu’il loue une écurie dans cette ville — comme faisait d’ailleurs avant lui son père7 : preuve de la fréquence des déplacements qu’il y fait, et donc de la familiarité qu’il en a — familiarité dont témoignent aussi les notations qui abondent sous sa plume, sur la vie urbaine, ses spectacles et ses bruits. Mais la place que tiennent dans l’existence de Bordier Vendôme et son marché n’est pas exclusive d’autres fréquentations. A l’occasion, Bordier se rend aussi — il l’écrit explicitement — aux marchés de Montoire, Château-Renault et Herbault : ce faisant, il se conforme en quelque sorte à une logique géographique, Lancé se trouvant à peu de chose près à égale distance des quatre marchés ainsi visités. Le cas de Blois est plus difficile à préciser : Bordier rapporte à plusieurs reprises dans son Journal des informations concernant ce lieu, qui témoignent d’une attention particulière, et on comprend assez bien du reste que ce point par où la région se greffe sur l’axe ligérien ne le laisse pas indifférent. Mais ses déplacements y sont moins assurés : un examen attentif de son Compendium pourrait en suggérer en 1757 et 17738. Mais ce n’est là qu’une hypothèse. A supposer qu’elle soit vérifiée, et à suivre les écrits de Bordier, ces déplacements à Blois, ville distante de Lancé d’environ sept lieues, représenteraient alors les plus lointains de ses voyages.
8Tels se présentent les itinéraires de Pierre Bordier. Le cas de ce fermier est assurément exceptionnel par la richesse des informations le concernant. Mais tout laisse à penser que dans leur ampleur comme dans leur fréquence ces itinéraires sont assez représentatifs de ce qui s’observe dans une bonne partie de la société rurale. Retenons-les donc comme une illustration suggestive de la mobilité locale diffuse au sein de cette dernière.
9Mais bien d’autres formes de mobilité se repèrent à travers la région. Parmi elles d’abord, la migration saisonnière qui chaque saison conduit les habitants du bocage vers l’est au moment des grands travaux agricoles, et que décrit bien Passac : le Percheron « qui n’a point de terres à faire valoir est sans occupation dans le temps des récoltes. Celles du fermier son voisin sont trop peu considérables pour lui procurer de l’occupation : il va en chercher plus à l’est. Il va faire les foins sur les bords du Loir, les moissons en Beauce, et les vendanges en Sologne. Il rapporte de quoi payer son loyer et ses impôts ; mais souvent aussi il revient avec des fièvres, ou quelque maladie inflammatoire. Il en périt tous les ans quelques-uns »9 Ce constat date du début de la Restauration. Mais diverses notations du xviiie siècle, si elles ne permettent pas de quantifier le phénomène, confirment qu’il s’observe aussi alors, conformément à un schéma qui se retrouve plus au nord, en pays chartrain10.
10Les archives judiciaires révèlent d’autres mouvements encore. Voici Julien Verdier, 32 ans, soupçonné de vol avec violence au moulin de la Virginité, paroisse des Roches, dans la nuit du 27 au 28 mai 1785. Interrogé deux mois plus tard à Montoire, il précise être natif de Saint-Calais et résider au Mans, et il explique qu’il effectue des déplacements en liaison avec le commerce du bétail : ainsi est-il passé dans la région un an plus tôt pour aller dans le Limousin chercher des moutons pour le compte d’un boucher de Tours, puis à nouveau il y a une quinzaine de jours, venant du Mans et allant à Neuvy-Saint-Sépulchre en Berry pour le compte d’un marchand de bœufs et de moutons de Chartres ; mais il nie s’y être trouvé il y a deux mois, au moment des faits à propos desquels il est interrogé, puisqu’il était alors occupé en Berry à travailler pour un marchand de bœufs et de vaches normand11. Peu importe ici la véracité des réponses de Verdier : fournies à des fins disculpatrices, et assorties des noms des marchands qui l’ont employé, elles sont au moins vraisemblables, et donc éclairantes sur les déplacements des hommes qui convoyaient les animaux de boucherie le long des routes du royaume à la fin du xviiie siècle, sur des centaines de kilomètres souvent.
11Autre figure familière des chemins de l’époque, celle du colporteur — ou de ceux se disant tels. Ainsi Pierre Guérin, 53 ans, marchand d’amadou et de pierre à fusil, natif de Saint-Jean, diocèse du Mans, et arrêté à Cogners en décembre 1771 pour vol de deux draps : venant alors de Lucé et Vancé, il pensait se rendre à Savigny et Mondoubleau. Il a un complice, Philippe Leblanc, 36 ans, né à Saint-Ouen, près de Vendôme, lui aussi marchand d’amadou après avoir été marchand mercier, qu’il connaît depuis un an et avec lequel il marche depuis huit jours. Pierre Verdier, 38 ans, arrêté quant à lui en juillet 1771 pour une obscure affaire de vol dans les poches d’un colporteur bijoutier endormi dans un cabaret de Prunay, se dit marchand forain : résidant habituellement à Saint-Vincent-du-Lorouër, il est natif du diocèse de Clermont. D’autres colporteurs apparaissent dans un dossier de novembre 1787 : parmi eux Antoine Jouve, également natif du diocèse de Clermont en Auvergne, qui a épousé à Nogent-le-Rotrou Catherine Bourgileau, native de Saint-Claude près de Blois ; résidant depuis trois à quatre mois à Montoire, Jouve, qui se dit marchand colporteur et forain et est soupçonné de vol d’étoffe en Anjou, vendait jusqu’au printemps dernier « des toilles et autres marchandises » et a vendu à « la foire de may dernière, à Chartres, des bijouteries »12.
12Quantité de raisons encore conduisent les gens de l’époque à se déplacer au-delà du cadre habituel de la mobilité proche. C’est le cas de ceux qui vont en pèlerinage : ainsi Louis Fermay, journalier de Lancôme qui avec sa femme, sa belle-sœur résidant à Villefrancœur et un berger de Maray entreprend en juillet 1785 un voyage — qui tourne rapidement au vagabondage — à Notre-Dame de Villedieu. C’est celui aussi des gens en recherche de travail. Jacques-Toussaint Souchu a déjà été évoqué. Mais d’autres personnages illustrent le même phénomène, comme Jean Piednoir, ce voleur de René Lallier poursuivi et finalement rattrapé par sa victime, comme on l’a déjà raconté. Lors de son interrogatoire, le 25 mars 1776, Piednoir qui est terrassier et âgé de 31 ans, explique qu’il habite dans la région de Baugé, dont il est natif, et qu’il a quitté son domicile le 5 de ce mois, afin de chercher de l’ouvrage : après avoir passé quelques jours à Tours, il s’est rendu à Amboise puis à Château-Renault, d’où par Authon et Saint-Arnoult il est venu à Montoire, le 1913. C’est le travail encore qui conduit les compagnons à se déplacer, mais de manière bien différente : les archives du bailliage de Vendôme conservent ainsi la trace, au début du siècle il est vrai (1718), d’un compagnon horloger natif de Toulouse. Et l’on sait, par un autre biais que les papiers de justice cette fois, comment le compagnon vitrier parisien Jacques-Louis Ménétra séjourne à Vendôme à la fin des années 175014.
13Le fait que pratiquement tous ces mouvements soient saisis à partir des archives judiciaires impose naturellement quelques précautions de méthode. La source utilisée, si elle apporte une information d’une grande richesse qualitative, a par définition l’inconvénient de donner de la mobilité une image excessivement délinquante ou criminelle. Ce faisant, elle retrouve la vision, déjà évoquée, qu’avait de cette mobilité la population de l’époque, prompte à considérer, ou au moins à redouter, tout migrant comme fauteur de trouble en puissance. Il faut certes se défier d’une telle impression, en se souvenant que toute mobilité n’apparaît pas dans les dossiers judiciaires — ce qui interdit d’en tirer la moindre évaluation quantitative du phénomène —, tout simplement parce que tout déplacement n’engendre pas nécessairement, cela va de soi, un comportement répréhensible. Pour autant, il ne faut pas méconnaître qu’il existe souvent une corrélation entre délinquance et criminalité d’une part, mobilité de l’autre. Cette dernière peut en effet s’intégrer dans la stratégie délinquante ou criminelle — surtout en cas de criminalité astucieuse — qui y trouve un double renforcement d’efficacité : dans l’action (par l’effet de surprise qu’elle permet) et dans la fuite (par le refuge qu’elle assure, une fois le forfait accompli). De fait, outre les cas — illustrés par les exemples précédents — dans lesquels un déplacement licite dérape sur le terrain du répréhensible, il existe bien une mobilité délibérément délinquante : elle est attestée dans les dossiers de justice par l’existence de bandes de voleurs et par des allusions à la contrebande du sel et du tabac15.
COMMENT ANALYSER LA MOBILITÉ
14Par leur diversité et par leur nombre, les images qui précèdent — et qui pourraient être multipliées — attestent bien l’importance du phénomène migratoire dans la société vendômoise du xviiie siècle, et invitent à en analyser plus précisément la réalité. Ce qui impose d’abord que soit dépassé le caractère impressionniste de ces notations : c’est dans un esprit de quantification qu’on entend ici en conduire l’étude, et tous les choix qu’exige celle-ci — de source et de méthode notamment — devront être subordonnés à cet impératif.
15Un tel parti présente du reste l’avantage de permettre une confrontation permanente de la mobilité avec la stabilité par rapport à laquelle elle s’inscrit. Statistiquement en effet, les deux phénomènes sont par définition complémentaires. Mais cette complémentarité ne se limite pas au plan numérique. Dans tous les domaines, mobilité et stabilité constituent en effet les deux éléments étroitement imbriqués d’une même réalité sociale, si bien que, de quelque point de vue que l’on se place, décrire l’une, c’est immanquablement évoquer l’autre, comme en creux. Par là, la mobilité, loin d’informer uniquement sur ceux qui la vivent directement, est instructive sur toute une société. Partir ou demeurer, le faire par choix ou par nécessité, accueillir l’arrivant ou se fermer à sa venue, s’inquiéter ou se réjouir de sa présence : autant d’attitudes qui engagent l’ensemble de la société régionale, dans toute sa diversité matérielle et culturelle, les migrants comme les non-migrants. C’est pourquoi si l’analyse est centrée sur ceux qui passent, qui partent ou qui arrivent, elle ne doit pas négliger pour autant ceux qui assistent à tous ces mouvements.
16L’esprit de cette étude de la mobilité étant précisé, il reste à en déterminer la méthode. A cet égard, les problèmes ne manquent pas. Problème de définition d’abord, en raison de la complexité du phénomène étudié. En effet, toute mobilité implique des migrant(e)s, qui peuvent se caractériser par leur statut social, et le rapport qui existe entre ce statut et leur migration (dans ses causes comme dans ses conséquences) ; et elle implique aussi des déplacements, dont la définition est à la fois spatiale (lieux de départ et d’arrivée, distances...) et temporelle (date de la migration, caractère temporaire, de durée plus ou moins longue, ou définitif de cette dernière). Des paramètres aussi nombreux déterminent des combinaisons variées, qui renvoient à autant de types de mobilité — par rapport auxquels il est indispensable de situer l’analyse.
17Mais ici le problème de définition se complique d’un problème d’information. Il est rare en effet que la documentation livre d’une migration une vue complète : souvent au contraire, de ce qui est déroulement elle ne livre qu’un instantané. En outre, et contrairement à ce qui se passe pour les archives judiciaires dont les indications sont purement qualitatives, les sources capables de sous-tendre une quantification informent davantage sur le mouvement qui a eu lieu que sur celui qui est en cours. De là deux conséquences : d’une part que se trouvent bien davantage mis en évidence par ce type de document les déplacements définitifs matérialisés par un changement de résidence que les migrations temporaires ; et d’autre part que de telles sources saisissent bien plus les arrivées que les départs, parce que locales par principe, il leur est facile de repérer ceux qui sont venus, et qui donc sont présents au moment où elles sont établies, alors que leur échappent ceux qui sont partis.
18Parce qu’elle est ainsi partielle et tronquée, l’information disponible impose de procéder à de nombreux recoupements, et de toujours conduire l’analyse avec prudence. Ses insuffisances appellent aussi des choix. Précisons donc qu’on ne prendra généralement en compte dans les développements qui suivent que la mobilité définitive, celle qui se traduit par un changement de domicile. On ne niera pas l’importance de la limite ainsi imposée à la recherche par rapport à l’image multiforme de la mobilité suggérée par le tableau présenté au début de ce chapitre. Mais il apparaît que c’est à ce niveau de la mobilité définitive seulement qu’il est possible d’espérer atteindre la précision statistique à laquelle prétend cette analyse. Il faut ajouter, du reste, que si la restriction ainsi introduite dans l’étude du phénomène n’est certes pas négligeable, son inconvénient est cependant limité par le fait que les différents types de mobilité — proche ou lointaine, temporaire ou définitive — ne sont pas sans liens : il n’est pas rare au contraire — l’analyse le montrera — qu’il existe entre eux des emboîtements et des effets d’entraînement.
19Pour analyser cette mobilité, deux sources essentiellement — ce qui n’exclut pas le recours à l’occasion à d’autres documents. En premier lieu, les actes de mariage déjà utilisés pour préciser la géographie professionnelle de la région. Rappelons qu’ont été systématiquement dépouillés les 2 772 actes de mariage enregistrés dans les 114 communes de l’arrondissement, de l’an VII à l’an XII inclusivement (soit du 22 septembre 1798 au 22 septembre 1804)16. L’enquête a donc touché 5 544 conjoints, lesquels représentent, si l’on s’en rapporte aux tables de Bourgeois-Pichat, 13 à 14 % des adultes en âge de se marier, ce qui constitue un sondage de l’ordre du septième ou du huitième. Qui plus est, ce sondage est fort représentatif, puisque toutes les catégories sociales y sont fidèlement représentées — ministres du culte exceptés. L’information livrée est riche : pour chaque mariage, date et lieu de célébration ; pour chaque conjoint, âge, rang du mariage, lieu de naissance et de résidence, profession du père, signature ou non-signature ; pour le marié enfin, profession — mais cette indication figure beaucoup plus rarement pour les mariées, ce qui interdit toute quantification du phénomène (c’est pourquoi les femmes seront constamment ventilées en fonction de la profession de l’homme qu’elles épousent). Hormis cette limite, il ne manque dans les actes qu’une indication de fortune : les archives notariales auraient permis de combler cette lacune, mais en partie seulement, et au prix de longs dépouillements. Aussi a-t-on renoncé à rechercher ce renseignement, d’autant qu’en général le vocabulaire professionnel utilisé suffit à situer les mariés, notamment pour les gros bataillons des paysans, clairement hiérarchisés en cultivateurs, laboureurs et journaliers.
20Par leur masse, les données ainsi réunies appelaient un traitement informatique qui à son tour a imposé une codification, donc un classement de leur information : non seulement en ce qui concerne les indications de lieu, essentielles dans une étude de mobilité, mais aussi pour toutes les autres, dans la mesure où leur croisement avec les premières peut aider à mieux cerner les caractères de cette mobilité. Sur le plan professionnel, on a repris les 12 catégories déjà utilisées pour présenter la géographie des activités pratiquées dans la région : notables, militaires, travailleurs du textile, travailleurs de l’industrie, travailleurs de la forêt, artisans, meuniers, cultivateurs, vignerons, jardiniers, laboureurs, journaliers. Toutefois, on a conservé, lors du codage des fiches, le détail des professions, afin de pouvoir à l’occasion les prendre en compte dans la réflexion17. S’agissant des lieux mentionnés dans les actes, les migrations ont été saisies à partir des différences entre lieu de naissance (N), lieu de résidence (R) et lieu de mariage (M) : on indiquera au fil de l’analyse les raisons qui ont conduit à privilégier dans certains cas la migration NM, dans d’autres la migration NR, beaucoup plus rarement le déplacement RM. Précisons dès maintenant que pour situer ces lieux on a recouru, à l’intérieur du Vendômois, au cadre cantonal révolutionnaire (carte, p. 432), dont le maillage plus fin que celui qui lui a succédé en 1801 améliorait dans certains cas l’analyse en en affinant les bases. Mais ici aussi il a paru souhaitable de garder la trace d’une information plus précise : c’est pourquoi le codage a fait place à la réalité communale. D’autre part, certains calculs ont été faits sur la base d’ensembles géographiques chevauchant les limites cantonales afin de dégager des zones plus cohérentes parce que plus homogènes. Hors du Vendômois a simplement été retenu le cadre départemental. Toutefois, afin de distinguer plus nettement ce qui relève des phénomènes de voisinage et ce qui ressort des déplacements à plus grand rayon d’action, on a découpé autour de l’arrondissement une marge périphérique large d’une quinzaine de kilomètres et exclue dans les calculs des départements auxquels elle appartient.
21La seconde grande source de cette étude de la mobilité est le recensement effectué pendant le premier semestre 1796 en exécution de l’article I du titre II de la loi du 10 vendémiaire an IV sur la police des communes. Conservé pour l’ensemble des communes du Vendômois, à l’exception de celles du canton révolutionnaire de Villedieu, ce document indique pour chaque individu de plus de 12 ans, dans le cadre d’un tableau imprimé, son nom, son prénom, son statut d’état civil (homme ou garçon, fille ou femme, veuf ou veuve), son âge, sa profession, son lieu d’habitation et, essentielle pour notre propos, l’époque de son entrée dans la commune18. Cette dernière indication permet en effet de préciser qui est natif et qui ne l’est pas : naturellement, comme pour les actes de mariage, cette information peut être croisée avec les autres paramètres (sexe, âge, profession, résidence), et cette fois pour un nombre considérable d’individus, en fait l’ensemble de la population adolescente et adulte. C’est dire la richesse de l’apport du recensement de l’an IV, qui complète heureusement celui des actes de mariage. En revanche, ce document présente plusieurs faiblesses. S’il n’est pas très gênant que ne soient pas pris en compte les enfants de moins de 12 ans (leurs mouvements n’ayant guère de signification, puisque dépourvus de toute autonomie par rapport à ceux de leurs parents), il l’est davantage que ne soit retenue de la carrière migrante que la dernière étape, celle de l’arrivée dans la commune : ce point différencie notre recensement des actes de mariage, lesquels permettent d’embrasser l’ensemble d’une telle carrière (du moins ses deux termes, Ν et R ou Ν et M, car ils négligent d’éventuelles étapes intermédiaires). Surtout, et c’est le plus grave, le recensement de l’an IV ne tient pas compte de l’ampleur géographique des déplacements, si bien que le déménagement entre deux communes limitrophes y apparaît de la même manière que le mouvement de plusieurs centaines de kilomètres accompli depuis l’extrémité du royaume, voire depuis l’étranger. Lacune irrémédiable, dont force est de s’accommoder par divers artifices de méthode qui seront présentés en leur temps, et en rapportant constamment les enseignements du recensement à ceux des actes de mariage, beaucoup plus instructifs sur la géographie des mouvements.
22On retrouvera à plusieurs reprises cette complémentarité entre nos deux sources de base, les insuffisances de l’une étant jusqu’à un certain point compensées par les indications de l’autre. Mais leur rapprochement ne répond pas qu’à une nécessité de méthode. Il se justifie aussi par le fait qu’elles sont pratiquement contemporaines, et concernent donc la même population. A partir de là, le tableau de la mobilité qu’elles permettent de rétablir pour la fin du xviiie siècle peut être tenu pour sérieusement fondé. Dans quelle mesure vaut-il aussi pour la période antérieure, il est plus difficile de le préciser. Il n’existe pas alors de sources comparables à celles qui viennent d’être présentées : l’Ancien Régime n’a pas effectué de recensement analogue à celui de l’an IV, et les indications des registres paroissiaux n’ont pas toujours la rigoureuse précision des actes de mariage révolutionnaires — pas suffisamment en tout cas pour permettre une étude comparable à celle dont les résultats sont présentés dans les pages qui suivent. C’est pourquoi, sauf exception, on n’abordera pas ce point dans le présent chapitre. Du reste, on le retrouvera en partie dans le chapitre suivant, spécifiquement consacré aux changements qui peuvent se constater dans la société vendômoise du xviiie siècle.
MESURE DE LA MOBILITÉ
23Trois approches dans cette présentation quantifiée de la mobilité en Vendômois à la fin du xviiie siècle : la première qui s’attache aux arrivants et aux migrants, quelle que soit l’amplitude de leurs mouvements ; la deuxième qui envisage au contraire l’accueil ou la résistance à cette mobilité, mettant du même coup l’accent sur les enracinements ; et la dernière qui examine les mouvements les plus locaux à travers la mobilité intercommunale.
LES ARRIVANTS
La mobilité à grand rayon d’action
24Les mouvements à grand rayon d’action — plusieurs dizaines ou plusieurs centaines de kilomètres — représentent, en Vendômois comme ailleurs, la forme de mobilité la plus spectaculaire à la fin du xviiie siècle. Pour les appréhender dans toute leur ampleur, on observera les deux termes de l’itinéraire des mariés, à savoir N et M. Procéder ainsi revient certes à s’accommoder de l’ambiguïté de la signification de M (qui n’est pas la même selon que le mariage y est ou non suivi d’installation, ce que nos registres ne permettent pas de préciser). Mais au niveau des grands mouvements étudiés ici, l’inconvénient est mineur (le mariage étant pratiquement toujours suivi d’installation dans la région), et il est compensé par le fait que retenir M permet d’intégrer dans l’analyse des mariés qui ne résident pas en Vendômois, et qui sans cela en auraient été éliminés.
25Ainsi défini, le phénomène n’est pas négligeable : 10 % des hommes mariés sont nés en dehors du Vendômois et de ses marges, et 4,7 % sont même nés en dehors des quatre départements qui en sont limitrophes, ce qui implique un déplacement d’au moins une centaine de kilomètres. Chez les femmes, ces proportions s’abaissent sensiblement, respectivement à 3,8 et 1,4 % — ce qui souligne d’emblée un trait qu’on retrouvera souvent dans l’étude des mouvements de grande ampleur, la moindre mobilité féminine. Ajoutons que la confrontation de N, R et M permet de cerner un peu mieux encore les contours de cette mobilité. Dans le cas des hommes par exemple, alors que 10 % des mariés repérés par l’enquête sont nés en dehors de l’arrondissement, et que 9 % de ceux qui y résident sont nés en dehors, 1,5 % seulement de l’ensemble des mariés n’y résident pas. Ce qui révèle sans surprise que c’est entre N et R que s’effectue l’essentiel du chemin : statistiquement et schématiquement, on peut poser que les neuf dixièmes du parcours NM est effectué entre N et R, un dixième seulement entre R et M.
26Ces mariés nés au loin ne se répartissent pas uniformément entre les différentes activités pratiquées en Vendômois. Chez les hommes, à l’analyse du cas desquels on se bornera pour l’instant, un partage assez remarquable s’établit même entre les activités agricoles, où la proportion d’immigrants est toujours inférieure à la barre moyenne des 10 %, et les autres activités, plus ouvertes, où ce pourcentage est toujours dépassé :
27La carte de leurs lieux de naissance (ci-dessous) montre que ces immigrants sont issus pour une bonne part des départements limitrophes. Parmi ces derniers, la Sarthe détient la part du lion : à elle seule, elle envoie plus d’émigrants vers la région que l’Eure-et-Loir, l’Indre-et-Loire et le reste du Loir-et-Cher réunis. Ce fait souligne la place que tient l’Ouest dans l’origine des migrants accueillis en Vendômois ; il est confirmé par les chiffres honorables de l’Orne, de la Mayenne, du Maine-et-Loire (et par le fait qu’en Eure-et-Loir c’est le Perche qui pourvoit le Vendômois de migrants, beaucoup plus que la Beauce).
28Au-delà des départements voisins, la couverture de la carte est plus diffuse. L’influence de l’Ouest s’estompe rapidement vers la Normandie et surtout la Bretagne. Il convient en revanche de relever l’existence d’un foyer parisien, celle aussi, plus nette, d’un foyer Orléanais correspondant à la capitale de l’ancienne province. Un semis très lâche, quoique assez régulier, couvre l’est et le nord du pays. Vers le sud s’observent deux zones pourvoyeuses de migrants, l’une qui correspond au nord du Massif central, l’autre qui au-delà de la Touraine s’étend à travers le Poitou, la Marche, le Limousin et même un peu plus loin, mais sans dépasser la Garonne. En effet, la France des Midis (aquitain, languedocien et provençal) est pratiquement absente des relations matrimoniales vendômoises.
29La géographie qui se dégage ainsi n’est pas conjoncturelle. On peut le vérifier en analysant les lieux d’origine des gens extérieurs à la région décédés à l’hôtel-Dieu de Vendôme entre 1778 et 1787, avant donc la période révolutionnaire. C’est en effet une des fonctions de ce type d’établissement que d’accueillir les passants épuisés ou malades : de là l’intérêt de leurs registres d’entrée (malheureusement perdus à Vendôme), ou à défaut de leurs registres de sépulture, qu’on utilisera ici19. Or, bien que par définition ces registres saisissent ces migrants à un autre moment de leur existence, et dans d’autres conditions que la source utilisée jusqu’alors (la mort, qui est subie, et non pas le mariage, qui relève au moins jusqu’à un certain point d’un choix), la carte qu’ils permettent d’établir pour les années 1778-1787 (ci-dessus) est très comparable à celle qui a été présentée à partir des actes de mariage : s’y retrouvent les mêmes zones de force de l’Ouest et secondairement du Limousin et de l’ensemble Auvergne-Lyonnais, la même absence des Midis et le même semis du nord et de l’est (ce dernier toutefois moins diffus sur la carte concernant l’hôtel-Dieu que sur celle relative aux mariés). Sur le plan des migrations de grande ampleur au moins, le « grand remue-ménage révolutionnaire »20 ne semble donc pas avoir profondément modifié les courants traditionnels, ni affecté leur poids relatif. Il est vrai que les contours de ce type de migration sont anciennement établis. Les registres de sépulture de l’hôtel-Dieu sont éclairants aussi sur cette pérennité des courants de mobilité lointaine affectant le Vendômois : en effet, la carte établie pour les années 1679-1688 (carte ci-dessus) est très semblable à celle qui vient d’être analysée, en ce qui concerne l’importance des provinces limitrophes, le poids de l’Ouest, la part du nord du Massif central. Sur un seul point elle s’en distingue : l’est et le nord, bien représentés en 1776-1787, sont absents de la carte de 1679-1688. On verra dans un instant que cette différence concerne un type de migration bien particulier.
30En effet, la géographie globale des migrations de grande ampleur qui se dessine ainsi, doublement attestée par les indications des actes de mariage et par celles des registres de sépulture, est en réalité la somme de géographies plus spécialisées, liées à autant de types de migrations, qu’il importe maintenant de cerner en prenant en compte la profession des migrants.
31Pour présenter le premier de ces types de migration, partons de l’exemple des journaliers : à l’exception d’un natif du Puy-de-Dôme, tous proviennent des départements proches, et parmi eux les deux tiers sont originaires des bocages de l’Ouest — Eure-et-Loir percheron, Orne, Sarthe, Mayenne. Tels se dessinent les contours d’une immigration de main-d’œuvre peu qualifiée. Ses caractères se retrouvent dans le cas des meuniers, en dépit de la spécialisation apparemment plus grande de ces derniers (mais l’enquête comptabilise de la même manière exploitants de moulins et simples ouvriers) : ici aussi, une seule origine un peu lointaine, nivernaise en l’occurrence, et une forte domination de l’Ouest bocager. Il en va de même chez les artisans du textile. Cette fois, tous les natifs sont originaires des régions voisines (à l’exception d’un Polonais), et 86 % des arrivants sont natifs de la Mayenne, de l’Orne, du Maine-et-Loire et de la Sarthe. Il est vrai qu’on est dans cette zone au cœur du pays des tisserands21.
32D’autres professions ne répondent qu’en partie à ce schéma d’une immigration de main-d’œuvre provenant surtout des régions situées à l’ouest du Vendômois. Ainsi les gens du bâtiment, maçons surtout. Dans leur cas s’observe certes encore une importante immigration proche provenant surtout de l’Ouest. Mais il existe aussi des foyers d’origine plus lointaine : Paris, le Gard, et surtout le Massif central, ce dernier fournissant, à travers le Limousin surtout, 22 % des arrivants de la profession. On reconnaît là le type classique des migrations spécialisées issues des zones montagnardes22. Certains documents vendômois retrouvent la trace de ces maçons limousins. Les registres de sépulture de la paroisse beauceronne de Champigny n’en mentionnent pas moins de 10 entre 1740 et 1788, et les indications portées par les curés dans les actes de décès permettent de préciser les caractères de cette immigration. Le fait que 5 au moins de ces 10 morts soient originaires de Saint-Etienne de Fursac, diocèse de Limoges, et 2 de Verneuil, même diocèse, confirme le phénomène bien connu de courants spécifiques liant une paroisse de départ à une zone d’accueil : cela explique que des parents puissent être présents lors de l’enterrement de l’un d’entre eux — un beau-frère par exemple, lors de la mort d’un maçon de 21 ans, originaire de Tarsanne, toujours diocèse de Limoges, en 1786. D’autre part, on voit bien, à travers certains actes de sépulture, comment ces migrants finissent par s’intégrer à la population vendômoise : témoin ce maçon de 60 ans, enterré en 1741, « venu du Limousin il y a longtemps » et qui a pris femme sur place. Ajoutons toutefois que si bien d’autres registres paroissiaux, ainsi que ceux de l’hôtel-Dieu de Vendôme, attestent cette immigration de maçons limousins, tous ne présentent pas sur ce point la même richesse que celui de Champigny : aucune mention dans les registres de sépulture qui subsistent de la paroisse percheronne de Boursay, et une seule — celle d’un maçon prénommé Léonard, originaire lui aussi de Saint-Etienne de Fursac et enterré en 1752 — à Authon.
33Plus nettement encore que celle des maçons, l’immigration des travailleurs de la forêt s’organise à partir de deux origines : la moitié des arrivants proviennent des départements voisins (Mayenne et surtout Sarthe), l’autre moitié de l’est du Massif central, Puy-de-Dôme et surtout Loire, ce dernier département fournissant même davantage d’arrivants que la Sarthe. La distinction entre ces deux groupes d’arrivants n’est pas que géographique. Elle est aussi professionnelle : les natifs des départements limitrophes sont plus volontiers bûcherons et charbonniers, ces derniers en liaison avec les activités industrielles des cantons du Gault et de La Ville-aux-Clercs, alors que ceux qui viennent d’Auvergne et du Forez sont scieurs. Abel Poitrineau a décrit ces « scieurs de long, ou scieurs de planches... spécialistes du travail du bois brut [qui] prennent place à ce titre parmi d’autres ouvriers de la forêt » — fendeurs, tourneurs, sabotiers, arçonneurs —, [qui] « se distinguent des bûcherons proprement dits, [lesquels] se chargent d’abattre les arbres sur pied », et qui travaillent généralement par équipes de trois hommes (ces équipes éventuellement regroupées en brigades de sitaires), un ébrancheur muni de la doloire et deux scieurs — le chevrier et le renard — qui manient la scie à cadre appelée passe-partout. Il évoque ainsi le cas de deux frères Théolier, fils d’un laboureur de Saint-Pal-en-Chalençon, dans le Velay, qui venus travailler en Vendômois comme « seyeurs de long » à la veille de la Révolution se fixent par mariage à Azé23. De fait les allusions à ce type de migration ne sont pas rares. Un dossier judiciaire de Mondoubleau évoque en 1779 des scieurs du Lyonnais, et plusieurs registres de sépulture de la région mentionnent des décès de scieur au long, mais en moins grand nombre que pour les maçons (un Auvergnat à Lancé en 1783, un homme du Lyonnais à Champigny en 1788).
34Ainsi maçons et travailleurs de la forêt illustrent-ils un second type de mobilité, qui tire certes une partie de sa substance de l’Ouest bocager, mais qui se nourrit aussi, et c’est ce qui le singularise, de l’apport des hautes terres du Massif central. Dans ce cas, la mobilité apparaît liée à des axes géographiques spécifiques. Il n’en va pas de même pour d’autres activités. Ainsi l’origine des artisans de l’habillement se disperse-t-elle de la Charente à la Côte-d’Or et à la Meurthe : il semble difficile d’expliquer une telle répartition sans faire la part du hasard des destinées individuelles. La dispersion est tout aussi nette pour les verriers, mais elle semble dans ce cas pouvoir être mise en relation avec la présence de verreries dans les régions d’origine des immigrants de ce secteur (Ouest, Paris, Nord, Côte-d’Or). Dernier cas de dispersion, celui des militaires et des gendarmes est en fait le plus extrême, puisqu’ici disparaît toute immigration de proximité, aucun gendarme ou militaire n’étant natif d’un département limitrophe — et pas même de la Sarthe —, ni de l’Ouest. Au lieu de cela s’affirment, de part et d’autre d’un ensemble central correspondant au cœur du Bassin parisien deux groupes de départements, l’un dans le centre-ouest (de la Vienne au Lot-et-Garonne) pourvoyeur principalement de gendarmes, l’autre essentiellement franc-comtois, bourguignon et lorrain, qui fournit surtout des militaires. Ce dernier schéma n’est pas propre au Vendômois : sa géographie est conforme à celle qu’ont dégagée les travaux d’André Corvisier et de Jean-Paul Bertaud sur le recrutement de l’armée, sous l’Ancien Régime comme pendant la Révolution24. C’est du reste à la présence de militaires aussi que la carte établie à partir des registres de sépulture de l’hôtel-Dieu pour les années 1778-1787 devait de présenter un semis assez nourri de points dans les régions du nord et de l’est — et c’est parce que les militaires sont pratiquement absents de ces mêmes registres, un siècle plus tôt, que la carte correspondante établie pour les années 1679-1688 présente au contraire un vide dans ce secteur.
35Pour saisir un dernier type de mobilité, on a regroupé sur la carte ci-contre les lieux d’origine d’une part des enseignants, des praticiens et des médecins, tous gens exerçant une activité requérant un niveau culturel élevé, qui implique des études longues — et d’autre part ceux des élèves de l’Ecole centrale de Vendôme figurant sur le palmarès de la distribution des prix de thermidor an V (août 1797). Il est frappant de constater combien les premiers proviennent du nord et de l’est du pays, cependant que les seconds sont originaires surtout des régions de l’ouest et du sud-ouest, ce partage s’organisant dans une large mesure autour de la ligne Saint-Malo - Genève. Sans doute ne faut-il pas ici schématiser à l’excès. La géographie du recrutement des élèves de l’Ecole centrale, enracinée dans celle du collège des Oratoriens et de l’Ecole royale militaire de la fin de l’Ancien Régime ne se comprend pas qu’en fonction de cette grande fracture culturelle de la France d’autrefois ; elle doit s’analyser aussi à partir d’autres paramètres — atlantiques et ligériens pour l’essentiel —, qui renvoient au grand négoce transocéanique25. Il reste qu’en attirant à la fois des enseignants du nord-est et des élèves du sud-ouest, le Vendômois assume la vocation de front culturel que lui a assignée la géographie en le plaçant sur la ligne Saint-Malo - Genève.
36S’agissant de l’immigration lointaine masculine, trois types peuvent donc en être distingués, étant entendu qu’ils admettent des combinaisons donnant lieu à des comportements intermédiaires ou mixtes. En premier lieu s’affirme une migration massive de main-d’œuvre originaire des bocages de l’Ouest, très nette chez les journaliers, mais qui se retrouve, mêlée à d’autres sortes de mouvements, dans beaucoup de catégories professionnelles. Existe ensuite une migration spécialisée, dans son origine comme dans son activité : c’est le cas des militaires évidemment, mais c’est aussi, combiné avec le type précédent, celui des verriers, et plus encore des maçons et des travailleurs de la forêt. Enfin, médecins, praticiens et enseignants témoignent sur une migration éclairée, dont la définition est d’abord culturelle26.
37Toutes ces conclusions valent pour les hommes. Concernant les femmes, l’enquête révèle en effet des caractères sensiblement différents, ce qui n’exclut pas, cependant, certaines similitudes. En effet, comparée à celle des hommes, l’immigration féminine n’est pas seulement moins importante : la carte de la page 200 révèle aussi qu’elle est moins variée dans sa provenance. La part de l’Ouest, ici, grandit encore : la Sarthe, la Mayenne et le Maine-et-Loire, qui fournissaient au Vendômois 38 % de ses immigrants, lui envoient 48 % de ses immigrantes. Seule avec l’Ouest, la région parisienne améliore sa position chez les femmes. S’effondre au contraire jusqu’à disparaître l’apport de régions qui figuraient honorablement chez les hommes, comme le nord-est et le Limousin, cependant que d’autres, comme l’est du Massif central, sont à peine mieux loties. Dans ces conditions, il n’est guère aventuré d’avancer que des trois types d’immigration observés chez les hommes, seul le premier — celui qui amène de l’Ouest une main-d’œuvre peu qualifiée — se trouve ici sérieusement représenté : à cet égard, l’infériorité numérique de l’immigration féminine en Vendômois semble bien se doubler d’une infériorité qualitative.
38L’étude de cette immigration en fonction des professions ne permet guère de préciser ce point, puisque la documentation est généralement muette sur les professions féminines. On peut en revanche examiner dans quelle mesure les choix matrimoniaux reproduisent dans le domaine professionnel les contrastes observés au niveau des immigrants. Si l’on compare la composition professionnelle du groupe des non-natives (toujours à travers l’activité de l’homme qu’elles épousent) avec celle du groupe des non-natifs, certaines similitudes se dégagent : dans les deux cas, les activités non agricoles apparaissent en position dominante, contrairement à ce qui se passe dans l’ensemble de la population. Mais d’importantes nuances doivent être immédiatement soulignées. Si ces activités non agricoles occupent 76 % des non-natifs, elles ne sont le fait que de 56 % des époux de non-natives. Et dans le détail, la part : des immigrantes qui épousent un homme exerçant une activité non agricole est toujours inférieure (cas de l’industrie excepté) à celle des immigrants pratiquant cette activité. A partir d’une autre approche, l’analyse, profession par profession, de la part des non-natifs parmi ceux qui l’exercent et parmi celles qu’ils épousent, confirme ces conclusions. Il révèle en effet que les taux masculins l’emportent très nettement sur les taux féminins en ce qui concerne les activités non agricoles, alors qu’ils en sont beaucoup plus proches pour les activités agricoles.
39Ainsi, si certains caractères professionnels de l’immigration masculine se retrouvent au niveau des mariages contractés par les immigrantes, ce n’est que d’une manière atténuée, comme en demi-teinte : moins diversifiée géographiquement au départ, au niveau de ses régions d’origine, l’immigration féminine est aussi moins différenciée à l’arrivée, puisque les arrivantes se ventilent plus régulièrement entre les différents groupes professionnels.
La mobilité proche
40Si l’on réserve le cas de la mobilité intercommunale, l’étude de la mobilité proche peut se conduire à partir des déplacements intercantonaux. Sans doute ceux-ci englobent-ils des mouvements très courts, par exemple entre deux communes limitrophes que sépare une frontière cantonale, alors qu’ils ne prennent pas en compte une migration entre deux communes plus éloignées, mais appartenant au même canton. On conviendra toutefois que cet inconvénient est atténué par d’importants phénomènes de compensation. Une telle analyse permet d’abord de quantifier la mobilité proche. Elle révèle que parmi les natifs de la région, 34 % des hommes et 30 % des femmes qui résident en Vendômois au moment de leur mariage sont nés dans un autre canton que celui qu’ils habitent alors. D’emblée se trouve située l’importance du phénomène, puisqu’il affecte en gros un tiers de la population, soit plus du quadruple des effectifs concernés par les migrations lointaines. Les taux de mobilité intercantonale mettent d’autre part en évidence, et contrairement à ce qui se passait pour les mouvements de grande ampleur, un comportement très voisin d’un sexe à l’autre.
41Cette image d’une mobilité plus uniformément répartie à travers l’ensemble de la population ne se dément pas lorsque l’on rapporte le phénomène aux différentes catégories socioprofessionnelles. En limitant l’analyse, cette fois encore, aux hommes nés en Vendômois et dans ses marges, on peut calculer la proportion d’hommes qui, se mariant en Vendômois, sont nés dans un autre canton que celui où ils convolent. Globalement, elle est de 44 %. Mais ce calcul peut s’effectuer pour chaque profession, et il permet alors de dresser le tableau ci-dessous. Comme celui qui a été présenté plus haut à propos des migrations de grande ampleur, ce tableau a été établi en prenant en compte la relation NM plutôt que celle entre N et R ; et comme lui, les taux qu’il indique sont des pourcentages de non-natifs :
42Ce tableau présente une moindre dispersion que celui des migrations lointaines : le coefficient de variation est ici de 25 %, contre 101 % là (et encore 72 % en excluant le cas particulier des militaires), le rapport entre les extrêmes n’est que de 3, contre 69 dans le cas des migrations lointaines (et 27 sans les militaires). D’autre part, il n’est plus disposé de la même manière. La barre moyenne (ici celle des 44 %) ne sépare plus activités agricoles et activités non agricoles, elle traverse chacun de ces deux ensembles, et les groupes les plus nombreux de la population (artisans, cultivateurs, laboureurs, journaliers) en sont très proches, ce qui plaide aussi pour la relative uniformisation des comportements évoquée plus haut. On relèvera toutefois que contrairement à ce qui se passait pour les mouvements lointains, les professions non agricoles apparaissent plutôt moins mobiles que l’ensemble de la population (sauf pour quelques catégories peu nombreuses — meuniers, notables, travailleurs de la forêt). A l’inverse, et à la forte exception des vignerons, les catégories paysannes semblent davantage disposées au mouvement local.
43D’un point de vue géographique, les caractères de cette mobilité sont matérialisés par les cartes ci-dessous, établies en prenant en compte le solde des échanges développés entre les différents cantons. Ces cartes confirment d’abord que les mouvements qu’elles présentent relèvent bien d’une mobilité proche, puisque l’essentiel de leur substance tient à des échanges entre cantons voisins. Mais contrairement à ce que pourrait laisser penser cette observation, elles ne suggèrent nullement un mouvement désordonné. Elles révèlent au contraire, et pour chacun des deux sexes, une orientation générale de l’ouest à l’est au niveau de la vallée du Loir en aval de Vendôme, et du nord-ouest au sud-est dans le Perche, tous ces mouvements convergeant vers la Beauce. Ainsi le grand courant qui s’établit des bocages de l’Ouest aux grandes plaines du cœur du Bassin parisien se double-t-il au niveau le plus local, au ras du sol, d’une multitude de mouvements plus limités, mais d’orientation identique27. Le courant migratoire qui se constate ainsi en Vendômois ne souffre guère que deux exceptions : les mouvements centrés sur Vendôme (dont le bilan est excédentaire avec tous les cantons, ce qui témoigne d’un appel de la ville) et ceux, très secondaires, qui s’établissent du nord au sud, dans la vallée de la Braye et en Beauce ; encore les derniers en apparaissent-ils plus complémentaires que contradictoires.
MILIEUX D’ACCUEIL, MILIEUX DE DÉPART
44Les mouvements migratoires concernant le Vendômois étant ainsi doublement caractérisés (par leur signalement géographique — amplitude et direction — et par l’appartenance socioprofessionnelle de ceux qui les effectuent), il faut considérer maintenant comment s’établit leur articulation avec la société régionale. Cela passe d’abord par la mise en place d’une géographie de l’accueil, tant des immigrants extérieurs que de ceux dont le mouvement demeure interne au Vendômois. Mais cela suppose aussi qu’on s’essaie à préciser, dans la mesure du possible, qui est particulièrement accueilli, et qui est prioritairement partant : on verra que le croisement de critères à forte signification sociale (profession, degré d’alphabétisation) avec celui du caractère de natif ou de non-natif peut apporter des pièces intéressantes à ce dossier.
L’accueil des migrants d’origine lointaine
45S’agissant des migrants de lointaine origine, il est clair qu’ils s’installent en plus grand nombre dans certains secteurs du Vendômois que dans d’autres. Le tableau ci-dessous le montre bien.
46Chez les hommes, ce tableau met en évidence la supériorité des villes, grandes et petites, celle aussi, presque égale, de la forêt — la Gâtine, le Perche vendômois et plus encore le vignoble étant à l’opposé les milieux les plus fermés à l’intégration d’immigrants. De beaux contrastes se font donc jour, non seulement entre villes et campagnes, mais encore entre les différents secteurs ruraux, comme en témoigne l’écart entre le vignoble et la Beauce (du simple au triple !). Une telle géographie doit cependant être interprétée avec prudence. Sans développer pour l’instant plus avant ce point, relevons par exemple que s’il est tentant de rendre compte de l’ouverture de la vallée herbagère et de Vendôme par leur localisation sur un des principaux axes de la circulation régionale (la vallée du Loir), cette explication ne saurait suffire, car le vignoble, également localisé sur cet axe, est le milieu le plus fermé de tous
47Beaucoup de traits décrits chez les hommes se retrouvent chez les femmes. Dans la plupart des secteurs, le taux d’immigrantes représente environ 45 % de celui des immigrants, ce qui s’explique par la moindre mobilité féminine, et ce qui suggère une hiérarchie analogue d’un sexe à l’autre en ce qui concerne les régions d’accueil. Mais cette règle souffre des exceptions. Si elle se vérifie à Vendôme, elle ne vaut pas pour les petites villes : aussi ouvertes que la capitale de la région à l’immigration masculine, celles-ci sont au contraire beaucoup plus fermées à celle des femmes. Dans le monde rural, ce sont cette fois la Beauce et le vignoble qui se singularisent, dans un sens d’ailleurs opposé, puisque la Beauce qui était une des zones les plus ouvertes à l’immigration masculine est la plus fermée de toutes à l’immigration féminine (avec un indice B/A de 7 seulement), alors que le vignoble, secteur le plus rétif à l’accueil d’arrivants de lointaine origine, se montre moins fermé (relativement s’entend, car en valeur absolue le taux d’immigrantes demeure bien inférieur à la moyenne régionale) aux arrivantes — si bien que c’est ici que l’indice B/A atteint son niveau le plus élevé (60).
48Il est encore un moyen de mesurer, en en donnant une vue concrète, le degré d’ouverture ou de fermeture des différents milieux du Vendômois à l’immigration lointaine : c’est celui qui consiste à observer dans quelle proportion les immigrants s’épousent entre eux, en rapportant le pourcentage d’immigrant(e)s épousant un(e) immigrant(e) à celui de l’ensemble des conjoints épousant un(e) immigrant(e). Si le choix matrimonial était totalement indépendant du facteur migratoire, ce taux serait égal à 1. Or, à l’échelle de l’ensemble du Vendômois, il est de 3, ce qui signifie qu’un(e) immigrant(e) a trois fois plus de chances qu’un natif (ou qu’une native) d’épouser un(e) immigrant(e) : un tel taux situe l’inertie qui s’oppose à l’intégration des immigrants, et il doit être d’autant plus fortement souligné qu’il se vérifie pratiquement partout en Vendômois. Dans un seul canton en effet, celui de Droué, le rapport descend en dessous de 1 (il y est même de 0, puisqu’on ne constate ici aucun mariage entre immigrants). Partout ailleurs, il est supérieur à ce niveau, mais avec de grandes différences locales :
49Ainsi la résistance à l’intégration matrimoniale des non-natifs, modérée dans les cantons urbanisés (Vendôme et Mondoubleau) et dans la zone forestière du nord de la région (Droué, La Ville-aux-Clercs), demeure mesurée dans le canton semi-beauceron de Saint-Amand et dans celui, percheron, du Gault ; proche de la moyenne régionale dans la vallée du Loir (Montoire et Morée) et guère plus forte dans la Gâtine voisine (Villedieu), elle atteint un niveau bien plus élevé dans la Beauce la plus caractérisée (Selommes), mais surtout dans le Perche vendômois (Savigny), et plus encore dans le vignoble (Villiers) — ce secteur confirmant ainsi sa tendance à la fermeture.
L’accueil à la mobilité proche
50En ce qui concerne les mouvements locaux — considérés cette fois dans le cadre cantonal à partir de la relation NR — les disparités d’accueil d’un canton à l’autre apparaissent nettement moins importantes que pour les mouvements de grande ampleur : d’un type de migration à l’autre, le rapport entre les extrêmes s’abaisse de 6 à 2 chez les hommes, et de 13 à 2 chez les femmes, ce qui confirme l’image déjà présentée d’une mobilité proche beaucoup plus uniformément répartie au sein de la société régionale. Cependant, cette relative homogénéité n’exclut pas des variations locales : des différences du simple au double ne peuvent en effet être tenues pour quantité négligeable.
51Leur analyse est toutefois plus difficile que dans le cas de l’immigration de lointaine origine. Pour cette dernière, il était possible de raisonner à partir du simple rapport entre natifs et non-natifs. Mais une telle démarche cesse d’être légitime avec la mobilité proche : celle-ci est en effet une mobilité de contact, donc de périphérie, et le rapport de la périphérie à la masse globale est lui-même affecté par la taille de cette dernière28. En d’autres termes, un même pourcentage de non-natifs dans la population globale pour un canton peu peuplé et pour un autre qui l’est davantage signifiera plus grande ouverture pour le second que pour le premier. Impossible de négliger cette donnée quand on sait que les populations cantonales varient de moins de 3 500 habitants (à La Ville-aux-Clercs) à plus de 14 000 (à Montoire). L’obstacle, toutefois, peut être levé. Il faut pour cela situer sur un graphique la population et le pourcentage de non-natifs des différents cantons. Des corrélations assez nettes apparaissent alors (souvent supérieures à 0,95), qui permettent de répartir ces cantons en quelques groupes. Reste alors à déterminer la droite de régression linéaire autour de laquelle se disposent ces groupes, et à rechercher pour chacun son degré d’ouverture pour une population donnée29. C’est sur cette base qu’ont été établies les cartes ci-dessous.
52Les caractères de ces cartes renvoient souvent à ceux déjà observés à propos de l’immigration lointaine. Ainsi de la persistante ouverture aux apports extérieurs, pour les deux sexes, du canton forestier de La Ville-aux-Clercs — et de la non moins persistante fermeture de celui, viticole, de Villiers. Se retrouve aussi, sur ces cartes, l’aptitude de certaines régions beauceronnes (Selommes) et percheronnes (Le Gault) à s’ouvrir davantage aux hommes qu’aux femmes. Reste enfin le cas particulier de Vendôme, où l’immigration proche féminine l’emporte sur son homologue masculine (45 % de non-natives contre 44 % de non-natifs) : à travers l’ensemble de ses immigrants, la ville participe ainsi d’un double mouvement, dans lequel les échanges interrégionaux (pour une part sans doute notable interurbains) jouent un rôle plus grand chez les hommes (bien que minoritaires face aux mouvements proches) alors que la mobilité de proximité l’emporte sans partage chez les femmes.
Mobilité et alphabétisation
53Le degré d’alphabétisation, mesuré par l’aptitude à signer, constitue incontestablement un indicateur social. Sans anticiper sur les développements ultérieurs, et afin seulement de fonder les analyses qui suivent, on indiquera simplement ici que l’aptitude à signer est corrélée positivement avec l’aisance, la ville (et secondairement le bourg), les vallées, la Beauce, et qu’à l’inverse elle l’est négativement avec les niveaux inférieurs de la société régionale, les campagnes (et particulièrement les écarts), les plateaux, le Perche.
54A partir de là, il est intéressant de comparer l’aptitude à signer des gens qui sont nés dans le canton où ils résident avec celle des autres. Cela peut se faire en comparant l’alphabétisation des natifs d’un canton qui y résident toujours avec celle de ces natifs pour qui ce n’est plus le cas : une telle démarche revient à apprécier la qualité de l’émigration par rapport à celle du milieu d’origine — étant entendu que par suite de la nature de l’information, l’émigration ainsi saisie est uniquement l’émigration locale, celle dont les bornes du Vendômois et de ses marges enferment les deux termes. Mais on peut aussi partir du groupe des résidents d’un canton, en distinguant parmi eux natifs et non-natifs : cette seconde procédure permet d’apprécier la qualité de l’immigration par rapport à celle du groupe autochtone — et sans limitation cette fois, puisqu’en matière de mouvements lointains les lieux d’origine, contrairement à ce qui se passe pour ceux de destination, apparaissent dans l’enquête30.
55De telles analyses mettent nettement en évidence la médiocrité relative qui sous l’angle de l’alphabétisation caractérise la mobilité dans la région. A l’échelle du Vendômois entier, cette médiocrité est générale. Chez les hommes, l’ensemble des résidents signe à 32 % alors que les immigrants ne signent qu’à 28,7 % ; de même, alors que l’ensemble des natifs signe à 31,7 %, les émigrants (ceux qui ne résident pas dans le canton où ils sont nés) ne signent qu’à 24,7 %. Même situation chez les femmes avec, sur fond de taux plus modestes, des écarts plus marqués encore : les immigrantes ne signent qu’à 12,9 % contre 18,3 % pour l’ensemble des résidentes ; et les émigrantes, dont le taux s’abaisse à 10,1 %, sont encore davantage surclassées par les natives, qui signent à 18,5 %. Chez les femmes comme chez les hommes en effet, les partants apparaissent plus pénalisés encore que les arrivants.
56Lorsqu’on descend au niveau cantonal, une géographie de la qualité de l’immigration et de l’émigration s’esquisse, qui peut se saisir aussi bien à partir des taux bruts de signature des arrivants ou des partants qu’en considérant le rapport entre ces taux et celui de la population globale du canton concerné.
57Concernant l’immigration masculine, celle qui aboutit à Vendôme n’est visiblement pas, sur le plan de la signature, de la même nature que celle qui aboutit dans les autres cantons : elle est alphabétisée à 57 %, alors que nulle part ailleurs le taux de 37 % n’est atteint. On saisit là la spécificité de l’immigration urbaine. Dans les zones rurales, l’avantage est aux cantons beaucerons, et à ceux de Villedieu et de Mondoubleau. Puisque la plus grande part de l’immigration est le fait de mouvements de contact, on peut expliquer cette géographie par le voisinage de régions plus alphabétisées, notamment en Beauce. Mais à Mondoubleau il faut sans doute aussi faire la part de la spécificité urbaine déjà rencontrée à Vendôme ; et à Villedieu jouent sans doute des courants migratoires originaux, propres au sud du Maine ou au nord de la Touraine. Au chapitre des cantons à immigration médiocre, c’est Villiers qui reçoit les arrivants les moins alphabétisés : 11 % de signants seulement, soit deux, voire trois fois moins que dans les cantons voisins. Aucun phénomène de voisinage ne pouvant rendre compte d’une telle singularité, il faut bien conclure ici, comme à Vendôme mais en sens inverse, à une immigration spécifique, distincte de celle des zones environnantes. Relevons encore que trois cantons sur douze se caractérisent par une immigration de meilleure qualité, sur le plan de l’alphabétisation, que la population résidente (à des niveaux d’ailleurs fort différents) : Vendôme, Villedieu et La Ville-aux-Clercs ; en revanche, à Villiers, l’alphabétisation des immigrants, médiocre déjà en taux absolu, l’est aussi par rapport à celle du milieu d’accueil.
58Pour ce qui est de l’immigration féminine, on retrouve au sommet de la hiérarchie trois des cantons qui figuraient déjà en tête chez les hommes : Villedieu, Mondoubleau et Vendôme. Mais cette apparente permanence masque d’importantes différences. En premier lieu, Vendôme n’est plus ici en position dominante : ses immigrantes ne sont pas plus alphabétisées que celles de Mondoubleau (21 %) et elles le sont moins que celles de Villedieu (24 %). D’autre part, et contrairement à ce qui se passait chez les hommes, la qualité de l’alphabétisation des arrivantes est cette fois bien inférieure à celle de l’ensemble des résidentes, alors qu’à Villedieu elle demeure supérieure. Ces constats confirment qu’il existe dans ce canton urbain un type d’immigration nettement différencié d’un sexe à l’autre, comme le suggérait déjà l’étude de l’amplitude géographique des mouvements migratoires intéressant Vendôme.
59Parmi les autres cantons, il faut s’arrêter surtout sur ceux qui se caractérisent par une immigration d’alphabétisation faible (Droué, Selommes, Savigny) ou nulle (Saint-Amand) : il s’agit là très précisément des quatre cantons présentant au titre de la géographie professionnelle la plus forte proportion d’agriculteurs. Dans l’affaire, la Beauce ne retrouve pas la position qui était la sienne chez les hommes, et sur ce plan, le canton viticole de Villiers présente une fois de plus une situation opposée à la sienne : des immigrantes moyennement alphabétisées à l’aune des normes du Vendômois (leur taux de signature, 13 %, est exactement celui de l’ensemble des immigrantes de la région), et surtout beaucoup plus alphabétisées que les résidentes du canton qui les a accueillies — leur taux étant plus du double de celui des résidentes.
60L’alphabétisation des émigrants est naturellement pour une part fonction de celle du milieu dont ils sont issus. Ainsi le fait que chez les hommes elle soit meilleure en Beauce (Selommes, Saint-Amand), dans la vallée du Loir (Montoire, Morée) et à Vendôme que dans l’ouest percheron renvoie tout simplement à la géographie de l’alphabétisation masculine générale. Plus instructive est la relation qui s’établit entre l’alphabétisation des partants et celle de l’ensemble des natifs. De ce point de vue, trois groupes de cantons doivent être distingués En premier lieu, les cantons de la Beauce et de la vallée, où l’aptitude à signer des partants est du même ordre que celle de l’ensemble des natifs, parfois même légèrement supérieure (à Montoire et à Selommes) : dans tous ces cas, on ne peut pas parler, sur le plan de l’alphabétisation du moins, d’émigration sélective. Elle le devient au contraire, sur fond d’alphabétisation médiocre, dans un second groupe de cantons — La Ville-aux-Clercs et surtout Villedieu — où le taux de signature des partants (modeste dans le premier cas, 13 %, meilleur dans le second, 25 %) est sensiblement supérieur (respectivement de 13 et 23 %) à celui de l’ensemble de la population : cette fois se dessine nettement le schéma d’une émigration de qualité. Le dernier groupe de cantons, qui rassemble tous ceux de l’ouest percheron et en position voisine celui de Villiers, présente la situation inverse d’émigrants moyennement (autour de 20 % à Villiers et Mondoubleau) ou faiblement (de 10 à 13 % dans le Perche profond, du Gault et de Droué à Savigny) alphabétisés, mais surtout sensiblement moins alphabétisés (de 40 % environ) que le milieu qu’ils quittent : on est cette fois en présence d’une émigration de la médiocrité ; mieux alphabétisés (41 %), les émigrants de Vendôme n’en apparaissent pas moins eux aussi en position défavorable, quoique plus modérément (d’environ 20 % seulement) : cela semble autoriser à les rattacher à notre dernier groupe de cantons, avec beaucoup de prudence cependant, compte tenu des faibles effectifs de migrants concernés31.
61En ce qui concerne les émigrantes, et en laissant à nouveau de côté le cas de Vendôme, pour les mêmes raisons que chez les hommes, trois groupes de cantons peuvent, cette fois encore, être distingués. Le premier court de Mondoubleau et Savigny à La Ville-aux-Clercs et Morée : les émigrantes y sont peu alphabétisées (6 % au maximum), et beaucoup moins que les natives, leur taux de signature ne dépassant jamais le tiers de celui de ces dernières. Avec le second groupe, qui se disperse dans le Perche (Droué, Le Gault), la Beauce (Selommes) et le bas Vendômois (Villedieu, Montoire), le taux des émigrantes s’améliore (de 9 à 17 % selon les cantons), et se rapproche sensiblement de celui des natives, sans cependant l’égaler (puisqu’il n’en représente selon les cas que 79 à 84 %). Enfin, deux cantons présentent des partantes mieux alphabétisées (même si c’est à des niveaux différents : 19 % à Saint-Amand, record du Vendômois rural, 5 % à Villiers) que l’ensemble des natives. Ce trait peut s’expliquer par le voisinage de Vendôme, et l’attrait qu’exercerait la ville sur les plus éclairées des rurales : on voit mal, cependant, pourquoi cet attrait se limiterait à ces deux cantons, alors que d’autres — Selommes et Morée — sont également contigus à la ville, ou tout proches d’elle. En tout état de cause, il faut insister surtout sur le cas de Villiers : bien qu’étant le canton où l’alphabétisation féminine est la plus faible (4 % à peine de signantes), celui-ci trouve le moyen d’« évacuer » ses rares natives alphabétisées ; tout se passe ici comme si dans une situation globale d’analphabétisme féminin, le niveau culturel de celles qui échappent à la règle générale les excluait de ce fait même de leur milieu d’origine, que ce soit de leur propre mouvement — l’alphabétisation prenant alors figure de facteur d’émancipation — ou du fait d’une réaction de rejet, même feutrée, de ce milieu.
Mobilité et profession
62La profession constitue comme l’alphabétisation un critère utile pour étudier la mobilité, du moins au chapitre des arrivées, et pour ce qui est des hommes. Il est possible en effet d’analyser, canton par canton, comment chaque profession s’ouvre ou se ferme aux apports extérieurs, régionaux ou plus lointains. A cette fin, on a calculé dans tous les cantons et pour chaque profession un indice d’enracinement, en rapportant le pourcentage de mariés de cette profession natifs du canton au pourcentage de l’ensemble des mariés du canton eux-mêmes natifs du canton, ce rapport étant ensuite multiplié par 100. Un indice supérieur à 100 atteste une profession moins ouverte que l’ensemble du canton, alors qu’un indice inférieur à ce niveau indique que la profession concernée se montre accueillante aux apports extérieurs. Les graphiques ci-contre présentent les résultats de cette analyse, et situent donc les variations, souvent importantes, de l’indice, entre professions certes, mais aussi, pour une même profession, d’un canton à l’autre. Ils mettent d’abord en évidence les professions qui nulle part ne sont solidement enracinées : les notables, dont l’horizon dépasse le cadre cantonal, les militaires, d’origine lointaine, et dont la carrière implique une grande mobilité, et les meuniers, chez lesquels il se trouve beaucoup d’immigrants. Ils révèlent aussi la position régulièrement voisine de l’indice moyen 100, et le plus souvent légèrement supérieure à ce dernier, que présente en général l’ensemble des cultivateurs et des laboureurs, sauf toutefois dans les cantons où ces gens sont moins nombreux — soit le canton urbain de Vendôme et celui, viticole, de Villiers.
63Mais ce qui apparaît le plus souvent sur les graphiques, ce sont les contrastes qui pour une même profession se font jour d’un canton à l’autre. Ainsi pour les travailleurs de la forêt, où s’opposent l’enracinement des cantons forestiers du nord de l’arrondissement (La Ville-aux-Clercs, décidément très ouvert, excepté) et l’ouverture du canton de Saint-Amand. De même pour l’« industrie » faut-il distinguer Montoire et Vendôme, où des activités variées et bien intégrées à la vie locale rendent compte d’un enracinement honorable, et Le Gault et Morée, où l’implantation, isolée en milieu rural, de la verrerie du Plessis-Dorin ou des forges de Fréteval, se traduit par une forte ouverture à l’extérieur. De telles différences se retrouvent chez les journaliers : bien enracinés dans les régions franchement rurales de la Beauce et du Perche, ils le sont beaucoup moins dans la vallée (Savigny, Montoire, Villiers, Vendôme), où la circulation est plus aisée.
64Avec les travailleurs du textile s’observe un autre contraste, entre les cantons de l’ouest, où leur enracinement est bon, et ceux de l’est, où il est médiocre. Or, ce partage recoupe très précisément celui qui sépare les régions à forte vocation textile de celles où cette activité est moins développée (l’exception du canton de Selommes n’étant qu’apparente, en raison de l’implantation de la manufacture de Meslay sur son territoire). Ainsi s’esquisse une règle — perceptible déjà du reste chez les travailleurs de la forêt et même chez les cultivateurs et laboureurs — selon laquelle un groupe professionnel est d’autant plus enraciné, et fermé aux apports extérieurs, qu’il est massivement implanté, et inversement. Cette règle se vérifie bien chez les vignerons où aux indices élevés de la vallée du Loir viticole (y compris à Montoire et Villiers, sur fond de fort enracinement global) s’opposent les positions dégradées qui s’observent dès qu’on s’éloigne vers la Beauce ou le Perche (à Saint-Amand, Selommes ou Savigny). Bien que globalement moins fermés, les artisans s’y conforment aussi : très ouverts aux apports extérieurs dans les cantons ruraux (sauf à Droué et à Saint-Amand, où les calculs portent, il est vrai, sur de faibles effectifs), ils manifestent au contraire une tendance à l’enracinement dans les cantons urbanisés de Vendôme et de Mondoubleau.
65Ainsi apparaît-il bien que son effectif constitue un important facteur d’enracinement pour un groupe professionnel. On ne développera pas plus avant cette règle ici. Mais il ne fait pas de doute qu’on la retrouvera au moment d’essayer de proposer une interprétation de la mobilité en Vendômois.
LA MOBILITÉ INTERCOMMUNALE.
L’endogamie communale
66L’étude de l’endogamie communale est une voie d’approche classique de la mobilité la plus locale, qu’elle prend en compte en même temps qu’elle intègre des mouvements de plus grande ampleur : elle consiste à évaluer la proportion de conjoints qui habitent au moment de leur mariage la commune où ils se marient. Cette analyse de la relation RM révèle, pour le Vendômois entier, un taux d’endogamie communale de 65 % pour les hommes et de 92 % pour les femmes (ce qui signifie que si la pratique du mariage au domicile de la femme est massive elle n’est pas unanime). En négligeant les très rares mariages où aucun des conjoints n’habite la commune de la cérémonie (cas par exemple des notables qui se marient dans une commune rurale où ils possèdent des attaches, familiales ou terriennes, alors qu’ils demeurent en ville), on peut poser que 57 % des mariages mettent en cause deux conjoints résidant dans la commune, 35 % voient une femme de la commune épouser un homme résidant ailleurs, et 8 % correspondent à la situation inverse d’un résident convolant avec une femme domiciliée hors de la commune. Il va de soi que ces constats ne préjugent en rien du lieu où le nouveau couple va s’installer ; à ce titre, ils ne témoignent pas sur un mouvement (éventuel) à venir ; mais ils informent sur un déplacement, celui dont a résulté la rencontre, qui a eu lieu, et c’est ce qui fait leur intérêt.
67Considéré au niveau des différentes communes, ce taux d’endogamie est étroitement corrélé avec l’effectif de la population (graphique ci-dessous). Chez les hommes, l’endogamie médiane (qui partage les communes en deux groupes égaux, de part et d’autre d’une valeur centrale), comprise entre 50 et 60 % dans les communes de moins de 400 habitants, dépasse 60 % dans celles de 400 à 1 200 habitants, et même 70 % dans celles qui comptent plus de 1 200 habitants. Chez les femmes, l’immense majorité des communes a un taux d’endogamie supérieur à 80 %, dans une proportion d’ailleurs croissante à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des populations communales. De tels constats ne sauraient étonner : l’exogamie communale étant une exogamie de contact, c’est par la périphérie que celle-ci s’effectue et on sait, pour l’avoir déjà vu à propos de la mobilité intercantonale, que la périphérie joue un rôle d’autant moins grand que la population globale est : plus élevée.
68Il n’est guère possible d’aller plus loin dans l’analyse des taux d’endogamie communale : ceux des petites communes n’ont guère de signification, compte tenu du petit nombre de mariages sur lequel ils portent ; dans les plus grandes, on trouve bien des concentrations de communes à faible endogamie dans le canton de Droué (Bouffry, Boursay, Le Poislay) et dans la vallée du Loir (Saint-Firmin, Saint-Pierre, Saint-Martin, Saint-Quentin, Artins) ; mais quelle conclusion tirer de ces taux modestes (ne concernant que les hommes d’ailleurs), dans la mesure où on trouve dans les mêmes secteurs des communes à taux beaucoup plus élevé ?
69De tels constats imposent de recourir à des sources prenant en compte à la fois davantage de mouvements (tous les résidents et non plus les seuls mariés) et une plus grande part des itinéraires migrants (NR plutôt que RM) : c’est ici qu’on retrouve le recensement de l’an IV.
La mobilité intercommunale : un phénomène majoritaire mais inégal
70D’emblée, ce recensement révèle que la mobilité intercommunale est à la fin du xviiie siècle un fait majoritaire en Vendômois, du moins dans le Vendômois rural, auquel on bornera pour l’instant l’analyse. Un échantillon de 38 communes réparties à travers l’ensemble de la région (et rassemblant 42,5 % de la population du Vendômois rural) permet en effet d’établir que 55 % des habitants de plus de 12 ans ne sont pas nés dans la commune où ils résident en l’an IV. Ce constat recoupe, à partir d’une base plus large, les conclusions de l’enquête sur les mariages : en effet, dans les trois cantons du Gault (Perche), de Villiers (vallée viticole) et de Selommes (Beauce), 52,3 % des résidents sont nés dans une autre commune que celle où ils habitent au moment de leur mariage.
71Fait majoritaire, la mobilité intercommunale est aussi un phénomène plus uniformément réparti entre les sexes que la mobilité lointaine, et même que la mobilité proche. L’analyse d’un échantillon plus réduit que le précédent (14 communes), mais lui aussi représentatif des différents secteurs de la région, révèle à cet égard un comportement très voisin d’un sexe à l’autre, avec toutefois, fait nouveau, une légère avance des femmes : 54 % de non-natives chez elles, contre seulement 52 % de non-natifs chez les hommes. Sur ce plan, l’analyse des actes de mariage des cantons du Gault, de Villiers et de Selommes présente une situation quelque peu différente : 58 % de non-natifs chez les hommes, et seulement 47 % chez les femmes. Mais il faut tenir compte des femmes qui résident jusqu’au moment de la cérémonie dans la commune où elles sont nées, qui du reste s’y marient, mais pour qui le mariage va être suivi d’installation ailleurs, chez le nouvel époux. Non sans paradoxe, le mariage traduit ici une stabilité passée et bientôt dépassée, alors que la statistique fondée sur lui ignore le déplacement qu’il va provoquer, et dont il est directement responsable. De ce point de vue, le recensement serre donc la réalité de plus près que les actes d’état civil. Il permet de poser que la part des femmes, qui n’était que de 30 % environ dans les mouvements lointains et qui s’était élevée à 44 % pour les mouvements proches passe, quand on intègre tous les déplacements dans le calcul, à 51 % : en d’autres termes, plus on s’attache à des mouvements de faible amplitude, et plus les femmes sont nombreuses parmi les migrants.
72Encore convient-il de bien s’entendre sur ce dont on parle. La notion de mobilité lointaine, telle qu’elle a été définie lors de l’étude sur les mariages, est claire, puisqu’elle suppose un déplacement entre l’extérieur du Vendômois et de ses marges d’une part, le Vendômois de l’autre. Tout aussi claire est la notion de mobilité proche qui implique franchissement d’une limite communale, mais sans sortir des bornes de la région. La mobilité intercommunale au contraire, qui se définit par un changement de commune, quelle que soit la distance séparant la commune de départ de la commune d’arrivée, intègre l’ensemble des mouvements, les plus proches comme les plus lointains. Dès lors, la question est de savoir quels sont, parmi tous ces mouvements, ceux qui la dominent quantitativement, puisque ce seront eux qui seront concernés d’abord par les résultats de cette analyse de la mobilité intercommunale. Muet sur l’amplitude géographique de la mobilité, le recensement de l’an IV ne permet pas de résoudre ce problème. Mais on peut remédier à cet inconvénient grâce aux données des actes de mariage. L’étude des mariés résidant dans les trois cantons précités et nés dans une autre commune que celle où ils convolent montre que 75 % d’entre eux (pour les hommes) et 84 % (pour les femmes) ont vu le jour dans une commune du canton où ils vivent ou d’un canton limitrophe. Mesurés par canton, ces taux ne descendent jamais en dessous de 73 % chez les hommes (à Villiers) et de 79 % chez les femmes (au Gault). C’est dire que compte tenu de la superficie moyenne d’un canton révolutionnaire32 tous ces gens relèvent bien d’une micro-mobilité rurale, et que c’est bien cette dernière qu’on atteindra à travers cette analyse.
73Dans le détail, la mobilité intercommunale, dont on n’a jusqu’ici proposé que des évaluations globales, est affectée par d’importantes variations locales. Celles-ci tiennent d’abord à la taille des communautés : une population a d’autant plus de chances d’enfermer en son sein les deux bornes d’un mouvement qu’elle est de taille plus réduite. L’analyse du cas des 38 communes déjà évoquées montre bien comment la mobilité est en raison inverse de l’effectif de la population.
74Mais ce tableau ne rend pas compte de toute la réalité. Ainsi n’explique-t-il pas que dans la commune percheronne du Plessis-Dorin — qui a donné naissance quelques années plus tôt au mouvement des taxateurs33 — 87 % des 448 habitants de plus de 12 ans soient nés hors de la commune, alors qu’à Trôo, dans la vallée du Loir, pour un effectif légèrement plus réduit — 420 individus de plus de 12 ans —, le taux de non-natifs n’est que de 25 %. Des différences aussi considérables par rapport à ce que laisserait attendre une simple relation mécanique entre population et taux de non-natifs invitent à rechercher quels autres facteurs peuvent influer sur le degré de mobilité des populations rurales vendômoises.
75A cet égard, on s’est attaché d’abord à comparer leur comportement dans chacun des trois grands secteurs de la région, Perche, vallée du Loir et Beauce. Dans ce but, on a pour chacun de ces secteurs, à partir des coordonnées (effectif de la population-taux de non-natifs) de toutes les communes prises en compte sur le tableau ci-dessus qui en dépendent, déterminé une droite de régression linéaire : par-delà une certaine dispersion, celle-ci exprime la situation moyenne des communes de l’ensemble considéré. Or ces droites, limitées sur le graphique ci-contre aux segments à population effectivement représentée, révèlent par leur disposition une nette hiérarchie entre les différents secteurs. Elles montrent par exemple que pour une communauté de 500 individus de plus de 12 ans, on compte en moyenne 63 % de non-natifs dans le Perche, 53 % en Beauce et 45 % dans la vallée du Loir ; ces résultats concordent fort honorablement avec ceux de l’enquête sur les mariages, selon laquelle on compte 61,2 % de non-natifs dans le canton percheron du Gault, 59,5 % dans le canton beauceron de Selommes et 41,3 % dans celui de Villiers, installé dans la vallée du Loir. Mais le recensement de l’an IV permet d’affiner encore ces conclusions. Ainsi révèle-t-il une hypermobilité au cœur du Perche (autour de Choue et du Plessis-Dorin), alors que dans la Beauce la plus caractérisée, celle de Selommes, les mouvements se font plus mesurés — ce qui accentue le contraste Beauce-Perche. La vallée du Loir semble bien quant à elle connaître dans son secteur le plus viticole des taux de mobilité plus faibles encore que ceux qu’indique la droite de régression de cette zone34. Par ailleurs, la comparaison de la pente des trois droites de régression est en elle-même porteuse d’informations, qui vont dans le sens d’une confirmation de la hiérarchie de la mobilité entre les trois grands secteurs de la région : en effet, si partout le taux de non-natifs décroît quand augmente la taille des communautés, cette décroissance est plus rapide en milieu stable (où la pente est forte) qu’en milieu mobile (où elle l’est moins). En d’autres termes, le facteur stabilisant que constitue la taille des communautés est d’autant plus efficace qu’on est en milieu globalement moins mobile.
76S’agissant de la mobilité mesurée par groupes professionnels — ceux-ci toujours considérés à travers les hommes seulement —, l’analyse du recensement met d’abord en évidence une importante masse centrale (70 % de l’effectif global) dans laquelle se retrouvent les grandes catégories paysannes (cultivateurs, laboureurs, journaliers) ainsi que les artisans et les travailleurs de la forêt, et dont la mobilité est proche de la moyenne (45 à 54 % de non-natifs). Deux groupes, qui rassemblent chacun 15 % de la population totale, font exception à ce comportement moyen : celui des professions stables, vignerons et travailleurs du textile, dont le taux de non-natifs est de l’ordre de 30 % ; et celui, plus hétérogène, des professions mobiles (70 % de non-natifs au moins), où se retrouvent les notables et les militaires, les meuniers, les jardiniers, les travailleurs de la forêt et surtout — les plus nombreux — les domestiques et les bergers. Pour la plupart, ces constats recoupent ceux de l’analyse des actes de mariage. Ces derniers reçoivent même dans le détail des confirmations supplémentaires. Ainsi, pour s’en tenir à un exemple, dans le cas des professions les plus stables, vignerons et travailleurs du textile : en effet, cette fois encore, ceux-ci ne sont stables que là où ils sont nombreux — dans la vallée du Loir pour les premiers, dans l’Ouest pour les tisserands — alors qu’ils sont beaucoup plus mobiles lorsqu’ils sont minoritaires35.
La mobilité intercommunale au fil de l’existence
77A travers l’indication de la date d’entrée des non-natifs dans la commune, le recensement de l’an IV présente un paramètre temporel du phénomène migratoire. Cette indication permet, on le sait, d’espérer rétablir une double histoire, celle, collective, des migrations constatées en Vendômois pendant les dernières décennies du xviiie siècle, et celle, plus individuelle, des migrants dont le recensement a enregistré le mouvement. Négligeant pour l’instant la première de ces histoires, réservée pour le chapitre suivant, on s’attachera ici à l’étude de l’âge de la mobilité.
78Cette analyse appelle une grande prudence, puisqu’elle repose sur un recensement qui ne retient pour chaque migrant que le dernier mouvement effectué, sans permettre de préjuger de ce qui s’est passé avant. Cependant, elle permet de conclure, à partir de la prise en compte de l’âge d’entrée dans la commune, à un net maximum des mouvements au moment du mariage, vers 25 ans chez les femmes, vers 30 ans chez les hommes, comme le montre le graphique ci-contre36. Le mariage correspond donc à la concrétisation de la mobilité juvénile, en même temps qu’à la fixation du migrant ou de la migrante. D’autre part, l’analyse précise l’observation déjà présentée à propos du rapport entre mariage et mobilité féminine : en effet, non seulement les femmes ont une mobilité supérieure à celle des hommes (hormis dans quelques communes beauceronnes), mais à lire le graphique, il apparaît que le maximum de l’âge au mariage est plus marqué sur leur courbe que sur celle des hommes (alors qu’elles se déplacent moins que les hommes avant de convoler). Tout cela semble bien signifier que si on se marie très majoritairement chez la femme ces unions entre gens de communes différentes sont suivies, dans une majorité de cas, d’une installation chez l’homme.
79Il n’est pas indifférent, par ailleurs, de souligner la longueur du délai constaté pour les deux sexes (encore qu’inégalement de l’un à l’autre) entre l’âge des premiers mouvements (entre 10 et 14 et surtout 15 et 19 ans) et celui de la stabilisation qu’entraîne le mariage. C’est une longue phase d’instabilité géographique (cinq à dix ans chez les femmes, dix à quinze chez les hommes) qui se trouve ainsi ménagée dans l’existence des individus mobiles — les plus nombreux — avant le double établissement, professionnel et/ou conjugal. On retrouvera, avec des caractères d’ailleurs exacerbés, cette mobilité juvénile à propos du comportement de certains groupes professionnels.
80Mais l’étude du rapport entre âge et mobilité doit dépasser cette approche globale. Il lui faut tenir compte du fait que le recensement mêle des individus d’âges variés, et donc inégalement avancés dans leur carrière migrante. Pour distinguer ces derniers, le graphique ci-dessus les situe en fonction de leur âge en l’an IV et de l’âge auquel ils sont entrés dans la commune (ou de leur caractère de natif). A l’intérieur de ce graphique, quelques axes permettent d’effectuer des partages significatifs : entre jeunes ayant moins de 40 ans en l’an IV et vieux ayant alors dépassé cet âge ; entre immobiles (les natifs) et mobiles (les immigrants), et parmi ces derniers entre mobilité précoce de ceux qui sont entrés dans la commune avant l’âge de 30 ans et mobilité tardive de ceux qui y sont entrés après ; enfin entre mobilité récente, ne remontant pas à plus d’une dizaine d’années, et mobilité ancienne, antérieure à ce délai. C’est sur de tels partages que sont fondées les analyses qui suivent.
81L’analyse de la répartition des différents groupes professionnels en fonction du rapport entre immobilité, mobilité précoce et mobilité tardive (graphique ci-contre) met d’abord en évidence un puissant noyau central de professions à mobilité moyenne : en son sein, les artisans connaissent une mobilité légèrement plus précoce que les groupes paysans (journaliers exceptés). Ce contraste se retrouve, accentué, entre les deux groupes les plus stables, travailleurs du textile, plus précoces, et vignerons. Ces constats suggèrent une instabilité plus prolongée des paysans — déplacements, puis remise en mouvement — alors que chez les artisans et les gens du textile (essentiellement les tisserands de l’Ouest), une première phase de déplacement déboucherait sur une implantation plus définitive, rarement suivie d’un nouveau mouvement : le rapport à la clientèle serait donc plus stabilisant que le rapport au travail agricole.
82Mais c’est parmi les professions à forte mobilité que les plus belles différences se font jour. D’un côté, en effet, des milieux à mobilité tardive où se retrouvent les groupes pour lesquels le mouvement est à la base de carrières (militaires) ou de stratégies (notables), ceux aussi, spécialisés et donc très minoritaires pour lesquels tout changement implique presque toujours passage dans une autre commune (jardiniers, meuniers). De l’autre, les domestiques ruraux et les bergers, dont la forte mobilité est une mobilité précoce. On ne peut s’en étonner, quand on sait qu’il s’agit là d’activités effectuées principalement par des jeunes, car peu compatibles avec l’établissement conjugal. Ce qui est plus remarquable est l’hypermobilité de ces milieux, bien supérieure à la simple probabilité statistique : alors que des bergers et plus encore des domestiques sont partout nécessaires, tout se passe comme si l’entrée dans cet état imposait absolument un changement de commune. Comportement massif, plus facile à constater qu’à expliquer : cette expatriation provisoire des jeunes est-elle considérée par la société rurale comme une étape obligée, à la fois initiatrice et émancipatrice ? Ou, version plus négative, les jeunes ruraux préfèrent-ils passer loin de leurs proches un temps qui se situe au bas de l’échelle des valeurs sociales paysannes ? Le phénomène doit-il être imputé plutôt aux exploitants employeurs, qui privilégieraient l’embauche de domestiques étrangers à leur commune ? Ce sont là des questions auxquelles, en bonne méthode, le recensement de l’an IV ne permet pas de répondre. Retenons seulement l’intensité de cette hypermobilité domestique, qui illustre tout particulièrement l’importante mobilité juvénile suggérée déjà par l’étude des âges d’entrée dans la commune.
83La prise en compte de la mobilité récente est également instructive, comme le montre l’exemple des trois communes de Choue, dans le Perche, de Lunay, dans la vallée du Loir, et de Selommes, en Beauce37. En ce qui concerne la mobilité d’ensemble, ces trois communes confirment la hiérarchie déjà présentée entre les trois grands secteurs du Vendômois : 66 % de non-natifs à Choue, 57 % à Selommes et 31 % à Lunay ; elles la confirment aussi pour ce qui est du rapport entre les mobilités masculine et féminine : surmobilité féminine à Choue (67 % contre 65 %) et à Lunay (33 % contre 29 %), surmobilité masculine au contraire à Selommes (61 % contre 52 %).
84Par rapport à cette mobilité globale, la mobilité récente apparaît assez remarquablement constante de l’une à l’autre des trois communes : les mouvements récents sont le fait de 47 % des non-natifs de Choue, de 45 % de ceux de Lunay et de Selommes ; et les différences qui s’observent d’un sexe à l’autre — jamais plus d’un point ou deux — semblent peu significatives.
85Il est tentant de conclure à partir de là à une répartition homogène des mouvements récents au sein du groupe des non-natifs. Mais l’examen de la relation entre mobilité récente et mobilité globale d’une part, entre mobilité récente et population de l’autre, en fonction de l’âge des individus concernés montre qu’il serait abusif de le faire. Concernant les femmes d’abord, elles présentent à Choue et à Lunay, comme on pouvait s’y attendre, un maximum de mobilité récente dans la jeune génération ; mais après une décroissance, amorcée dès le vingtième anniversaire à Lunay, avec la trentaine à Choue, s’observe (à partir de 40 ans à Lunay, et de 50 à Choue) une reprise de cette mobilité : il y a donc bien, dans ces deux communes, pour un nombre non négligeable de femmes (près de 40 % des septuagénaires de Choue par exemple) remise en mouvement pendant la deuxième partie de leur vie. A Selommes, un tel phénomène ne s’observe pas aussi nettement : toutefois, on constate ici que des quinquagénaires aux sexagénaires, la mobilité récente se stabilise par rapport à la mobilité générale, et qu’elle connaît même une légère reprise si on la rapporte à l’ensemble de la population. Partout donc s’esquisse peu ou prou une remise en mouvement des femmes ayant dépassé la cinquantaine, voire la soixantaine. On peut penser qu’une telle reprise de la mobilité est à mettre au compte de veuvages entraînant retour chez les enfants et particulièrement, s’agissant de veuves, chez les filles. Si une telle hypothèse était vérifiée, la remise en mouvement observée au soir de la vie serait en relation avec celle entraînée par le mariage : on comprendrait assez bien alors qu’elle soit plus réduite à Selommes, puisque dans cette zone beauceronne le mariage entraîne, on le sait, moins de mobilité féminine qu’ailleurs.
86Rien de comparable chez les hommes, du moins à Choue et à Selommes, où l’importance de la mobilité récente ne cesse de décroître, à mesure que l’âge avance. A Lunay en revanche — pourtant la moins mobile des trois communes —, on assiste au tournant de la cinquantaine à une reprise de la mobilité récente. Mais cette reprise n’est pas durable : l’importance de la mobilité récente s’abaisse à nouveau chez les sexagénaires, et plus encore chez les septuagénaires.
87Une dernière analyse, prenant en compte le statut professionnel des migrants, peut utilement éclairer ces constats, en même temps que préciser un peu plus les traits de la mobilité tardive et de la mobilité récente. A cette fin, et pour les seuls individus de plus de 40 ans (car pour les autres, la mobilité récente se confond avec la mobilité juvénile), les graphiques, p. 230, mettent en relation pour chacune des trois communes, et pour les différents groupes professionnels qui y sont représentés, le pourcentage global de non-natifs et la proportion de ceux d’entre eux qui ont connu une mobilité récente.
88La comparaison entre le cas de Choue et celui de Selommes révèle sans surprise que la mobilité est plus forte dans la première commune ; mais elle indique aussi qu’elle s’y prolonge plus longtemps. A suivre ces deux exemples, il apparaît donc que non seulement les Percherons se déplacent davantage que les Beaucerons, mais encore qu’ils peuvent le faire plus tardivement, ce qui renforce leur image mobile. En ce qui concerne les groupes professionnels, ceux de Selommes se conforment tous à la règle d’une mobilité ancienne, donc tôt interrompue (notables et travailleurs du textile étant trop peu nombreux pour fonder une conclusion solide). A Choue au contraire, il faut distinguer le cas des gens du textile, des artisans et des meuniers, dont la mobilité ancienne renvoie à la stabilisation précoce d’installation déjà présentée, et celui des paysans, dont les mouvements peuvent se prolonger plus longtemps ; comme ces derniers sont aussi les plus mobiles, il en résulte que les points du graphique (celui des meuniers excepté) se disposent selon un axe de direction sud-ouest -nord-est : concrétisation de la règle selon laquelle la mobilité récente est ici en raison directe de la mobilité globale.
89Tout autre est le cas de Lunay où les axes du graphique montrent qu’on se déplace beaucoup moins, mais également beaucoup plus tardivement que dans les communes précédentes. Et il est frappant que des artisans (qui obéissent ici encore au schéma de la stabilisation d’installation) aux vignerons, l’axe des points du graphique se dispose cette fois selon un axe orienté nord-ouest - sud-est. Autrement dit, la règle qui vaut pour l’ensemble de la commune vaut aussi pour les groupes professionnels qui y sont représentés : les plus mobiles cessent tôt leur mouvement, alors que les moins mobiles, lorsqu’ils se déplacent, peuvent le faire tardivement. Au moment d’interpréter tous ces faits, il faudra se souvenir que ce dernier cas est celui des cultivateurs et des vignerons, soit de gens qui font figure d’élite paysanne.
Le cas urbain
90Il reste, au terme de cette analyse de la mobilité intercommunale, à considérer ce qui se passe en ville. On le fera à partir du cas de Vendôme, en s’en tenant à l’examen de la situation de la ville proprement dite et de ses faubourgs, à l’exclusion de celle des villages dispersés sur le terroir étendu de cette commune. Une telle limite, imposée par la mauvaise qualité du recensement de l’an IV en ce qui concerne les villages, n’empêche pas l’étude de saisir l’essentiel de la population urbaine — 4063 des 4 757 individus de plus de 12 ans recensés, soit 85 % d’entre eux. Mieux : l’élimination du champ de la recherche des villages, aux caractères ruraux marqués, permet de mieux cerner la partie la plus spécifiquement citadine de la population vendômoise.
91Compte tenu de la place que tient la mobilité proche dans la vie régionale — y compris à Vendôme, l’étude des mariages l’a montré —, la majorité des mouvements qui amènent des non-natifs à la ville sont d’amplitude réduite, et donc d’origine rurale. Il ne faut donc pas attendre de la mobilité observée à Vendôme des caractères très différents de ceux constatés dans les campagnes : le plus souvent, les déplacements qui aboutissent à la ville présentent les mêmes traits que ceux qui s’effectuent entre communes rurales — ainsi en ce qui concerne la répartition des âges d’entrée des non-natifs dans la commune (graphique, p. 231). Cependant, le caractère urbain de Vendôme ne peut demeurer complètement sans influence sur la mobilité qui s’y observe : les actes de mariage témoignent aussi sur ce point, par exemple pour ce qui est des mouvements de grande amplitude. Par rapport à la mobilité décrite dans les campagnes de la région, il n’est donc pas illégitime, sur fond de similitude d’ensemble, de prévoir dans le cas vendômois quelques infléchissements. C’est à cerner ces décalages, instructifs sur la singularité urbaine, que doit s’attacher cette analyse.
92S’agissant de la mobilité globale, hommes et femmes confondus, Vendôme fait figure de milieu relativement stable, puisque le taux de non-natifs n’y est, à suivre le recensement de l’an IV, que de 34 %. Ce constat s’accorde assez bien à l’image d’un milieu original, caractérisé par un certain nombre de spécificités, socioprofessionnelles notamment, elles-mêmes génératrices d’enracinement. Ajoutons qu’en première analyse la mobilité qui se constate ainsi est une mobilité juvénile, dont le maximum correspond comme à la campagne, pour chacun des deux sexes, à l’âge du mariage.
93Mais contrairement à ce qui se passait dans les campagnes, le taux de non-natifs que révèle le recensement est sensiblement différent de celui qui se déduit des actes de mariage, lequel est de 44 %. Cet écart de dix points est trop considérable pour tenir à la seule différence pouvant exister entre les populations prises en compte par les deux sources : ville intra-muros et faubourgs dans un cas, ensemble du terroir vendômois dans l’autre. Il ne peut être davantage imputé au fait que les actes de mariage concernent prioritairement la génération des 20-30 ans, alors que le recensement s’attache à toutes les classes d’âge : l’analyse de ce dernier révèle en effet que la proportion de non-natifs n’est pas moindre parmi les plus âgés que parmi ceux qui sont en âge de se marier — au contraire. En revanche, il n’est pas sans intérêt de se souvenir que le recensement constitue un instantané alors que l’analyse des actes de mariage étend l’observation sur six ans. Cette dernière n’est-elle pas amenée dès lors à prendre en compte, outre les unions qui résultent des mouvements de la population urbaine strictement entendue (mouvements qu’enregistre le recensement), celles qui sont issues d’une mobilité qui lui est plus extérieure, et qu’on pourrait qualifier de mobilité de passage, un peu comme les registres de l’hôtel-Dieu enregistrent une mortalité de passants, qui vient dans la comptabilité des enterrements vendômois s’ajouter à ceux qui concernent la population locale ? La mobilité de passage qu’on évoque ici n’est certes pas propre à la ville, et les campagnes de la région ne l’ignorent pas, mais en tout état de cause, c’est la ville, bien plus que le village, qui en cristallise les temps forts, mort et surtout mariage. Voici qui précise un peu plus l’image de la ville précédemment esquissée : caractérisée par une assez forte stabilité, celle-ci n’en est pas moins accueillante à une certaine mobilité, conformément d’ailleurs au schéma classique d’un monde urbain dont le relatif anonymat constitue un facteur d’ouverture à ceux qui arrivent de l’extérieur.
94Cependant, une telle hypothèse ne peut à elle seule rendre compte de l’écart constaté. Celui-ci doit être rapporté aussi au fait, déjà relevé à la campagne, que le mariage peut être directement responsable d’un changement de résidence — sans que l’acte en porte la trace, puisqu’il indique la résidence effective jusqu’au jour de la cérémonie. Soit un résident non-natif dont le mariage va entraîner le départ de la ville : son acte de mariage le classe parmi les non-natifs, un recensement effectué quelques semaines plus tard ne le rencontre plus, et donc ne le comptabilise pas ; que de telles carrières migrantes — installation temporaire en ville prenant fin avec le mariage — se répètent assez souvent, six ans d’actes de mariage en révéleront un nombre important, alors qu’un recensement en saisira beaucoup moins. Sans doute un tel phénomène n’est-il pas nécessairement à sens unique : mais l’analyse statistique indique que dans ce cas les mouvements orientés dans le sens qui vient d’être décrit l’emportent sur ceux qui pourraient se développer en sens inverse.
95L’examen de la situation sexe par sexe permet de préciser davantage ce point. En effet, le phénomène qui vient d’être décrit affecte bien davantage les femmes que les hommes : des actes de mariage au recensement, le taux de non-natifs de ces derniers ne s’abaisse que de 5,5 points (de 44 % à 38,5 %) alors que chez les femmes la chute atteint 14,3 points (de 46 % à 31,7 %). S’esquisse donc, pour les hommes parfois, mais surtout pour les femmes, le type du jeune rural venu à Vendôme chercher à l’âge des premiers établissements un travail, de domestique notamment, et que le mariage ramène au village, celui d’origine ou un autre. Que le phénomène soit surtout féminin est confirmé par le fait que la mobilité des femmes est à la ville une mobilité juvénile, tôt stabilisée, alors que celle des hommes peut se-prolonger plus tardivement, comme le montre l’analyse des âges d’entrée dans la commune.
96La mobilité juvénile temporaire qui apparaît ainsi en pleine lumière ne concerne pas que la ville : elle affecte aussi les campagnes, dont sont originaires les ruraux qu’accueille pour quelque temps la ville ; d’autre part, des phénomènes du même ordre jouent peut-être entre communes rurales. Mais hors de la ville elle est beaucoup moins perceptible : parce qu’au niveau des relations entre la campagne et le milieu urbain, elle ne concerne, pour une commune rurale, que quelques cas difficilement décelables d’un point de vue quantitatif ; quant aux échanges entre communes rurales, il est clair que leur trace est largement effacée par des phénomènes de compensation.
97L’analyse professionnelle du recensement urbain ne bouleverse guère les conclusions établies à partir de ses homologues ruraux. Le graphique, p. 234, met d’abord en évidence l’existence d’un fort noyau central, dont les taux de mobilité (totale, précoce et tardive) sont proches de la moyenne urbaine. S’y retrouvent des groupes caractéristiques de la société citadine (marchands-fabricants, nombreux artisans) ainsi que les journaliers et les travailleurs de la forêt. Typiques également du milieu urbain tout un ensemble de groupes qui par rapport aux précédents apparaissent, sur fond de stabilité globale assez comparable, plus tôt fixés, les remises en mouvement tardives étant relativement rares. On songe ici à la mobilité d’installation déjà évoquée à propos des campagnes : c’est le cas des notaires et des praticiens, des gens exerçant des activités liées à un certain luxe citadin, des cordonniers, des tanneurs, des gantiers, des papetiers et plus encore des tuiliers et des carriers.
98Les vignerons occupent, par rapport aux catégories précédentes, une situation originale. Globalement, ils sont plus stables que la plupart d’entre elles, mais ils peuvent bouger plus tardivement : leur comportement est donc très comparable à celui qui a déjà été décrit chez leurs homologues de Lunay.
99Parmi les professions très mobiles se retrouvent, avec des effectifs il est vrai modestes, celles déjà rencontrées dans les campagnes : bergers et domestiques, dont les déplacements atteignent le terroir urbain, et pour lesquels domine la mobilité juvénile, meuniers aussi, dont les déplacements s’étalent davantage au fil de l’existence ; militaires et gendarmes, plus nombreux ici qu’à la campagne, sont également très mobiles, avec des déplacements sensiblement plus tardifs. D’autres groupes, peu enracinés en ville, connaissent une mobilité à la fois forte et souvent tardive : cultivateurs, sabotiers, artisans du textile. Médecins et enseignants présentent des traits voisins, probablement liés à des impératifs de carrière. On peut souligner enfin comment aubergistes et voituriers, dont les activités sont liées (le roulage s’articulant généralement à partir dès auberges) présentent, sur fond de mobilité globale assez forte, et très voisine, un comportement symétrique : les aubergistes dont l’entreprise cristallise les échanges cessent tôt de se déplacer, alors que leur mobilité professionnelle, liée à ces échanges, paraît incliner les voituriers à de fréquents déménagements.
LA MOBILITÉ : ESSAI D’INTERPRÉTATION
100Les observations qui précèdent ont livré de nombreuses informations sur la mobilité en Vendômois à la fin du xviiie siècle. A les suivre, il n’est pas douteux que l’image d’une société largement mobile suggérée par les notations impressionnistes rapportées au début de ce chapitre a été pleinement confirmée par l’analyse quantifiée : le mouvement des hommes et des femmes s’inscrit bien au cœur de la vie sociale de cette époque, pour ceux qui se déplacent comme pour ceux qui demeurent stables.
101C’est à partir de ce constat qu’il convient maintenant de replacer la mobilité dans la perspective plus vaste de l’ensemble de la vie sociale. En raison de la manière dont la mobilité imprègne tous les aspects de cette dernière, une telle tentative ne doit pas viser à mettre en évidence une relation simple entre l’une et l’autre. Au contraire, des approches complémentaires s’imposent ici, et ce n’est qu’à partir de leur confrontation qu’on peut espérer mieux comprendre le phénomène. Trois d’entre elles ont été privilégiées, toutes attentives à considérer comment la mobilité s’inscrit sur des plans variés de la vie du Vendômois et de ses habitants : d’abord sur le terrain même où se développent les mouvements ; ensuite à travers les groupes sociaux qui se déplacent, ou ne se déplacent pas ; et enfin dans les esprits, et la manière dont l’espace où se déploie cette mobilité y est perçu. La géographie de la mobilité, le rapport entre mobilité et société, et celui entre société et espace : tels sont donc les trois thèmes qu’on abordera successivement dans cet essai d’interprétation des mouvements constatés au sein des populations vendômoises.
LA GÉOGRAPHIE DE LA MOBILITÉ
102Définir une géographie de la mobilité revient à préciser les caractéristiques spatiales des mouvements observés, et autant que possible à en rendre compte. Mais l’apparente simplicité d’une telle définition recouvre en fait deux réalités différentes, même si elles sont liées : d’une part, les mouvements eux-mêmes, considérés dans leur amplitude, leur direction, leur orientation ; d’autre part, l’inégalité de comportement qui d’un lieu à l’autre se fait jour, en matière de mobilité, pour les départs comme pour les arrivées. En d’autres termes, et pour parler bref, une géographie des mouvements, et une géographie du mouvement : c’est à chacune d’entre elles qu’on s’attachera successivement.
La géographie des courants migratoires
103Les principaux courants de cette géographie ayant été précisés au fil des analyses précédentes, on n’en reprendra pas ici le détail, renvoyant pour cela aux cartes alors élaborées à propos de leurs indications. Le propos, cette fois, est d’une autre nature : conformément au programme qui vient d’être fixé, il est de rendre compte globalement de la géographie ainsi constatée.
104A cet égard, l’échantillon vendômois permet d’abord, en dépit même de sa taille modeste, de repérer quelques-unes des grandes tendances de la mobilité dans la France de la fin du xviiie siècle. Il témoigne aussi bien sur les remues d’hommes qui tirent alors leur origine des zones montagneuses et particulièrement du Massif central que de la migration éclairée qui par-delà la ligne Saint-Malo - Genève se développe depuis les zones alphabétisées du nord-est vers celles, nettement attardées sur ce plan, du sud-ouest. Surtout, il est instructif sur le puissant mouvement qui se développe depuis les bocages de l’Ouest vers les plaines découvertes du centre du Bassin parisien : plus largement, ce mouvement doit sans doute être rattaché à celui que fait naître, directement ou indirectement, l’appel de Paris, puissant on le sait au xviiie siècle, quand cette ville gagne, essentiellement grâce à son solde migratoire, plusieurs centaines de milliers d’habitants38. On n’insistera pas davantage sur ces constats, qui renvoient à des réalités par ailleurs assez bien connues. Mais à côté des travaux centrés sur une zone d’émigration caractérisée — comme ceux d’Abel Poitrineau sur les hautes terres auvergnates et plus largement les zones de montagne —, ou de ceux qui s’attachent à un foyer d’immigration bien attesté — tel le cas bordelais analysé par Jean-Pierre Poussou39 —, une recherche enracinée dans un terroir sur ce plan plus banal, comme l’est le Vendômois, peut apporter confirmations et précisions, et donc contribuer aussi à améliorer notre connaissance des migrations d’autrefois.
105D’un point de vue plus local, c’est évidemment le courant migratoire enraciné dans les bocages du Maine et orienté vers l’est qui retient d’abord l’attention. Il doit être considéré d’autant plus attentivement que sa réalité se vérifie à tous les niveaux : mouvements de grande amplitude et déplacements plus proches, mobilité définitive et migrations saisonnières répétées année après année au moment des grands travaux agricoles. Entre ces différents niveaux de mobilité s’observent de multiples correspondances : ainsi peut-on constater que les déplacements saisonniers favorisent des mouvements définitifs, cependant que la frontière entre mouvements proches et mouvements lointains apparaît très perméable, la répétition des premiers pouvant au cours d’une existence ou sur quelques générations engendrer les seconds.
106La source judiciaire permet d’aller plus loin, en montrant combien l’orientation majoritaire de la mobilité locale caractérise en réalité l’ensemble de la vie sociale, jusque dans ses aspects délinquants ou criminels. Ainsi, lors de l’affaire du crime des Jacottins, en août 1788, Jeanne Rousselet, domestique des Bourdilleau — les victimes de cette sanglante agression —, raconte à Marie Noël, fille lingère de Villedieu, « que les assassins étaient au nombre de 30 et qu’ils s’étaient dit de la province de Bretagne » — ce qu’elle confirme quelques jours plus tard au bailli de la justice de Querhoent40. Ces assertions, demeurées invérifiées, et dont Jeanne Rousselet ne faisait pas état dans ses premiers témoignages, ne sont certes pas prouvées. Sans doute en les énonçant, leur auteur, soupçonnée de complicité avec les agresseurs, ne vise-t-elle qu’à brouiller les pistes. Mais une telle hypothèse plaide pour la vraisemblance de ses affirmations : réelle ou imaginée, l’existence d’une bande venue de Bretagne pouvait en bas Vendômois passer pour plausible à la fin du xviiie siècle, et c’est bien là d’abord ce qui importe à notre propos41.
107Une autre affaire est très éclairante sur ces courants criminels venus de l’Ouest. Elle met en cause deux hommes accusés de vol d’étoffe à Parce, en Anjou, et arrêtés à la clameur publique près de Montoire42. L’important ici tient moins aux faits qu’aux révélations faites par les accusés lors de leur interrogatoire : l’un d’eux, Antoine Jouve, avoue pratiquer la contrebande du sel depuis l’Anjou ; et de fait, son complice Louis Rocheron confirme qu’il ne connaît à Jouve « aucun autre commerce que celuy de contrebande du sel et du tabac ». Ainsi se trouve attesté dans la région ce type de trafic, dont on sait qu’en raison des inégalités criantes de la fiscalité indirecte il prend corps aux confins de l’Anjou et du Maine d’une part, de la Bretagne de l’autre.
108Mais si les dossiers de justice permettent d’illustrer l’orientation majoritaire ouest-est de la mobilité à motivations illicites, il n’est pas sans intérêt de se pencher sur le cas des mouvements de sens opposé. L’approche en est possible à partir de la géographie des menées de la bande de Charles Hulin, dit Le Blond, qui peut être rétablie à partir des jugements rendus contre ses membres à la connétablie d’Orléans à pardr de 178243. S’insérant dans la tradition des bandes beauceronnes particulièrement actives au xviiie siècle, et dont celle d’Orgères représentera à l’époque révolutionnaire le type le plus accompli44, volontiers manieurs de coutre et à l’occasion chauffeurs de pieds, les hommes et les femmes qui suivent Hulin écument surtout les grandes plaines céréalières du centre du Bassin parisien, Beauce, Brie, Gâtinais et plateaux du sud de Paris. Mais leur champ d’action déborde largement ce cadre : au fil des procédures se découvrent des forfaits accomplis en Blésois, en Sologne et en Berry, en Champagne, en Nivernais, en Bourgogne et jusqu’en Franche-Comté, voire au-delà. Or, s’il n’est pas exceptionnel de les voir fréquenter la zone d’Ouzouer-le-Marché, Marchenoir et Autainville, on ne les rencontre pratiquement jamais plus loin vers l’ouest, et le Vendômois ignore à peu près complètement leur présence45 : installé sur les confins du bocage, celui-ci marque bien la limite des incursions des bandes des grandes plaines, que pourtant les distances ne rebutent pas dans d’autres directions. Ce constat ne met pas seulement en évidence, une fois de plus, la dissymétrie géographique qui caractérise si fortement la mobilité dans la région. Il suggère que la pente démographique qui s’établit des bocages (relativement) surpeuplés de l’Ouest vers les plaines moins densément occupées du centre du Bassin parisien se remonte difficilement, et que les mouvements orientés de l’est vers l’ouest sont bien atypiques. Retenons cette conclusion, à laquelle d’autres mouvements, en d’autres circonstances, donneront une force particulière.
Une mobilité différenciée selon les milieux
109Si la géographie des mouvements conduit à privilégier les déplacements d’une certaine ampleur, qui seuls permettent de repérer clairement une orientation, la géographie du mouvement doit au contraire intégrer à l’analyse la mobilité la plus locale, celle qui se joue entre communes voisines. C’est pourquoi, sans négliger les actes de mariage, on appuiera plutôt les développements qui suivent sur l’analyse du recensement de l’an IV46. Partant des importantes différences de comportement révélées par ce dernier en madère de mobilité intercommunale — notamment la décroissance de la mobilité observée du Perche à la Beauce et à la vallée du Loir —, tout le problème est d’en rendre compte en les rapportant à des facteurs d’explication pertinents.
110A cet égard, et puisque l’étude de la mobilité locale a été conduite à partir de l’analyse du franchissement des limites communales, il faut d’abord s’interroger sur ces dernières, et ce qu’elles représentent dans la vie sociale. Ce qui revient à poser la question de la réalité communale : l’organisation de l’habitat ouvre une piste essentielle pour tenter de la résoudre.
111Sur ce point, la carte de Cassini fournit, on le sait, une première approche en mettant nettement en évidence, pendant le second xviiie siècle, le contraste entre l’habitat percheron dont le fouillis typographique des toponymes traduit l’extrême dispersion et celui, beaucoup plus groupé, de Beauce, matérialisé par de véritables agglomérations villageoises (même si elles sont de petite taille), bien individualisées par rapport aux espaces découverts qui les entourent, et où ne se repèrent que quelques rares fermes ou hameaux isolés. Le schéma beauceron d’un habitat groupé ne vaut toutefois que pour la région de Selommes : vers le sud, dans le secteur de Saint-Amand, il se dégrade et s’efface devant une tendance à la dispersion coïncidant avec le développement des terrains imperméables — en même temps qu’elle correspond, on l’a vu, à une modification des caractères de la mobilité. Mais s’il apparaît ainsi réduit sur les marges beauceronnes, l’habitat groupé s’étend en revanche, en dehors de la Beauce, dans de nombreux secteurs de la vallée du Loir.
112Les enseignements de la carte de Cassini peuvent être précisés grâce au recensement de 1820. Celui-ci décompte en effet les habitants de chaque commune en distinguant bourgs, villages, hameaux et fermes isolées — ce qui, par-delà l’approximation qui s’attache à certains de ces termes (et notamment à la différence entre village et hameau), permet d’évaluer la taille des différents groupements47. La source est certes un peu tardive : mais l’inertie qui caractérise l’habitat rural est suffisante pour que ses indications soient retenues comme représentatives de la situation du second xviiie siècle.
113Le recensement permet d’abord de mesurer la dispersion de la population. En négligeant, provisoirement, la classique distinction bourg-écarts, celle-ci peut s’apprécier en calculant la proportion de gens vivant dans des groupements (bourg, village ou hameau) comptant 100 habitants ou plus. Dans l’ensemble de l’arrondissement de Vendôme, cette proportion est de 39,5 %, mais si l’on fait abstraction des trois communes urbaines (Vendôme, Montoire et Mondoubleau), elle s’effondre à 29 %. C’est dire si l’isolement est la règle en Vendômois, compte tenu surtout du niveau modeste auquel a été placée la barre du groupement. A l’exclusion toujours des trois villes, les « isolés » — ceux qui vivent dans des groupements de moins de 100 habitants, et souvent de beaucoup moins — sont majoritaires dans sept des huit cantons (considérés ici dans leurs limites du xixe siècle), souvent de manière écrasante : plus des trois quarts dans le canton de Saint-Amand et dans ceux, percherons, de Mondoubleau, Savigny et Droué, plus des deux tiers à Montoire et Morée ; ce n’est sans surprise qu’à Selommes, le canton typiquement beauceron, que la concentration l’emporte (37,2 % d’isolés seulement).
114Mais c’est au niveau communal surtout qu’il convient d’analyser l’isolement et la concentration : d’abord pour mieux cerner les caractères des différentes régions naturelles qui se partagent la région, et dont les circonscriptions cantonales chevauchent souvent les limites ; mais aussi pour retrouver la réalité des unités humaines élémentaires, qui sont au cœur de notre problématique. La carte ci-dessous montre que les communes où la concentration est majoritaire (moins de 50 % d’« isolés ») se localisent dans deux zones seulement : la Beauce, déjà évoquée, et la vallée du Loir, dont l’analyse cantonale gommait l’originalité en mêlant ses taux de concentration souvent élevés à ceux, beaucoup plus faibles, des communes avoisinantes. A l’inverse, les communes à concentration inexistante (aucun groupe de 100 habitants) se rencontrent surtout autour de Saint-Amand et dans de nombreux secteurs de la Gâtine et du Perche. Mais il s’en trouve aussi dans la vallée du Loir ; ce qui atteste dans cette dernière zone, où se repèrent aussi des communes à forte concentration, une situation plus complexe, sur laquelle il faudra revenir.
115Ces conclusions posées, l’analyse de la situation des bourgs — ces derniers entendus comme chefs-lieux de commune, autrement dit comme le groupement d’habitants implanté à proximité de l’église (et ensuite de la mairie), cette analyse donc permet de préciser davantage les caractères de l’occupation humaine (carte ci-contre). Ainsi révèle-t-elle que seulement 19 des 111 bourgs ruraux rassemblent 50 % ou plus de la population communale : pour l’essentiel, ceux-ci se rencontrent en Beauce, et à un degré moindre dans la vallée du Loir. Ce ne sont d’ailleurs pas forcément les plus gros : des bourgs de moins de 150 habitants (Villiersfaux, Les Essarts, Faye, Sainte-Gemmes, Epiais), voire de moins de 100 (Areines, Longpré) regroupent ainsi 50 ou même 70 % des effectifs de leur commune, alors que des bourgs de plus de 300 (Droué, Sargé), 400 (Trôo, Sougé, Morée) ou même 500 habitants (Villiers, Savigny) ne réussissent pas cette performance. Mais ces bourgs de plus de 300 habitants demeurent très minoritaires, puisqu’ils ne représentent que 10 % du total : à l’exception de ceux de Selommes et de Droué, tous se localisent, comme les villes d’ailleurs, dans les vallées du Loir, de la Braye et de la Grenne. Beaucoup plus fréquents sont les petits bourgs : 18 % comptent moins de 50 habitants, 23 % de 50 à 100 habitants, et 19 % de 100 à 150 habitants — ces trois catégories réunies représentant donc 60 % des bourgs ruraux vendômois. Il n’est pas rare d’ailleurs que ces petits bourgs ne constituent pas le plus important groupement de leur commune : 21, soit plus du tiers d’entre eux, sont ainsi dominés par une agglomération plus importante (ce qui n’est jamais le cas des bourgs dépassant 150 habitants) ; or, si les petits bourgs se rencontrent à peu près partout en Vendômois, les bourgs « dominés » ne se répartissent pas au hasard : les trois quarts sont localisés dans la vallée du Loir, ce qui ajoute encore à l’originalité de cette zone en matière d’habitat.
116De toutes ces observations concernant la relation entre la répartition des hommes et les structures administratives les plus locales, celles du maillage paroissial puis communal, il ressort que trois grands systèmes d’habitat rural coexistent en Vendômois au tournant des xviiie et xixe siècles. Celui qui a cours dans le Perche et la Gâtine présente une très forte dispersion : moins de 20 % de la population (la ville de Mondoubleau exceptée) vit dans des groupements de plus de 100 habitants, et si quelques bourgs dépassent 200 habitants (surtout dans la vallée de la Braye), ils rassemblent très rarement le tiers de la population communale, et jamais la moitié (sauf celui des Essarts, en Gâtine). Le maire d’Epuisay évoque bien cette dispersion dans le commentaire joint à l’état de recensement de sa commune : « On a porté d’abord le bourg. Ensuite au village le plus grand nombre de maisons connu sous un tel nom. Et aux hameaux celles dont la quantité était moindre, sans rien changer au nom connu dans le pays. On observe qu’on aurait pu faire figurer tout sous le nom de village car en campagne deux maisons font un village ». La dernière notation ne pourrait sans dommage être étendue à l’ensemble du Vendômois, mais elle s’applique parfaitement à tout l’ouest de cette contrée. Conséquence de cette dispersion de l’habitat, qui est aussi celle des corps de ferme : les champs peuvent être regroupés autour du siège de l’exploitation. Les plans du xviiie siècle mettent clairement en évidence ce trait, qui se lit aussi, à plus d’un demi-siècle d’écart, dans les statistiques de l’enquête agricole de 1852 : à cette date, 13 % seulement des parcelles ne sont pas attenantes au corps de ferme dans le canton de Droué, et 9,8 % dans celui de Mondoubleau48. Un tel regroupement des parcelles — encloses rappelons-le — de chaque exploitation est certes bien adapté à la vocation d’élevage de cette région. Mais il ne peut que favoriser le repliement de chaque exploitation sur elle-même ; ainsi confirme-t-il l’image suggérée déjà par la carte de Cassini : celle d’une occupation dense, mais complètement atomisée. Certains toponymes témoignent du reste dans le même sens : tel celui, si significatif, de Aître (ou Etre, ou Hêtre), lié précisément à une implantation humaine très dispersée (puisqu’il fait du foyer l’unité d’habitat fondamentale), et particulièrement fréquent en Gâtine et dans la partie percheronne du bas Vendômois.
117Toute autre est la situation de la Beauce de Selommes, où s’affirme, en milieu à densité plus faible, un habitat relativement concentré. Dans le cadre il est vrai de communautés à faible population, les bourgs beaucerons, bien groupés au cœur de leur terroir, ne voient se dresser face à eux sur ce dernier que quelque grosse métairie, parfois un village secondaire, qui ne remettent pas en cause leur domination numérique. Dans ces conditions, les exploitations ne peuvent évidemment pas regrouper leurs parcelles à proximité du corps de ferme : indépendamment même des contraintes inhérentes à l’assolement triennal et à la vaine pâture qui ont généralement cours dans le secteur, celles-ci doivent donc se disperser à travers le terroir. Cette fois encore, le témoignage des plans d’Ancien Régime concorde avec les données de l’enquête agricole de 1852, selon laquelle dans le canton de Selommes 78 % des parcelles ne sont pas attenantes au corps de ferme, ce qui implique, on y reviendra, des déplacements entre la ferme et les champs, un enchevêtrement d’itinéraires quotidien, en un mot, le contraire du repliement et de l’isolement. Mais ce schéma, faut-il le rappeler, est étroitement circonscrit à la zone de Selommes : vers le sud, dans la région de Saint-Amand, il s’efface très vite au profit du système d’habitat dispersé qui a cours en Gâtine49.
118Le cas de la vallée du Loir ne s’inscrit dans aucun des deux schémas précédents. Comme en Beauce, l’isolement est ici nettement minoritaire, mais à l’inverse de ce qui se passe dans ce secteur, les densités de la vallée sont très fortes, nettement plus même que dans le Perche. En ce qui concerne les bourgs aussi, la situation n’est pas la même qu’en Beauce : ici, ils sont souvent petits, et il n’est pas rare qu’ils soient dominés. Mais il s’en trouve également — Areines, Meslay, Lisle — pour rassembler plus de 60 % de la population communale, et quelques-uns, comme ceux de Fréteval et de Thoré, sont à la fois importants (plus de 400 habitants) et majoritaires dans leur commune. Pour rendre compte de ces apparentes contradictions, le recours à la notion de village semble le plus pertinent. Cet échelon intermédiaire entre l’entité paroissiale puis communale et le petit hameau ou la ferme isolée paraît bien en effet constituer l’unité humaine fondamentale de cette zone, comme le suggérait déjà la géographie physique à partir du compartimentage des terroirs des vallées vendô-moises. Par rapport à lui, la trame paroissiale représenterait un maillage non négligeable certes, mais plus abstrait et moins déterminant dans la vie sociale : l’existence, fréquente dans cette zone jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, de « villages en tournée » rattachés alternativement à une paroisse les années paires et à une autre les années impaires, celle aussi de villages partagés entre deux paroisses voisines50 plaident en faveur de cette hypothèse. Celle-ci expliquerait assez bien en tout cas la diversité des structures communales de la vallée. Tantôt le terroir d’une commune englobe un seul village, et celui-ci constitue alors un bourg dominant : cas d’Areines ou de Meslay, ou même de Thoré, quand des circonstances favorables accroissent l’importance du bourg. Tantôt à l’inverse il en englobe plusieurs : si le chef-lieu de la paroisse se trouve implanté dans le principal, on sera en présence d’un bourg dominant, mais non majoritaire (comme à Villiers) ; si ce n’est pas le cas, on pourra se trouver dans la situation limite de Naveil, dont le bourg ne compte que 18 âmes, mais dont 65 % des 1 155 habitants vivent dans des villages de plus de 100 habitants (dont un de 386). En matière agraire, les mêmes causes, en l’occurrence le groupement, engendrant les mêmes effets, on retrouve ici comme en Beauce, sur les plans d’Ancien Régime, une dispersion des parcelles à l’extérieur des exploitations. Cette dispersion y est même encore plus forte, par suite de l’extrême morcellement de la propriété viticole, et de la volonté de chaque exploitant de tirer le meilleur parti des diverses ressources du terroir en disposant de terres dans ses différents secteurs : il ne faut pas s’étonner dans ces conditions que l’enquête agricole de 1852 révèle ici des taux records de parcelles non attenantes, 82,8 % dans le canton de Vendôme, et même 91,9 % dans celui de Montoire51.
119Tels se présentent donc les trois grands types d’occupation humaine coexistant en Vendômois au xviiie et au début du xixe siècle. Il va de soi que leurs caractères s’enracinent fortement dans les réalités locales. Celles du passé d’abord, car leur mise en place est bien antérieure à l’époque étudiée ici, comme l’attestent de nombreuses sources ponctuelles, en l’absence d’informations plus globales, comparables à celles qui viennent d’être utilisées. Mais il n’est pas difficile non plus de mettre en évidence les relations qu’ils entretiennent avec les conditions naturelles propres à chaque milieu (qui du reste rendent compte de l’ancienneté de leur mise en place) et avec les systèmes agraires qui s’y sont développés : ces liens ont déjà été évoqués. Ce qu’il faut plus particulièrement souligner, c’est combien la structure de l’habitat est liée aussi à des manières de voir, et à des manières d’être. Ainsi, s’agissant des premières, les états du recensement de l’an IV détaillent-ils dans le Perche, à la colonne « lieu d’habitation », tous les noms de hameaux, de métairies et même de bordages qui se rencontrent sur le terroir. Ceux de Beauce en revanche laissent souvent cette colonne en blanc, ou se bornent à y porter le seul nom de la commune. Sentiment d’habiter un hameau ou une métairie d’un côté, une commune de l’autre : on ne saurait mieux illustrer le contraste entre l’atomisation des terroirs du Perche et la cohésion ressentie de ceux de Beauce. Les états de la vallée du Loir sont à cet égard plus divers. Mais la cohésion du village s’y exprime souvent plus nettement que celle de la commune52.
120Quant à l’influence de la structure de l’habitat sur le comportement des populations rurales, on l’illustrera par l’exemple des assemblées. De ces manifestations dont on connaît la signification à la fois profane et religieuse, professionnelle et festive, la liste nous est donnée en 1735 par la Table alphabétique de Daniel Jousse53. Cette liste permet d’opposer les zones à forte densité d’assemblées (46,7 % des paroisses beauceronnes en sont pourvues, et davantage dans le secteur de Selommes) à celles où il y en a moins (35 % dans le Perche, et moins encore dans la zone typiquement percheronne relevant de l’élection de Châteaudun, et 19 % en Gâtine). Mesurée par rapport à la surface ou à la population, l’avance de la Beauce — aux paroisses petites et faiblement peuplées — serait encore plus marquée. La vallée du Loir présente un taux très proche de celui du Perche (34,3 %). Mais il n’est pas dit que ce taux ait la même signification ici que là, compte tenu de la présence de plusieurs villes dans cette vallée (Cloyes, Vendôme, Montoire), compte tenu aussi de l’importance qu’y revêt souvent la viticulture — tous éléments de nature, autant que la structure de l’habitat, à affecter les formes de sociabilité.
121On voit bien, au terme de ces observations, ce que la diversité des structures d’habitat rencontrées en Vendômois peut apporter à la compréhension des différences de mobilité qui s’y constatent. Dans l’extrême dispersion qui caractérise le Perche, l’exploitation constitue la seule véritable unité humaine, si bien que rien ne canalise plus le mouvement du rural dès lors qu’il en a franchi les limites. A l’inverse, la relative concentration de l’habitat beauceron donne davantage de force à la réalité communale : celle-ci est à la fois ressentie (voir les tableaux du recensement de l’an IV) et concrètement vécue, à travers par exemple la dispersion des parcelles, qui implique rencontres plus fréquentes et donc solidarités accrues ; à l’évidence, ce second type de géographie rurale, plus structuré, est de ce fait même plus enracinant que le premier. Dans la vallée, la réalité communale a sans doute moins de force, puisque c’est le village qui s’impose ici comme l’unité fondamentale. Mais ce dernier reproduit, en les exacerbant, les caractères enracinants évoqués déjà à propos du cas beauceron ; et comme ces caractères s’appliquent à des groupements plus réduits que la commune, ils ne peuvent que renforcer la stabilité telle que la mesure le recensement de l’an IV.
122Après l’explication par l’habitat, c’est aux caractères de l’économie régionale que l’on songe pour rendre compte de l’inégale mobilité constatée d’un secteur du Vendômois à l’autre. Encore faut-il se garder ici de conclusions hâtives. Ainsi en ce qui concerne les bras : il est bien vrai que le Perche est plus peuplé que la Beauce, et cela explique la migration saisonnière qui s’observe au moment des grands travaux agricoles entre ces deux zones, et corrélativement les mouvements définitifs développés selon la même direction. Mais ce constat n’explique pas pourquoi la mobilité locale, entre communes voisines appartenant au même système économique, est plus forte à l’ouest qu’à l’est, ni pourquoi les non-natifs, c’est-à-dire les arrivants, sont plus nombreux dans les communes du Perche que dans celles de Beauce.
123Il en va autrement pour ce qui est de la terre, fondement de la production agricole, ou pour être plus précis de sa propriété. On peut penser en effet qu’un plus grand développement de la propriété paysanne, ou au moins rurale (ces deux types de propriété étant les seuls à impliquer une résidence proche du propriétaire), que ce développement donc a un effet stabilisant, au moins sur la fraction de population concernée, et qu’elle contribue par là même à abaisser les taux de mobilité. De fait, on constate une belle corrélation entre la hiérarchie de la propriété paysanne, telle qu’elle a été présentée dans un précédent chapitre, et celle de la mobilité locale. On comprend en effet que les vignerons de la vallée, propriétaires de tout ou partie de la vigne qu’ils cultivent et de quelques pièces de terre, soient moins disposés à s’expatrier que les paysans percherons qui en sont le plus souvent dépourvus, les ruraux beaucerons occupant sous ce rapport, une fois de plus, une position intermédiaire. Encore peut-on se demander ici si le caractère stabilisant de la propriété paysanne se situe bien d’abord sur le plan économique : c’est vrai peut-être dans le vignoble, où sa propriété peut garantir au vigneron son indépendance économique, ou l’essentiel de celle-ci. Ce ne l’est sûrement pas en Beauce, où les lopins détenus par les paysans sont bien incapables, en zone céréalière, d’assurer cette indépendance. Dans ce cas, c’est par un autre biais, celui de la valeur psychologique qui lui est attachée, que la terre freine l’éloignement de celui qui la détient et a un effet stabilisant : héritée — et donc associée à l’histoire familiale — ou achetée — et donc objet de choix, choix de la terre, choix d’acquérir —, elle contribue fortement à enraciner son propriétaire.
124Avec la prise en compte des principales ressources des différents secteurs du Vendômois, on revient sur un terrain plus strictement économique. Ce qui importe ici, toutefois, c’est moins le niveau global de richesse atteint par chaque secteur, tel qu’il a pu être fixé dans un précédent chapitre, que l’équilibre réalisé entre ses différentes productions. Celles de la Beauce consistent surtout, on le sait, en céréales, produites en plus grande quantité qu’ailleurs dans les riches métairies de cette zone, mais la relative spécialisation qui a cours ici implique en même temps que des excédents en grain une insuffisance en vin et en produits d’élevage. Dans d’autres conditions, la vallée du Loir présente un déséquilibre au moins aussi marqué : cette région dispose d’excédents en vin, et son élevage est actif, mais elle doit, sur fond de fortes densités humaines, faire face à la plus fondamentale des insuffisances, celle des « bleds ». Le Perche au contraire ne connaît, au moins en année courante, qu’un assez faible déficit céréalier ; et son économie, sans être forcément plus prospère, repose sur des ressources plus variées : élevage, artisanat textile, pommiers à cidre. Une telle structure économique n’exclut pas les échanges (produits d’élevage et produits du tissage au moins s’écoulent en partie hors de la région), mais ceux-ci sont jusqu’à un certain point moins vitaux. Contraste sans surprise entre un bocage plus autarcique et un vignoble et une Beauce davantage intégrés à une économie d’échanges, dont on a déjà dit sur quels courants commerciaux elle reposait. Mais il se trouve que ce contraste recoupe celui qui se fait jour, entre les mêmes zones, sur le plan de la mobilité. A la lumière d’un tel constat, les secteurs les plus ouverts aux échanges seraient les plus stables sur le plan du mouvement des hommes, et ceux à visée plus autarcique connaîtraient à l’inverse une mobilité plus élevée. Et cette règle, loin de valoir sur le seul plan de la comparaison entre les trois grands secteurs de la région, trouve jusque dans le détail quantité de confirmations. Elle se vérifie dans la zone la plus stable, la vallée du Loir, où les paysans les plus ouverts aux échanges — les vignerons vendeurs de vin — sont de tous les moins mobiles. Mais elle joue tout autant dans l’ouest percheron où, dans un milieu très mobile, les habitants des bourgs (où se cristallise un minimum d’échanges) et les tisserands (qui s’intègrent aux circuits du négoce du Maine) apparaissent plus stables que l’ensemble de la population54.
MOBILITÉ ET SOCIÉTÉ
125Deux approches sont possibles, lorsqu’on cherche à cerner les rapports qu’entre-dent la société du Vendômois de la fin du xviiie siècle avec la mobilité. La première, qui s’appuie sur les images impressionnistes présentées en début de chapitre, ou encore sur l’analyse quantitative de la mobilité la plus locale, conduit à faire du mouvement une des réalités les plus universellement répandues au sein de la société provinciale. Tous les secteurs géographiques, ville et campagne, plateaux et vallées, plaine et bocage, tous les groupes de la population, des plus humbles aux plus puissants, les hommes comme les femmes, en sont affectés, et d’autant plus uniformément qu’on descend au niveau le plus élémentaire de la mobilité : toutes les analyses révèlent en effet que les taux de cette mobilité sont d’autant plus homogènes — en même temps que plus élevés — d’un groupe de la population à l’autre qu’ils concernent des niveaux de déplacement plus modestes. La mobilité la plus locale constitue donc une donnée normale et habituelle de la vie sociale. Ce constat ne doit pas surprendre. En confirmant ce qu’une fréquentation attentive des archives locales laissait prévoir, il permet simplement d’affirmer avec davantage de netteté qu’au-delà de l’unité paroissiale-communale élémentaire, il en existe une autre, qui s’étend aux clochers environnants. Cette dernière ne diminue certes en rien l’importance de la première, qui demeure celle des familiarités les plus fortes et des enracinements les plus profonds, avec le cimetière, celle aussi où se jouent toutes les médiations, du sacré comme du pouvoir politique, autour du curé et à travers les structures les plus élémentaires de l’administration monarchique. Mais en s’y ajoutant elle donne une autre vision de l’univers ordinaire des hommes et des femmes qui vivaient en Vendômois à la fin du xviiie siècle : celle de cercles emboîtés, qui chacun à leur manière avaient leur part dans le déroulement de leur existence. On le conçoit sans peine pour ce qui est des gestes quotidiens du travail et de l’échange qu’imposent l’exploitation de champs et la fréquentation de marchés extérieurs au village. Mais cela se vérifie aussi en ce qui concerne les relations sociales comme en témoignent notamment les règles de l’échange matrimonial. En réalité, c’est bien tout l’horizon culturel des ruraux qui est affecté par cette structure : il faudra y revenir plus longuement.
126S’il est possible de demander à une certaine mobilité, la plus locale, d’informer sur l’ensemble de la société provinciale, il n’est pas sans intérêt non plus de chercher à atteindre à travers un autre aspect de la mobilité — en l’occurrence celle qui se déploie sur de plus grandes distances — des partages significatifs au sein de cette même société : c’est là la seconde des approches annoncées. A suivre les analyses qui précèdent, il est facile de distinguer des groupes qui se déplacent et d’autres qui bougent beaucoup moins. Du côté des plus mobiles se retrouvent plutôt, encore qu’à des degrés inégaux, les citadins, les non-paysans, les hommes, les jeunes. Symétriquement, la stabilité est surtout le fait des ruraux, des paysans, des femmes et des gens d’âge mûr. Cependant, si ces règles générales, au demeurant sans surprise, devaient être posées d’entrée, elles ne suffisent pas à rendre compte de toutes les différences de mobilité observées en Vendômois à la fin du xviiie siècle. Le grand partage qui vient d’être présenté entre groupes plutôt mobiles et groupes à dominante stable doit : être complété par d’autres éléments qui, sans le remettre en cause, en précisent davantage les limites et les nuances.
127A cet égard, l’analyse des déplacements doit être rapportée à une topographie sociale plus fine combinant les coordonnées spatiales (non seulement en fonction du lieu, mais encore du critère rural-urbain), économiques (donc professionnelles) et temporelles (c’est-à-dire de classe d’âge) des différents groupes concernés. Une telle topographie permet d’abord de mettre en évidence des positions centrales et par opposition à celles-ci, d’autres qui sont marginales, périphériques, intermédiaires. Distinction essentielle pour notre propos : il est clair en effet que c’est par les marges et les minorités, par les groupes extrêmes de l’échelle sociale (les notables plus que les artisans, les journaliers plus que les cultivateurs), par ceux qui occupent une position de transition aussi (agricole/non agricole par exemple, comme le montre l’étude des choix matrimoniaux, mais aussi naturellement le groupe des 25-30 ans) que s’effectue d’abord le mouvement. A l’inverse les positions centrales (telle celle des laboureurs dans le monde rural) ou majoritaires (comme celle des artisans vendômois) sont facteurs de stabilité.
128Encore faut-il préciser un peu plus avant les fondements d’une position centrale. Le cas des vignerons peut y aider, si l’on veut bien se rappeler qu’ils sont beaucoup plus stables dans les cantons où ils sont nombreux que dans ceux où ils sont très minoritaires. A suivre cet exemple, le nombre apparaît déterminant pour entretenir la stabilité d’un groupe. Mais la cohésion qui est ainsi mise en évidence ne limite pas ses effets aux seuls mouvements migratoires. Elle affecte en réalité toutes les mobilités, y compris celles que peuvent entraîner les grands choix, matrimonial et professionnel. Plus largement, elle imprime sa marque à tous les aspects de la vie sociale. Reprenons, à la lumière d’indicateurs simples, tant matériel (cote fiscale) que culturel (aptitude à signer), le cas des vignerons : en 1789, ceux-ci acquittent une taille moyenne de 12 et 15 livres (au principal) à Naveil et Villiers, en plein vignoble, contre 4 et 6 livres seulement à Authon et Saint-Martin-des-Bois, où ils sont beaucoup moins nombreux ; de même pour la signature des actes de mariage : 30 % de vignerons signent dans le vignoble, taux inégalé ailleurs (sinon à Vendôme, tout proche, au terroir également viticole, et où joue le privilège urbain) et qui est loin d’être atteint à Montoire (25 %), en Beauce (20 %) et dans la vallée herbagère (17 %), zones pourtant globalement plus alphabétisées, mais où les vignerons ne sont qu’une petite minorité. De tels traits ne sont pas propres aux vignerons : ils se retrouvent dans d’autres groupes, comme les travailleurs du textile55.
129Ces observations font bien ressortir la force des cohésions structurant la société vendômoise. C’est cette force qui permet de parler de milieux stables, ou fermés, selon le point de vue adopté, et à l’inverse de milieux mobiles ou ouverts. Le vignoble peut illustrer le premier type : il n’est pas abusif en effet d’évoquer à son propos un véritable autorenforcement de la fermeture, en raison de la manière dont cette zone, réticente à accueillir les migrants de lointaine origine, l’est aussi à intégrer matrimonialement la minorité qui y pénètre cependant ; en outre, le vignoble est tout aussi réticent à l’égard de la mobilité de voisinage, et c’est sans surprise qu’on y constate un fort enracinement au moment des choix professionnels et conjugaux. Symétriquement, la région forestière de La Ville-aux-Clercs témoigne sur les zones dépourvues de cohésion : elle apparaît en effet ouverte à toutes les arrivées comme à tous les départs, à tous les passages comme à tous les glissements.
130C’est à partir de ces considérations qu’il est possible de conclure sur les rapports entre stabilité et mobilité en Vendômois à la fin du xviiie siècle. Premier point, qui ne fait pas problème : la stabilité est bien la règle dans la société vendômoise de l’époque, dès lors qu’on néglige la micro-mobilité et tous les glissements de proximité, lesquels en constituent une donnée normale. Mais, second point, cette stabilité globale n’exclut pas la mobilité : celle-ci existe bien aussi, non négligeable bien que minoritaire. Simplement, elle ne se développe pas uniformément à travers la population régionale. Elle investit prioritairement certains espaces de la topographie sociale qu’il apparaît commode de définir à partir d’une distinction entre centre à forte cohésion et périphérie plus atomisée. Ce mécanisme général se retrouve à travers l’ensemble du Vendômois, même s’il joue davantage, comme cela a été précisé déjà, dans certains cas (citadins, hommes, jeunes) que dans d’autres (ruraux, femmes, adultes). Cette mobilité, répétons-le, est statistiquement seconde par rapport à la stabilité. Mais elle n’est pas secondaire. C’est à travers elle en effet que se joue en permanence une recomposition sociale qui est tout à la fois rétablissement d’équilibre et évolution par retouches successives — en bref que se vit, se construit et se reconstruit l’histoire de toute une population.
131Il reste à s’interroger sur la manière dont la mobilité est vécue par ceux qui se déplacent. Le plus souvent, le mouvement apparaît comme le résultat d’une pesanteur naturelle — composante incontournable de processus constitutifs de la vie sociale. Tel serait le cas de l’hypermobilité de la jeunesse, que celle-ci débouche sur la migration de servantes vers Vendôme, ou sur l’instabilité géographique des domestiques ruraux mâles. Tel serait aussi celui des errants, de tous ceux que la recherche de travail conduit à bouger, ou encore des commis meuniers.
132D’autres fois au contraire, la mobilité paraît résulter d’un choix. Ainsi en va-t-il des notables dont le mouvement s’intègre à une stratégie de carrière. A un niveau différent, le comportement des vignerons et des laboureurs de Lunay n’obéit pas à une autre logique. De même le compagnon vitrier parisien Jacques-Louis Ménétra, qu’on voit passer quelques mois à Vendôme, aurait-il pu décider de rester à Paris : c’est par libre choix qu’au terme de sa quatrième année d’apprentissage il décide d’entreprendre le tour de France, au lieu d’effectuer deux années supplémentaires chez les maîtres parisiens56.
133A partir de ces considérations, il est tentant d’opposer la mobilité subie par ceux qui sont soumis à de fortes pesanteurs sociales à la mobilité choisie de ceux qui peuvent raisonner en termes de stratégies ouvertes. Mais une telle distinction doit être fortement nuancée : certes variable, le degré de liberté d’un migrant est rarement totalement nul — pas plus du reste que ne le sont les contraintes qui presque toujours canalisent les stratégies des plus favorisés. Toutes les jeunes filles de la périphérie vendômoise ne deviennent pas domestiques à la ville, et les errants qu’on saisit à travers les archives judiciaires avaient sans doute la possibilité de rester au village, ne serait-ce qu’en y mendiant, plutôt que de risquer l’incertaine aventure d’un départ vers l’extérieur — vers l’inconnu... En bref, même limitée et gauchie par de lourdes contraintes, la liberté n’est jamais tout à fait absente de la détermination du comportement de nos Vendômois. Ce fait doit d’autant plus être souligné que l’analyse — par la méthode même, essentiellement statistique, qui est la sienne — tend à le gommer. Les phénomènes qu’elle met en évidence sont certes instructifs, parce que nettement majoritaires dans la société considérée, ils informent clairement sur les tendances profondes de cette dernière. Mais ces conclusions ne préjugent en rien de tel ou tel choix individuel. Si entre village je vous aime et village je vous hais, la société vendômoise, et singulièrement la société rurale, opte majoritairement pour village je vous ai, dans la mesure où elle est globalement stable, cela n’exclut pas que pendant que certains privilégient l’enracinement, et toutes les sécurités qui l’accompagnent, d’autres assument les risques de la liberté, en rejetant les contraintes impliquées par ce cadre a priori rassurant.
SOCIÉTÉ ET ESPACE
134L’analyse de la mobilité constitue une voie privilégiée pour préciser les rapports qu’une société entretient avec l’espace au sein duquel elle évolue. A cet égard, l’étude des migrations, telle qu’elle a été menée jusqu’à maintenant, représente une approche essentielle. Mais si importante soit-elle, elle ne suffit pas à cerner ces rapports. En effet, dans la mesure où la perception qu’ont de l’espace les populations de l’époque ne tient pas à la seule réalité physique de leurs déplacements, l’examen de ces derniers ne peut complètement informer sur la manière dont elles pensent cet espace. Celui-ci, certes appréhendé à travers des mouvements concrets, l’est aussi, au-delà, par d’autres voies. C’est à mieux comprendre comment se construit ainsi dans les esprits toute une représentation spatiale qu’il faut maintenant s’attacher.
135Deux mécanismes au moins expliquent que l’espace perçu ne coïncide pas avec l’espace parcouru. Le premier tient à l’existence d’une minorité de la population effectuant d’importants déplacements. Cette mobilité à grand rayon d’action ne concerne certes que des effectifs restreints : mais ces grands migrants entretiennent avec le reste de la société, beaucoup plus stable, des relations variées sans doute — puisque pouvant se fonder aussi bien sur la méfiance que sur la curiosité —, mais qui en tout état de cause entraînent pour l’ensemble de la population une ouverture vers l’extérieur lointain, en le concrétisant par une autre voie que celle du déplacement effectif. De même qu’une minorité de lisants peut permettre l’acculturation au moins relative d’une population majoritairement analphabète, de même une minorité de migrants peut-elle contribuer à l’élargissement de l’horizon d’un monde rural très sédentaire dans sa masse.
136Mais un tel élargissement ne tient pas qu’à la mobilité lointaine. La micromobilité rurale y a aussi sa part, et c’est là le second mécanisme annoncé. Du fait de ces mouvements locaux, chacun en Vendômois se trouve placé au centre d’une zone de déplacements d’étendue certes modeste, mais néanmoins supérieure à celle de la seule paroisse de domicile. Or ces zones sont intensément parcourues, puisque les déplacements qui s’y effectuent correspondent aux nécessités matérielles quotidiennes du travail et de l’échange —, et elles sont emboîtées. Dès lors, elles sont propices à la transmission d’informations d’origine peu éloignée d’abord (les cercles proches), mais éventuellement d’origine beaucoup plus lointaine, quand se succèdent de proche en proche les contacts entre cercles voisins, sur des distances qui peuvent être fort longues. Illustrons cette idée par l’exemple d’un habitant de Lunay, que la position de sa paroisse amène à fréquenter à la fois les marchés de Montoire et de Vendôme57 : le mercredi, il apprendra au marché de Montoire d’un habitant d’Artins ou de Couture une information intéressant le Maine (reçue le cas échéant quelques jours plus tôt à un marché plus occidental) qu’il transmettra le samedi suivant au marché de Vendôme à un habitant de Crucheray, lequel pourra la diffuser à son tour, le lundi, au marché d’Herbault, d’où la nouvelle gagnera Blois et la vallée de la Loire avant de poursuivre éventuellement plus loin son voyage. Nul doute que c’est un tel processus, avec toutes les approximations, déformations et exagérations qu’il peut impliquer, qui rend compte de certaines notations du Journal de Bordier, telle celle-ci, rédigée en janvier 1758, et qui a trait aux abondantes chutes de neige constatées ce mois-là : « Le cocher dans sa route depuis Paris a trouvé 15 personnes de mortes jusqu’à Vendôme. Vie d’homme n’a vu tant de neige à la fois. Je crois que cette nuée de neige est universelle, car on dit que dans le Poitou c’était une pitié, et dans Paris on dit que le vent en avait amassé le long des rues, en des culs-de-sac, de la hauteur de 18 pieds de haut. Tout le monde rapporte qu’il a péri du monde de tout côté. » Et l’on sait par ailleurs l’importance que prendra quelques années plus tard, dans le contexte particulier de la période révolutionnaire, ce mode de transmission fondé sur le on-dit, avec une efficacité accrue par l’effet de la panique, puisque les contacts ne résulteront plus alors de rencontres provoquées par des institutions telles que les marchés, espacés dans le temps même si c’est avec une périodicité régulière, mais d’une volonté délibérée d’informer le plus rapidement possible. Michel Vovelle, en étudiant la mentalité révolutionnaire et sa formation, a beaucoup insisté sur le rôle de ce phénomène, capable de diffuser une nouvelle bien plus vite que la plus rapide des correspondances officielles, et auquel le Vendômois n’a pas échappé58.
137On voit, à partir de ces considérations, comment pouvait être perçu l’espace par la majeure partie des habitants du Vendômois au xviiie siècle. Leur vision se construit à partir de la distinction entre l’espace proche, souvent évoqué déjà, et : l’extérieur. L’espace proche est celui du petit groupe de paroisses centré sur le lieu de résidence : bien connu, parce que physiquement et quotidiennement parcouru, c’est l’espace familier de toutes les solidarités du monde rural. A l’opposé, dès que les limites en sont franchies, la perception s’altère rapidement, et les notations se font beaucoup plus approximatives. A suivre son Journal, Pierre Bordier partage tout à fait cette vision. Concernant Lancé et les paroisses environnantes, ses observations sont précisément localisées. Au-delà, elles ne sont pas absentes, et les références géographiques au reste du royaume, voire à l’étranger, ne sont pas rares. Mais conformément à une pensée concrète qui raisonne par rapport à ici (comme elle le fait temporellement, on le verra, par rapport à maintenant), elles sont présentées en termes de direction, et de manière très grossière : « le Quercy vers l’Espagne », « Chinon du côté d’Angers », écrit Pierre Bordier. A ses yeux, comme à ceux de tous les ruraux du xviiie siècle, l’extérieur, qui commence à une journée de marche du clocher familier, l’extérieur donc est un horizon. Pour l’appréhender, on se borne à indiquer vers quelle direction il faut se tourner pour y parvenir. Sans doute une telle méthode ne fait-elle que prolonger, en l’appliquant à des objets lointains, celle utilisée dans le repérage des champs, et que reprennent les actes notariaux, qui consiste à préciser, côté par côté, quelle propriété jouxte la pièce de terre considérée59. Cette similitude de méthode atteste la cohérence d’une pensée toujours attentive à s’appuyer sur les bases les plus concrètes. Mais elle n’aboutit pas aux mêmes résultats selon qu’elle se fonde, localement, sur des repères familiers et précisément situés, ou qu’elle se réfère, au-delà, à des lieux très approximativement connus.
138Pour majoritaire qu’elle soit, la vision de l’espace qui vient d’être présentée n’est pas la seule concevable. On peut en effet appréhender un espace plus globalement, en termes de réseau organisé, et de manière plus clairement circonscrite. C’est ce que fait par exemple Michel Simon, dans la présentation du Vendômois qui ouvre le tome 3 de son ouvrage sur la province60. Une telle approche qui doit moins que la précédente à l’expérience physique quotidienne, et qui est donc plus abstraite, suppose des références culturelles qu’on peut qualifier de géographiques. Celles-ci ne sont pas inexistantes au xviiie siècle, à une époque où l’on signale de nombreux voyages, où l’enseignement de la géographie se fait une place dans les collèges, où les cartes deviennent plus précises — comme en témoigne celle de Cassini —, cependant que les plans gagnent en précision et en abstraction, avec le passage du plan visuel au plan géométrique61. Les bases ne manquent donc pas, qui peuvent sous-tendre une nouvelle approche de l’espace. Mais elles ne sont accessibles qu’à une étroite minorité de la population, et demeurent au xviiie siècle tout à fait étrangères à la masse des habitants du Vendômois.
139Faut-il à partir de là conclure à un fondement social des contrastes entre nos deux approches de l’espace, en opposant une vision populaire enracinée dans le quotidien le plus concret de la vie rurale à une vision de notables dont la largeur de vue ne peut s’acquérir qu’au contact d’instruments culturels seulement accessibles à une étroite minorité ? Il serait certes vain de discuter l’importance de la détermination sociale dans un tel clivage : ce serait nier trop d’évidences. Mais il est abusif de tout lui rapporter. Car s’il est vrai que l’absence de certaines références culturelles interdit aux humbles d’accéder à une approche globale de l’espace, il est moins assuré que ceux qui ont la possibilité d’accéder à ces dernières soient systématiquement conduites à l’adopter. Le regard qu’on porte sur une région dépend certes de la culture géographique dont on dispose. Mais il dépend aussi de la manière dont on l’aborde, et il a de fortes chances de n’être pas le même selon qu’on s’attache à une région dans laquelle on est solidement enraciné ou qu’on considère une région à laquelle on est étranger. Cette distinction entre une approche intérieure et une approche extérieure retrouve dans sa nature la précédente. Mais elle n’a plus, cette fois, de fondement social, et elle peut donc traverser le monde des notables : cela se retrouvera au xixe siècle, à travers la manière dont les érudits de cette époque abordent alors l’étude du Vendômois.
LES CHEMINS
140L’analyse des rapports qu’entretient une société avec l’espace ne saurait négliger la question des chemins. Pour étudier celle-ci, on précisera d’abord, autant que les sources le permettent, l’état de leur réseau, ce qui revient en fait à cerner toutes leurs insuffisances. Puis on considérera la place qu’ils occupent dans la vie sociale, concrètement sans doute, mais aussi dans les esprits : à cet égard, leurs insuffisances mêmes sont instructives, dans la mesure où le choix des remèdes qu’elles appellent entraîne des débats révélateurs d’enjeux concernant l’ensemble de la population.
LES INSUFFISANCES DU RÉSEAU
141On ne dispose pas d’une description exhaustive du réseau routier du Vendômois à la fin de l’Ancien Régime. Cependant, des informations d’origine administrative, au moins pour les grandes voies, et des notations éparses dans des sources variées permettent d’en reconstituer un tableau assez fidèle.
142En ce qui concerne les principaux axes routiers, cette reconstitution peut s’appuyer sur l’état général des routes de la généralité d’Orléans, établi en 1788 par les bureaux de l’intendance62, lequel indique pour chacune des voies présentées la longueur faite et à l’entretien, celle qui est à réparer, celle qui est à faire. C’est sur la base de ces indications qu’on s’efforcera de rétablir la situation des principaux itinéraires.
143Comme l’observent en 1790 ses administrateurs, « le district [de Vendôme] n’a [...] de route parfaite que celle de Vendôme à Paris »63. Elément de l’itinéraire Paris-Bordeaux, lui-même compris dans le programme des grandes routes royales, elle a été achevée pendant la seconde moitié du siècle. Mais au sud de Vendôme, en direction de Tours, elle n’est pas terminée : l’intendant y signale en 1788 9 634 toises encore à construire, ce qui fait de cet axe la seule des cinq routes de 1re classe traversant la généralité à être inachevée. Un état de l’an X64 confirme cette lacune en indiquant que la section Vendôme - limite de l’Indre-et-Loire présente encore, à côté de 1,5 km en pavé et de 15,5 km en empierrement ou cailloutis, plus de 3 km en terrain naturel.
144L’itinéraire Orléans-Le Mans, établi essentiellement entre 1766 et 1777, et qui traverse en quelque sorte le Vendômois en étranger, puisqu’en passant par Morée, Fréteval et Epuisay il ignore Vendôme et Mondoubleau, est également loin d’être achevé en 1788 : selon l’intendant, 59 % en est encore à faire dans la généralité (et 5 % à réparer). Mais la confrontation avec l’état précité de l’an X, qui prend en compte la seule section loir-et-chérienne de cette route, et révèle que 80 % en est encore en terrain naturel, laisse à penser que c’est dans la région orléanaise que cet itinéraire est le plus avancé, ce qui suggère que le Vendômois est bien déshérité65.
145Il en va de même pour la route Blois-Vendôme, qui présente encore une lacune de plus de 60 %. Et comme la section proche de Blois est présentée par les sources comme ancienne (c’est-à-dire antérieure à la Révolution), il faut bien conclure que c’est en Vendômois que cette liaison laisse le plus à désirer : on peut du reste en prendre une vue concrète à travers le témoignage de Mme Cradock en 178566. En bref, Vendôme n’est pas mieux reliée à la ville appelée à devenir le chef-lieu de son département qu’elle ne l’est à la capitale de sa généralité.
146Tout aussi mal desservie est la vallée du Loir, à l’aval de Vendôme : seules 100 des 13119 toises de l’itinéraire Vendôme-Montoire-Château du Loir, et 210 des 2 500 toises du chemin Montoire-Trôo-Bessé sont en 1788 faites et à l’entretien. Et la carence qui s’observe ainsi vers l’ouest n’est pas compensée par une bonne liaison qui de Vendôme conduirait dans le Maine à travers le Perche : cette direction n’apparaît même pas sur l’état de 1788, et selon Jean Arnould, « de Vendôme à Mondoubleau on roule en terrain naturel »67. La situation n’est pas meilleure pour la route Montoire - Château-Renault, également absente de l’état de l’intendance : un mémoire de 1788 mentionne à propos de cet itinéraire « la difficulté des chemins qu’on peut dire impraticables plus de la moitié de l’année »68. Enfin, l’axe Châteaudun-Le Mans par Courtalain et Montmirail, qui longe le Vendômois sur sa marge septentrionale, est tout juste amorcé : à peine 14 % de sa longueur est réalisée en 1788.
147La même médiocrité s’observe en ce qui concerne les chemins secondaires. A défaut de précisions statistiques, les notations qualitatives abondent, qui témoignent de leur triste état. Ainsi en va-t-il de celles qui sont portées dans les tableaux de mendicité rédigés en 179069. Même en faisant la part de l’exagération, classique dans ce type de document destiné à attirer la sollicitude des autorités supérieures, les remarques sont trop fréquentes et trop concrètes pour pouvoir n’être pas prises en compte. Quand on demande aux administrateurs du district de Mondoubleau « quel genre de travail utile y a-t-il à faire dans chaque canton », ils répondent que partout on s’accorde à mentionner, aussitôt après l’agriculture, et avant les activités textiles, pourtant essentielles dans cette zone, « les routes et les chemins de traverse à raccommoder, particulièrement aux abbords de ce chef-lieu et de la plus grande partie des bourgs, qui sont véritablement impraticables pendant l’hiver ». Les ponts constituent des points de passage particulièrement difficiles : « Il y a une grande communication entre Saint-Calais et Mondoubleau par Rahay pour le commerce réciproque des deux villes, observe l’abbé Marchand. Les passages sont souvent interceptés d’abord par le ruisseau de la Roche et ensuite par la Braye ». Et Jean Arnould, qui rapporte ce témoignage, précise : « Souvent, ce que nous qualifions de pont permet au mieux le passage des animaux de bât. Les voitures passent à gué à côté de l’ouvrage. Il en est ainsi entre Saint-Cyr et Saint-Martin (de Sargé). Cette paroisse est souvent contrainte, en hiver, de baptiser ou inhumer à Marolles-lès-Saint-Calais, "à cause du débordement de la rivière de Braie" qui interdit le chemin menant à l’église paroissiale »70.
148Situation propre au Perche, dira-t-on ? Mais on trouve des observations analogues concernant la Beauce. Ainsi y rapporte-t-on, à la fin des années 1780, que « d’Oucques à Blois, en hiver, pour transporter un muid et demi de blé, il faut 6 à 7 chevaux, et les gens doivent partir le vendredi pour arriver à Blois [à 7 lieues de là environ] pour le marché du samedi. En été, une charrette attelée de 3 chevaux peut transporter 3 muids »71. Comme le Perche, ce secteur beauceron situé à la limite du Vendômois présente donc, sous le rapport des chemins locaux, une situation difficile ; et ici comme là, l’effet des intempéries vient encore l’aggraver. Cela se vérifie du reste pour l’ensemble du district de Vendôme, lequel s’étend principalement en Beauce et dans la vallée du Loir. Toutes les réponses portées sur les tableaux de mendicité (fournies ici par canton) évoquent en 1790 ce problème. Montoire comme Vendôme indiquent qu’il faut « réparer les chemins vicinaux qui sont en mauvais état ». A Villiers, on réclame « la réparation des chemins de traverse ». Morée souligne la nécessité de « raccommoder les chemins de communication », de même que Villedieu et Selommes. Dans ce dernier cas sont aussi évoqués des problèmes déjà rencontrés ailleurs : il y a « une arche à faire à Périgny, le pont d’Uchigny à raccommoder ». Saint-Amand enfin partage tout à fait ces préoccupations, puisqu’on y souhaite voir « réparer des chemins dans plusieurs paroisses... et faire raccommoder différents petits ponts et gués pour le passage des voitures ».
149De grandes liaisons inachevées, des voies secondaires en mauvais état et souvent impraticables, des ponts « à raccommoder » : ajoutés aux multiples notations ponctuelles qui peuvent se repérer au fil des archives, ces constats permettent de conclure sans discussion à l’insuffisance, tant qualitative que quantitative, des routes et des chemins dans le Vendômois de la fin de l’Ancien Régime. Et ce ne sont pas d’éventuelles voies navigables qui peuvent atténuer ce bilan négatif. L’observation des administrateurs du canton de Vendôme selon laquelle « le moyen le plus sûr pour luy rendre son activité [à la ville] serait de rendre la rivière du Loir navigable » témoigne clairement de ce qu’en 1789 aucun des projets conçus à cette fin n’a abouti.
150Cette revendication d’un Loir rendu navigable a pourtant souvent été exprimée dans le passé. Envisagée dès la fin du xvie siècle comme l’indique le mémoire rédigé en 1698 par Bouville, intendant d’Orléans, la canalisation du Loir est également réclamée dans le cahier de doléances des députés du tiers état du Vendômois aux états généraux de 1614. Le projet est évoqué à nouveau en 1697, selon R. de Saint-Venant, et surtout en février 1704, au cours d’une assemblée générale de la ville de Vendôme. Dans les années qui suivent cette délibération, un projet combinant la mise à l’état de navigation du Loir et sa jonction avec le bassin de la Seine aurait même reçu un commencement d’exécution, plusieurs régiments étant employés à ouvrir des tranchées dans les marais de Maintenon. Mais les guerres de la fin du règne de Louis XIV interrompent ces travaux. Des oppositions locales il est vrai, notamment celles des moines de la Trinité et des chanoines de Saint-Georges, qui possédaient la plupart des moulins, ont pu jouer dans l’échec du projet. Elles peuvent avoir leur part aussi dans l’avortement des entreprises du xviiie siècle. Tour à tour en effet, de la Porte, seigneur de Meslay, en 1737, Jou-bert de Villemarest, seigneur de Villeporcher (paroisse de Saint-Ouen), qui forme en 1765 une compagnie pour creuser un canal joignant le Loir à l’Eure, le duc de Luynes encore, à la fin du xviiie siècle, élaborent des projets dans ce sens. Tous échouent, et le Loir, à la fin du xviiie siècle, demeure dans la région le domaine exclusif des moulins — la navigation ne remontant pas à l’amont du Lude72. En Vendômois, la seule forme de navigation qui puisse être signalée au xviiie siècle est le flottage du bois temporairement pratiqué sur la Braye pendant la dernière décennie de l’Ancien Régime73.
CHEMINS ET SOCIÉTÉ
151Les chemins jouent dans la vie sociale du Vendômois du xviiie siècle un rôle important, aux formes variées et souvent ambivalentes. Faut-il s’étonner que, mêlés intimement à l’existence des populations d’autrefois, les chemins en matérialisent tous les traits, et en reflètent toutes les contradictions ? Pour pénétrer leur réalité, on présentera d’abord la place qu’ils occupent dans l’existence personnelle de chaque Vendômois. On s’attachera ensuite à préciser comment le chemin est ou non constitutif de la cohésion de la société provinciale. Enfin, on examinera comment les débats relatifs aux chemins sont instructifs sur les clivages qui partagent cette société.
152D’un point de vue individuel, chacun, en Vendômois, utilise quotidiennement les chemins. Les déplacements effectués en les empruntant sont de fréquence et d’ampleur très variables, mais le plus souvent ils ménagent dans les existences de l’époque des plages de relative détente. Détente physique d’abord : le cheminement pour se rendre au champ ou en revenir, généralement lent, représente pour le paysan un temps pendant lequel il économise ou reconstitue ses forces. Détente psychologique aussi : libéré de l’attention qu’exige le bon accomplissement de tous les gestes dont est fait son travail, le rural peut alors se laisser aller à la réflexion ou à la rêverie ; le détail de cette activité mentale nous demeure inconnu, mais on peut penser qu’elle occupe une place importante dans les esprits de l’époque.
153Cependant, c’est sur le plan collectif que les chemins jouent le plus grand rôle. Parce qu’on y passe ou qu’on y voit passer, parce qu’on s’y croise ou qu’on s’y rattrape, inévitablement on s’y rencontre. Ainsi le chemin est-il cause et lieu de multiples relations. Du moins jusqu’à un certain seuil, au-delà duquel sa fonction sociale disparaît : par exemple, on ne peut pas déduire du fait que les chemins sont plus denses dans le Perche qu’en Beauce que la vie sociale soit plus intense dans la première zone que dans la seconde74 ; la densité du réseau n’est ici que la réponse à l’extrême dispersion de l’habitat, et le chemin apparaît à tout prendre comme conséquence et prolongement de l’isolement. Mais c’est là un cas limite, qui ne remet pas en cause l’importance du rôle social que ce même chemin tient ailleurs.
154Ce rôle ressort de nombreux témoignages, en particulier ceux des sources judiciaires. Mais ces dernières mettent aussi en lumière son ambivalence. D’une part, le chemin contribue à renforcer la cohésion des populations campagnardes : outre qu’il est l’indispensable instrument de leurs rassemblements périodiques — messe dominicale, foires et marchés, pèlerinages... —, il est en lui-même occasion de rencontre, et cela en fait un agent privilégié de transmission des nouvelles. Exemple entre beaucoup d’autres possibles, la veuve d’un laboureur de Villiersfaux commence ainsi son témoignage à propos d’une affaire de vol et assassinat survenue en juillet 1787 : « Mercredy dernier, s’en allant au marché de cette ville [Montoire], conversant avec le nommé Pinot du village d’Asnières, paroisse de Lunay et autres et parlant du vol commis en la maison de Cochard de la Soëvrie, paroisse de Houssay, ledit Pinot dit que ledit Renou de ladite paroisse de Houssay lui avait dit que... ».
155Mais en même temps qu’il tisse quelques-uns des liens de la sociabilité locale, le chemin est aussi le lieu où se mettent en œuvre des stratégies de méfiance et d’exclusion75. C’est à travers lui en effet que peuvent fondre sur la population des dangers d’autant plus redoutés que les contours exacts en demeurent inconnus76. On sait comment les autorités s’attachent à prévenir ces menaces par le biais des brigades de maréchaussée, au demeurant bien insuffisantes. A leur échelle, les populations aussi multiplient les précautions : on surveille si l’étranger prend bien le chemin qu’on vient de lui indiquer, on biaise pour ne pas donner l’hospitalité, devoir pourtant élémentaire, en trouvant des prétextes (par exemple refus de la soupe pour cause de manque de lait ou de beurre) ; surtout, on s’inquiète quand des inconnus croisés en chemin contreviennent aux règles de la reconnaissance, en ne rendant pas le salut qu’on leur adresse : ainsi, témoigne un laboureur de Lunay en 1788, « le mercredy 13 février dernier, passant au lieu de Lourière... sur les 10 à 11 heures du soir, il vit deux quidams à luy inconnus... le premier son chapeau rabattu, lesquels paraissaient venir de Lunay et aller à la Carte, qu’il leur parla et ne luy répondirent rien »77. Le chapeau rabattu et le refus de répondre ici, le visage baissé dans d’autres cas jouent un rôle déterminant : ils matérialisent un clivage connu-inconnu, rapidement rapporté à une opposition local-extérieur. Car c’est bien là un des enseignements qui se dégagent de l’analyse de la fonction sociale des chemins : dans la manière dont ils sont pratiqués et perçus, ceux-ci renforcent doublement la cohésion des sociétés locales : positivement en renforçant ses liens de sociabilité ; et négativement en développant des comportements de méfiance à l’encontre de ceux qui lui sont extérieurs. Une telle opposition local-lointain se retrouve dans les débats dont les routes et les chemins du Vendômois sont à la fin du xviiie siècle l’objet.
156Ces débats, qui expriment en fait des conflits d’intérêt, portent d’abord sur le choix des itinéraires. A cet égard, une grande amertume se fait jour dans la région, où l’on estime non sans raisons qu’en plusieurs circonstances l’influence de puissants personnages a joué contre elle. Ainsi les administrateurs du district de Vendôme observent-ils en novembre 1790 à propos des routes de leur ressort : « Il semble que tous les obstacles se soient réunis à la faveur et aux considérations particulières de quelques suppôts de l’Ancien Régime pour en arrêter l’entreprise, ou même la confection de celles ordonnées et commencées [...] ; on en trouve un exemple sensible dans une entreprise on peut dire inutile, d’une grand’route d’Orléans passant par la terre de Monpipeau conduisant à Morée, de là (par une nouvelle route impraticable malgré la dépense énorme qu’on paraît y avoir faite sans avoir rien terminé) à Fréteval, traversant ensuite celle de Vendôme à Paris pour aller au Mans par Saint-Calais. Cette route entreprise à grands frais a été tracée de manière à exister longtemps, puisqu’elle n’est aucunement fréquentée »78. Les allusions ici sont transparentes. Celle aux « suppôts » de l’Ancien Régime doit se lire comme une mise en cause du duc d’Orléans, lequel pour sauvegarder le négoce de la ville capitale de son apanage, au point où la route de Paris se greffe sur la Loire, est parvenu à retarder jusqu’alors l’achèvement de la route Paris-Tours au sud de Vendôme, où elle ne sera terminée qu’à l’époque impériale. Quant à la cruelle description de l’établissement de la route Orléans-Le Mans, elle vise à travers la mention de la terre de Monpipeau Du Cluzel, intendant de Tours, qui, en étant le propriétaire, a obtenu que la nouvelle voie passe à proximité. Faut-il, à partir de cette mise en cause d’un prince apanagiste et de celle d’un ancien intendant (qui en outre n’avait pas en charge la généralité où a été construite la nouvelle route), conclure à une portée politique du texte ? Celle-ci existe sans doute, mais elle n’exclut pas des considérations plus matérielles, comme le confirme l’observation finale des administrateurs du district à propos de la route Orléans-Le Mans : « Et la moitié de ce qu’elle a coûté dans cette partie eût suffi pour procurer à la ville de Vendôme une communication utile et nécessaire avec celles de Saint-Calais et du Mans »79.
157Des notations du même ordre apparaissent sous la plume des auteurs (montoi-riens) d’un « Mémoire concernant la demande de la route de communication de Montoire à Tours, et des chemins qui y ont rapport dans les généralités d’Orléans et de Tours »80. Si ceux-ci se montrent, à tort, assez optimistes en ce qui concerne le prochain achèvement de la grande « route d’Espagne » (Paris-Tours par Vendôme), ils sont très mécontents des projets relatifs au bas Vendômois. Leur contestation porte sur le double détournement d’une route Rouen-Tours par La Chartre (au lieu d’Ar-tins) et d’une route Angers-Blois par Beaumont-la-Ronce (en Touraine septentrionale) aux dépens de la vallée du Loir. Même si le carrefour routier dont hérite Beaumont-la-Ronce se révélera n’avoir pas l’importance économique qu’on lui attribuait alors, la manœuvre est très mal acceptée, parce qu’elle apparaît directement liée à la volonté du « prince apanagiste », Louis, comte du Maine et duc d’Anjou, futur Louis XVIII, de desservir ses terres. Cette fois encore, l’intérêt particulier, en l’occurrence celui d’un puissant et lointain personnage, se met en travers de l’intérêt général et régional : cela n’est pas toléré.
158Les débats qui se développent ainsi autour du choix et de la pertinence de certains itinéraires aident à comprendre pourquoi, en dehors de la charge même qu’elle représente, la corvée royale peut être si fortement contestée : au réflexe anti-fiscal contre cette prestation en nature s’ajoute ici l’absurdité ressentie à travailler à un chantier considéré comme inutile. Le mémoire montoirien déjà cité observe ainsi, à propos de la route Bessé-La Chartre-Tours, dont il dénonce l’établissement : « Cependant, tous les villages du pays ont été appelés à cet ouvrage révoltant, et ceux du canton des Hermites et de La Ferrière, qui, plus que tous autres, en ressentaient le dommage et qui en sont éloignés de deux et trois lieues, y sont arrivés cent fois pour travailler, à tâche égale, au bonheur et à la richesse de leurs voisins ». A l’autre extrémité du Vendômois, sur l’itinéraire Châteaudun-Montmirail, la contestation ne s’en tient pas à la protestation verbale. Il est vrai qu’ici aussi la route répond à une initiative extérieure, celle du baron de Montmorency (même si Cypierre, intendant d’Orléans, lui reconnaît un intérêt général pour le commerce des grains, et si le chantier a bénéficié de fonds de Montmorency et de l’intendant, ainsi que d’ateliers de charité). Surtout, sa construction entraîne en 1777 le rétablissement de la corvée, ce qui provoque dans les quatre paroisses commandées — Arrou, La Fontenelle, Le Poislay et Droué — une véritable révolte, à l’instigation du mutin Chevalier. Les travaux ne pourront reprendre qu’en 1782, à la fois par corvée et par ateliers de charité, et à un rythme très ralenti, ce qui rend compte de l’inachèvement de cette route en 178981.
159On ne développera pas cette question de la corvée royale, par ailleurs bien connue en raison de la place qu’elle tient alors dans la grande politique du royaume. En revanche, il convient de souligner un autre clivage qui transparaît à travers les documents relatifs aux routes du Vendômois. Lorsque le mémoire montoirien déjà cité plusieurs fois revendique une liaison de Montoire à Tours, c’est certes en considération de ce que « l’activité générale qu’il faut en attendre [des grands chemins de communication] sera... le vrai moyen de fixer pour toujours la balance du prix des denrées dans tout le Royaume, et de n’y plus connaître d’autres différences que celle qui résulte nécessairement du plus ou moins de distance des grands points déterminés pour la consommation ou le commerce ». Mais ils ne manquent pas de relever aussi, dans une perspective plus locale, que la route qu’ils réclament « donnerait au bas Vendômois un autre débouché bien important sur la Loire » ; de même écrivent-ils, à propos du commerce des grains, qu’ « il est essentiel de lui donner [au pays de Montoire] un débouché » — en l’occurrence par Château-Renault, et plus loin, toujours à propos de la route sollicitée, « que c’est elle seule qui doit donner à toutes les villes et villages du bas Vendômois les grands débouchés dont ils ont besoin ». C’est bien en termes de débouché en effet (si l’on excepte le seul cas des bois de construction, « dont la disette commence à se faire sentir du côté de Montoire ») que les chemins sont compris tout au long du mémoire. Or, les administrateurs du district de Vendôme ne tiennent pas un autre langage quand ils observent en novembre 1790 « que... les circonstances [leur] permettent dans ce moment quelques réflexions relatives à l’avantage de leur territoire, à la bonification de leurs routes, chemins vicinaux, navigation de leur rivière, amélioration de leur commerce et débouché de leurs denrées », ou quand ils font remarquer que « l’ouverture de [la route] de Vendôme à Mondoubleau par Azé... ferait participer à son avantage une quantité de paroisses réduites à la perte d’une partie de leur produit par le défaut de consommation et débouchés »82.
160Toutes ces observations, outre qu’elles reposent sur la conviction que le développement des réseaux de communication ne peut qu’être bénéfique à l’ensemble de l’économie, expriment donc du chemin une vision d’abord exportatrice, laquelle se retrouve encore dans l’observation de la municipalité de Vendôme estimant en 1790, on le sait, « que le moyen le plus sûr pour luy rendre son activité [à la ville] serait de rendre la rivière du Loir navigable »83. Or, divers indices laissent à penser qu’une telle vision n’est pas unanimement partagée par la société provinciale. Dans les commentaires qui accompagnent les « tableaux de mendicité » de 1790, plusieurs cantons emploient des termes qui ne trompent pas, comme Villiers, qui évoque les « chemins de traverse », ou Saint-Amand, qui s’attache aux « petits ponts et gués ». De telles expressions suggèrent du chemin une tout autre vision, centrée davantage sur l’usage local que sur la relation plus lointaine, et non orientée comme l’était la précédente : en bref, cette vision privilégie le mouvement brownien d’une vie rurale géographiquement peu différenciée et peu ouverte à l’extérieur, quand la première se plaçait dans la perspective de réseaux organisés et intégrés à une vie de relation dépassant de loin le cadre régional.
161D’une certaine manière, ce clivage retrouve celui qui sépare les deux visions de l’espace précédemment présentées, et on peut penser qu’il entretient avec la société provinciale les mêmes rapports que lui : aux humbles reviendrait la saisie la plus locale du problème des chemins, cependant que les notables en auraient une approche plus ample. Ajoutons encore, à partir du cas montoirien, que l’opposition entre ces deux manières d’appréhender la question des chemins ne se limite pas nécessairement à celle qui distingue le chemin vicinal le plus local et la route qui assure la liaison avec d’autres provinces. Elle peut aussi intégrer l’usage qui est fait de ce chemin, et plus précisément le sens dans lequel il est parcouru. Le mémoire rédigé à Montoire en 1788 est attentif d’abord à l’écoulement des grains. Or, cinq ans plus tard, le 1er nivôse an II, dans le même lieu, la Société populaire, républicaine, sabotière, révolutionnaire des sans-culottes de Montoire tient un langage très différent : « Habitants des campagnes, dans l’Ancien Régime... vous apportiez dans nos marchés de quoi nous alimenter. La révolution a tout fait pour vous, et il semble que vous cherchiez à entraver sa marche. Vous nous laissez manquer de subsistance et nos marchés se trouvent démunis de toute marchandise »84. Cette fois, c’est le souci de l’approvisionnement, et non plus celui du débouché, qui domine : à une argumentation favorable aux vendeurs s’en est substituée une autre, attentive d’abord aux revendications des consommateurs. Au modeste niveau du bas Vendômois, cette contradiction renvoie aux oppositions qui traversent la société vendômoise, et plus largement aux grands débats qui agitent le royaume, puis la République, pendant le second xviiie siècle, quant au commerce des grains. Par ce biais aussi, la vaste question des chemins nous entraîne, à travers la diversité des représentations spatiales, au cœur de la société provinciale de l’époque et de ses aspirations.
Notes de bas de page
1 Calculs réalisés à partir de l’ensemble des mariages célébrés en Vendômois de l’an VII à l’an XII.
2 Loisel (J.-J.), « Naître, aimer et mourir à Ternay au xviiie siècle », SA V, 1980, p. 67-85, notamment p. 71 et 73.
3 Métais (abbé C), « Les nouveaux mariés de Villavard », Etudes et documents, t. IV, 1891-1984, p. 166-193.
4 Actes de désignation de tuteur dans les archives judiciaires (par exemple, justice du bailliage de Montoire-Querhoent, affaires extraordinaires, AD 41, série Β non cotée) ; actes de partage dans les archives notariales (AD 41, sous-série 3E).
5 Comportement à rapprocher de celui de Jean Bordier, père de Pierre, allant comme on va le voir terminer ses jours chez son gendre Jean Gallois, à Sainte-Anne, où il s’éteint en septembre 1751. Toutefois, Louise, femme de Jean Gallois et fille de Jean Bordier, est déjà morte quand son père se retire dans son foyer.
6 AD 41, sous-série 3E, étude 15.
7 AD 41, sous-série 3E, étude 15, compte et règlement entre Jean Gallois et Pierre Bordier, 2 juin 1752.
8 Ces deux années sont les seules où le Compendium mentionne les prix du sucre, du poivre et du savon, produits liés à des trafics lointains dont la Loire constitue le vecteur privilégié.
9 Passac (P.-J. de), op. cit. (n. 1, p. 25), p. 15.
10 Vovelle (M.), Ville et campagne au xviiie siècle (Chartres et la Beauce), Paris, 1980 ; Châtelain (Α.), Les migrants temporaires en France, Villeneuve-d’Ascq, 1976.
11 Justice du marquisat de Montoire-Querhoent, criminel, 1777-1788, AD 41, série Β non cotée.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Ménétra (J.-L.), Journal de ma vie, présenté par Roche (D.), Paris, 1982, p. 46-49 (Ménétra signale au passage, à Vendôme, un compagnon gascon de Condom).
15 De telles allusions se trouvent par exemple dans l’affaire Jouve-Rocheron (1787) et dans l’affaire des Jacottins (1788), justice du marquisat de Montoire-Querhoent, criminel, 1777-1788, AD 41, série Β non cotée.
16 Le choix de la période retenue pour le dépouillement tient au caractère complet de la série des registres d’état civil (ce qui n’est pas tout à fait le cas pour les registres paroissiaux d’Ancien Régime) et à la présentation imprimée de la source, qui en permet une exploitation à la fois plus facile et plus efficace.
17 Ces distinctions concernent les notables (avec des sous-rubriques propriétaires et rentiers, bourgeoisie économique, enseignants, praticiens, personnel administratif, médecins, vétérinaires, divers), les militaires (militaires proprement dits, gendarmes), les travailleurs du textile (cardeurs, peigneurs, sergers, bonnetiers, ouvriers en laine, tisserands, cotonnadiers), ceux de l’industrie (verriers, forgerons, tanneurs, gantiers, tuiliers et potiers, carriers et tailleurs de pierre, ouvriers de papeterie), les artisans (de la nourriture, du vêtement, de l’équipement agricole, du bâtiment, de la petite distribution, cordonniers, sabotiers, divers), les travailleurs de la forêt (bûcherons, fendeurs, scieurs, fagoteurs, charbonniers, flotteurs).
18 Les états du recensement de l’an IV, dont l’organisation répond à un souci d’ordre public, sont conservés aux AD 41, L 419 et L 420.
19 Archives municipales de Vendôme, mairie de Vendôme.
20 Expression empruntée à Vovelle (M.), op. cit. (n. 2, p. 192), p. 103.
21 Dornic (F.), L’industrie textile dans le Maine et ses débouchés internationaux, 1650-1815, Le Mans, 1955 ; Bois (P.), Paysans de l’Ouest. Des structures économiques et sociales aux options politiques depuis l’époque révolutionnaire, Paris-La Haye, 1960, rééd. sous le titre Paysans de l’Ouest, Paris, 1971 (voir notamment p. 221 à 267 de l’édition de 1971).
22 Poitrineau (A.), Remues d’hommes, les migrations montagnardes en France, xviie-xviiie siècle, Paris, 1983.
23 Poitrineau (A.), op. cit., p. 100-104 et 222-223.
24 Corvisier (A.), L’Armée française de la fin du xvie siècle au ministère de Choiseul, le soldat, Paris, 1964 ; Bertaud (J.-P.), La Révolution armée, les soldats-citoyens et la Révolution française, Paris, 1979.
25 Sur ce point, Bonhoure (G.), « Histoire du collège et du lycée de Vendôme », SAV, 1902-1911, notamment SAV 1908, p. 233-253 ; et surtout Frijhoff (W.) et Julia (D.), « Les grands pensionnats de l’Ancien Régime à la Restauration », AHRF, 1981, n° 1, p. 153-198.
26 Cette composante culturelle n’est pas complètement absente de la migration des militaires, catégorie à haut degré d’alphabétisation.
27 L’apport des différents secteurs de la « marge périphérique » du Vendômois confirme cette orienta-don : de la bordure sarthoise proviennent 289 individus (tant hommes que femmes), soit pratiquement autant que pour les marges réunies de l’Indre-et-Loire (59), du Loir-et-Cher (91) et de l’Eure-et-Loir (140).
28 En effet, si l’on assimile une population à un cercle, le rapport entre sa périphérie (soit le périmètre du cercle) et sa masse (soit la surface du même cercle) est de 2/R (R étant le rayon du cercle). Autrement dit, plus R (donc la population) est grand, plus ce rapport décisif pour engendrer les migrations de contact est petit.
29 Pour chaque canton, le degré d’ouverture a été calculé sur la base d’une population ramenée à 7 500 habitants.
30 L’intérêt d’une telle analyse est renforcé par le fait, sur lequel on reviendra, que la scolarisation, principal vecteur de l’alphabétisation, est beaucoup plus souvent liée au lieu de naissance qu’à celui de la résidence au moment du mariage.
31 Il est vraisemblable qu’une part notable de l’émigration vendômoise se joue de ville à ville, ce qui a pour effet de la faire sortir du cadre de l’enquête.
32 154 km2, ce qui correspond à un rayon théorique de 7 km pour un canton, et de 17-18 km pour l’ensemble formé par un canton et ceux qui en sont limitrophes.
33 Sur ce mouvement, qu’on retrouvera chap. 8, Vovelle (M.), op. cit. (n. 2, p. 192), p. 227-276.
34 A Naveil, commune viticole, deux greffiers ont participé à l’élaboration de l’état, et seul le travail du second, qui concerne 274 des 607 individus recensés, semble digne de foi. Il révèle un pourcentage de non-natifs de 27,6 % seulement. A supposer qu’il soit généralisable à l’ensemble de la commune, ce taux situe celle-ci bien au-dessous de la droite de régression de la vallée du Loir.
35 Par exemple, 21 % de vignerons non natifs à Lunay et 24 % à Sougé, communes de vignoble, contre 50 % à Prunay, en Gâtine, commune beaucoup moins viticole. De même pour les travailleurs du textile : peu de non-natifs parmi eux dans l’ouest de la région, pourtant globalement très mobile (18 % à Sougé, 33 % à Choue), beaucoup plus ailleurs (50 % à Morée, Crucheray ou Epuisay, 69 % à Selommes, 80 % à Lunay).
36 On verra au chap. 6 qu’entre l’an VII et l’an XII l’âge moyen au premier mariage est dans l’ensemble du Vendômois rural de 28,97 ans pour les hommes et de 25,85 ans pour les femmes.
37 Choue et Lunay sont comparables par leur population (respectivement 734 et 848 habitants de plus de 12 ans) et par leur superficie (3 739 et 3 852 hectares) ; Selommes est moins peuplée (446 habitants de plus de 12 ans) et moins étendue (2 801 hectares). Cette différence est inévitable, car il n’existe pas en Beauce de commune dont la taille et la population approchent celles de Choue et de Lunay.
38 Roche (D.), Le Peuple de Paris, Paris, 1981, notamment p. 11-37.
39 Poitrineau (A.), op. cit., n. 2, p. 202 ; Poussou (J.-P.), Bordeaux et le Sud-Ouest au xviiie siècle. Croissance économique et attraction urbaine, Paris, 1983.
40 Justice du marquisat de Montoire-Querhoent, criminel, 1777-1788, AD 41, série B non cotée.
41 Le fait n’est pas indifférent non plus, on le verra, pour rendre compte de certains caractères que prendra la Grande Peur dans la région en juillet 1789.
42 Justice du marquisat de Montoire-Querhoent, criminel, 1777-1788, AD 41, série B non cotée.
43 Analyse des 33 jugements prévôtaux rendus à Orléans contre la bande de Charles Hulin de 1782 à 1787 dans Doinel (J.) et Bloch (C), Inventaire sommaire des Archives départementales antérieures à 1790 — Loiret — Archives civiles, série B, n°s 1356 à 3025, Orléans, 1900, p. 79 à 129 (les pièces originales ont disparu lors de l’incendie des AD 45 pendant la Seconde Guerre mondiale).
44 Vovelle (M.), op. cit. (n. 2, p. 192), p. 257-306.
45 Sur les centaines d’affaires mettant en cause la bande Hulin, une seule — un vol de deux chevaux à Fontaine-Raoul — concerne le Vendômois : dans notre perspective, elle prend donc figure d’exception confirmant la règle.
46 En effet, dans la perspective où on les a étudiés, les actes de mariage n’informent que sur les déplacements d’une certaine importance.
47 AD 41, 201M 19 à 201M 24, recensement de 1820.
48 AD 41, M Agriculture, « Statistique agricole de 1852, dite quinquennale ». Le taux du canton de Savigny est beaucoup plus élevé (79,9 %), mais cela tient au fait que son territoire comprend des communes viticoles (Sougé, Lunay) — et l’on sait que le vignoble multiplie et disperse considérablement les parcelles.
49 Il n’est toutefois pas possible de préciser davantage ce point, l’enquête agricole de 1852 n’indiquant pas pour le canton de Saint-Amand la répartition entre parcelles attenantes et parcelles dispersées.
50 Exemples de « villages en tournée » : la Garelière, qui relève tour à tour de Villiers et de Naveil, Vauracon, Fosse-Courtin, le Briard, Vauchalupeau qui sont rattachés tantôt à Azé, tantôt à Mazangé ; exemples de villages partagés : Clouzeaux, entre Lunay et Mazangé, Varennes, entre Marcilly, Naveil et Thoré.
51 AD 41, M Agriculture, enquête citée n. 1, p. 242.
52 Il arrive que la colonne « lieu d’habitation » soit laissée en blanc, comme en Beauce — ainsi à Villiers et Thoré ; mais ailleurs, à Lunay ou même à Naveil, elle est scrupuleusement remplie. Ce constat donne l’impression d’une hésitation entre la cohésion de la commune et celle du village. La cohésion villageoise apparaît en revanche clairement dans certains rôles de taille de la fin de l’Ancien Régime : au lieu de présenter les taillables par ordre alphabétique des prénoms comme c’est alors généralement l’usage, celui de Naveil les classe en fonction de la structure géographique du terroir, en distinguant le côté de Villaria et celui de Montrieux, du nom de deux villages de la paroisse situés de part et d’autre du Loir.
53 Table alphabétique des justices..., citée n. 2, p. 26.
54 A Choue, où le pourcentage de non-natifs est chez les hommes de 65 %, il n’est que de 33 % pour les tisserands ; et tandis que ce taux est pour l’ensemble de la population communale de 67 %, il n’est pour celle du bourg que de 41 %.
55 Les travailleurs du textile signent à 50 % dans le Perche (où le taux global est de 26 %) et à 25 % seulement en Beauce, où ils sont beaucoup moins nombreux, alors que le taux global de cette zone s’élève à 38 %.
56 Ménétra (J.-L.), op. cit., n. 3, p. 193.
57 Cette situation de Lunay au contact des zones d’influence de Vendôme et de Montoire apparaît bien dans Viaud (D.), « Un domaine rural en Vendômois, la Blotinière, paroisse de Lunay », AHRF, 1978, n° 1, p. 20-34, qui souligne que dans les comptes de ce domaine sont mêlées les mesures de ces deux villes.
58 Vovelle (M.), La mentalité révolutionnaire. Société et mentalités sous la révolution française, Paris, 1985, notamment p. 197-200.
59 Indications données en mentionnant les points cardinaux de manière très concrète : gallerne pour nord, midy pour sud, amont pour est, aval pour ouest. Voir par exemple le plan annexé au « procès-verbal d’arpentage d’une pièce de bois-taillis à Maupertuis », établi le 20 décembre 1756, AD 41, sous-série 3E, étude 15 (Lancé), liasse 112.
60 Simon (abbé M.), op. cit. (n. 1, p. 25), t. 3, p. 9.
61 Dainville (F. de), Le langage des géographes, Paris, 1964, p. 49.
62 Le tableau en est donné par Guérin (L.), L’intendance de Cypierre. Étude économique de la généralité d’Orléans, Mayenne, 1938, à partir de AD 45, C 355.
63 Délibérations du district de Vendôme, 22 novembre 1790, AD 41, L 1681.
64 AD 41, 1S 263, « Etat général des routes et ponts du département », an X.
65 Arnould (J.), op. cit. (n. 1, p. 79), p. 42.
66 Métais (abbé C), « Visite de Mme Cradock à la Trinité de Vendôme (1785) », SA V, 1907, p. 167-169.
67 Arnould (J.), op. cit. (n. 1, p. 79), p. 42.
68 Mémoire concernant... la route de communication de Montoire à Tours, cité n. 4, p. 77, AD 41, C 257.
69 AD 41, L 417.
70 Arnould (J.), op. cit. (n. 1, p. 79), p. 42-43.
71 Mémoire... sur la nécessité d’achever le chemin... entre la ville de Blois et le marché d’Oucques, AD 41, C 21.
72 Sur la question de la navigation du Loir, Lebrun (F.), Histoire des pays de la Loire, Orléanais, Touraine, Anjou, Maine, Toulouse, 1972, p. 258 ; Pétigny (J. de), De la canalisation du Loir, Blois, 1840 ; Chanteaud (G.), Précis de l’histoire de Vendôme raconté par un grand-père à ses petits-enfants, Vendôme, 1902, p. 102-104 ; Saint-Venant (R. de), Dictionnaire, articles « Joubert de Villemarest » et « Loir » ; Soyer (J.) et Bloch (C), Inventaire de la série C des archives départementales du Loiret, Orléans, 1927, cote C 267.
73 Arnould (J.), op. cit. (n. 1, p. 79), p. 43.
74 Selon le cadastre du début du xixe siècle, il n’est pas rare que les chemins occupent plus de 3 % de la surface du terroir dans le Perche ; en Beauce, ils en occupent souvent moins de 2 %.
75 C’est le lieu où se développent aussi les batteries, violentes querelles pouvant entraîner mort d’homme. Exemples dans AD 41, série Β non cotée, justice du marquisat de Montoire-Querhoent, criminel 1777-1788, affaire Péan (1779) ; et bailliage de Mondoubleau, affaire Etienne et Thomas Guibert dits Travaille (1763).
76 Dans sa Table alphabétique... des justices, citée n. 2, p. 66, dont l’établissement répond à un souci de maintien de l’ordre, Daniel Jousse mentionne pour chaque paroisse les routes qui la desservent, ou qui en sont proches : à l’évidence, elles sont à ses yeux porteuses d’un danger de désordre. Dans le même esprit, le district de Vendôme déplore en 1790 que Fréteval ait été privée de sa brigade de maréchaussée, « quoique voisine de la grande route de Paris, et d’une forêt considérable » (Registre de délibérations, 22 novembre 1790, AD 41, L 1681).
77 AD 41, série Β non cotée, justice du marquisat de Montoire-Querhoent, criminel 1777-1788, affaire Marie Dublineau (1788).
78 Délibérations du district de Vendôme, 22 novembre 1790, AD 41, L 1681.
79 Ibid.
80 AD 41, C 257.
81 Guérin (L.), op. cit., n. 1, p. 255, d’après AN F 14 166 A et AD 45, C 368. Une assemblée générale des habitants du Poislay et de Droué se tient en 1779 afin de s’opposer aux instructions de l’intendant concernant la construction de cette route (AD 41, sous-série 3E, étude 72).
82 Délibérations du district de Vendôme, 22 novembre 1790, AD 41, L 1681.
83 AD 41, L 417, Observations accompagnant les Tableaux de mendicité, et émanant de la ville de Vendôme.
84 Motheron (Α.), « La Société populaire, républicaine, sabotière, révolutionnaire des sans-culottes de Montoire », HTPBV, n° 11, janvier-juin 1985, non paginé.
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