Conclusion
p. 267-275
Texte intégral
1Le réchauffement climatique, dont l’origine anthropique fait aujourd’hui consensus, place nos sociétés dans une situation d’urgence environnementale qui ne peut être contestée. Le rôle important des transports motorisés dans ce réchauffement – qu’il s’agisse de transport de marchandises ou de déplacements des personnes, de mobilité quotidienne ou de mobilité à grande distance, de transport terrestre, aérien ou maritime, à l’échelle locale ou à l’échelle nationale et internationale – est également une réalité. Dans ce contexte, inscrire les politiques locales de mobilité dans une perspective de développement durable est évidemment légitime.
2Ces politiques ne doivent pas pour autant échapper à un examen critique de leurs tenants et aboutissants. Les travaux rassemblés dans cet ouvrage confirment que les politiques de mobilité durable, telles qu’elles sont conduites actuellement, sont porteuses d’un certain nombre de risques, de conséquences non souhaitées.
3Elles courent tout d’abord le risque de l’inefficacité, du dévoiement, le risque de n’être qu’une coloration du discours politique, qu’un habillage d’une action publique dont les motifs réels sont ailleurs. De ce point de vue, faute de (pouvoir) s’affranchir des paradigmes économiques dominants (voir l’article de René Kahn dans cet ouvrage) et de référentiels politiques largement contraints par le contexte de la mondialisation et de la compétition interterritoriale, elles semblent en effet ne pas être à même de s’abstraire d’une situation marquée par « une concurrence systématisée en matière d’attractivité et d’accessibilité à toutes les échelles, une poursuite des processus de métropolisation et d’étalement urbain (fonctionnel du moins), et le développement des mobilités à l’échelle des aires urbaines, comme aux échelles régionale, inter-régionale et internationale » (Kahn et Brenac, 2018, p. 18). S’agissant des politiques urbaines, cela se traduit notamment par la persistance d’un système automobile puissant, s’appuyant sur la requalification et le développement d’infrastructures routières dans les espaces périphériques (Reigner et Montel, dans cet ouvrage). Comme le note Yves Crozet, « les mêmes élus qui souhaitent contraindre fortement la mobilité automobile dans la ville-centre, militent en même temps pour la réalisation d’autoroutes de contournement, même très coûteuses, dans la périphérie » (Crozet, 2016, p. 66). Même dans le contexte des communes centrales, la justification écologique donnée à certains aménagements semble souvent servir des objectifs d’amélioration du cadre de vie, de mise en valeur du patrimoine et de l’attractivité de la ville, sans répondre aux enjeux environnementaux globaux (Claux, dans cet ouvrage).
4L’absence de réel débat et la sous-politisation des questions de mobilité ne favorisent pas non plus la prise en charge sociale et politique des enjeux et des transformations majeures que nécessiterait la réponse à l’urgence climatique. Comme le montrent Hélène Reigner et Marie-Claude Montel (dans cet ouvrage), dans le contexte des élections municipales, les programmes proposés, mettant en avant différentes mesures en faveur du vélo, de la marche à pied, du tramway, dans des centres urbains pacifiés et libérés de la voiture, font l’objet globalement d’un consensus dépassant les clivages partisans. La réalisation d’infrastructures routières de périphérie, bien qu’elle soit passée sous silence dans les programmes des candidats – cette question dépassant de fait l’échelle communale – semble aussi faire l’objet d’un certain consensus (si l’on excepte Europe-Écologie-les-Verts, s’opposant à certaines infrastructures de contournement) alors que ces aménagements ne vont pas dans le sens de la mobilité durable. Cette faiblesse du débat politique, dans le contexte local, tient sans doute pour une part au fait que les différents partis sont confrontés aux mêmes limites, liées aux modèles économiques sous-jacents et aux contraintes de la concurrence entre territoires. Elle tient probablement aussi à l’insuffisance des mécanismes démocratiques à l’échelle intercommunale, et à leur absence à l’échelle de la région urbaine, où apparaissent plus clairement les ambivalences, les contradictions et les implications sociales des politiques de mobilité (Reigner et Hernandez, 2007).
5Face à ce constat, différentes perspectives semblent se dégager de l’examen de la littérature académique (Kahn et Brenac, 2018). Pour un certain nombre de chercheurs, la possibilité d’inscrire les politiques locales d’urbanisme et de mobilité dans un cadre de développement durable ne semble pas remise en cause, des voies d’amélioration étant envisageables. Un préalable consisterait à appréhender la mobilité durable comme une question prioritairement politique, en évitant de la réduire au statut d’instrument au service des objectifs d’attractivité et de compétitivité1. En outre, une plus grande efficacité des stratégies de report de l’automobile vers d’autres modes de déplacements pourrait être attendue d’une meilleure cohérence de l’action publique en matière d’offre de transports publics (urbains et régionaux), de gestion de l’accès automobile à la ville et de planification conjointe de l’urbanisme et des transports (Kaufmann, 2003 ; Paulhiac et Kaufmann, 2006). Mais d’autres auteurs considèrent que les potentialités de report de l’automobile vers d’autres modes de déplacement sont limitées, et que la planification de l’urbanisme n’est pas en mesure de répondre aux enjeux environnementaux (Desjardins, 2017 ; Massot et Orfeuil, 2007) :
La planification de l’usage des sols n’apparaît donc ni comme un instrument suffisamment puissant, au regard des forces qui portent l’étalement urbain, pour contribuer à la réduction de la demande de circulation, ni comme un instrument adapté pour contrer le développement des trafics quotidiens interurbains qui constituent une forme nouvelle et subtile d’étalement fonctionnel (Massot et Orfeuil, 2007, p. 24).
6Pour ces auteurs, une réduction massive de la consommation d’énergie dans le domaine des transports ne peut être obtenue que par une action sur les parcs de véhicules, qui relève plutôt du niveau européen. On peut rester sceptique cependant sur les effets globaux à attendre des politiques européennes dans ce domaine. Certes, l’Union européenne sait imposer des normes et des choix technologiques concernant les véhicules. Mais d’autre part les institutions communautaires semblent, plus que d’autres, n’envisager les politiques de mobilité durable que dans le cadre d’un « univers concurrentiel-marchand » (Kahn et Brenac, 2018) et d’une logique de mobilité illimitée ; cela se traduit notamment par le soutien au développement du véhicule autonome, qui conduira à une augmentation globale de la circulation automobile2. D’autres espoirs ont été placés dans une évolution potentielle de la société dans son rapport à la mobilité, l’hyperconnectivité (liée au développement des technologies du numérique) venant à long terme se substituer à l’hypermobilité. Cette hypothèse, prudemment évoquée par Yves Crozet (2016), est cependant loin d’être établie. Les travaux qui se sont intéressés dans le passé à la substitution entre télécommunications et transports concluaient à un renforcement mutuel plutôt qu’à une substitution (Savy, 1998).
7Comme nous venons de le voir, les politiques urbaines de mobilité, s’inscrivant prioritairement dans un agenda dominé par les préoccupations de compétition entre territoires et d’attractivité urbaine, ne parviennent pas réellement à contrecarrer le système automobile à l’échelle des bassins de vie. La responsabilité de la mutation vers une mobilité durable est alors en grande partie reportée sur les citoyens eux-mêmes, sommés de modifier leurs comportements (choix résidentiel, choix modal), alors que ces comportements sont largement contraints par les évolutions urbaines. Ce processus d’individualisation d’un problème collectif permet à la puissance publique de se défausser, mais impose aussi, par une communication faite d’injonctions, de prescriptions, et riche en contenus moralisateurs, une vision normative favorisant la stigmatisation de certaines populations, comme le montre Eléonore Pigalle (dans cet ouvrage) dans le cas des déplacements vers l’école.
8Les politiques de mobilité durable se traduisent néanmoins par un certain nombre d’aménagements a priori favorables sur un plan environnemental – piétonisation de secteurs centraux ou à forte valeur stratégique ou symbolique, aménagement de réseaux de transport public en site propre, aménagements cyclables, etc. – même s’ils ne portent le plus souvent que sur certaines catégories d’espaces urbains.
9Ces transformations sont porteuses d’autres risques, en matière de sécurité des déplacements notamment. Elles ne sont en effet pas sans conséquences, positives ou négatives, sur les phénomènes d’accidents, comme en témoigne l’analyse de l’évolution de la répartition spatiale des accidents à Caen et Strasbourg (Propeck-Zimmermann, Saint-Gérand et al., dans cet ouvrage). Cette analyse montre notamment, dans le cas de Strasbourg, que le nombre d’accidents a davantage diminué dans le centre historique, où les aménagements de la mobilité durable (piétonisations, tramway…) se sont d’abord développés, que dans les autres secteurs de la ville. Elle montre aussi que le développement d’aménagements cyclables à l’est du centre-ville, sur différents axes où les divers modes de circulation restent présents (voitures, tramway), s’est traduit par de nouvelles accumulations d’accidents de cyclistes.
10S’agissant des incidences des aménagements pour les tramways en site propre, les différents travaux réalisés (Brenac, Maître et al., dans cet ouvrage) conduisent à des conclusions nuancées : problèmes de lisibilité, effets de coupure, nouvelles formes d’accidents, mais réduction du nombre global d’accidents sur les rues aménagées, du fait de la baisse du trafic sur ces axes. Ces travaux ont aussi porté sur l’évolution de la sécurité à l’échelle de l’agglomération, dans sept villes moyennes s’étant dotées d’un tramway. Cette évolution apparaît en moyenne moins favorable que dans d’autres villes ; le développement concomitant d’infrastructures routières en périphérie (plus important que dans les villes ne s’étant pas dotées d’un tramway) a peut-être joué un rôle dans ce bilan décevant, en encourageant la circulation automobile.
11Le développement de l’usage des deux-roues motorisés, favorisé par les aménagements visant à réduire la place de l’automobile dans certains secteurs urbains, peut être attribué en partie aux politiques de mobilité durable, et représente une évolution plutôt négative du point de vue de la sécurité, compte tenu du risque élevé d’accident encouru par ces usagers (Clabaux et al., ainsi que Van Elslande et al., dans cet ouvrage). Il paraît nécessaire sur ce point de mieux intégrer, dans les pratiques d’aménagement urbain, les connaissances sur les mécanismes d’accidents impliquant des deux-roues motorisés et leurs spécificités, qui ont pu être mis en évidence par l’étude détaillée de nombreux cas d’accidents (Van Elslande et al., dans cet ouvrage). Les deux-roues motorisés présentent cependant certains avantages sur le plan environnemental, par rapport à l’automobile, du moins pour ceux n’excédant pas 125 cm3 de cylindrée (moins de rejets de gaz à effet de serre, moindre encombrement de l’espace, moindre contribution à la congestion). L’identification de catégories de deux-roues à moteur présentant des risques relativement modérés (comparables à ceux des cyclistes) pourrait ouvrir de ce point de vue des perspectives intéressantes pour le développement de « petits véhicules métropolitains à forte urbanité » susceptibles de constituer une alternative crédible à l’automobile à l’échelle des agglomérations (Orfeuil et al., 2010 ; Clabaux et al., dans cet ouvrage).
12Globalement, il serait hasardeux de conclure que les politiques de mobilité durable et leurs aménagements tendent à dégrader la sécurité des déplacements. Il reste que la réintroduction des tramways et les nouvelles formes d’aménagement induisent des formes d’accidents spécifiques, et que les aménagements réalisés ou les politiques conduites peuvent encourager directement ou indirectement des modes de déplacements présentant des risques élevés. Ces effets pourraient être en partie pris en compte et tempérés, par exemple en faisant évoluer les techniques d’aménagement. Mais, dans les politiques conduites, les aménagements symboliques de la mobilité durable (tramway, pistes cyclables, piétonisation, etc.) ne peuvent être dissociés des autres aménagements réalisés (infrastructures routières de périphérie, infrastructures souterraines, parcs relais, ouvrages pour le stationnement à proximité des quartiers centraux et commerçants, etc.), et les conséquences de ces politiques sur le volume de circulation automobile et sur les nombres d’accidents devraient aussi être étudiées dans leur globalité et sur l’ensemble de l’espace urbain.
13Enfin, les transformations des espaces urbains peuvent être questionnées du point de vue de leurs incidences sur les pratiques et l’ergonomie de l’espace. Cette ergonomie peut s’entendre à l’échelle de l’espace public : par exemple comment sont perçus, compris et représentés les aménagements des espaces centraux, qui se sont diversifiés du fait notamment de la recherche de modes d’aménagement donnant la priorité aux piétons mais sans exclure les autres trafics (comme les « zones de rencontre ») ? L’article de Marie-Claude Montel et al. (dans cet ouvrage) a permis d’apporter quelques éclairages sur ce point. En particulier, un certain inconfort d’usage – pour les piétons comme pour les automobilistes – semble être associé aux aménagements gommant en très large part les délimitations entre espaces latéraux habituellement dédiés aux piétons et espace de circulation des véhicules (absence de trottoir, de dénivellation, de bornes ou potelets). Cet inconfort paraît cependant favoriser une meilleure prise en compte mutuelle de ces deux catégories d’usager. En matière d’ergonomie de l’espace public, les conséquences des aménagements pour les transports collectifs sur des emprises dédiées méritent aussi d’être étudiées. Les aménagements pour les tramways en site propre, en particulier, tendent à favoriser une certaine rigidification de l’espace viaire et sa fragmentation en sous-espaces spécialisés, limitant les possibilités et la commodité d’usage de cet espace pour de nombreuses catégories d’usagers, sans que cela ne se traduise toujours par une meilleure efficacité du service de transport par rapport à d’autres modes d’insertion du tramway, comme le suggère l’analyse des cas de Montpellier et de Zurich (Brenac, Peytavin et Maître, dans cet ouvrage). D’autres aménagements mis en œuvre dans le cadre de politiques de mobilité durable contribuent néanmoins, de façon globale, à une amélioration des conditions d’usage, de l’ergonomie et de l’agrément des espaces publics réaménagés, comme le montrent Frédérique Hernandez, Benoît Romeyer et al. (dans cet ouvrage) dans le cas de la « semi-piétonisation » du secteur du Vieux-Port à Marseille.
14L’ergonomie peut être entendue également au sens de l’ergonomie spatiale (Saint-Gérand, 2002), qui rend compte, à l’échelle d’un territoire, de l’accès et des conditions d’accès des populations aux ressources. L’étude de l’ergonomie d’un espace urbain permet notamment de questionner les inégalités socio-territoriales. L’analyse réalisée par Thierry Saint-Gérand, Éliane Propeck-Zimmermann et al. sur le territoire de l’Eurométropole de Strasbourg montre la grande variabilité de l’accès aux ressources selon les caractéristiques sociales et spatiales des localités et des quartiers considérés. En quantifiant les scores d’ergonomie selon le mode de déplacement (à pied, à vélo, en voiture…), cette analyse montre également que les marges de manœuvre dont disposent les habitants pour changer de mode de déplacement sont très inégalement réparties selon leur situation dans l’espace urbain.
15Ce constat, dans un contexte où le changement de lieu de résidence est difficile du fait des contraintes du marché de l’immobilier, montre les limites des stratégies visant à encourager les habitants à changer de mode de déplacement, par différents moyens comme la communication ou la taxation. Les habitants des espaces les plus assujettis à l’automobile ne peuvent en effet renoncer à la voiture qu’en réduisant leur accès aux ressources. Dans ces conditions, ces stratégies ne peuvent produire d’effet sur le transfert modal qu’au prix d’un accroissement des inégalités territoriales. Ces conclusions font écho à certains travaux antérieurs, s’appuyant sur la notion plus étroite d’accessibilité. Il a été montré par exemple que dans le cas de la région parisienne, la disposition d’une voiture joue un rôle décisif pour l’accès au marché de l’emploi pour les catégories sociales les moins favorisées, compte tenu de la plus grande dispersion des emplois peu qualifiés dans l’espace urbain, rendant plus difficile l’accès à ces emplois au moyen des transports publics (Wenglenski, 2003 ; Wenglenski et Orfeuil, 2004). Concernant l’accès aux biens et aux ressources, David Caubel (2006) a montré que dans le cas de la région lyonnaise, des scénarios ambitieux de développement des transports publics pourraient accroître l’accessibilité pour les catégories sociales les moins favorisées, mais il souligne que cela compenserait à peine les effets de l’évolution observée dans la localisation des activités, qui tendent à se concentrer dans des espaces favorisant l’accès des catégories sociales les plus aisées (et défavorables à l’accès des catégories les moins aisées).
16La notion d’ergonomie spatiale nous rappelle également que l’organisation des réseaux et des déplacements, comme celle de l’espace urbain, ne sauraient être considérées comme de simples instruments d’inflexion des comportements de mobilité ou des comportements résidentiels, ni réduites au rôle de levier pour améliorer l’attractivité d’une ville vis-à-vis de l’extérieur : il importe surtout qu’elles répondent aux besoins et aspirations des populations vivant sur l’ensemble du territoire urbain. En ce sens, l’ergonomie spatiale contribue à l’amélioration de ce que Vincent Kaufmann appelle – d’un point de vue plus général – le « potentiel d’accueil » ou « l’hospitalité » de l’espace urbain vis-à-vis des projets et mobilités (au sens sociologique) de tous les acteurs individuels et collectifs impliqués dans un territoire (Kaufmann, 2014).
Quelques perspectives
17L’ensemble des résultats qui viennent d’être évoqués devrait contribuer, du moins nous l’espérons, à favoriser la mise en débat des options et des choix mis en œuvre dans le cadre des politiques urbaines de mobilité durable, qui restent souvent insuffisamment questionnés du fait de la grandeur de la cause environnementale et du consensus qui l’entoure généralement. Ils ouvrent d’autre part un certain nombre de perspectives dans le champ académique, mais aussi du point de vue de la mise en œuvre des politiques publiques, de l’amélioration de la conception et de l’intégration des aménagements de la mobilité durable, et devraient favoriser la recherche de nouvelles voies et le développement de nouvelles méthodes d’analyse. Nous évoquons ci-dessous brièvement quelques-unes de ces perspectives.
18Il apparaît tout d’abord nécessaire de privilégier une approche principalement politique de la mobilité durable. Une telle orientation, dans le domaine de la recherche, favoriserait notamment un renouvellement des cadres d’analyse et la mise en discussion d’hypothèses souvent implicites dans l’approche économique de la mobilité (et peu compatibles avec l’objectif de durabilité). La sous-politisation des questions de mobilité peut être également relevée au niveau de l’action publique elle-même. Elle contribue à l’occultation des contradictions des politiques de mobilité durable, de leur incapacité à atteindre leurs objectifs environnementaux, et de leurs conséquences souvent négatives sur les inégalités sociales (Boussauw et Vanoutrive, 2017). Wojciech Kębłowski et David Bassens relèvent, au niveau international, l’émergence de travaux académiques critiques pointant ces insuffisances, mais qui sont peu mobilisés dans la mise en œuvre des politiques de transport et de déplacements (Kębłowski et Bassens, 2018). En France, la faiblesse des structures et processus démocratiques au niveau supra-communal pourrait aussi contribuer en partie à expliquer l’absence d’un réel débat politique dans ce domaine.
19D’autre part, les efforts de recherche sur les moyens d’éviter les conséquences sociales négatives des politiques conduites au nom de de la mobilité durable devraient être poursuivis. De nombreux travaux montrent en effet que certains choix de mobilité durable conduisent à alourdir le fardeau des catégories les moins favorisées (Wenglenski et Orfeuil, 2004 ; Kaufmann et al., 2007 ; Boussauw et Vanoutrive, 2017). Certaines inflexions de ces politiques seraient sans doute de nature à réduire ces effets : l’existence d’un réel réseau ferré régional (en sus des transports urbains), l’absence de régulation par les prix (tarifs de stationnement, péage) en matière de restriction de l’accès automobile aux centres urbains semblent limiter les conséquences inégalitaires de ces politiques (Kaufmann et al., 2007). Mais l’importance de la voiture pour l’accès à l’emploi et aux ressources des catégories les moins favorisées, même dans des espaces urbains très bien dotés en transports collectifs urbains et régionaux, devrait inciter à repenser les moyens de transport individuels motorisés, dans le sens suggéré par différents auteurs, qu’il s’agisse de la recherche de « petits véhicules métropolitains à forte urbanité » (Orfeuil et al., 2010) ou de la réinvention de la « voiture du peuple », peu coûteuse et peu polluante, évoquée par Dominique Mignot (2008) ; les conditions d’émergence d’un marché pour de tels véhicules pourraient constituer un sujet de recherche en soi.
20Les incidences des choix d’aménagement de l’espace urbain et du réseau de voirie ne sont pas pour autant à négliger. Dans ce domaine, les investigations présentées dans cet ouvrage montrent l’importance de la prise en considération d’un vaste périmètre d’analyse, qu’il s’agisse de recherche, d’évaluation ou de mise en œuvre de l’action publique en faveur de la mobilité durable. En particulier, une réelle prise en compte des enjeux environnementaux globaux, mais aussi des conséquences sociales des politiques de mobilité, suppose que les choix soient étudiés, évalués et débattus à une échelle incluant la ville et sa périphérie, voire son hinterland. S’agissant des outils d’analyse, il paraît nécessaire de poursuivre le développement des méthodes de l’ergonomie spatiale, qui constitue une voie prometteuse pour l’étude des aspects spatiaux des politiques de mobilité durable, et permet notamment d’appréhender les conséquences potentielles de différentes stratégies sur les inégalités socio-spatiales, au-delà de ce qu’apportent déjà les travaux s’appuyant sur la notion plus classique d’accessibilité.
21Enfin, quelques enseignements peuvent être tirés des travaux rassemblés dans cet ouvrage concernant les implications, du point de vue de la sécurité des déplacements, des choix réalisés dans le cadre de politiques urbaines de mobilité durable. Ces travaux montrent notamment que les conséquences, en matière de sécurité, de la transformation profonde des espaces publics liée à la mise en œuvre de réseaux de tramway, comme celles moins attendues résultant du report de l’automobile vers le deux-roues motorisé (qui est un mode présentant globalement des risques élevés) ne sont pas toutes positives. La prise en compte des connaissances produites sur les spécificités des mécanismes accidentels propres à ces nouveaux aménagements ou à ces modes de déplacement devrait permettre d’améliorer la conception des aménagements et leur adaptation aux nouvelles configurations des usages de la voirie.
Références
22Béal V., 2009, « Politiques urbaines et développement durable : vers un traitement entrepreneurial des problèmes environnementaux ? », Environnement urbain, 3, p. 47-63.
23Boussauw K., Vanoutrive T., 2017, «Transport Policy in Belgium: Translating Sustainability Discourses into Unsustainable Outcomes », Transport Policy, 53, p. 11-19.
24Caubel D., 2006, Politique de transports et accès à la ville pour tous ? Une méthode d’évaluation appliquée à l’agglomération lyonnaise, thèse de doctorat en sciences économiques, Lyon, université Lyon II.
25Crozet Y., 2016, Hyper-mobilité et politiques publiques. Changer d’époque ?, Paris, Economica (Anthropos).
26Desjardins X., 2017, Urbanisme et mobilité, Paris, Éditions de la Sorbonne (Mobilités et sociétés).
27Gallez C., Maksim H.-N., 2007, « À quoi sert la planification urbaine ? Regards croisés sur la planification urbanisme-transport à Strasbourg et à Genève », Flux, 69, p. 49-62.
28Hörl S., Ciari F., Axhausen K. W., 2016, « Recent Perspectives on the Impact of Autonomous Vehicles », working paper, Zurich, Eidgenössische Technische Hochschule Zürich.
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31Kaufmann V., 2014, Retour sur la ville, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes (Espace en société, logique territoriale).
32Kaufmann V., Pflieger G., Jemelin C., Barbey J., 2007, « Inégalités sociales d’accès : quels impacts des politiques locales de transport ? », EspacesTemps.net (https://www.espacestemps.net/articles/inegalites-sociales-acces).
33Kębłowski W., Bassens D., 2018, « “All Transport Problems are Essentially Mathematical”: The Uneven Resonance of Academic Transport and Mobility Knowledge in Brussels », Urban Geography 39/3, p. 413-437.
34Massot M.-H., Orfeuil J.-P., 2007, « La contrainte énergétique doit-elle réguler la ville ou les véhicules ? Mobilités urbaines et réalisme écologique », Les annales de la recherche urbaine, 103, p. 18-29.
35Mignot D., 2008, « Infrastructures de transport : investir dans les banlieues et les espaces périphériques ? », Pouvoirs locaux, 76, p. 67-72.
36Orfeuil J.-P., Massot M.-H., Dubois-Taine P., Proulhac L., 2010, « Quels marchés pour quels petits véhicules urbains. La petite voiture urbaine existe-t-elle, ou faut-il l’inventer ? », Transport environnement circulation, 205, p. 24-33.
37Paulhiac F., Kaufmann V., 2006, « Transports urbains à Montréal : évolutions des référentiels et enjeux d’une politique durable », Revue d’économie régionale et urbaine, 2006/1, p. 49-80.
38Reigner H., Hernandez F., 2007, « Les projets des agglomérations en matière de transport : représentations, projets, conflits et stratégie de “détournement” des réseaux », Flux, 69, p. 21-34.
39Rodier C. J., 2018, Travel Effects and Associated Greenhouse Gas Emissions of Automated Vehicles, Davis, University of California/National Center for Sustainable Transportation.
40Saint-Gérand T., 2002, SIG. Structures conceptuelles pour l’analyse spatiale, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Caen, université de Caen.
41Savy M., 1998, « TIC et territoire : le paradoxe de localisation », Les cahiers scientifiques du transport, 33, p. 129-146.
42Wenglenski S., 2003, Une mesure des disparités sociales d’accessibilité au marché de l’emploi en Ile-de-France, thèse de doctorat en urbanisme, aménagement et politiques urbaines (sous la direction de J.-P. Orfeuil), Paris, université Paris 12.
43Wenglenski S., Orfeuil J.-P., 2004, « Differences in Accessibility to the Job Market According to Social Status and Place of Residence in the Paris Area », Built Environment, 30/2, p. 116-126.
Notes de bas de page
Auteurs
Thierry Brenac, chercheur, docteur en transports, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar.
Hélène Reigner, professeure des universités en urbanisme et aménagement, chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire environnement urbanisme UR 889, Institut d’urbanisme et d’aménagement régional, Aix-Marseille université.
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