Tramway et rigidification de l’espace viaire
Réflexions tirées de l’étude des cas de Montpellier et de Zurich
p. 223-246
Texte intégral
Introduction
1L’espace viaire, c’est-à-dire la voie publique au sens large englobant l’espace public environnant, fait partie, d’un point de vue juridique, des éléments du domaine public affectés à l’usage direct du public. Il est à ce titre non appropriable et accessible à tous.
2Les évolutions récentes en matière de réglementation et d’aménagement, s’agissant des voies principales urbaines, semblent cependant conduire à une fonctionnalisation et à une spécialisation croissante de l’espace viaire, de plus en plus souvent subdivisé en sous-espaces dédiés à des usages particuliers et exclusifs. Cela se traduit par une certaine fragmentation de l’espace public : voies réservées aux transports collectifs, bandes cyclables, espaces réservés aux livraisons de marchandises, aux taxis, au stationnement de la clientèle des commerces, au stationnement de véhicules électriques ou en libre-service, occupations commerciales des trottoirs, etc. De telles évolutions ne risquent-elles pas à terme d’engendrer de trop fortes contraintes sur l’usage de l’espace viaire, guère compatibles avec l’idée d’une accessibilité générale ? Quel rôle jouent les aménagements en site propre destinés aux transports publics, emblématiques de la mobilité durable, dans ces évolutions de l’espace viaire ?
3Cet article est plus particulièrement consacré aux implications des systèmes de tramway sur l’aménagement et les conditions générales d’usage des espaces viaires, à partir de l’analyse de deux terrains illustrant la dualité des systèmes de tramways européens d’aujourd’hui, entre le « modèle français » de la fin du xxe siècle et les tramways « historiques » tels qu’ils ont été progressivement et continûment transformés, étendus et modernisés dans les villes d’autres pays de l’Ouest européen.
4Les travaux comparatifs sur ce sujet sont rares. Certaines recherches ont plutôt porté sur des lignes nouvellement aménagées dans des villes auparavant dépourvues de tramway, dans différents pays d’Europe, sans réellement couvrir le cas de l’aménagement des voiries parcourues par les tramways « historiques » (Hasiak et Richer, 2012, 2013 ; Richer et Hasiak, 2014). Des éléments de comparaison entre tramways modernes et tramways historiques apparaissent cependant dans les travaux de Richard Zelezny (2016), étudiant le cas de quelques villes tchèques et françaises, et qui ont traité des liens entre tramway et quartiers d’habitat collectif, du point de vue du « design urbain orienté vers le tramway ». Sur la question des espaces viaires, ses analyses se sont focalisées sur les qualités des espaces du point de vue du cheminement des piétons vers (ou depuis) les stations de tramway, dans la « zone de chalandise » des stations, et pointent de nombreuses insuffisances, dans le cas tchèque comme dans le cas français.
5S’agissant des réseaux de tramway redéployés en France, des recherches récentes suggèrent qu’ils sont souvent associés à des configurations de l’espace viaire qui engendrent des difficultés d’usage particulières – tenant notamment à un certain degré de complication, à une lisibilité insuffisante de ces espaces, ou à des effets de coupure – pouvant aussi induire des problèmes spécifiques de sécurité (Maître, 2015, 2017). Ces difficultés sont, pour une part, liées au choix de privilégier les configurations affectant au tramway un espace dédié (site propre). Mais les systèmes de tramway plus anciens qui ont subsisté dans les villes d’autres pays européens posent aussi certains problèmes, y compris en matière de sécurité (Beer, Brenac, 2006 ; Hedelin et al., 2002 ; Kobi, 1990 ; Unger et al., 2002).
6Dans la suite de ce texte, nous nous plaçons plutôt du point de vue des incidences de l’aménagement destiné aux tramways sur les possibilités d’usage de l’espace viaire, dans les rues directement concernées par l’insertion des lignes, et sans nous restreindre au cas des usages piétons. Il paraît clair que le modèle français du tramway repose sur le parti général d’une protection du tramway vis-à-vis des autres trafics, notamment automobiles, impliquant le recours fréquent à une plateforme dédiée, et qu’il induit ainsi, sur une grande partie du tracé des lignes, une limitation notable des usages possibles de l’espace viaire, que l’on ne retrouve pas au même degré sur des réseaux de tramways de conception plus ancienne. Ce point n’a cependant guère été documenté avec précision. C’est l’objet du présent article, qui rend compte d’un travail d’analyse détaillée des configurations d’aménagement et de l’organisation des usages de l’espace, portant sur deux réseaux : le tramway de Montpellier, tel qu’il a été redéployé à partir de l’année 20001, et le tramway de Zurich, en fonctionnement depuis 1894 (pour la traction électrique ; un tramway hippomobile fonctionnait déjà depuis 1882). Le propos, cependant, est davantage exploratoire et illustratif que proprement comparatif, ces deux terrains présentant évidemment des spécificités et des différences difficilement réductibles. L’efficacité du service de transport, en termes de temps de parcours, étant un des arguments justifiant le recours à une plateforme dédiée, nous examinons également cet aspect dans l’analyse des deux terrains retenus.
7Après une mise en perspective historique permettant de mieux comprendre les raisons du double visage des systèmes de tramways contemporains, nous présentons successivement les terrains d’étude, les analyses réalisées et les résultats obtenus, et enfin les réflexions et conclusions qui peuvent en être tirées.
Tramways d’aujourd’hui en Europe occidentale : une réalité duale héritée de l’histoire
8Les travaux relatifs à l’histoire des transports ont bien décrit l’évolution des systèmes de transports collectifs au xixe siècle (Costa, Fernandes, 2012 ; Larroque, 1989, 1990 ; Ribeill, 1986 ; Wolkowitsch, 2002, 2004). À cette époque, dans les villes européennes, les tramways ont été tout d’abord des véhicules de transport sur rails tirés par des chevaux. L’utilisation de rails permettait de réduire fortement la résistance au roulement et d’accroître le confort des passagers. Ces systèmes se sont déployés entre 1850 et 1890, et ont subsisté jusqu’aux premières années du siècle suivant.
9D’autres modes de traction, comme la vapeur, l’air comprimé ou l’électricité, sont apparus à la fin du xixe siècle, s’agissant des tramways urbains (Larroque, 1989). Mais seule l’électricité s’est imposée, au cours de la décennie 1890, pour se généraliser au début du siècle dernier. Comme le montre une iconographie relativement abondante, dans les centres des villes comme dans les environnements plus périphériques, les lignes de tramways urbains s’inséraient alors de façon plutôt discrète dans l’espace public, en règle générale (figures 1 et 2).
10Leur matérialisation se réduisait en général à de simples rails intégrés dans la chaussée2, sans autre aménagement, si l’on excepte l’édification progressive de kiosques destinés aux voyageurs en certains points importants du réseau – et les fils aériens servant à l’alimentation électrique, qui suscitèrent parfois des réserves d’ordre esthétique (Larroque, 1989). Initialement, ces réseaux ne disposaient pas de stations ni de points d’arrêt, les usagers pouvant demander l’arrêt par un signe au conducteur ou au receveur, ou éventuellement monter ou descendre en marche. Les arrêts fixes, en général indiqués par un simple panneau, ne sont apparus que tardivement, souvent après la motorisation : à Paris, par exemple, des arrêts fixes n’ont été mis en place qu’à partir de 1897, sur les lignes motorisées, les plus rapides (Ribeill, 1986). D’autre part, l’introduction de tramways à chevaux ou électriques ne s’accompagnait pas de restriction particulière sur l’utilisation de la chaussée, qui reste en général un espace aux usages multiples où circulent piétons, charrettes à bras, cycles, chars et voitures hippomobiles – et automobiles, surtout après la fin de la première guerre mondiale3. Au long du xxe siècle, la faible empreinte des lignes de tramway dans l’espace public, comme l’absence de restrictions vis-à-vis des autres usages de la chaussée, persiste largement (figures 3 à 5). Cela reste en partie le cas aujourd’hui, dans une certaine mesure, s’agissant des réseaux de tramway qui ont perduré dans de nombreuses villes d’Europe, malgré l’aménagement plus systématique des stations, la mise en place partielle de couloirs réservés, souvent délimités par de simples marquages, et l’aménagement de quelques sections en site propre, plutôt en périphérie.
11Une diminution du nombre de réseaux de tramways en fonctionnement dans les villes européennes peut être relevée principalement au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, mis à part les cas de la Grande-Bretagne et de la France où ce recul est plus précoce, et particulièrement fort. Dès 1935, 50 % des réseaux de tramways électriques avaient fermé en Grande-Bretagne, ce seuil étant atteint en France en 1945, mais seulement en 1967 en Suisse, en 1969 en Allemagne, et en 1976 en Autriche (Souter, 1996 ; Costa et Fernandes, 2012). Nous ne reviendrons pas ici sur les multiples facteurs de ce recul des tramways, qui ont été documentés mais restent débattus, notamment dans les domaines de l’histoire et de l’économie des transports (Buckley, 1989 ; Costa et Fernandes, 2012 ; Flonneau, 2007 ; González Ruiz et Núñez, 2007 ; Larroque, 1989 ; Passalacqua, 2014 ; Ribeill, 1986 ; Souter, 1996 ; Wolkowitsch, 2002 ; voir aussi Kaufmann et Sager, 2009).
12En France, une renaissance des tramways peut être observée à partir de la fin des années 1980, sous l’impulsion notamment d’une politique incitative de l’État en direction des industriels et des collectivités locales amorcée dès 1975 (Larroque, 1989 ; Foot, 2009). Du fait de la quasi-disparition des tramways au cours de la période 1930-1960, cette renaissance s’est traduite par un renouvellement assez profond des conceptions techniques, qu’il s’agisse des véhicules ou des aménagements, mettant l’accent sur le choix de l’emprise réservée, aussi appelée « plateforme indépendante » ou « site propre ». Cette forme de renaissance du tramway, qui touche également d’autres pays, explique que l’on puisse aujourd’hui évoquer une certaine dualité des systèmes de tramways, et opposer ces tramways « modernes » ou « à la française », utilisant des flottes de véhicules récents et se déployant sur les réseaux de voirie selon de nouvelles rationalités, et les tramways « historiques », utilisant souvent des véhicules de différentes générations, et dont les lignes sont inscrites depuis longtemps dans les tissus urbains. Cette opposition est certes schématique, puisque ces derniers réseaux ont été progressivement transformés, modernisés et étendus. Les différences entre ces systèmes sont cependant sensibles, qu’il s’agisse du service de transport collectif et de son inscription spatiale, du rapport du tramway à l’espace viaire et à ses autres usages, ou du rôle du tramway du point de vue du marketing urbain et du développement urbain (Frenay, 2004, 2005). Ces considérations nous ont conduits à choisir deux terrains d’étude illustrant ce contraste : le réseau de tramway de Zurich exploité sans interruption depuis la fin du xixe siècle, et le réseau « moderne » du tramway de Montpellier, tel qu’il a été réintroduit au tout début de notre xxie siècle.
Terrains d’analyse : les tramways de Montpellier et de Zurich
13Le tramway de la ville de Zurich nous semble illustratif de la situation de nombreux tramways « historiques » qui se sont maintenus en Europe occidentale, principalement dans les régions germanophones comme l’Allemagne, l’Autriche ou la Suisse alémanique : en particulier, les lignes de tramway y constituent un réseau de longueur significative, qui s’articule avec un réseau de trains régionaux, et avec une bonne desserte par bus ; les lignes sont fortement insérées dans les tissus urbains, y compris en centre-ville4 ; on peut y observer, sur une proportion considérable du linéaire, une certaine mixité de l’espace viaire, les voies n’étant pas fermées aux autres trafics.
14Pour le second terrain d’analyse, notre choix s’est porté sur le tramway de Montpellier, qui partage de nombreux traits communs avec les autres réseaux de tramways réintroduits en France depuis les années 1980. Parmi ces traits, on peut relever, entre autres, l’importante requalification des espaces publics concernés par le tramway, l’emploi fréquent de voies strictement dédiées au tramway, l’importance et la mise en visibilité de l’aménagement des stations, et le rôle du tramway en termes de marketing urbain (voir notamment : Frenay, 2004, 2005 ; González et al., 2013 ; Laisney, 2011 ; Wolff, 2012, 2015). Le cas de Montpellier présente cependant quelques spécificités : par exemple, ses lignes répondent en partie à une volonté de maîtrise de l’urbanisation et desservent également des communes et des espaces périphériques encore peu densément urbanisés, ce qui n’est pas le cas de tramways comme ceux de Marseille ou de Nice, par exemple (Maître, 2017). Le réseau de tramway de Montpellier est un des seuls (avec ceux de Paris, Lyon et Bordeaux) à présenter une longueur (55 km d’infrastructures) raisonnablement comparable à celle du tramway de Zurich (73 km d’infrastructures).
15Les quatre lignes de tramways de Montpellier desservent, au-delà de la commune-centre, plusieurs autres communes de l’agglomération. Au total, 7 des 22 communes de l’unité urbaine sont desservies5. Par comparaison, les quinze lignes du tramway de Zurich sont surtout situées à l’intérieur de la commune de Zurich, les lignes 10 et 12 faisant exception et desservant les communes d’Opfikon et Kloten au nord, et celles de Wallisellen et Dübendorf au nord-est de l’agglomération. Mais la différence apparente entre ces deux situations n’a guère de sens si l’on tient compte de l’histoire des regroupements communaux : la commune actuelle de Zurich est en effet le résultat de la fusion de douze communes en 1893, auxquelles se sont ajoutées huit autres communes en 1934. Alors que la commune de Montpellier n’a pas absorbé d’autres communes que les quatre communes réunies à son territoire entre 1790 et 1794. Globalement, les communes desservies par le tramway de Montpellier rassemblent une population de 343 000 habitants environ (données 2014) ; les communes desservies par le tramway de Zurich représentent une population plus importante, de 468 000 habitants (en 20146), mais qui reste cependant d’un ordre comparable. Ces deux ensembles de communes couvrent une superficie semblable, environ 129 km2 et 133 km2 respectivement pour les sept communes montpelliéraines et pour les cinq communes zurichoises, avec une densité de population plus forte cependant dans le cas zurichois (environ 3 500 habitants par km2 pour ces cinq communes, contre environ 2 700 habitants par km2 pour les sept communes montpelliéraines, en 2014).
16Du point de vue du contexte urbain, dans un sens plus général, les villes de Zurich et de Montpellier présentent cependant des différences considérables. De tradition universitaire très ancienne, capitale régionale à partir de 1963, Montpellier connaît depuis lors un fort développement démographique et économique7. Elle est toujours aujourd’hui une importante ville universitaire. Ses activités économiques relèvent surtout du secteur tertiaire et se développent particulièrement dans le tertiaire supérieur (recherche, technologies de l’information et de la communication, pharmacie, biotechnologies, notamment8). Si la tradition universitaire est moins ancienne à Zurich, cette ville dispose cependant de deux établissements universitaires réputés, l’école polytechnique fédérale de Zurich et l’université de Zurich. Le secteur tertiaire est aussi largement dominant dans le cas de Zurich, mais cette ville constitue surtout une très importante place financière ; considérée comme la capitale économique de la Suisse, elle est le siège de nombreuses banques et sociétés multinationales9. En termes plus spatiaux, au-delà de différences de géographie physique10, on peut relever dans le cas de Zurich la proximité d’une autre place économique importante, Bâle (à environ 85 km), alors que Montpellier est plus éloigné des autres grands centres économiques (Marseille est à plus de 165 km). En outre, s’agissant des infrastructures de transport, Zurich se distingue de Montpellier par l’existence d’un réel réseau de trains régionaux, et d’un système d’autoroutes en étoile, alors que Montpellier est plutôt dans une situation de corridor, le train et l’autoroute A9, aujourd’hui dédoublée, empruntant un axe nord-est/sud-ouest le long de la plaine littorale.
Présentation des réseaux étudiés
17Trois des quatre lignes du tramway de Montpellier (figure 6) sont organisées selon un schéma radial ; la quatrième ligne (ligne 4) ceinture le centre ancien et les quartiers situés à l’est et au sud de celui-ci. La ligne 1 ne déborde pas du territoire de la commune de Montpellier ; elle relie le stade de la Mosson et le quartier d’habitat collectif de la Paillade, à l’ouest de la ville, aux quartiers des hôpitaux et des facultés, au nord, puis dessert le centre-ville (place de la Comédie11, gare Saint-Roch), le quartier Antigone et enfin, à l’est, le quartier commercial de périphérie d’Odysseum. La ligne 2 dessert la commune de Saint-Jean-de-Védas, au sud-ouest de la ville, traverse celle de Montpellier en passant par la gare Saint-Roch et la place de la Comédie, puis, en direction du nord-est, progresse dans la commune de Castelnau-le-Lez et parvient enfin au sud de la commune de Jacou. La ligne 3 dessert les communes de Juvignac à l’ouest, et, en se dédoublant en partie, celles de Lattes et Pérols au sud-est. Dans sa partie centrale, elle traverse la commune de Montpellier, en desservant également la gare Saint-Roch, point de passage commun aux quatre lignes.
18Les quinze lignes du réseau du tramway de Zurich (figure 7) sont pour la plupart organisées selon un schéma radial irrigant assez finement le territoire de la commune de Zurich. Dix des quinze lignes passent sur la place de la gare centrale de Zurich (Bahnhofplatz) ou à proximité immédiate, et cinq empruntent, au sud de cette place, la Bahnhofstrasse, principale rue commerçante traversant le centre ancien, en grande partie piétonnière, et emblématique de la ville. La ligne 10 relie le centre-ville aux communes d’Opfikon et Kloten, et à l’aéroport de Kloten, au nord de la ville. La ligne 12 ne dessert pas le centre-ville : elle relie la gare de Stettbach (desservie par des trains régionaux), située à la limite nord-est de Zurich, aux communes de Dübendorf et Wallisellen, au nord-est également, puis rejoint le tracé de la ligne 10 pour desservir, en direction du nord, Opfikon, Kloten et l’aéroport.
Aménagement et conditions d’usage de l’espace viaire
19Les éléments présentés ci-après correspondent à la situation du début d’année 2017. Les évolutions ultérieures, comme le prolongement de la ligne 8 du tramway de Zurich au-delà de son terminus ouest, en décembre 2017, ne sont donc pas prises en compte.
20L’analyse de l’insertion des voies de tramway dans l’espace viaire a conduit à distinguer (i) les voies de tramway banalisées, ouvertes à la circulation générale, ou au trafic résiduel pouvant circuler dans les rues piétonnes ou à circulation restreinte12, (ii) les voies réservées aux tramways (et aux bus éventuellement) mais dont le franchissement reste autorisé en tout point, pour tourner à gauche vers un accès riverain par exemple13, (iii) les voies strictement réservées aux tramways, non franchissables, délimitées par une ligne continue ou une petite bordure, et (iv) les configurations de site propre plus marquées : voies de tramway séparées, strictement réservées mais avec une délimitation physique marquée (terre-plein, bordure de trottoir et engazonnement, par exemple), ou plateformes éloignées des autres voies de circulation (voies de tramway sur ouvrage, en tunnel, traversant des espaces naturels ou des parcs).
21Le tableau 1 récapitule, pour les lignes de tramway de Zurich et de Montpellier, la part des différentes formes d’insertion des voies de tramway, en proportion de la longueur de chaque ligne (hors zones de transition : nœuds et carrefours importants, zones de basculement d’une forme d’aménagement à une autre, en particulier).
22Ce tableau montre, sans surprise, que les lignes de Montpellier présentent une très forte proportion de traitement en site propre ou avec des voies strictement réservées aux tramways, se distinguant de celle observée sur les lignes de tramway de Zurich : cette proportion est en moyenne de 89 % à Montpellier, et de 46 % à Zurich (moyennes pondérées par la longueur de ligne hors zones de transition). La figure 8 illustre une configuration de site propre sur la ligne 2 du tramway de Montpellier.
23À l’inverse, la proportion de voies banalisées ouvertes à la circulation générale est très faible sur les lignes montpelliéraines (moyenne inférieure à 1 %) alors qu’elle est considérable sur les lignes zurichoises (39 % en moyenne). La figure 9 illustre une configuration de voies banalisées sur la Rämistrasse à Zurich. Les proportions de voies banalisées en zone piétonne sont globalement comparables sur les deux terrains : elles représentent en moyenne 3,4 % et 5,6 % du linéaire des lignes hors zones de transition sur les terrains de Zurich et de Montpellier respectivement, et sont surtout situées dans les secteurs centraux (figures 10 et 11).
Tableau 1 Formes d’intégration des voies de tramway dans l’espace urbain
Ligne | Part des différentes configurations dans l’ensemble du tracé de chaque ligne (hors zones de transition) | |||||
Site propre ou v. strictement réservées | Voies réservées | Intermédiaire (v. réservée et v. banalisée) | Voies banalisées | |||
ouvertes au trafic | avec trafic restreint | en zone piétonne | ||||
Zurich | ||||||
Ligne 2 | 38,3 % | 3,5 % | 12,9 % | 35,1 % | 7,5 % | 2,7 % |
Ligne 3 | 27,5 % | 15,0 % | – | 54,8 % | 2,7 % | – |
Ligne 4 | 43,8 % | – | 5,6 % | 46,9 % | 3,8 % | – |
Ligne 5 | 29,2 % | – | 28,8 %a | 42,0 % | – | – |
Ligne 6 | 22,0 % | – | 5,2 % | 59,0 % | – | 13,8 % |
Ligne 7 | 51,2 % | 4,3 % | 1,2 % | 36,9 % | – | 6,5 % |
Ligne 8 | 36,7 % | – | 4,9 %a | 53,2 % | 1,3 % | 4,0 % |
Ligne 9 | 59,6 % | 5,9 % | 4,4 %a | 24,3 % | 5,8 % | – |
Ligne 10 | 67,8 % | – | – | 31,5 % | – | 0,7 % |
Ligne 11 | 28,4 % | 12,4 % | 4,8 % | 39,0 % | 3,7 % | 11,8 % |
Ligne 12 | 100 % | – | – | – | – | – |
Ligne 13 | 19,8 % | 20,0 % | 11,6 % | 41,2 % | – | 7,5 % |
Ligne 14 | 37,3 % | 18,2 % | 13,0 % | 26,6 % | 4,0 % | 0,9 % |
Ligne 15 | 14,7 % | – | 3,1 % | 75,3 % | 6,8 % | – |
Ligne 17 | 74,8 % | – | – | 25,2 % | – | – |
Montpellier | ||||||
Ligne 1 | 86,0 % | 8,2 % | – | – | – | 5,7 % |
Ligne 2 | 92,2 % | 4,4 %b | – | – | 0,5 % | 2,9 % |
Ligne 3 | 93,9 % | – | 2,0 %a | 0,4 % | – | 3,7 % |
Ligne 4 | 73,4 % | 9,5 %b | – | 2,1 % | – | 15,0 % |
(a) Pour ces lignes, ce pourcentage inclut aussi une part de linéaire correspondant à une configuration plus rare, comportant une voie banalisée et une voie strictement réservée. (b) Pour les 4,4 % du linéaire de voies réservées de la ligne 2 de Montpellier, et pour un tiers des 9,5 % de voies réservées de la ligne 4 de Montpellier, bien que la voie ne soit pas strictement réservée (pas de ligne continue ni de séparation physique entre voie de circulation générale et voie réservée), un séparateur central empêche néanmoins le franchissement de l’axe de l’infrastructure. |
24Concernant le positionnement de la plateforme de tramway, on observe un plus grand usage du positionnement latéral (unilatéral) des voies de tramways sur les lignes montpelliéraines (figure 12). Ce positionnement latéral représente en moyenne, sur ces lignes, 57 % du linéaire où la ligne de tramway utilise l’espace viaire (donc après avoir écarté les sections éloignées des voies de circulation – traversée d’espaces naturels, tunnels, ouvrages aériens), hors zones de transition. Le chiffre correspondant, dans le cas de Zurich, est de 29 % en moyenne. Le restant des lignes est aménagé avec un positionnement axial des voies de tramway, sur les deux terrains d’étude.
25S’agissant du nombre total de voies (voies de tramway, voies banalisées et autres voies de circulation, sans double compte), la différence est peu sensible entre les deux terrains : toujours sur les sections où le tramway côtoie ou emprunte la voirie générale, le nombre total de voies est d’au moins quatre sur 63 % du linéaire en moyenne pour les lignes montpelliéraines et sur 70 % en moyenne pour les lignes zurichoises. Cependant, la dimension des voies de tramways à Zurich est souvent plus réduite, du fait de l’écartement métrique des rails et de la largeur plus limitée des tramways.
Conséquences sur les possibilités et la commodité d’usage de l’espace viaire urbain
26Les formes d’intégration des voies de tramway, associées aux éventuelles restrictions d’accès concernant certains secteurs (zone piétonne ou à circulation restreinte), conditionnent les possibilités d’usage de l’espace viaire urbain par les usagers de différentes catégories. Mais ces possibilités d’usage dépendent aussi de détails d’aménagement. Par exemple, sur une courte section comportant deux voies banalisées ouvertes à la circulation générale (ligne 4, Montpellier), le franchissement de l’infrastructure par les véhicules n’est pas possible du fait de la présence d’un petit séparateur central.
27Nous avons donc examiné les conditions d’utilisation de l’espace viaire pour divers usages de déplacement, pour la partie des lignes où le tramway est effectivement inséré dans l’espace viaire urbain – c’est-à-dire après élimination des sections où les voies de tramway sont en tunnel, en ouvrage aérien, ou à grande distance des voies de circulation, et de quelques rares sections situées hors agglomération.
28Par rapport au linéaire ainsi défini pour chaque ligne (et toujours hors zones de transition), il apparaît que :
les usagers de véhicules de toutes catégories ont la possibilité de circuler sur au moins une des deux voies de tramway sur 48 % du linéaire en moyenne sur les lignes zurichoises, et 1,6 % en moyenne sur les lignes montpelliéraines ;
les usagers de véhicules de toutes catégories ont la possibilité de franchir l’espace viaire transversalement sur 54 % du linéaire en moyenne sur les lignes de Zurich, et sur 2,5 % du linéaire en moyenne sur les lignes de Montpellier ;
les piétons ont la possibilité, même en dehors des traversées aménagées14, de traverser commodément l’espace viaire, c’est-à-dire de plain-pied ou sans autre dénivellation qu’une descente de trottoir et une remontée sur un autre trottoir, sur 71 % du linéaire en moyenne sur les lignes zurichoises et 50 % du linéaire en moyenne sur les lignes montpelliéraines. Cette différence serait cependant à tempérer en prenant en compte le volume de trafic, qui est une autre source de gêne pour la traversée des piétons, à certaines heures du moins15.
29Les figures 9, 13 et 14 présentent des exemples de configurations permettant la circulation sur les voies de tramway ou leur franchissement, dans le cas de Zurich.
30Ces quelques observations n’épuisent pas la question des conditions d’usage de l’espace viaire, mais rendent compte des différences les plus saillantes à ce sujet entre les deux terrains. D’autres aspects mériteraient d’être étudiés en détail, comme les possibilités offertes par l’aménagement en matière de stationnement. Dans l’ensemble, le stationnement organisé le long des axes supportant des lignes de tramway paraît peu fréquent, sur les deux terrains d’étude. Les aménagements cyclables le long de ces axes sont plutôt abondants, sans être systématiques, à Montpellier comme à Zurich. Ils prennent différentes formes : bandes cyclables le long des voies ou sur les trottoirs (figure 8), pistes cyclables séparées, trottoirs cyclables (figure 13). Enfin, nous n’avons pas considéré les possibilités relatives à d’autres usages de l’espace viaire, comme la promenade ou le séjour, au-delà des usages liés aux déplacements.
Efficacité du service de transport, en termes de temps de parcours, sur les différentes lignes de tramway
31Dans le cas des tramways modernes, les restrictions imposées sur les possibilités et la commodité d’usage de l’espace viaire pourraient être vues comme la condition d’une meilleure efficacité du service de transport.
32Cette efficacité, en termes de temps de parcours, peut être en partie appréhendée au moyen de l’indicateur usuel de « vitesse commerciale » moyenne, en divisant la longueur de la ligne par le temps de parcours de terminus à terminus, et en considérant sa valeur minimale (aux heures de fort trafic automobile) et sa valeur maximale (en heure creuse). Mais pour une même vitesse commerciale moyenne, un tracé indirect ou sinueux peut fortement augmenter le temps de parcours pour se rendre d’un point de la ville à un autre relativement éloigné, par rapport à un tracé plus direct (voir par exemple Zembri, 2012). Nous avons donc considéré un indicateur complémentaire, rendant compte de la rapidité de la liaison centre-périphérie, calculé en divisant la distance à vol d’oiseau16 entre un point central de la ligne (une station importante en centre-ville) et un terminus de la ligne, par le temps de parcours du tramway entre ces deux points. Cet indicateur, cependant, n’a pas de sens pour les quelques lignes qui ne desservent pas le centre.
33Les résultats obtenus apparaissent dans le tableau 2. Les vitesses de parcours moyennes des lignes de tramways (vitesses commerciales) sont globalement supérieures sur le réseau de Montpellier à ce qu’elles sont sur les lignes zurichoises. Mais l’avantage de vitesse ne paraît plus si clair si l’on s’intéresse à la rapidité de la liaison entre centre-ville et périphérie : le surcroît de vitesse de parcours est en effet contrebalancé, dans le cas de Montpellier, par la plus grande sinuosité des liaisons centre-périphérie (sinuosité de 1,55 en moyenne, contre 1,26 en moyenne pour Zurich), qui allonge les parcours entre terminus et centre-ville, comme l’avait déjà noté Pierre Zembri (2012).
34D’autre part, les lignes zurichoises présentent quelques avantages en termes de service de transport, comme le plus faible espacement des stations, réduisant les temps d’accès au tramway, et la plus grande fréquence de passage des rames en soirée.
Tableau 2 Quelques caractéristiques de la desserte pour les lignes de Zurich et de Montpellier
Ligne | Éléments sur la desserte par tramway sur les différentes lignes (en semaine) | ||||
Distance moyenne entre stations | Fréquence en journée | Fréquence en soirée | Vitesse moyenne sur la ligne | Rapidité de la liaison centre-périphérie | |
Zurich | |||||
Ligne 2 | 350 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 14 à 17 km/h | 13 à 15 km/h |
Ligne 3 | 390 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 14 à 17 km/h | 14 à 15 km/h |
Ligne 4 | 340 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 15 à 16 km/h | 14 à 15 km/h |
Ligne 5 | 390 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 13 à 16 km/h | 10 à 13 km/h |
Ligne 6 | 370 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 13 à 15 km/h | 9 à 10 km/h |
Ligne 7 | 410 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 17 à 19 km/h | 14 à 15 km/h |
Ligne 8 | 370 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 14 à 16 km/h | 10 à 12 km/h |
Ligne 9 | 390 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 16 à 18 km/h | 12 à 13 km/h |
Ligne 10 | 440 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 18 à 20 km/h | 14 à 15 km/h |
Ligne 11 | 380 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 15 à 17 km/h | 12 à 13 km/h |
Ligne 12 | 660 m | 14 à 16 mn | 14 à 16 mn | 26 à 27 km/h | (sans objet) |
Ligne 13 | 370 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 15 à 17 km/h | 13 à 15 km/h |
Ligne 14 | 380 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 14 à 16 km/h | 14 à 16 km/h |
Ligne 15 | 330 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 14 à 16 km/h | 12 à 13 km/h |
Ligne 17 | 350 m | 7 à 8 mn | 10 à 15 mn | 16 à 19 km/h | 15 à 17 km/h |
Montpellier | |||||
Ligne 1 | 540 m | 3 à 8 mn | 15 mn | 17 à 19 km/h | 10 à 11 km/h |
Ligne 2 | 650 m | 5 à 8 mn | 30 mn | 20 à 21 km/h | 13 à 14 km/h |
Ligne 3 | 790 m | 6 à 8 mn | 30 mn | 18 à 21 km/h | 15 à 16 km/h |
Ligne 4 | 510 m | 8 à 10 mn | 20 mn | 16 à 17 km/h | (sans objet) |
– Fréquence en soirée : sans tenir compte du service parfois réduit en fin de ligne, à certaines heures. – Vitesse moyenne sur la ligne (« vitesse commerciale ») : la fourchette donnée correspond aux variations selon l’heure et le sens de parcours. – Rapidité de la liaison centre-périphérie : distance à vol d’oiseau entre une station centrale (en centre-ville) et un terminus divisée par le temps de parcours correspondant. La valeur donnée est la moyenne sur les liaisons centre-périphérie pour les différents terminus de la ligne. La fourchette de valeurs traduit les variations selon l’heure de la journée. – Ligne 8 (Zurich) : les données décrivent la situation antérieure au prolongement de la ligne, ouvert en décembre 2017. – Ligne 15 (Zurich) : les données décrivent la situation antérieure au changement de terminus intervenu en décembre 2017. |
Aspects relatifs à la sécurité des déplacements
35L’un des avantages généralement attribués au choix de la plateforme indépendante (site propre) est celui de la sécurité (voir par exemple Larroque, 1989). Mais une comparaison formelle entre les niveaux de sécurité des deux réseaux de tramway étudiés n’est guère réalisable. En effet, les statistiques d’accidents disponibles ne connaissent l’influence des tramways qu’au travers de leur implication directe dans les collisions, alors que les cas d’implication indirecte (traversée précipitée d’un piéton vers un tram, suivi d’une collision entre un autre usager et le piéton ; tramway masquant un piéton au début de sa traversée, etc.) constituent un enjeu aussi important (Millot, 2016). L’aménagement réalisé pour les tramways peut avoir d’autre part une influence notable sur les accidents même lorsqu’ils n’impliquent pas de rame de tramway, ni directement ni indirectement (Maître, 2015). En outre, les accidents corporels ne sont généralement qu’imparfaitement recensés, et de façon variable d’un pays à l’autre.
36Une comparaison partielle, concernant les seuls accidents mortels impliquant directement des rames de tramways, peut être néanmoins établie, car les cas mortels sont généralement recensés et connus de façon exhaustive. Entre l’année 201217 et l’année 2016, trois cas mortels impliquant directement des tramways se sont produits sur le réseau montpelliérain, dans les circonstances suivantes : chute d’un voyageur dans une rame suite à un freinage d’urgence, choc d’un tramway contre un piéton traversant les voies, collision d’un tramway avec un cycliste traversant18. Ces deux derniers cas se sont produits sur une section en site propre. À Zurich, au cours de la même période, quinze accidents mortels se sont produits, dont neuf ont touché des piétons, trois des cyclistes et trois autres des voyageurs (chutes)19. Ce bilan est plutôt favorable au tramway montpelliérain, mais les petits nombres d’événements considérés doivent inciter à la prudence, ainsi que la différence d’ampleur entre les services de transport assurés par les deux réseaux. Si l’on évalue le nombre d’accidents mortels rapporté au nombre de voyages assurés par le tramway, les chiffres obtenus sont les suivants : à Zurich, on observe 1,46 accident mortel pour 100 millions de voyages (intervalle de confiance à 95 % : 0,82 à 2,40) alors qu’à Montpellier, on relève 0,98 accident mortel pour 100 millions de voyages (intervalle de confiance à 95 % : 0,20 à 2,86)20. À Montpellier, ce rapport est donc inférieur d’un tiers à celui observé à Zurich, mais la différence n’est pas significative.
37En outre, le nombre plus élevé de cas mortels recensé à Zurich pourrait tenir en partie à la conception plus ancienne de la face avant des tramways zurichois. En effet, les rames du modèle Tram 2000 (figure 15, côté droit), livrées entre 1976 et 1993, restent majoritaires à Zurich, et présentent une face avant plutôt verticale et très anguleuse, pouvant favoriser des lésions graves en cas de collision avec un piéton ou un cycliste. Les rames Cobra de Bombardier (figure 15, côté gauche), aussi utilisées à Zurich mais plus rares, ainsi que les différentes rames Citadis d’Alstom circulant à Montpellier (figure 16) présentent une face avant nettement moins agressive en cas de choc.
Conclusions
38Comme la plupart des réseaux de tramway « modernes », le réseau de Montpellier relève d’une conception privilégiant le choix du site propre. Les analyses présentées montrent que cela se traduit par une limitation notable des possibilités d’usage de l’espace viaire, en particulier s’agissant de la circulation des véhicules de toutes catégories sur les voies de tram, mais aussi du franchissement de ces voies (pour tourner vers un lieu de résidence, un commerce, une petite rue), par rapport à un réseau de tramway « historique » comme celui de Zurich. Le recours à des voies de tramway banalisées jouxtant les voies de circulation générale, dans le cas zurichois, ne paraît pas donner lieu à une circulation systématique du trafic routier sur l’espace de progression des trams21, mais introduit plutôt la possibilité d’une utilisation occasionnelle de cet espace par les autres usagers, permettant de dépasser un véhicule arrêté ou très ralenti, de faire demi-tour, de tourner à gauche ou de franchir l’axe de la rue ; certaines dispositions (figure 14) contribuent parfois à la dissuasion de la circulation sur les voies de tram, sans réduire les autres possibilités d’usage.
39Le choix du site propre pourrait néanmoins avoir l’avantage de contribuer à la réduction des nombres de voies automobiles et du volume de trafic, lequel impose aussi de fait des restrictions d’usage, notamment vis-à-vis des piétons, sur les axes les plus chargés et à certaines périodes de la journée. Cet avantage possible reste cependant à évaluer ; nous n’avons pas pu examiner ce point faute de données de trafic suffisamment complètes dans le cas de Montpellier. D’autre part, les effets indirects, à une échelle plus globale, de ces réductions localisées du trafic seraient à prendre en compte (reports de trafic vers d’autres axes, conséquences sur les inégalités spatiales et sociales d’accès dans l’espace urbain, etc.). Enfin, la plateforme indépendante induit aussi des difficultés d’usage pour les piétons (complication de l’espace, défauts de lisibilité ; Maître, 2017), et limite leurs possibilités de traversée commode de l’espace viaire, comme nous l’avons vu.
40Du point de vue du transport public, l’avantage d’une conception privilégiant le site propre, en termes d’efficacité du service, ne semble pas très clairement établi dans les cas étudiés ici. La vitesse moyenne le long des lignes (vitesse commerciale) est certes plus élevée à Montpellier qu’à Zurich, mais, d’un autre côté, la rapidité des liaisons entre le centre et les périphéries est globalement identique sur les deux terrains d’analyse, du fait de la plus grande sinuosité des lignes montpelliéraines (sur ce point, voir également Zembri, 2012). Une extension de l’analyse à d’autres terrains d’étude serait nécessaire pour examiner si la sinuosité des tracés entre centre et périphérie est une particularité du tramway montpelliérain, ou si elle caractérise plus largement les réseaux de tramways réintroduits depuis la fin du xxe siècle, pour lesquels les objectifs de « réhabilitation urbanistique » semblent souvent primer sur les objectifs de transport (González et al., 2013).
41Dans leur ensemble, les observations rassemblées dans cet article confortent l’idée que les réseaux de tramway modernes s’accompagnent d’une forme de rigidification de l’espace viaire — au sens où les voies en site propre impliquent des aménagements spécifiques, peu malléables et peu adaptables, mais aussi au sens de la contrainte imposée sur les usages de l’espace public. Cette rigidification participe d’une évolution plus générale vers des espaces viaires toujours plus fragmentés, spécialisés et normatifs (du moins sur la voirie urbaine principale), qui semblent s’éloigner progressivement de la notion d’espace public comme espace non appropriable et accessible à tous.
Références
42Bakis H., Schon A., 2012, « Ville de la connaissance et terreau numérique, le cas de Montpellier, France », Netcom, 26, p. 275-306.
43BEATT, 2016, Rapport d’enquête technique sur la chute mortelle d’un voyageur dans un tramway lors d’un freinage d’urgence le 3 septembre 2012 à Montpellier, La Défense, BEATT.
44Beer S., Brenac T., 2006, « Tramway et sécurité routière, l’expérience des pays germanophones », Transport environnement circulation, 190, p. 40-47.
45Buckley R. J., 1989, « Capital Cost as a Reason for the Abandonment of First-Generation Tramways in Britain », The Journal of Transport History, 10, p. 99-112.
46Cerema, 2016, Transports collectifs urbains de province, évolution 2009-2014, Lyon, Cerema.
47Costa Á., Fernandes R., 2012, « Urban Public Transport in Europe: Technology Diffusion and Market Organisation », Transportation Research A, 46, p. 269-284.
48Flonneau M., 2007, « La concurrence tramway-automobile au cours de l’entre-deux-guerres à Paris. Pour une relecture des représentations liées à la disparition des chemins de fer urbains », Revue d’histoire des chemins de fer, 36-37, p. 279-303.
49Foot R., 2009, « L’intrigante nouvelle disparition du tramway en France », dans Flonneau M., Guigueno V. (dir.), De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Histoire), p. 315-326.
50Frenay P., 2004, 2005, « Le tram, outil en faveur d’une ville durable ? Réflexions tirées d’une comparaison entre quelques villes moyennes françaises et alémaniques (I et II) », Transport environnement circulation, 184, p. 62-69 et 185, p. 2-8.
51González R. C., Otón M. P., Wolff J.-P., 2013, « Le tramway entre politique de transport et outil de réhabilitation urbanistique dans quelques pays européens : Allemagne, Espagne, France et Suisse », Annales de géographie, 694, p. 619-643.
52González Ruiz L., Núñez G., 2007, « Les tramways et l’histoire des villes d’Andalousie », Histoire, économie et société, 2007/2, p. 87-100.
53Hasiak S., Richer C., 2012, Appraising Territorial Effects of Tram-Based Systems, First Phase – State of the Art, Lyon, Cerema.
54Hasiak S., Richer C., 2013, Appraising the Spatial Impacts of Tramway Systems, Second Phase – Comparative Analysis of Six Peripheral Tramways and Conclusion, Lyon, Cerema.
55Hedelin A., Bunketorp O., Björnstig U., 2002, « Public Transport in Metropolitan Areas – a Danger for Unprotected Road Users », Safety Science, 40, p. 467-477.
56Kaufmann V., 2013, « La renaissance du tramway, un désir de ville ? », Tracés, 4, p. 6-8.
57Kaufmann V., Sager F., 2009, « Amarrer le développement urbain aux infrastructures de transport public. Examen comparatif des politiques locales de quatre agglomérations suisses », Environnement urbain/Urban environment, 3, p. 10-27.
58Kobi R., 1990, « Sicherheit an Bus- und Tramhaltestellen », Zeitschrift für Verkehrssicherheit, 36, p. 80-85.
59Laisney F., 2011, Atlas du tramway dans les villes françaises, Paris, Recherches.
60Larroque D., 1989, « Apogée, déclin et relance du tramway en France », Culture technique, 19, p. 54-63.
61Larroque D., 1990, « L’expansion des tramways urbains en France avant la Première Guerre Mondiale », Histoire, économie et société, 1990/1, p. 135-168.
62Maître É., 2015, « Public Spaces Re-Designed for Trams in French Cities: Safety Concerns », Advances in Transportation Studies, 37, p. 119-128.
63Maître É., 2017, Le tramway dans l’espace public : entre complication des espaces et complexité des processus de conception, thèse de doctorat, Aix-en-Provence, université d’Aix-Marseille.
64McKay J., 1976, Tramways and Trolleys, Princeton, Princeton University Press.
65Millot M., 2016, « LRT Safety in France. How Are Pedestrians Involved? », Transportation Research Circular, E-C213, p. 140-148.
66Passalacqua A., 2014, « Reluctant Capitals: Transport Mobility and Tramways in London and Paris 1830-1950 », Town Planning Review, 85, p. 203-216.
67Ribeill G., 1986, « Quelques aspects de l’histoire des transports collectifs en région parisienne (1828-1942) », Cahiers du Groupe réseaux, 1986/4, p. 160-174.
68Richer C., Hasiak S., 2014, « Territorial Opportunities of Tram-Based Systems: a Comparative Analysis between Nottingham (UK) and Valenciennes (FRA) », Town Planning Review, 85, p. 217-236.
69Souter I., 1996, « The Demise of the British Tram (Letter to the Editor) », Tramway Review, 165, p. 187-189.
70Taylor P.-J. et al., 2009, « The Way We Were: Command-and-Control Centres in the Global Space-Economy on the Eve of the 2008 Geo-Economic Transition », Environment and Planning A, 41, p. 7-12.
71Unger R., Eder C., Mayr J., Wernig J., 2002, « Child Pedestrian Injuries at Tram and Bus Stops », Injury, 33, p. 485-488.
72Wolff J.-P., 2012, « Le tramway : au cœur des enjeux de gouvernance entre mobilité et territoires », Revue géographique de l’Est, 52/1-2.
73Wolff J.-P., 2015, « Le tramway entre politique de transport et d’urbanisme : Bordeaux, Montpellier et Toulouse », Sud-ouest européen, 39, p. 109-121.
74Wolkowitsch M., 2002, « Introduction : L’évolution des réseaux de chemins de fer d’intérêt local et des tramways voyageurs-marchandises de leur naissance à leur déclin, 1865-1951 », Revue d’histoire des chemins de fer, 24-25, p. 9-21.
75Wolkowitsch M., 2004, « Chapitre iii. L’histoire des entreprises », Revue d’histoire des chemins de fer, 30, p. 68-89.
76Zelezny R., 2016, Design urbain et tramway. Recherche méthodologique autour de cinq villes moyennes françaises et tchèques, thèse de doctorat, Marne-la-Vallée, université Paris-Est Marne-la-Vallée.
77Zembri P., 2012, « La conception des transports collectifs en site propre (TCSP) en France : des tracés problématiques ? », Revue géographique de l’Est, 52/1-2.
Notes de bas de page
1 Auparavant, un réseau de tramway hippomobile a brièvement fonctionné à Montpellier au début des années 1880, puis un tramway électrique a été mis en service en 1897 ; son exploitation a pris fin en janvier 1949 (Wolkowitsch, 2004).
2 Cette capacité à s’insérer dans les chaussées sans dépasser du niveau du sol (grâce au profil de rail mis au point à New York en 1852), et donc sans contrarier les autres usages des rues, a été une condition déterminante du développement des premiers tramways (McKay, 1976 ; Costa et Fernandes, 2012).
3 Font exception certaines lignes ou sections à « plateforme indépendante » : sections en tunnel, ou longeant ou traversant des parcs, ou lignes aménagées dans des environnements alors peu urbanisés (comme celle du Grand Boulevard Lille-Roubaix-Tourcoing inaugurée en 1909).
4 L’utilisation d’une voie étroite (voie métrique) contribue à faciliter cette insertion, en permettant des rayons de courbure plus courts notamment. Cette caractéristique de voie étroite est très fréquente sur les réseaux de tramway allemands, autrichiens et suisses. Le futur tramway de Lausanne devrait utiliser au contraire l’écartement dit « normal » de 1,435 m, comme la plupart des tramways français actuels (Kaufmann, 2013).
5 Montpellier, Castelnau-le-Lez, Jacou, Saint-Jean-de-Védas, Juvignac, Lattes et Pérols.
6 Source : Office fédéral de la statistique et Union des villes suisses, Statistiques des villes suisses 2016, 178 p.
7 La population de la commune de Montpellier, en particulier, a été multipliée par 2,3 entre 1962 et 2015.
8 Sources : Insee, Connaissance locale de l’appareil productif, janvier 2015 ; Bakis et Schon (2012).
9 Sources : Taylor et al. (2009) ; Office fédéral de la statistique ; Service statistique du canton de Zurich (https://statistik.zh.ch).
10 Zurich s’est développée dans une cuvette, à l’extrémité nord-ouest du lac de Zurich, et Montpellier s’est plutôt développée sur une colline, à distance des étangs littoraux.
11 Qui est un lieu emblématique de la ville, en bordure immédiate du centre ancien (« l’Écusson »).
12 Les rues à circulation restreinte correspondent à des rues où l’organisation des sens uniques et des circulations conduit à en exclure les trafics autres que celui des riverains ou de certaines catégories de véhicules.
13 À Zurich, ces voies sont délimitées par un marquage en pointillés jaunes.
14 En Suisse comme en France, sur la voirie ordinaire, les piétons ont le droit de traverser en dehors des passages pour piétons si le passage le plus proche est situé à plus de 50 m (cette restriction ne s’appliquant pas dans certaines zones spécifiques comme les zones piétonnes). Cependant, nous n’avons pas exclu de ces décomptes les linéaires situés à moins de 50 m des passages pour piétons.
15 Nous n’avons pas pu examiner cet aspect, les données de trafic concernant Montpellier s’étant révélées trop lacunaires.
16 Nous préférons cette formulation profane (distance à vol d’oiseau) à l’expression « distance euclidienne », qui n’est pas vraiment adaptée puisque, s’agissant de distances à la surface du globe, nous nous situons plutôt dans un cadre de géométrie sphérique (et donc non euclidienne). La formulation technique adéquate serait plutôt « distance du grand cercle » ou « distance orthodromique ».
17 La première année de fonctionnement du réseau complet de Montpellier, intégrant les lignes 3 et 4.
18 Sources : BEATT (2016) ; médias locaux (www.midilibre.fr, france3-regions.francetvinfo.fr).
19 Source : Verkehrsbetriebe Zürich, VBZ Schadenstatistik 2010-2016, 22 février 2017 (www.bahnonline.ch).
20 Sources concernant les nombres de voyages : Cerema (2016) ; Ville de Zurich (www.stadt-zuerich.ch).
21 Des mesures de volume de trafic, différenciant les files de circulation, resteraient cependant nécessaires pour confirmer cette observation générale (qui ne s’applique pas, bien sûr, au cas où il n’y a que deux voies au total).
Auteurs
Thierry Brenac, chercheur, docteur en transports, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar.
Jean-François Peytavin, ingénieur d’études en statistique et accidentologie, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar.
Élisa Maître, docteure en urbanisme et aménagement, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar et Laboratoire interdisciplinaire environnement urbanisme UR 889, Aix-Marseille université.
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