Chapitre 4. La société provinciale : gestes et comportements
p. 147-182
Texte intégral
1A partir des sources notariales et fiscales pour l’essentiel, le précédent chapitre s’est attaché à donner de la société vendômoise du second xviiie siècle un tableau qui en précise les clivages et les hiérarchies. On ne prétendra certes pas être parvenu, en l’établissant, à épuiser tous les ressorts, même simplement matériels, qui sous-tendent la vie sociale de la région. Ainsi, par exemple, n’a-t-on pas abordé le problème pourtant important des circuits de l’argent, tels qu’ils devaient s’établir ici comme ailleurs à partir de toutes les formes de prêt, et singulièrement de baux à rente dont une rapide consultation des registres du contrôle permet de saisir la fréquence. Mais il faudrait pour résoudre cette question une recherche considérable. Du moins les sources utilisées jusqu’ici, et en particulier les archives notariales, prennent-elles en compte le résultat de telles transactions, quand bien même elles n’en restituent pas le détail.
2L’ambition des développements qui suivent est d’une autre nature. Elle est, au-delà des tableaux chiffrés élaborés à partir des analyses du précédent chapitre, d’atteindre d’un peu plus près le quotidien de l’existence des hommes et des femmes qui vivaient en Vendômois à la fin du règne de Louis XV, et pendant celui de Louis XVI. Pour cela, on s’est attaché aux gestes et aux comportements de ces gens, autant du moins que les archives permettent de les rétablir. Dans cette intention, deux sources ont été privilégiées : les dossiers judiciaires d’une part, les actes de mariage (actes d’état civil comme actes notariaux) de l’autre.
3La première livre une masse considérable de témoignages, au sens le plus large du terme, sur l’existence de toute une société. A partir des indications des papiers de justice, il est à la fois possible, en effet, de dégager certains caractères d’ensemble de cette dernière, et de retrouver, et éventuellement préciser, les hiérarchies décrites au cours des développements précédents, ainsi que les différents groupes qui les composent : tel sera l’objet des deux premières parties du présent chapitre.
4Il restera alors — et ce sera l’objet d’un dernier développement — à analyser, à partir des relations d’héritabilité et d’alliance que découvrent les actes de mariage, comment s’articulent les différents groupes de la société vendômoise — en bref si et dans quelle mesure les clivages que suggèrent les hiérarchies sociales décrites jusqu’alors admettent glissements et franchissements.
L’APPORT GLOBAL DES ARCHIVES JUDICIAIRES
INTÉRÊT ET LIMITES DES DOSSIERS DE JUSTICE
5Cette tentative d’approche de la vie quotidienne du Vendômois du second xviiie siècle à partir des archives judiciaires s’appuiera principalement sur l’étude de la criminalité à Vendôme réalisée par Virginie Couillard à partir du fonds criminel du bailliage, sur le dépouillement du fonds criminel de l’importante justice du marquisat de Montoire-Querhoent, et enfin sur des sondages dans les archives du bailliage de Mondoubleau1. Précisons d’emblée que si les archives des bailliages permettent, du moins quand les dossiers en sont bien conservés, de suivre jusqu’à son terme, c’est-à-dire la sentence, le règlement d’un dossier, il n’en va pas de même pour celles de la justice de Montoire : simple justice seigneuriale, cette instance ne peut en effet juger que des affaires d’importance secondaire, ce que ne sont pratiquement jamais celles relevant du criminel ; dans les autres cas, son rôle se réduit à procéder à une première instruction, avant de transmettre le dossier à une juridiction royale à laquelle il revient de prononcer un jugement. Une telle limite serait fort gênante dans la perspective d’une analyse de l’attitude des magistrats devant les crimes ou les délits dont ils ont à connaître ; mais sauf exception, tel n’est pas ici le propos : aussi l’inconvénient est-il mineur.
6Cette précaution posée, il n’est pas nécessaire de présenter longuement l’intérêt de la source judiciaire, solidement annexée maintenant au territoire des historiens. Non seulement elle permet d’analyser la criminalité et la délinquance à travers des dizaines d’affaires, mais elle livre encore des témoignages par centaines : ceux-ci informent d’abord, comme c’est leur fonction, sur les affaires qui les ont suscités, mais ils sont souvent instructifs aussi sur les témoins eux-mêmes, à travers le langage qu’ils tiennent sur les faits, ou les indications que la logique de leur témoignage les amène à donner sur leur propre attitude avant, pendant et après son déroulement. En bref, de très nombreux instantanés, éclairants sur les comportements délinquants ou criminels comme sur les gestes les plus banals de la vie quotidienne et sur les rapports entre les uns et les autres : tout cela est de bonne moisson pour approcher au plus près la complexité des ressorts de toute une vie sociale.
7Encore ne faut-il pas dans une telle analyse se départir d’une certaine prudence. S’il est vrai que les archives judiciaires sont d’une grande richesse, il ne faut cependant pas perdre de vue qu’elles n’atteignent pas l’ensemble de la vie sociale, dans la mesure où le recours à la justice n’est pas systématique. Ce recours varie en fonction à la fois des milieux sociaux et des types de crimes et de délits. Concernant le premier point, il est clair que les notables s’adressent plus volontiers à la justice que les gens modestes, pour lesquels des obstacles culturels (le langage judiciaire leur est étranger) ou matériels (un procès est coûteux) constituent autant de freins à ce type d’action. A suivre Virginie Couillard, des Vendômois appartenant aux couches populaires peuvent recourir à la justice pour une affaire de coups (encore que ce ne soit pas systématique), mais ils ne le font pas pour de simples violences verbales. Encore est-on ici à la ville : les dossiers montoiriens indiquent qu’à la campagne les coups ne débouchent sur un procès que s’ils atteignent un certain degré de gravité. Ainsi s’esquissent les contours d’un important domaine infra-judiciaire, qui exclut de l’analyse tout un pan de la vie sociale, et interdit toute quantification globale de l’injure ou de l’échange de coups en Vendômois. Mais d’un point de vue qualitatif, les dossiers de justice n’en sont pas moins instructifs : car si la simple injure restée sans suite nous demeure inconnue, celles qui fréquemment accompagnent les coups nous sont rapportées, comme l’est, à l’occasion d’une bagarre, la querelle purement verbale qui avait pu la précéder quelque temps plus tôt.
QUELQUES TRAITS D’ENSEMBLE DE LA SOCIÉTÉ PROVINCIALE
8Les dossiers judiciaires confirment d’abord l’opposition entre villes et campagnes. A Montoire même, les juges n’ont guère à connaître que d’affaires de vols, d’ampleur souvent modeste, fréquemment réalisés au marché, sans violence physique. De tels vols ne sont pas inconnus des campagnes environnantes. Cependant, celles-ci sont aussi le théâtre d’agressions nocturnes, également motivées par le vol, mais extrêmement violentes. Cinq affaires de ce type sont signalées en quatre ans (août 1784-août 1788), sans qu’on soit assuré que des pertes d’archives ne nous en laissent pas ignorer d’autres : un laboureur étranglé avec sa servante à la Bihordière à Saint-Jacques-des-Guérets en août 1784 ; un meunier et sa femme violemment frappés au moulin de la Virginité aux Roches en mai 1785 ; un laboureur et son fils connaissant le même sort à la Soëvrie à Houssay en juillet 1787 ; une vieille femme étranglée à Lorière à Lunay en février 1788 ; enfin, un laboureur et sa femme frappés à mort à coups de pelle à feu aux Jacottins, paroisse des Pins2, en août 1788 (le chirurgien accouchant le lendemain la femme, enceinte à terme, d’une fille, afin de la baptiser). Entre une telle violence et la criminalité « astucieuse » qui a cours à la ville se dessine bien une véritable frontière de comportement. Celle-ci n’est sans doute pas propre au bas Vendômois : il est significatif que Virginie Couillard ne découvre dans ses dossiers, exclusivement urbains, aucun exemple d’affaire comparable à celles qui se constatent dans les campagnes de la région montoirienne.
9Sur un autre plan, les dossiers de justice attestent l’attention portée par les témoins aux tenues vestimentaires des protagonistes des affaires évoquées, et le soin avec lequel ils les décrivent. A propos de l’affaire du moulin de la Virginité, un compagnon bonnetier de Montoire rapporte par exemple avoir rencontré, le soir du crime, « 3 quidams à luy inconnus vêtus de veste bleue, taille d’environ 5 pieds au moins, robustes, ayant des souliers, dont deux chargés de chacun un bissac passé dans leur baton qu’ils portaient sur l’épaule, assez bien garnis, l’un et l’autre de toille, le troisième ayant un second chapeau dans sa main ». Des témoignages du même ordre se retrouvent dans les dossiers vendômois, tel celui-ci, datant de 1758, et qui concerne un tout autre milieu social : « avoit tous les jours sur lui une redingotte de beau drap gris dont les parements et le colet garnis de velours noir, veste comme il est dit ci-dessus [veste de calmande cramoisy doublée d’hermine] culotte de cuir noir portant bourse à ses cheveux ».
10La précision de ces notations concernant les objets, et surtout les vêtements, leur couleur, leur matière, voire leur état, est instructive sur une particulière mémoire visuelle — celle-ci renforcée sans doute par le fait que dans une société médiocrement alphabétisée elle est davantage sollicitée, faute de disposer d’un support écrit. Mais cette mémoire ne s’exercerait pas avec une pareille efficacité si elle n’était au départ servie par une grande attention, elle-même manifestation de l’intérêt porté à ces vêtements et à ces objets. Sans doute les circonstances qui sont à l’origine des témoignages conservés par les dossiers — des inconnus croisés le soir, un voleur qu’on vient d’arrêter... — peuvent-elles expliquer cette attention, et même en accroître l’intensité. En outre, le soin apporté à décrire des tenues vestimentaires doit se relier aux nécessités mêmes de l’enquête, et on comprend son importance lorsqu’il s’agit d’évoquer un « quidam » inconnu du témoin.
11Mais la qualité des dépositions ne doit pas s’analyser que dans le seul cadre de l’instruction judiciaire. Elle renvoie aussi à un intérêt plus général porté au vêtement d’autrui. Ce dernier constitue d’abord un véritable signalement social. C’est ce que suggèrent en tout cas d’autres affaires, dans lesquelles le brutal changement de tenue est assimilé à un changement de condition, avec toutes les suspicions qui en résultent, dès lors que ce changement ne semble pas avoir de cause apparente ou avouable : en octobre 1788, à la suite de l’affaire des Jacottins, un témoin, femme de journalier, observe ainsi que « ladite femme Rousselet était [...] vêtue d’une jupe de serge blonde, qu’elle fut étonnée de la trouver aussi bien vêtue sachant son peu d’aisance et qu’ayant été invitée au mois de juillet dernier à une noce, elle fut obligée d’emprunter les habillements de sa fille n’ayant pas de quoy se vêtir proprement ».
12Toutefois, l’intérêt porté jusque dans le détail aux vêtements peut tenir aussi au fait que la majorité des habitants du Vendômois vivent dans une société de relative rareté — ce que confirment les archives notariales —, société dans laquelle tout objet a son prix, ce qui justifie qu’on y prête attention. A cet égard, il ne faut pas négliger les menus larcins, qui souvent portent, précisément, sur des vêtements ou des pièces de tissu : de tels vols peuvent sembler de faible valeur ; mais on peut être assuré qu’ils n’en étaient pas dépourvus aux yeux des contemporains — voleurs comme victimes.
13Autre enseignement des dossiers judiciaires, que révèlent aussi bien le déroulement même des affaires que la teneur des témoignages : le rôle joué par la proximité dans la vie sociale vendômoise, à la ville comme à la campagne. Cette proximité détermine des réseaux d’interconnaissance qui ont une double fonction d’intégration (pour ceux qui y sont enserrés) et d’exclusion (pour ceux, étrangers ou passants, qui y sont extérieurs) : ce point sera repris au chapitre suivant. Mais il faut ici souligner qu’une familiarité ancienne, un voisinage de longue date ou une longue fréquentation professionnelle peuvent aussi se traduire en termes de rancœurs accumulées, et cela vaut pour l’ensemble de la société, des plus notables de ses membres aux plus humbles. Il est significatif à cet égard que les affaires de coups, évidente manifestation de cette agressivité de proximité, concernent tous les milieux, que dans une même affaire les protagonistes appartiennent généralement au même milieu, et que globalement un même milieu se trouve représenté dans la même proportion, ou peu s’en faut, parmi les frappeurs et parmi les frappés, comme le montrent bien les statistiques établies par Virginie Couillard à propos des affaires de coups et blessures survenues à Vendôme (tableau ci-dessous)3.
14Pour n’être pas négligeable, puisqu’elle reçoit une traduction judiciaire, la querelle accompagnée de coups et éventuellement de blessures est donc une donnée banale de la vie sociale, dans la mesure où nulle catégorie n’y échappe. La soudaineté avec laquelle les coups peuvent faire irruption dans le quotidien le plus ordinaire — une discussion qui tourne mal, une agressivité un peu plus forte qu’à l’accoutumée — explique qu’ils soient portés avec des objets très courants : à Vendôme, quand on ne se contente pas de ses poings ou de ses pieds, on recourt beaucoup plus au bâton (29,4 % des occurrences), aux ferrements (17,6 %), aux sabots ou aux pierres (11,8 % dans chaque cas) qu’aux armes, utilisées moins d’une fois sur quatre (dans 23,5 % des affaires, soit 5,9 % pour les armes blanches, et 17,6 % pour les armes à feu). L’analyse des dossiers ruraux de la justice de Montoire ne livre pas une autre conclusion. Aux pieds et aux poings se mêlent ici aussi des objets de la vie de tous les jours : pierres du chemin, pelle à feu ou pièces de charrue... ; dans le cas d’une querelle familiale, on voit même les protagonistes se lancer au visage avec une belle vitalité des miches de pain de quatre livres...
15Dans la perspective d’une approche globale de la société régionale à partir des archives judiciaires, il pourra sembler surprenant, après les développements précédents concernant peu ou prou l’ensemble de la population, de terminer en s’attachant à ce qu’il est convenu d’appeler la vie de société. Par définition, celle-ci ne concerne, en effet, que les groupes supérieurs, urbains surtout, de cette population, et à ce titre son évocation devrait légitimement être rattachée à l’étude des notables. Mais on ne peut négliger le fait que les comportements de ces notables donnent en quelque sorte le ton à toute une vie provinciale, et que c’est à travers eux que celle-ci est d’abord perçue par les regards extérieurs à la région. En outre, il est clair que si ces comportements ne sont pas, cela va de soi, nécessairement imités par les autres couches de la population, ils sont connus de tous, et compris comme une norme finalement intériorisée par l’ensemble de la société régionale.
16D’autre part, et cela aussi peut justifier l’étonnement évoqué plus haut, on sent bien que les sources judiciaires ne constituent pas le meilleur outil d’analyse pour pénétrer les réalités de cette vie de société. Celle-ci, au xviiie siècle plus que jamais auparavant peut-être, est faite de raffinement, de civilité, d’urbanité, tous éléments qui ont pour effet de canaliser les conduites et d’éviter au maximum les comportements de nature à entraîner une action judiciaire. De fait, d’autres sources se révèlent ici plus instructives. Ainsi des notations de tel parlementaire exilé à Vendôme en 1753-1754, qui témoignent sur la vie mondaine dans la région : salons urbains et châteaux ruraux de tout le pays s’ouvrent aux nouveaux venus, le jeu fait fureur — du moins au début, car rapidement les nobles du cru ne peuvent pas suivre, au médiateur et à la comète, les enchères des Parisiens —, et les modes de la capitale, en même temps que le goût des discussions religieuses et politiques se développent. Sans doute s’agit-il là d’un épisode peu durable — quelques mois seulement. Mais il suffit à initier la société locale aux habitudes parisiennes4.
17L’événement de 1753-1754 est donc l’occasion de saisir l’écart qui peut exister entre le monde des parlementaires de la capitale et celui des notables vendômois. De cet écart — qui est celui séparant Paris et la province — il arrive que par extraordinaire les archives judiciaires portent témoignage. On en veut pour preuve cet extrait d’un long mémoire rédigé par un avocat vendômois pour justifier le « rapt » de l’épouse d’un noble de la région — en fait son départ consentant avec un chevalier parisien auteur de livres à succès. Compte tenu de l’époque à laquelle a été écrit ce texte (l’affaire à laquelle il se rapporte datant de 1758), tout laisse à penser que son auteur avait présent à l’esprit le souvenir du séjour des parlementaires parisiens lorsqu’il l’a rédigé :
« [...] Mais être jeune et belle, et vivre à Vendôme ! Demeurer en Province, partager son temps entre de tristes châteaux et une petite Ville dans laquelle il n’y a ni Palais Royal, ni Remparts, ni Spectacles ; dans laquelle les Diamans sont rares et les Carosses vernis de la main de Martin, absolument inconnus ; dans laquelle on danse peu et d’anciennes contredanses ; dans laquelle toutes les Messes sont dites à midi ; dans laquelle on ne risque pas vingt fois par jour, d’être écrasé ou d’écraser les autres ; dans laquelle tous les Etats ne sont pas encore confondus, et toutes les bienséances réformées ; dans laquelle les conversations se composent de mots qui s’entendent, roulent sur des sujets qui se comprennent, ne changent pas d’objet cent fois par heure ; dans laquelle les désirs, encore timides et circonspects, semblent préférer les anciens formulaires d’un sentiment délicat et sincère aux démonstrations familières d’un appétit brutal et déréglé ! dans laquelle enfin les femmes n’ont point encore de Valets de chambre ; c’est s’enterrer à la fleur de son âge [...] »5.
18Il ne faut certes pas prendre à la lettre un tel texte, écrit de circonstance rédigé à des fins justificatrices. De plus, l’écart Paris-province qui y est fortement suggéré est conforme à un thème classique de la pensée et de la littérature du xviiie siècle. Mais derrière les stéréotypes que met toujours en jeu une telle comparaison, et qui tous tournent au désavantage de la province, présentée comme à la fois attardée et moins brillante, se dessinent, d’une manière qui semble assez juste, quelques-uns des éléments du genre de vie des notables vendômois. Retenons à cet égard du texte de notre avocat que l’existence de ces derniers apparaît dominée par une certaine retenue — sagesse ou lenteur, selon qu’on voudra — en matière d’adoption de modes, de circulation, de conversation. Ajoutons que leurs comportements sont modelés aussi par certaines fidélités, particulièrement en matière d’usages de bienséance et de hiérarchie des états. Ce qui confirme que cette hiérarchie, présentée essentiellement dans le chapitre précédent à partir des grilles de l’analyse socio-économique, s’inscrit bien aussi dans les esprits : il est temps de demander aux dossiers de justice de restituer les gestes qui la matérialisent.
LES HIÉRARCHIES SOCIALES AU QUOTIDIEN
DES SALAIRES JUDICIAIRES AUX INJURES : LA CONCRÉTISATION DES HIÉRARCHIES
19L’analyse des archives judiciaires retrouve les hiérarchies qui structurent la société du Vendômois. Et d’abord formellement, par le biais des « salaires », indemnités destinées à couvrir, pour les témoins qui le souhaitent, les frais engagés pour venir déposer. Leur montant est donc fonction du temps consacré à cet acte — autrement dit, dans une large mesure, de la distance parcourue pour aller l’accomplir. Mais il est lié aussi à la position sociale, de telle sorte que le maître est favorisé par rapport au compagnon, le notable par rapport à l’homme de modeste condition, mais aussi le père par rapport au fils, ou le mari par rapport à la femme. A Montoire, dans une affaire où tous les témoins viennent de Lunay, un laboureur et un serrurier perçoivent chacun 30 sols, un jardinier et un vigneron chacun 25 (mais la femme du vigneron 12 seulement), un scieur au long 20. Toujours à Montoire, mais pour un autre dossier, le curé de Neuville reçoit 7 livres ; les autres témoins, qui pourtant viennent de Château-Renault, c’est-à-dire d’un peu plus loin, n’en perçoivent que 3 ou 4 : ils sont cabaretiers, cordonniers ou chapeliers.
20Mais l’image d’une société hiérarchisée apparaît nettement aussi quand on analyse les injures lancées à l’occasion des querelles. A suivre les dossiers vendômois de Virginie Couillard, une majorité de celles qui visent les hommes (environ 60 %) et le tiers de celles destinées aux femmes attestent un mépris social. Celui-ci peut passer par une accusation de malhonnêteté (fripon, voleur, maraud, gredin, coquin, voire usurier, ou encore reste de gibet, ce qui insinue une condamnation antérieure) ou d’imposture (F... Monsieur, imposteur, insolent), ce qui revient à poser l’illégitimité du statut social de l’injurié. Il peut passer aussi par la dénonciation de la pauvreté de ce dernier, pauvreté matérielle le plus souvent (gueux, misérable, chien, affamé), pauvreté intellectuelle parfois (bête, bedo). Mais dans tous les cas ce type d’injure fonctionne par référence à une échelle sociale implicite, dont il révèle l’existence, et sur laquelle l’injuriant cherche à abaisser l’injurié. Il en va de même de la manière dont se déroulent les querelles : les gestes visant la tête (coups et griffures au visage, cheveux tirés, coiffure ou perruque arrachée) ou le renversement de l’adversaire et son piétinement ne sont pas que violence physique pouvant aller très loin et se terminer fort mal ; ils sont aussi la manifestation symbolique d’un abaissement de l’adversaire, qui se retrouve quand l’agresseur interpelle l’assistance pour faire ressortir la défaite et l’humiliation de sa victime (« Retenez-moi avant que je le tue ») et surtout, comme c’est presque toujours le cas, quand il tutoie cette dernière — pratique ordinairement réservée aux domestiques et aux enfants.
21Les dossiers de justice, cependant, ne se bornent pas à confirmer la hiérarchisation de la société régionale. Sur de nombreux points, ils permettent de mieux cerner cette échelle sociale, soit en en précisant davantage les traits, soit en y apportant d’indispensables nuances, soit même en mettant en évidence des clivages qui n’en respectent pas l’ordonnancement, mais s’inscrivent transversalement par rapport à lui. C’est dans cet esprit qu’on s’attachera d’abord aux groupes qui en occupent les deux extrémités : les notables en premier lieu, étudiés moins cette fois en raison d’une richesse matérielle déjà largement évoquée qu’en fonction de leur autorité sociale, des pouvoirs qu’ils peuvent détenir et plus généralement de la considération qui leur est attachée ; puis, en contrepoint, les pauvres, à propos desquels la source judiciaire livre de nombreuses informations. L’analyse s’attardera ensuite sur le cas des domestiques, et l’ambiguïté de leur position au sein de la société provinciale. Elle portera enfin sur la relation entre hommes et femmes, telle du moins que les archives judiciaires permettent de la restituer.
LES NOTABLES
22Sauf cas particulier c’est à travers les affaires de violence de langage que les notables se singularisent le plus dans les dossiers judiciaires : non qu’on ne les rencontre dans d’autres types d’affaires ; mais à Vendôme, ils sont seuls à se plaindre d’être injuriés : 44 % des plaintes de ce type émanent des clercs, et 33 % des officiers (le reste se partageant entre nobles et marchands). Cela ne veut certes pas dire que les autres catégories de la population ne sont pas victimes aussi de violences verbales, mais cela signifie que les notables sont les seuls à porter de telles affaires devant les tribunaux. Un tel constat peut s’expliquer par une plus grande facilité à recourir à la justice — après tout, les magistrats appartiennent au même monde que les notables. Mais la sensibilité des notables à l’injure a d’autres explications : le plus souvent en effet — et dans plusieurs affaires il y est fait explicitement allusion —, au-delà de l’homme c’est sa fonction qui est visée, donc jusqu’à un certain point son pouvoir qui est atteint, ce que l’intéressé ne peut tolérer. A la lumière de cette remarque, on comprend pourquoi, dans une société où les fonctions du sacré occupent avec celles de l’administration et de la justice la première place, ce sont les clercs et les officiers qui sont d’abord touchés par les violences verbales. Il en va du reste de même en bas Vendômois, où un avocat est injurié publiquement par l’adversaire de son client, et où le curé de Fontaines est insulté à la sortie de la messe, jusque dans sa sacristie, par une femme lui reprochant d’avoir publié une sentence mettant en cause son frère.
23Mais si les notables savent mesurer la gravité de l’injure qui les atteint et en demander réparation, ils peuvent aussi recourir à la violence verbale dans les différends qui surgissent entre eux. A Vendôme, clercs et officiers fournissent chacun 18 % des accusés des affaires de ce type. Cependant, d’autres accusés sont issus de la bourgeoisie à talents (9 %) et surtout du monde des marchands (36 %). Ces notations suggèrent deux conclusions. En premier lieu, elles indiquent chez tous les notables la plus grande sensibilité aux questions touchant leur honorabilité, que ce soit pour défendre la leur ou pour mettre en cause celle de rivaux appartenant à leur milieu (largement entendu), cette grande susceptibilité pouvant s’interpréter comme un signe de compétition sociale exacerbée. Au-delà de ce constat général, cependant, une opposition semble bien se dégager entre les catégories d’où émane la contestation (talents et marchandise) et celles qui le plus souvent la subissent (clergé et office, auxquels il faut adjoindre, à un degré moindre, la noblesse).
24Concernant le clergé, cependant, la contestation ne s’en tient pas toujours à l’écart de langage. Elle peut prendre des formes plus élaborées : ainsi le libelle qu’un garçon chirurgien fait circuler à Vendôme contre les Capucins en 1759. Surtout, ces attaques peuvent s’élargir à une mise en cause globale de la religion. Dans la nuit du 19 au 20 février 1758, deux clercs, un cordonnier, un perruquier, un couvreur, le fils d’un hôte et trois autres garçons brisent et rompent « des vierges enchâssées et ornées au coin de plusieurs maisons ». De tels actes attestent peut-être des sentiments antireligieux dans une partie de la population. Mais ils démontrent aussi que le religieux et le sacré demeurent un enjeu au sein de la société urbaine, et donc une référence présente à tous les esprits. Sur le mode de l’inversion dérisoire, celle-ci apparaît dans de nombreuses injures qui commencent par l’épithète « sacré »6. Elle se retrouve aussi dans l’ « extravagance » de démentes, dont les archives du bailliage conservent les propos : telle « voit le saint esprit sur son torchon » et « souvent le paradis ouvert, et le père éternel qui tenoit le ciel et la terre dans sa main », et elle assure « que le bon dieu avoit fait boire à une chèvre toutte l’eau du déluge, et qu’afin qu’elle n’innondât pas de nouveau la terre, il luy avoit bouché le derrière avec une cheville » ; telle autre fait déménager ses meubles au couvent des Bénédictins « ou elle dit qu’elle vouloit se retirer » ; certains entretiennent avec le sacré une relation beaucoup plus agressive, comme cette femme qui profère des blasphèmes dans l’église, veut briser le tabernacle et dépose ses excréments dans le confessionnal, ou cette autre qui va jusqu’à jeter « sa galoche a la teste du père supérieur de l’Oratoire de cette ville ». Quelle que soit leur approche de la religion, positive ou négative, toutes ces extravagances témoignent dans le même sens : pour que le sacré et ses officiants jouent un tel rôle dans les obsessions des démentes vendômoises, il faut qu’ils occupent dans les esprits la même place que celle qui est la leur dans la hiérarchie des dignités au sein de la société urbaine — la première. La première moitié du xviiie siècle, en plaçant à certains moments le débat religieux au cœur de la vie de la cité, toutes catégories sociales confondues et non pas en se limitant aux seuls notables, n’a pu que renforcer ce trait7.
LES PAUVRES
25L’analyse sociale du précédent chapitre a déjà rencontré les pauvres, notamment dans les rôles de taille, où ils figurent comme invalides à obole. Ces derniers représentent couramment 5 à 10 % des cotes dans les paroisses rurales8. A Savigny, Salmon du Châtellier estime que sur 2 000 habitants, on compte 300 pauvres, et 500 les années de cherté — ce qui fait 15 à 20 % de la population. De tels taux se retrouvent à Vendôme. Un « tableau de mendicité » de 1790 évalue le nombre des pauvres et malades de la ville à 11 % de la population en année commune, mais le fixe au moment où il est établi à 16 %. La conjoncture est il est vrai alors difficile : en février 1788, Gilbert de Sarrazin estimait à 1 200 le nombre des pauvres de Vendôme (soit 18 % de la population), et peu après le bureau de charité de la ville en recensait effectivement 1 2709. Ces données attestent le rôle que joue partout, à la ville comme à la campagne, la pauvreté dans la vie sociale.
26Les dossiers judiciaires restituent un visage à cette pauvreté. Voici Jacques-Toussaint Souchu, 57 ans, compagnon maréchal de forge, originaire de Tuffé, diocèse du Mans : en quête de travail, il quitte son village en septembre 1786, et s’embauche à Saint-Calais puis à Bessé, même diocèse, avant de passer en Touraine, où il est employé à Saint-Pierre-des-Corps, puis à La Membrolle, enfin à Saint-Paterne ; mais le 7 juin 1787, il est blessé d’un coup de pied de cheval, ce qui lui interdit de travailler : dès lors il verse dans la mendicité, à Bueil, à La Chartre, à Ruillé, à Couture, à Artins, avant d’être arrêté aux Essarts le 30 juin, pour avoir volé quelques effets. Dans son cas, il suffit d’un accident pour passer de l’itinérance qu’impose la difficile recherche d’un travail à la mendicité errante et de là à la délinquance. L’issue peut être plus dramatique encore, comme en témoigne la véritable misère physiologique attestée par certaines affaires de reconnaissance de cadavre — ainsi Rochet, 50 ans, mort « de fatigue et de misère dans un temps de pluie et de vent », dans la nuit du 5 au 6 décembre 1784, entre Montoire et Les Roches10.
27A travers de tels exemples, qu’on pourrait multiplier, se dessine tout un monde de pauvres diables, qu’il suffit de peu de chose pour déclasser : paresse sans doute quelquefois, malchance souvent — veuvage, maladie ou accident — et pour tous, crise conjoncturelle qui raréfie le travail et renchérit la subsistance. Du même coup s’éclaire pleinement la précarité des conditions d’existence de toute une frange de la société, qui ne se limite pas à ceux explicitement recensés comme pauvres, mais s’élargit à tous ceux qui sont susceptibles de le devenir. La frontière est ténue, en effet, qui sépare les pauvres et ceux que la pauvreté menace : on peut le constater encore à travers les importantes variations qui affectent le nombre des pauvres au gré de la conjoncture, comme le montrent bien les documents précédemment cités à propos de Savigny et de Vendôme.
28Ce monde de la précarité constitue un gibier de choix pour les prisons. Pour réduit qu’il soit, l’échantillon des 15 prisonniers (11 hommes et 4 femmes) dont les dossiers de la justice de Montoire conservent la trace pour les années 1777-1787 est instructif : qu’ils soient repris de justice (ce qui est le cas de quatre d’entre eux) ou non, pratiquement tous déclarent des activités professionnelles modestes11 : trois journaliers, trois colporteurs, deux laboureurs (de médiocre niveau sans doute), un laboureur et vigneron, un terrassier, un compagnon, un cerclier ; en outre, un seul est capable de signer son nom, ce qui constitue une proportion bien inférieure à celle, pourtant modeste, de l’ensemble de la population. A suivre leur interrogatoire, leur existence apparaît comme celle de Souchu placée sous le signe de l’errance, alors que 12 d’entre eux ont atteint la trentaine (parmi lesquels 3 dépassent 40 ou même 50 ans), soit un âge où normalement la mobilité juvénile a pris fin. Ainsi la précarité de leur existence se double-t-elle d’une forte instabilité géographique, ce qui ne favorise pas leur intégration sociale.
29C’est essentiellement lorsqu’elle débouche sur le vol que la pauvreté apparaît dans les archives judiciaires. Sur ce point, les dossiers vendômois révèlent que compagnons, journaliers et domestiques représentent 89 % des voleurs identifiés, alors que les victimes de vol sont dans 67 % des cas des officiers, des marchands, des boutiquiers et des artisans (mais dans 25 % des cas des compagnons, car on se vole aussi entre pauvres gens).
30Quand elle permet de préciser, c’est-à-dire pour les volés (les voleurs demeurant inconnus), l’analyse des vols nocturnes et violents perpétrés dans les campagnes du bas Vendômois entre 1784 et 1788 n’infirme pas les conclusions de l’étude urbaine : les victimes sont toujours des gens aisés, laboureurs ou meuniers, ayant accumulé au cours de leur existence (la plupart sont sexagénaires) un honnête pécule, à en juger par les butins décrits : un sac d’argent gros comme deux sabots dans un cas, 1 500 livres et des vêtements dans un autre. Ainsi l’examen des vols révèle-t-il sans surprise un net partage matériel à travers la société vendômoise entre ceux qui possèdent et ceux chez qui peut surgir la tentation de voler. A peu de choses près, ce partage recoupe celui qui s’observe dans les affaires d’interdiction : seuls des gens aisés figurent au nombre des interdits, dans la mesure évidemment où on n’interdit d’administrer ses biens qu’à celui qui en détient12.
31Le vol apparaît pour une part non négligeable aux yeux de celui qui l’effectue comme un moyen de remédier, même très partiellement, à ses difficultés. C’est vrai de nombreux petits larcins qui sont comme une réponse à la relative rareté matérielle qui caractérise la société de l’époque. C’est encore plus net dans certaines autres affaires, comme celle qui survient au marché de Montoire le 31 mai 1786 : ce jour-là, plus de neuf mois après la moisson, la femme Joubert, de Villerable, vend 42 boisseaux — soit quelque 7 hl — de blé, ce qui signifie qu’elle a pu les conserver jusqu’alors, et qu’elle encaisse une centaine de livres, en raison du prix élevé atteint par le grain en cette saison tardive. L’acquéreur, Jean Arquille, laboureur et marchand-blatier de Lunay, l’achète pour le porter dans le grenier que lui concède rue Saint-Laurent un vitrier de la ville, afin sans doute d’attendre une nouvelle et fructueuse hausse de son prix. Face à ces gens, Marin Mahieu, maladroit voleur, immédiatement découvert, d’un des sacs de blé qui font l’objet de la transaction : ancien domestique, se disant laboureur et vigneron (la double activité n’étant certes pas ici indice d’aisance, contrairement à ce qui se passait pour Arquille), ce malheureux peut à peine, avec ses 15-20 sous de salaire quotidien (quand il a du travail), faire face à l’achat des 7 à 8 livres de pain journellement nécessaires à sa famille — le pain bis de 14 livres vaut alors 28 sous !
32Il ne faut cependant pas, à partir de ces observations, analyser le vol uniquement dans sa dimension économique comme une réponse mécanique et rationnelle à la pauvreté et à la misère. D’abord parce que tous les miséreux n’ont pas recours à ce moyen pour résoudre leurs difficultés. Et surtout parce qu’à côté de comportements rationnels et attendus (reconnaissance des lieux, déguisement...), les voleurs manifestent des attitudes plus surprenantes. Ainsi les voit-on s’empresser de vendre, sans même chercher à s’éloigner, le produit de leur larcin ; ou se vanter subitement d’être riches, s’exposant du même coup à être soupçonnés comme le sont — le cas n’est pas rare — ceux qui attaquent les gens qu’ils avaient auparavant menacés. Plus étonnant encore est le fait que les voleurs meurtriers des attaques nocturnes, une fois parvenus à leurs fins, s’attardent presque toujours, contre toute prudence, à manger sur le lieu de leur crime, souvent tout près du cadavre de leurs victimes. Comment interpréter de tels agissements ? Sentiment d’invulnérabilité ? Certitude d’être dans son droit ? Revanche sociale ? Célébration du coup réussi, à travers une nourriture dont on connaît le prix, après les violentes émotions de l’agression ? Peut-être faut-il, plus largement, relier de telles attitudes à de vieilles obsessions enracinées au plus profond de la mentalité populaire : celle de la peur de manquer, celle de la soumission à un ordre social13.
33La pauvreté et toutes ses conséquences — celles qui sont effectivement constatées comme celles qui sont redoutées, du vol à la violence physique, voire au meurtre — ne peuvent naturellement pas laisser la société globale indifférente : sur ce point aussi, les dossiers judiciaires apportent d’utiles informations. Mais pour pleinement apprécier ces dernières, il faut les remettre en perspective, à la lumière des évolutions et des débats qui caractérisent la pauvreté et son traitement à la fin de l’Ancien Régime.
34On sait combien est ambiguë l’image du pauvre aux yeux des populations d’autrefois, puisque y entrent à la fois commisération et respect d’une part, mépris et crainte de l’autre : en d’autres termes s’opposent le bon pauvre, victime d’un destin qui l’écrase, et le mauvais qui par paresse ou par vice au mieux abuse la société, au pire la menace. De ce dualisme qui sous-tend tout discours sur la pauvreté au xviiie siècle — comme avant d’ailleurs — découlent par rapport au pauvre deux attitudes possibles : attitude de secours dans le premier cas, qui est traditionnellement celle de la charité, mais qui se mue au cours du xviiie siècle en bienfaisance, dans une vision à la fois laïcisée et de plus en plus institutionnalisée ; attitude de retranchement dans le second, qui est celle du renfermement de l’âge classique, illustré par les hôpitaux généraux créés au temps de Louis XIV, et que ne renie pas le siècle des Lumières, comme le montre l’établissement de dépôts de mendicité en 176414.
35Telles peuvent se définir les grandes lignes d’une histoire de la pauvreté et des remèdes qu’on tente d’y apporter durant les dernières générations de l’Ancien Régime. Mais comment sur le terrain s’articulent-elles avec les réalités de la vie quotidienne, telles qu’elles ressortent des dépositions des témoins et des interrogatoires des accusés ? Toutes les solutions qui viennent d’être présentées ne sont pas pareillement accessibles aux populations vendômoises. La bienfaisance institutionnalisée ne se conçoit guère dans les campagnes en dehors de l’intervention de quelque puissant personnage, comme Angran d’Alleray ou Lavoisier. Même à Vendôme, de telles institutions n’ont jamais pu se mettre en place : de l’époque louis-quatorzienne, pour ne pas remonter plus loin dans le passé, jusqu’à l’extrême fin de l’Ancien Régime, les projets n’ont certes pas manqué dans ce domaine ; mais tous ont achoppé sur le manque de moyens, et surtout de moyens régulièrement assurés. Aussi y demeure-t-on jusqu’en 1789 fidèle aux méthodes les plus traditionnelles, distribution de pain et de soupe aux indigents, quêtes destinées à procurer un secours exceptionnel en cas de difficultés particulières, comme pendant l’hiver 17 88-17 8915. Même fidélité aux gestes anciens dans les campagnes, où il est d’usage de ne pas refuser le pain, la soupe et la paille de l’étable au pauvre passant. Mais ces gestes qui relèvent d’une élémentaire charité en viennent parfois à être considérés comme un dû par celui qui quémande : en janvier 1787, interrogé au sujet du laboureur frappé à la Soëvrie au cours d’une des agressions nocturnes évoquées plus haut, un journalier déclare « qu’il luy en voulait parce qu’il ne faisait point l’aumône, que les pauvres s’en plaignaient, que cependant il ne luy en veut pas, n’allant pas demander l’aumône ». On comprend à travers ce témoignage que si la charité est certes altruisme, la crainte n’en est cependant pas absente : crainte que le pain refusé n’entraîne une vengeance, comme ici ; mais crainte aussi que le passant n’exploite sa brève incursion dans une grange ou une écurie de la ferme (sous couvert d’y dormir une nuit) pour reconnaître les lieux en vue d’un forfait futur.
36Ces dernières observations nous ramènent à la seconde image du pauvre mendiant et, souvent, vagabond, celle d’un individu inquiétant et dangereux. A cet égard, la société vendômoise ne trouve sur place nul secours institutionnel : Vendôme n’a pas davantage réussi, sous Louis XIV, à se doter d’un hôpital que d’un bureau des pauvres, et il ne s’établit pas de dépôt de mendicité en Vendômois à la fin du xviiie siècle16. Dans ces conditions, le retranchement des miséreux n’étant pas possible sur place, et difficile avec les institutions des contrées environnantes, c’est par une vigilance attentive que les populations du Vendômois s’efforcent de réagir à ce type de menace.
37Cela explique les arrestations à la clameur publique, telle celle que subit Souchu en juin 1787 aux Essarts : le domestique qui l’accuse de lui avoir volé des effets dans son coffre, le fermier de la métairie où aurait eu lieu ce forfait et une trentaine d’habitants de la paroisse s’emparent de sa personne, et le conduisent le lendemain « aux prisons de Montoire ». Cela explique aussi qu’on poursuive parfois fort loin son voleur. Informé par sa servante dans la matinée du 20 mars 1776, alors qu’il travaille à sa vigne à Saint-Martin-du-Bois, qu’on a fait un vol chez lui, René Lallier se lance avec plusieurs voisins et son frère à la poursuite du voleur. Partout, des témoins lui signalent le passage de l’homme, qui porte sur sa tête le paquet des effets volés. Aux Hermittes, seul son frère demeure auprès de Lallier. Mais celui-ci ne désarme pas : après une nuit passée à Chemillé, il rattrape enfin le voleur sur la route de Neuvy à Neuillé-Pont-Pierre, et le fait arrêter à la clameur publique, alors qu’il tentait de s’échapper.
38De tels comportements répondent certes aux insuffisances de l’appareil judiciaire et de son auxiliaire policier. De fait, les cavaliers de maréchaussée sont trop peu nombreux17. Les prisons, quant à elles, ne sont pas toujours sûres : ainsi signale-t-on à la prison de Montoire entre août et novembre 1787 deux évasions, réalisées sans grande difficulté semble-t-il (un prisonnier arrachant le piton du verrou, l’autre rompant le torchis de sa cellule) ; des évasions ont également lieu à Mondoubleau ; et Virginie Couillard a retrouvé dans ses dossiers vendômois la trace de cinq évasions pendant les huit années de la seconde moitié du xviiie siècle figurant dans son sondage : se refusant à conclure que la prison de Vendôme était un panier percé, elle admet cependant que « d’après les récits des évasions, les détenus paraissent s’échapper assez facilement, bénéficiant parfois même de l’aide du concierge ».
39D’autre part, concernant la justice elle-même, l’instruction est très formaliste, si bien qu’elle éprouve souvent des difficultés à rétablir les faits, en dépit même du recours à des voies extraordinaires, comme le monitoire lancé par les autorités ecclésiastiques, ou la concentration d’un dossier dans un siège unique, alors que l’affaire dont il traite a connu des épisodes dispersés dans les ressorts de juridictions diverses18. Ces faiblesses de la justice peuvent du reste expliquer la sévérité dont elle fait preuve, à des fins exemplaires, quand elle tient un coupable. Encore le fait-elle bien sélectivement. Ainsi est-elle très indulgente aux « batteries », bagarres violentes qui souvent tournent mal et peuvent entraîner mort d’homme, mais sans que le fait soit prémédité19 : on est ici dans le champ de cette agressivité de contact latente, déjà évoquée à propos de manifestations plus mineures à la ville, et dont on sait qu’elle traverse tout le champ social, avec beaucoup d’indifférence pour les clivages qui peuvent le partager. En revanche, les voleurs, dont l’action est socialement significative, sont durement frappés. C’est même le seul cas, à suivre les dossiers dépouillés, où soient prononcées des sentences de mort : à Vendôme en 1759, où une servante est pendue et étranglée pour un vol domestique sur lequel on reviendra ; et à Mondoubleau en 1786, où un homme est également condamné à mort, pour un vol d’ailleurs plus important20.
40Telles se dessinent les lignes de défense qu’à travers le comportement de la population et les décisions de l’institution judiciaire la société vendômoise établit face aux menaces que la pauvreté fait peser sur elle. Le plus souvent, elles remplissent convenablement leur fonction : non certes qu’elles soient efficaces à tout coup, mais dans les affaires courantes elles sont toujours susceptibles de l’être, et donnent donc aux contemporains le sentiment de n’être pas désarmés. Dans certains cas pourtant, elles apparaissent débordées. Cela survient en cas de menace exceptionnelle, soit à cause de la gravité des faits, soit du fait des effectifs engagés dans un comportement criminel ou délinquant.
41S’agissant de la première hypothèse, on songe à ces attaques nocturnes de fermes et de moulins isolés qui se multiplient dans le bas Vendômois — et peut-être ailleurs dans la région — à l’époque de Louis XVI. Parce qu’elles se doublent souvent de meurtres froidement acceptés à l’avance et sauvagement exécutés, c’est-à-dire n’ayant rien à voir avec la « batterie » qui tourne mal, ces actions, et leur répétition, entraînent dans la population une véritable psychose, que confirment plusieurs indices21. Et cette psychose nourrit à l’intérieur de la société rurale un climat de suspicion qui débouche sur de véritables processus d’exclusion contre ceux qui, en versant dans la sauvagerie, s’en sont d’eux-mêmes retranchés. Spontanément, les populations du bas Vendômois retrouvent ainsi, sur le terrain psychologique au moins, le mécanisme de retranchement qu’avec d’autres moyens et sur un autre plan la politique royale, relayée par les notables, s’efforce de mettre en œuvre depuis plusieurs générations. De tels processus d’exclusion visent certes l’étranger — qui est du reste d’avance extérieur à la communauté. Mais toutes ces affaires étant centrées sur le vol, ce qui leur confère une tonalité sociale, ils visent aussi les éléments les plus pauvres de la société rurale22. Ainsi la violence criminelle incontrôlée aboutit-elle à exacerber les clivages sociaux aux dépens des couches inférieures de la population.
42Pour être d’une autre nature, puisque objectivement moins grave, mais beaucoup plus fréquent — ce qui nous introduit à la seconde de nos hypothèses —, le vagabondage latent qui s’observe en Vendômois à la fin de l’Ancien Régime entraîne des processus d’exclusion assez voisins de ceux qui viennent d’être évoqués. Seule différence : le principe d’exclusion fonctionne moins cette fois par référence à l’échelle verticale de la hiérarchie sociale (aux dépens des humbles) qu’en fonction du rapport à l’espace, aux dépens des gens de l’extérieur — ces derniers appartenant du reste par ailleurs souvent, eux aussi, aux catégories les plus modestes. C’est dans cet esprit que Gilbert de Sarrazin déclare en février 1788 à l’assemblée générale de la ville de Vendôme : « Surtout, Messieurs, écartons les vagabonds et les paresseux, qui, sûrs de trouver parmi nous une subsistance aisée, viennent en foule pour y prendre leur domicile et y propager leurs vices... »23.
43Si le vagabondage affecte la ville comme la campagne, et si les attaques nocturnes précédemment évoquées sont spécifiquement rurales, c’est à la ville seulement que peut se développer un dernier type d’affaires, inquiétant à la fois par les effectifs qu’il met en jeu et par les conséquences qu’il peut entraîner : celui de l’émeute. A bien des égards, celle-ci apparaît symétrique, par ses caractères, des violences criminelles qui agitent les nuits du bas Vendômois. La menace cette fois ne revêt pas la forme d’une équipée nocturne supposant un minimum d’organisation, mais celle d’une agitation au grand jour, confuse et incontrôlée dans son apparence, et dans laquelle entre toujours une part de spontanéité. Elle n’est pas le fait d’un petit groupe, mais celui d’un important rassemblement, dans lequel les individus peuvent se compter par centaines. Ses acteurs ne procèdent pas d’un ailleurs où ils s’évanouissent une fois leur forfait accompli (quand bien même ils appartiennent à la communauté rurale ou en sont géographiquement proches, ce qui est souvent supposé), le mouvement émerge au contraire au cœur de la société urbaine.
44Virginie Couillard a retrouvé la trace de deux émeutes de ce type à Vendôme : en mars 1759, quand la pendaison déjà évoquée d’une servante entraîne deux jours d’intense agitation dans la ville ; et en mars 1789 où se développe selon les formes les plus classiques une émeute de subsistance.
45Pour différentes que soient les causes et les conditions de ces deux mouvements, aux yeux des témoins tous deux mettent en scène la populace. En 1789, ces témoins ne peuvent donner que très peu de noms d’émeutiers : « Le détail n’est pas négligeable, souligne Virginie Couillard, et explique qu’on emploie un terme générique, collectif, la populace, pour désigner ces gens-là avec lesquels on n’a rien de commun »24. Comme en Languedoc, le peuple établi n’entend pas être confondu avec la populace, et ne veut pas en partager l’anonymat collectif. La mention le nommé placée devant un nom, qui dans les rôles fiscaux semblait correspondre à l’échelon inférieur de la hiérarchie sociale, se trouve revalorisée à partir de ce constat. Elle sépare ceux qui appartiennent pleinement à la communauté urbaine de ceux qui n’étant pas intégrés à ses réseaux d’interconnaissance sous la forme la plus élémentaire (celle de la reconnaissance du nom patronymique) y sont en quelque sorte marginalisés au sein d’un ensemble perçu comme à la fois inférieur, périphérique, collectif et anonyme.
LES DOMESTIQUES
46On sait la place qu’occupent les domestiques dans les sociétés d’autrefois25. D’une part, ils participent à la définition du rang social de leur maître, dont ils constituent un des signes les plus voyants : la mention de l’absence de valets de chambre dans le mémoire de l’avocat vendômois rédigé en 1758 et cité plus haut est à cet égard instructive. Mais cette justification par le paraître, qui vaut surtout pour les plus notables des habitants, n’est pas seule à rendre compte de l’existence de nombreux domestiques. Cette dernière répond aussi, beaucoup plus concrètement, à une nécessité matérielle : la productivité très réduite qu’autorisent les technologies de l’époque impose en effet partout leur présence, indispensable à l’accomplissement des tâches les plus diverses, dans le cadre de la vie professionnelle comme dans celui de la vie privée, à la campagne comme à la ville. Mais plus encore qu’à cette omniprésence, l’originalité des domestiques tient à la position particulière qu’ils occupent, surtout à la ville, entre les notables qui les emploient et sous le toit desquels ils vivent, et le peuple dont ils sont issus, et que leurs occupations ordinaires les amènent à côtoyer journellement. Cette position peut certes en faire des intermédiaires naturels entre les deux milieux qu’ils fréquentent, et elle les prédispose à transmettre gestes et modes du premier au second26. Mais on voit bien aussi ce qu’elle peut avoir d’ambigu : le domestique est dans la maison, mais il n’en est pas vraiment ; ainsi dans le cas limite du domestique agricole son espace propre s’y limite-t-il aux dimensions de son coffre...
47A suivre les archives judiciaires, cette position ambiguë se résout par une grande diversité d’attitudes envers les domestiques. Ceux-ci peuvent connaître des relations de connivence avec leur employeur : ainsi dans l’affaire de « rapt » survenue à Vendôme en 1758, au cours de laquelle la domestique de l’épouse en fuite est accusée de complicité avec sa maîtresse ; il est vrai qu’on est ici en milieu aristocratique et qu’on se trouve en présence d’un cas de domestique de haut niveau sans doute assez exceptionnel dans la société provinciale. Mais ce type de relation se retrouve dans d’autres groupes sociaux, avec des modalités d’ailleurs variées. La solidarité qui, bon gré ou mal gré, s’établit ainsi entre maîtres et serviteurs, s’observe bien lors des querelles. Il arrive que des maîtres soient impliqués dans des disputes violentes qui au départ concernaient seulement leurs domestiques : ainsi Alexandre de Samaison, ancien curé des Roches, qui voit arriver chez lui un dimanche de juillet 1785 Jean Péan, laboureur, lequel lui réclame « une paire de berceroles [ ?] qu’il dit avoir prêté il y a environ un an [à ses] domestiques » ; Samaison « ayant dit ignorer cet emprunt de la part de ses domestiques, Péan se mit en furie », renversant le vieux prêtre « par terre avec violence dans l’aire de la chambre ». Mais on voit aussi des maîtres épouser la cause de leur domestique, dans une relation qui peut être assimilée à de la complicité. En janvier 1780, Marie Bordier, fille lingère de Montoire, appelée chez la dame Couterot, pour se voir confier de l’ouvrage pense-t-elle, est en fait accueillie par la domestique des Couterot, qui « commença par luy reprocher qu’elle avait tenu de mauvais propos sur son compte et luy donna deux soufflets » ; le sieur Couterot s’en mêle, insulte Marie Bordier (« tiens sacrée putain je te mets en charpie et je te fous par la fenêtre »), et la jette sur un meuble, cependant que sa domestique « armée de la pelle à feu d’une main et de pincettes de l’autre continuait toujours de [la] frapper ».
48Cependant, et cela vérifie l’ambiguïté de la condition domestique, la solidarité, active ou passive, la connivence et la complicité n’épuisent pas les figures possibles de la relation entre maîtres et serviteurs. La proximité physique qui est le quotidien de leur existence favorise certes des rapprochements. Mais en contrepartie, elle accroît la nécessité de marquer la distance qui doit exister entre gens de conditions différentes. Cet impératif n’est pas ressenti seulement par les maîtres : il est largement intériorisé aussi dans l’ensemble de la société. A preuve cette argumentation d’un tonnelier de Montoire, dont le témoignage est destiné à justifier l’interdiction de Madeleine Juignet, sœur d’un prêtre de l’Oratoire, et qui rapporte « qu’elle ne s’occupe uniquement qu’à jouer avec toutes sortes de personnes qui ne sont pas de sa condition, il y a environ deux ans elle a joué aux quilles avec plusieurs domestiques ».
49Mais les conséquences de la proximité physique du maître et de son domestique ne se mesurent pas qu’en termes de distance sociale qu’il convient de réaffirmer. Le fait que ses domestiques vivent sous son toit, sans que nulle barrière ne les sépare — les serrures et les contrevents si souvent évoqués dans les documents de l’époque n’étant ici d’aucune utilité —, ce fait donc peut nourrir chez le maître de profonds sentiments de méfiance. On sait combien forte est chez les notables d’autrefois la hantise du crime ou du vol domestiques, qu’il est si facile aux serviteurs, qui sont dans la place, ou à leurs complices, qu’ils peuvent y introduire, de commettre : la littérature normative témoigne d’abondance à cet égard, et les maîtres du Vendômois ne pouvaient ignorer une telle crainte. Deux types de dossiers judiciaires permettent de préciser un peu plus cet aspect de la vie sociale, et de montrer en quoi de telles inquiétudes peuvent aussi affecter négativement l’image et le sort du domestique.
50En premier lieu, il s’agit des affaires d’attaques nocturnes survenues en bas Vendômois pendant les années 1780. De telles agressions placent souvent les domestiques en situation difficile. Parce qu’ils vivent sur l’exploitation ou dans le moulin, ils sont au même titre que les maîtres menacés par les assaillants. Lors de l’attaque de la Soëvrie à Houssay, en 1787, Madeleine Rougier, fille domestique de 23 ans, se retrouve comme son maître Martin Cochard pieds et poings liés, renversée par terre, couverte d’une couverture et menacée d’un pistolet si elle bouge. En 1784, à la Bihordière, à Saint-Jacques-des-Guérets, une autre domestique, Marie Martin, veuve de 70 ans, avait également partagé le sort, cette fois plus tragique encore, de son maître, Mathurin Matrat, tous deux étant mortellement étranglés, l’autre domestique, Catherine Tourtay, 55 ans, échappant de justesse au même destin. Mais comme il n’est pas rare que les domestiques, à la campagne surtout, demeurent à l’écart de la maison du maître, et couchent par exemple dans une écurie, il arrive qu’ils soient épargnés par l’agression. Ainsi en va-t-il lors de l’attaque du moulin de la Virginité, aux Roches, en 1785 : les deux domestiques, qui couchent « dans l’écurie à côté du moulin dont la porte fait face à la chambre d’habitation », assistent certes, en raison même de cette disposition des lieux, à l’événement ; mais ils en sont tenus à l’écart par les voleurs, qui « leur dirent que s’ils sortaient de l’écurie ils allaient avoir la cervelle brûlée et que s’ils ne faisaient aucun mouvement ils n’auraient aucun mal ». Dans ce cas, ils en sont quittes pour une belle émotion. Mais dans d’autres affaires, le fait pour les domestiques de se retrouver à l’écart de l’agression peut conduire à soupçonner leur complicité : c’est ce qui arrive à Jeanne Rousselet, la servante des Jacot-tins, sans d’ailleurs que le dossier permette d’affirmer si un tel soupçon est fondé. En tout état de cause, la marge est bien étroite qui en cas d’agression nocturne sépare pour le domestique la position de victime de celle de suspect.
51Le problème du vol domestique est quant à lui illustré par une affaire à bien des égards exemplaire. Marie Lanoue, pauvre servante de 20 ans, native de Caen, est arrêtée le 17 novembre 1758 pour avoir volé neuf jours plus tôt à l’hôtesse du Petit-Paris, une auberge de Vendôme, « un drap de brin de 5 aulnes, un rideau d’indienne ayant ses boucles, un tablier, une paire de bas et une cornette de nuit ». Rondement mené, son procès aboutit à une sentence de mort, confirmée par le Parlement, et Marie Lanoue est exécutée par pendaison le samedi 3 mars 1759, jour de marché, sur la place de Vendôme27.
52Le retentissement de l’affaire est considérable. Pierre Bordier consigne soigneusement l’événement dans son Journal. Scandalisés par la disproportion entre la faute et sa sanction, les modestes Vendômois se portent en masse vers la maison de l’aubergiste, lequel est violemment insulté, et tentent de mettre le feu au bâtiment après en avoir brisé les vitres à coups de pierres. Pendant deux jours, le « tumulte » secoue Vendôme, et il faut faire appel à un détachement de cavalerie pour dégager la rue. Ces troubles n’en rendent que plus saisissante, par contraste, l’attitude de l’aubergiste, qui n’avait pas hésité à se rendre jusqu’à Beaugency pour retrouver la voleuse, et qui a constamment demandé, et finalement obtenu, que justice soit rendue avec la plus grande rigueur. Le commissionnaire qui venait de trouver du travail à Marie Lanoue et le procureur du roi au bailliage de Beaugency inclinaient à davantage de modération, et se sont d’ailleurs efforcés d’amener la victime du vol sur cette position : mais sans succès, la lettre du droit donnant raison à cette dernière.
53Comment interpréter des réactions aussi contradictoires ? Du côté des modestes Vendômois, il est vraisemblable que joue un réflexe de solidarité, et que le décalage entre la faible valeur du vol, bien relevée par Pierre Bordier, et la gravité de la peine infligée à Marie Lanoue, inspire de la compassion, puis de la colère lorsque la justice a accompli son œuvre. L’attitude du commissionnaire tient sans doute aux relations personnelles qu’il entretenait avec la condamnée. Mais l’indulgence du magistrat balgentien ne peut s’expliquer de la sorte, ni par la crainte d’un désordre à Vendôme, compte tenu de son éloignement géographique. Il faut plutôt y voir la marque d’un esprit soucieux d’une justice plus humaine, davantage ouvert aux Lumières qui ont précisément placé ce problème au centre de leur réflexion. Ainsi les préoccupations du magistrat éclairé se trouvent-elles rencontrer la charité miséricordieuse traditionnellement enracinée au cœur des mentalités populaires pour incliner à la mansuétude.
54Mais cette convergence n’empêche pas l’aubergiste du Petit-Paris d’aller jusqu’au bout de sa logique répressive. Ce faisant, face à un type de « crime » qu’il est particulièrement difficile d’éviter, il se prononce pour une sévérité exemplaire, conformément au mode de fonctionnement de la justice d’Ancien Régime, moins sensible à une échelle absolue des crimes et des délits qu’à la plus ou moins grande difficulté de leur prévention. Ajoutons toutefois, à la suite de Nicole Castan28, que tous les domestiques voleurs ne sont pas au xviiie siècle pendus, et que cette sévérité s’exerce davantage à l’encontre de déracinés que face à des gens d’origine locale, mieux connus et donc recrutés avec plus de discernement. Pour son malheur, Marie Lanoue, pauvre Normande fraîchement arrivée à Vendôme, entrait aussi dans ce schéma...
HOMMES ET FEMMES
55L’architecture sociale qui se confirme et se précise au fil de l’analyse des dossiers judiciaires retrouve certes pour l’essentiel, et jusque dans ses ambiguïtés, les catégories habituellement définies à partir des distinctions d’ordres et/ou de classes. Mais ce constat ne doit pas dissimuler d’autres partages, ceux de l’âge et du sexe notamment, dont les papiers de justice conservent aussi la trace. On n’insistera pas ici sur la question des classes d’âge, dans la mesure où ce point sera repris dans un prochain chapitre. Retenons seulement pour l’instant la vitalité que manifeste, en certains lieux et en certaines occasions, le groupe des jeunes célibataires. Il convient en revanche de s’arrêter plus longuement sur les relations entre hommes et femmes.
56C’est sans surprise que les dossiers de justice retrouvent d’abord, à cet égard, le classique partage des rôles. Les femmes sont surtout occupées à la maison, et on en cite jusque chez les marginaux qui « filent le brin ». A l’inverse, les hommes apparaissent davantage à l’extérieur, travaillant dans les champs ou dans les bois, fréquentant le cabaret ou la forge. Quand une affaire se présente, la femme demande qu’on attende son mari avant de prendre une décision ; et tel homme victime d’un vol de bétail prend bien soin d’aller récupérer sa vache dans l’étable du voleur en l’absence du maître des lieux. Tout cela est banal, et confirme ce qui est bien connu par ailleurs.
57Pour aller plus loin, et préciser la vision que chacun a de son sexe et de celui de l’autre, c’est à l’analyse des injures qu’une fois encore on recourra, à partir surtout des dossiers vendômois de Virginie Couillard29. En effet, d’un sexe à l’autre, on n’utilise pas les mêmes injures, et pas dans les mêmes proportions, selon qu’on est un homme ou une femme, et selon qu’on s’adresse à un homme ou à une femme : les hommes sont surtout visés à travers leur honneur social alors que les femmes le sont plutôt dans leur honneur sexuel.
58Sur le plan de l’honneur sexuel, les femmes sont dénoncées pour leur manquement à l’exigence de chasteté (dans le cas des filles ou des veuves) ou au devoir de fidélité (cas des épouses) : cela passe par les insultes de putain, bougresse, salope, foutue, et aussi puante et vieille puante, dénonciation de maladie vénérienne et implicitement de prostitution. De telles injures sont proférées aussi bien par des hommes que par des femmes ; ces dernières sont toutefois capables d’un plus grand acharnement encore : garce, coureuse, chienne, adultère, voire maquerelle. Sur le plan sexuel toujours, les injures visant l’homme apparaissent plus diversifiées : si les injuriants des deux sexes dénoncent ses déviances et sa débauche — mais non ses insuffisances30 — en le traitant de bougre, de jean-foutre ou de gouin, les femmes s’attaquent surtout à la complaisance du mari pour la débauche de sa femme (maquereau, putassier) alors que les hommes dénoncent plutôt l’infidélité de l’épouse de l’injurié (cornard) ou s’en prennent à sa mère (bâtard, fils de putain).
59Pour ce qui est du mépris social, hommes et femmes ne diffèrent guère dans l’injure adressée à l’homme : tout au plus l’injuriante femme met-elle un peu plus l’accent sur la malhonnêteté et l’indigence de la victime, alors que l’homme le traite un peu plus souvent de bête ou de bedo (tout en donnant cependant, lui aussi, priorité aux attaques relatives à la malhonnêteté ou à l’indigence). Le mépris social d’une femme à l’encontre d’une autre femme s’exprime à travers les mêmes accusations de malhonnêteté et d’indigence, mais en y ajoutant celle d’ivrognerie (yvro-gnesse), jamais utilisée à l’encontre d’un homme. Les hommes qui injurient une femme recourent aussi, encore que moins souvent, à cette accusation d’ivrognerie ; en revanche, ils utilisent moins que les femmes l’accusation de malhonnêteté, et jamais celle d’indigence : leurs attaques se concentrent sur les insuffisances intellectuelles de la victime (qualifiée de folle). Elles dénoncent souvent aussi son âge : l’injure de vieille est courante en effet à l’encontre des femmes, alors que celle de vieux à l’égard des hommes est exceptionnelle.
60A suivre les enseignements des injures, l’identité de l’homme se construit donc bien à partir de la tenue d’un rang dans la société urbaine (ce rang s’étendant ensuite, à l’évidence, à l’ensemble des siens) ; elle n’est pas affectée par l’âge, et modérément par les excès de boisson ; sexuellement, l’homme doit bien entendu se conformer à certaines normes qui excluent l’homosexualité comme la débauche, mais il est significatif que les injures qui le visent sur ce plan le fassent souvent à travers des femmes — mère ou épouse. L’identité de la femme, en effet, se construit quant à elle d’abord sur ce terrain de la sexualité : chasteté et fidélité conjugale en sont les valeurs fortes. En outre, l’image de la femme est plus que celle de l’homme sujette à dégradation — du fait de l’âge ou de l’ivresse —, ce qui suggère une fragilité confirmée encore par les accusations de pauvreté intellectuelle souvent proférées à son égard.
61De telles conclusions ne sauraient étonner, si l’on s’en rapporte à celles que dégage par exemple l’examen des proverbes en usage dans les campagnes d’autrefois31. Les images qui s’esquissent ainsi suggèrent un partage des rôles sociaux, qu’il est difficile de ne pas prendre en compte : à l’homme la représentation sociale, qui passe par l’affirmation et la défense d’un rang ; à la femme, plus exposée aux déchéances de l’âge et à des manquements variés, la responsabilité d’un honneur familial, privé dans son fondement, qui est celui de la sexualité, mais placé dans la réalité quotidienne sous le contrôle public. Encore faut-il bien marquer ici que notre corpus d’injures, qui émane d’un milieu urbain, n’exprime pas la crainte de la femme en tant que puissance toujours susceptible de devenir maléfique, telle qu’elle apparaît avec force dans les proverbes qui ont cours en zone rurale : cela ne signifie pas nécessairement qu’une telle crainte est absente des esprits citadins, mais il est de fait que dans un monde urbain plus éloigné des réalités naturelles (du moins jusqu’à un certain point...), elle peut se manifester avec moins de force. Il faut bien souligner d’autre part que la relation homme-femme, telle qu’elle peut s’appréhender, sur le mode négatif, à partir du contenu des injures, a comme les proverbes précités fonction de référence normative, qui peut se comprendre à la fois comme justification de pratiques majoritaires et comme définition d’un idéal théorique : mais il va de soi que cette fonction n’exclut pas des décalages entre les règles qu’elle pose et la réalité de certaines attitudes, décalages qui peuvent toujours faire place à des comportements marginaux.
LA QUESTION DE LA MOBILITÉ SOCIALE
62Au terme de la description de la société provinciale considérée à travers ses hiérarchies, ses clivages et ses partages, tant à partir des données chiffrées des sources notariales et fiscales que des gestes restitués par les archives judiciaires, il convient de s’interroger sur les dynamiques qui peuvent animer un tel tableau. Pour tenter de résoudre ce problème, qui est celui de la mobilité sociale, c’est vers l’étude des mariages, et plus précisément celle des milieux qu’ils mettent en cause, qu’on se tournera.
63Cependant, avant de conduire cette analyse, il faut s’interroger sur la notion même de mobilité sociale. Admettre que cette dernière est possible, c’est implicitement poser l’existence de l’échelle de référence par rapport à laquelle elle se développe, ce qui en soi ne soulève guère de problème. Mais la définition de cette échelle en soulève davantage. Dans un instant on recourra à celle — classique — qui se déduit de la hiérarchie socio-économique ; mais en stricte méthode, rien n’assure qu’elle coïncide avec celle que permettraient d’établir d’autres critères, culturels notamment. La fréquentation des archives laisse certes à penser que les privilégiés de la richesse sont également ceux de la culture, et que dans le Vendômois du xviiie siècle, avoir, savoir, pouvoir et honneur marchent généralement de pair : il faut se souvenir néanmoins que de l’un à l’autre des décalages peuvent s’introduire, comme l’a montré l’étude des avant-noms en usage à Vendôme. D’autre part, la réalité de l’échelle sociale de référence une fois reconnue, il reste à déterminer comment elle est parcourue : la mobilité est-elle le fait d’une minorité prenant figure d’exception par rapport à une majorité de gens fidèles à leur état, ou est-elle au contraire plus largement répandue dans le corps social ; et corrélativement, est-elle le résultat de choix individuels, ou le produit de stratégies familiales ? Il faut se demander aussi à quel rythme se développe le processus (du mariage à la mort ? d’une génération à l’autre ? sur plusieurs générations ?), ce qui pose de redoutables problèmes de méthode (en particulier, il faudrait pouvoir comparer la situation du marié avec celle du père au moment du mariage) ; et la force avec laquelle la mobilité ascendante s’impose à l’attention de l’historien ne doit pas conduire à négliger celle qui, en sens inverse, mène au déclassement. Sur un autre plan — celui des représentations —, il conviendrait de s’interroger aussi sur la manière dont la mobilité est perçue par ceux qui en sont témoins : c’est tout le problème du jugement porté sur le promu, ou sur le parvenu, qui est ainsi posé, et plus globalement des normes qui sont en cette matière adoptées par la société, ou par tel de ses groupes. Enfin, s’il peut sembler naturel d’analyser d’abord la mobilité par rapport à la société, il faut se demander aussi si au bout du compte la société dans son ensemble n’est pas affectée par ces mouvements d’apparence d’abord individuelle, et si partis de la mobilité on ne finit pas par rencontrer le changement social. Ce sont là de vastes questions, qu’on ne prétendra pas résoudre à partir du seul cas du Vendômois de la fin du xviiie siècle. Il importait cependant de situer ces enjeux, afin de mettre en perspective les observations qui vont suivre ; dans certains cas du reste, celles-ci peuvent apporter, on le verra, d’utiles éclairages sur les problèmes qui viennent d’être évoqués.
LE CAS DE VENDÔME
64L’étude de la mobilité sociale a été abordée par Daniel Viaud à partir de l’analyse des contrats de mariage passés dans les études de la ville entre 1787 et 179032. La source retenue a certes l’inconvénient d’éliminer une partie des mariages — ceux qui ne donnaient pas lieu à établissement d’un contrat. Mais en contrepartie, le milieu étudié a l’intérêt de présenter un échantillonnage varié, qui s’étend des couches les plus élevées de la société urbaine (et provinciale) aux plus modestes, sans excepter celles qui sont liées aux activités de caractère rural. Le tableau ci-dessous résume les conclusions de cette recherche, en mettant en relation l’état du marié avec celui de son beau-père, révélateur du milieu social de l’épouse.
65Dans le cadre des catégories du tableau, l’endogamie socioprofessionnelle strictement mesurée (homme épousant la fille d’un homme de la même catégorie) est de 37 %. Ce taux relativement modeste présente d’ailleurs d’importantes disparités d’une catégorie à l’autre. Chez les hommes, les catégories les plus endogames sont celles qui occupent une position en quelque sorte centrale dans la société urbaine (60 % des marchands et bourgeois épousent une femme dont le père appartient au même milieu, et 52 % des boutiquiers et artisans) et celles qui sont engagées dans des activités rurales (avec des taux d’endogamie de 40 % chez les laboureurs, et de 71 % chez les vignerons et jardiniers) ; par rapport à ces groupes endogames, l’exogamie se repère aux deux extrémités de l’échelle sociale, chez les nobles (0 %, avec il est vrai un nombre de cas réduit) et les officiers (30 %) d’une part, chez les compagnons et journaliers (24 %) et chez les domestiques (0 %) de l’autre.
66Considérés du point de vue des femmes, analysé en confrontant la catégorie de leur père (le beau-père du tableau) à celui de l’homme qu’elles épousent, les niveaux d’endogamie sont souvent différents : on retrouve un taux élevé chez les boutiquiers et artisans (61 %) et des taux voisins à ceux qui s’observaient chez les hommes pour les officiers (30 %), les domestiques (0 %), voire les laboureurs (33 %) ; en revanche, la situation s’inverse pour les marchands et les bourgeois, dont les filles ne convolent dans leur catégorie que dans 17 % des cas, et pour les vignerons et jardiniers (28 %) ; elle s’inverse aussi, mais en sens contraire, pour les compagnons et journaliers, dont les filles présentent un taux d’endogamie très élevé (80 %).
67Pour rendre compte de ces disparités, il faut se souvenir que la catégorie du marié (qui est la sienne propre, considérée donc en début de carrière) n’a pas la même signification que celle de son beau-père (lequel est au moment du mariage de sa fille en fin de carrière). Ainsi peut s’éclairer le cas des compagnons et journaliers. S’agissant des mariés, en début de carrière, ils peuvent espérer grimper dans l’échelle sociale, notamment à la faveur d’un mariage, comme font d’ailleurs les domestiques : cela explique qu’ils convolent souvent hors de leur catégorie d’origine, avec des filles de vignerons et de jardiniers, certes, mais aussi, à l’occasion, avec des filles de boutiquiers et d’artisans, voire de marchands et de bourgeois. La fille de compagnon ou de journalier appartient au contraire à une famille qui est demeurée sur les degrés inférieurs de l’échelle sociale, et pour laquelle les possibilités d’ascension sociale sont devenues bien réduites. Ainsi se précisent les stratégies matrimoniales des plus modestes Vendômois qui paraissent bien ouvrir des perspectives plus vastes aux jeunes hommes — pour peu qu’ils sachent imposer à la femme qu’ils convoitent, et surtout à son père, l’image de leur talent et de leur audace — qu’aux jeunes femmes.
68Mais c’est au niveau supérieur de la société que se repèrent le mieux les grandes manœuvres matrimoniales. A titre d’exemple, suivons l’analyse que fait Daniel Viaud du cas de six filles d’officiers. Elle met d’abord en évidence de considérables différences de situation matérielle : « pas de commune mesure entre la dot d’une fille d’huissier, 500 livres, celle d’une fille de procureur, 7 000 livres, d’une fille d’officier de la maison du roi, 10 000 livres, d’une fille de médecin du roi, 18 000 livres, d’une fille de procureur aux Eaux et Forêts, 30000 livres et d’une fille de Conseiller au Bailliage, 50 000 livres ». Mais au-delà de cette hiérarchie, et sans d’ailleurs la recouper entièrement, un clivage se fait jour en matière de choix matrimonial : trois de ces jeunes femmes — les deux premières et la fille du procureur aux Eaux et Forêts — apportent dans leur dot l’office paternel ; leur mariage vaut donc, pour elles, comme confirmation de leur appartenance au monde officier dont elles sont issues, et pour celui qu’elles épousent comme intégration à ce même milieu. Les trois autres en revanche épousent des nobles : ceux-ci, selon toute vraisemblance, sont moins intéressés par un office que par l’importance de la dot. Comme le souligne Daniel Viaud au terme de son analyse, « chaque groupe social recherche donc dans les groupes voisins ce qui lui manque, sans cependant déchoir ».
69On comprend que dans ces conditions une seule catégorie socioprofessionnelle, celle des boutiquiers et artisans, présente dans les deux sens une endogamie majoritaire : par ce trait, ce groupe caractéristique de la société urbaine prend figure d’ensemble homogène caractérisé par une particulière cohésion, gage vraisemblablement d’une certaine stabilité. Aucune autre catégorie ne reproduit un tel comportement, et cela rend compte de la faible endogamie d’ensemble indiquée d’emblée. Mais les divers exemples évoqués jusqu’alors montrent bien qu’en haut comme en bas de l’échelle sociale l’exogamie est circonscrite dans des bornes relativement étroites, qu’elle est en quelque sorte une exogamie de contact. A l’issue de son analyse des mariages de filles d’officiers, Daniel Viaud conclut sur ce plan à « l’étroite liaison [associant] la noblesse, les riches officiers et les riches marchands », et à un autre niveau, l’examen de la situation des compagnons et des journaliers témoigne dans le même sens. Dès lors, si l’on veut bien étendre la notion d’endogamie à toute union contractée soit dans le milieu social d’origine, soit dans un milieu proche — c’est-à-dire occupant sur le tableau ci-dessus une colonne voisine de celle du milieu d’origine —, le taux s’en élève à 85 %. Ce constat révèle, ce qui n’est pas une surprise, qu’on ne bouscule pas la hiérarchie sociale, et que ce n’est qu’avec le temps qu’il est concevable d’en gravir (ou, ce qui est plus difficile à mettre en évidence, d’en descendre) plusieurs degrés. Toute une étude serait nécessaire pour préciser ce point, et il lui faudrait se placer dans la longue durée. On se bornera ici, toujours à la suite de Daniel Viaud, à évoquer un exemple d’ascension familiale, celui des Bûcheron :
« Au xviie siècle, les Bûcheron sont marchands à Vendôme, aisés cependant puisque Jean Bûcheron dote ses enfants de 2 400 livres au milieu du siècle, que son inventaire mobilier (1664) monte à 15 500 livres dont moitié en créances et que la famille possède déjà terres et maisons. A la fin du siècle, Michel Bûcheron est échevin de Vendôme. Pierre achète vers 1730 un office d’élu ; puis Antoine se pourvoit en 1767 d’un office anoblissant de commensal du roi (chef de paneterie) estimé 11 000 livres et enfin achète en 1782 l’office, aux pouvoirs plus réels, de conseiller au Bailliage ; à noter qu’il n’a fait aucune étude juridique et que le roi, moyennant finances, a “dispensé l’impétrant du temps d’études et du grade de bachelier et de licencié”. Les alliances sont, un temps, restées fidèles au milieu d’origine : des filles de marchands, au xviie siècle, une fille de procureur en 1739, une fille de négociant en 1769 ; mais le mariage de 1739 fait déjà entrer dans la famille le fief de Boisrichard (Villerable) ; les dots se gonflent avec le temps : 22000 livres en 1739, 30 000 livres en 1769, 50 000 livres en 1790 (une métairie et des rentes) quand Bûcheron-Boisrichard marie sa fille avec Gaucher de Passac, première alliance avec la noblesse »33.
70La réussite est belle sans doute — c’est une des plus brillantes qui se constatent à Vendôme —, et elle concrétise ce qui fut le rêve de toute une société provinciale. Mais en même temps qu’elle témoigne sur les possibilités d’ascension sociale ouvertes aux notables vendômois, l’histoire de la famille Bûcheron en marque bien les rythmes et les limites : il faut quatre générations et près d’un siècle et demi aux Bûcheron pour franchir l’espace (non négligeable certes, mais qui ne représente tout de même qu’un fraction de l’échelle sociale), pour franchir donc l’espace qui s’étend de la marchandise à la noblesse.
UNE ENQUÊTE ÉTENDUE A L’ENSEMBLE DU VENDÔMOIS
71Pour analyser la mobilité sociale à l’échelle de l’ensemble de la région, il est possible de partir de l’enquête déjà évoquée sur les mariages célébrés à travers toutes les communes de l’arrondissement au tournant des xviiie et xixe siècles. On en retiendra ici les deux années centrales, soit l’an IX et l’an X. Sans doute ne dis-pose-t-on pas toujours, pour le millier de mariages conclus alors, de toutes les indications souhaitables concernant la profession des parents des mariés : la négligence des officiers municipaux parfois, mais surtout l’éloignement géographique des parents (et donc leur absence lors de la cérémonie) entraînent de nombreuses lacunes sur ce point. Il reste que pour les deux années considérées, et si on fait abstraction des mariages mettant en cause un veuf et/ou une veuve, on connaît à la fois la profession du marié et celle de son père dans 53 % des cas, celle du marié et celle de son beau-père dans 61 % des cas. Au total, plus de 400 mariages pour l’analyse de l’héritabilité des états, plus de 500 pour celle de l’endogamie, à partir desquels il est possible de dégager quatre groupes, des pères, des beaux-pères, des fils et des gendres. Ces groupes, sur lesquels on fondera l’étude de la mobilité à partir de l’examen de la relation héréditaire (entre père et fils) et des relations d’alliance qu’établissent les mariages, peuvent être ventilés entre les douze catégories socioprofessionnelles déjà présentées, celles-ci pouvant à leur tour se rassembler en deux grands ensembles, celui des activités agricoles d’une part, celui des activités non agricoles de l’autre34.
72Dans le cadre de la classification socioprofessionnelle retenue, 67 % des mariés exercent la même activité que leur père, et 42 % la même que leur beau-père. Ce qui signifie qu’on choisit assez volontiers, deux fois sur trois, le même état que son père, mais qu’on n’hésite pas, dans une majorité de cas, à prendre femme dans une autre catégorie que la sienne : c’est donc bien plus au niveau des alliances qu’à celui de l’héritabilité que s’affirme dans le Vendômois de la fin du xviiie siècle un certain brassage professionnel. Cette conclusion s’impose d’autant plus nettement qu’elle se vérifie pour toutes les catégories, à la seule (et courte) exception des notables.
73Mais de grandes différences existent entre ces catégories, dès lors que l’on prend en considération le niveau des taux. Elles apparaissent bien sur le tableau ci-dessous, qui présente pour chacune d’elles un taux d’héritabilité moyen (exprimé par le premier nombre : c’est la moyenne des pourcentages des fils par rapport aux pères, et de celui des pères par rapport aux fils) et un taux d’endogamie moyen (calculé de même à partir des gendres et des beaux-pères, et exprimé par le second nombre) :
74Derrière ces données s’esquisse en fait une double hiérarchie, au sein des professions agricoles, comme au sein des professions non agricoles. Ces hiérarchies sont celles de la cohésion des groupes considérés, dans la mesure où les taux qu’elles prennent en compte traduisent la fidélité au milieu d’origine, au moment du choix d’un état (héritabilité) et à celui du choix d’un conjoint (alliance). Mais elles ne se situent pas au même niveau sur l’échelle des taux : la cohésion est beaucoup plus forte pour les professions agricoles, et au premier chef pour les vignerons, que pour les autres activités.
75Cette dernière conclusion ne doit toutefois pas être transposée sans nuance sur le plan géographique : car si le vignoble manifeste sans surprise une très forte cohésion (93 % d’héritabilité, 68 % d’endogamie), la ville de Vendôme fait sur ce plan très bonne figure (avec des taux respectifs de 80 et 49 %), paradoxalement meilleure que la Beauce (58 et 39 %) et le Perche (54 et 29 %). C’est que jouent à la campagne des glissements entre les différentes catégories paysannes, phénomène qui ne peut exister ni dans le vignoble, où il n’y en a pratiquement qu’une, ni en ville, où les paysans sont peu nombreux ; d’autre part, les gens exerçant une activité non agricole sont à la campagne trop dispersés pour ne pas entretenir, davantage qu’à la ville, des liens (professionnels et matrimoniaux) avec les paysans.
76Ces considérations appellent une analyse plus fouillée des transferts entre catégories socioprofessionnelles. C’est pour la mener à bien qu’ont été établis les tableaux ci-dessous, mettant en relation l’appartenance socioprofessionnelle du marié et celles des pères des mariés35.
77Pour analyser ces tableaux, il faut bien prendre conscience d’abord de ce que les quatre personnages qui y apparaissent ne correspondent en réalité qu’à trois individus : le fils, soit le marié, son père et son beau-père ; le gendre en effet n’est autre que le fils, considéré du point de vue du beau-père, et non plus de celui du père. L’intérêt de ce dédoublement, purement théorique, est de réintroduire dans l’analyse la mariée, qui comme toujours dans cette étude n’est située professionnellement qu’en fonction de l’état de l’homme qu’elle épouse.
78Ce point posé, l’analyse peut partir de deux grands ensembles : d’une part celui que forment les vignerons, les journaliers, les jardiniers et les cultivateurs (soit 49 % de la population du Vendômois), et d’autre part celui constitué par les artisans, les meuniers et les travailleurs de l’industrie (23 % de cette population).
79S’agissant du premier de ces ensembles, il apparaît caractérisé par une grande fidélité au monde de la terre ; toutefois s’observe d’une génération à l’autre une légère déperdition des activités agricoles, surtout chez les jardiniers et les journaliers. Au chapitre des alliances, les membres de ces groupes prennent généralement femme dans le même monde qu’eux ; cependant, les taux des beaux-pères, qui traduisent ce choix matrimonial, sont inférieurs à ceux des pères, qui matérialisent le choix professionnel, et si cette infériorité est encore mesurée quand on raisonne par rapport au partage agricole/non agricole, elle devient plus sensible lorsqu’on le fait par rapport aux catégories professionnelles : ce qui signifie que si ces hommes exerçant une activité agricole prennent volontiers femme dans leur milieu d’origine, ils n’hésitent pas, assez souvent, à la choisir dans une autre catégorie que celle dont ils sont issus ; une fois de plus, on constate que si la mobilité n’est pas impossible, elle s’effectue surtout par des glissements de proximité. Enfin, lorsqu’on mesure les alliances du point de vue des filles, en considérant grâce au taux des gendres le statut de l’homme qu’elles épousent, on découvre que la fidélité au milieu agricole et davantage encore à la catégorie d’origine est plus faible — surtout chez les journaliers, et chez les jardiniers, à l’implantation il est vrai urbaine — que celle qui se constatait chez les garçons lors du choix de leurs épouses. Concluons donc : sur fond de forte fidélité au monde de la terre et à la profession d’origine, les groupes qui viennent d’être étudiés n’évitent pas une certaine perte de substance lors des grands établissements professionnel et matrimonial de chacun de leurs membres ; cette perte de substance s’effectue davantage par le mariage que par le choix d’un état, et lors du mariage, elle passe davantage par l’alliance des filles que par celle des garçons ; d’autre part, elle est d’autant plus marquée qu’on considère des milieux plus modestes : sur tous les plans, les journaliers apparaissent moins fidèles à leur état d’origine que les vignerons et les cultivateurs.
80A bien des égards, l’ensemble des artisans, des meuniers et des travailleurs de l’industrie présente une situation symétrique de celle qui vient d’être décrite. Cette fois, que ce soit au niveau de la catégorie considérée ou à celui du rattachement au monde non agricole, il y a renforcement des taux de la génération des pères à celle des fils. Comme chez les paysans, la fidélité des garçons à leur milieu d’origine est moins grande au moment du choix de leur femme qu’à celui de leur établissement professionnel, et il n’est pas rare qu’ils épousent une fille issue de la paysannerie (toutefois, sauf chez les meuniers, ce choix demeure minoritaire) ; en revanche, et contrairement à ce qui se passait dans le monde agricole, les filles demeurent plus proches de leur milieu d’origine, en y choisissant plus fréquemment leurs époux.
81Entre les deux ensembles qui viennent d’être présentés, et qui avec respectivement la moitié et le quart de ses effectifs, ou peu s’en faut, constituent en quelque sorte les deux pôles de la population de la région, se dessine ainsi, du point de vue du choix d’un état professionnel, un transfert du monde agricole vers le monde non agricole. Sans doute ce mouvement ne concerne-t-il que quelques points de pourcentage chez les cultivateurs et les vignerons (davantage il est vrai chez les jardiniers et les journaliers), et il ne saurait donc contredire l’impression d’enracinement général donné par ces catégories. Mais ces quelques points portent sur des effectifs importants, ce qui justifie qu’on prête attention aux glissements qui en résultent. Concernant les alliances, partout elles manifestent une moindre fidélité au milieu que le choix professionnel, et c’est dans le monde non agricole que cette fidélité est la moins forte, ce qui est normal pour un ensemble minoritaire ; mais ce sont les choix des filles (ou ceux qu’on fait pour elles) qui ici sont les plus significatifs, en ce qu’ils amplifient le comportement global de leur milieu : moins fidèles que leurs frères à ce milieu dans le monde agricole, les filles le sont en effet davantage dans les professions non agricoles.
82Par rapport à ces traits, quelques catégories professionnelles se singularisent par un comportement original. Tel est le cas des laboureurs (15 % de la population), qui contrairement aux autres groupes paysans ne connaissent d’une génération à l’autre ni recul de leurs positions propres, ni recul des positions agricoles en général ; en outre, les femmes choisissent ici leurs époux très massivement dans la paysannerie. De tels caractères doivent sans doute être rapportés au statut des laboureurs, statut à la fois transitoire (le laboureur est souvent fils de cultivateur appelé à devenir lui-même cultivateur, et il est donc normal qu’il s’en trouve davantage dans les jeunes générations) et central (le laboureur, en occupant dans la hiérarchie paysanne une position intermédiaire entre le cultivateur et le journalier, trouve de ce fait dans le monde agricole des possibilités de mobilité verticale supérieures à celles des autres paysans, qui sont sollicités de le quitter soit vers le haut, pour les cultivateurs, soit vers le bas, pour les journaliers). Sur ce dernier point, la cohésion des laboureurs n’est pas sans évoquer, au moins formellement, celle que manifeste à la ville le groupe des artisans et des boutiquiers. En tout état de cause, la résistance à l’érosion des laboureurs contribuerait, si on l’y rattachait, à faire de cette profession le noyau dur du pôle agricole précédemment décrit — sans cependant éviter l’effritement global que connaît celui-ci.
83Travailleurs de la forêt et gens du textile ne sauraient en revanche constituer le noyau du pôle non agricole. Ils continuent en effet à entretenir des relations fortes avec le monde agricole, ce qui ne saurait surprendre, concernant des groupes implantés en milieu rural : nombre d’entre eux sont fils de paysans (beaucoup plus que dans le cas des artisans ou des travailleurs de l’industrie), et s’ils prennent assez souvent femme en dehors de la paysannerie, leurs sœurs manifestent par leurs alliances la force des liens maintenus avec le monde de la terre.
84Les notables, enfin, se singularisent d’abord par le recul de leurs positions propres d’une génération à l’autre. Cela tient à ce que, pour beaucoup d’entre eux, le statut de notable est un aboutissement qui n’est pas toujours atteint au moment du mariage. Mais le mariage est par ailleurs une étape souvent décisive dans l’ascension du futur notable : cela explique que les notables soient plus souvent gendres que fils de notables (ils sont le seul groupe du premier tableau pour lequel le taux des beaux-pères soit supérieur à celui des pères). Les alliances contractées par les notables se font massivement dans le monde non agricole ; cependant, la terre n’est pas complètement absente de leur horizon (l’on sait du reste la place que sa propriété tient dans la fortune de beaucoup d’entre eux) : le tableau la retrouve, mais de manière minoritaire, au niveau des mariages des filles de notable.
85En matière d’héritabilité et d’alliance, les comportements des habitants du Vendômois peuvent donc se ramener à trois grands types. En premier lieu, très majoritaire, celui où il y a identité socioprofessionnelle marié/père ou marié/beau-père. C’est vrai dans respectivement 67 et 42 % des cas. Mais si l’on élargit la définition de cette identité en considérant qu’elle est réalisée dès lors qu’un paysan est fils, ou gendre, d’un autre paysan (et à l’inverse un non-paysan fils, ou gendre, d’un autre non-paysan), ces taux passent à 86 et 72,5 %. Ces différents chiffres permettent de conclure avec netteté à une forte stabilité de la société vendômoise. Ils indiquent en outre, comme l’analyse du seul cas urbain l’avait déjà montré, que lorsqu’il y a glissement, celui-ci s’effectue le plus souvent aux marges, en direction des catégories voisines — ce qui constitue une confirmation supplémentaire de la stabilité d’ensemble.
86Mais cette stabilité n’exclut pas des évolutions. Parmi elles, une tendance au glissement du monde paysan vers le monde non paysan. Celle-ci n’apparaît certes que dans 9 % des cas en ce qui concerne l’héritabilité, et dans 15,5 % pour ce qui est des alliances : mais sur le fond de stabilité qui vient d’être évoqué, elle constitue bien, du point de vue qui nous retient ici, le principal facteur de transformation au sein de la population du Vendômois. Soulignons que les alliances contractées par les femmes d’un milieu donné jouent souvent un rôle majeur dans ces évolutions.
87Restent enfin les comportements marginaux, qui n’entrent pas dans les schémas qui viennent d’être décrits : 5 % des cas au niveau de l’héritabilité, 12 % à celui des alliances. Ils correspondent, en parts à peu près égales, aux exceptions souffertes par les règles majoritaires (par exemple, le laboureur fils ou gendre d’artisan) et aux comportements originaux de groupes installés à la frontière des mondes agricole et non agricole (travailleurs du textile ou de la forêt), ou animés par des stratégies particulières (notables). Ces comportements sont minoritaires, sans aucun doute : ils n’en prennent pas moins leur part aux discrètes évolutions qui, sur fond de stabilité globale, travaillent au tournant des xviiie et xixe siècles à progressivement remodeler la société du Vendômois.
Notes de bas de page
1 Toutes les archives judiciaires utilisées sont conservées aux AD 41 : depuis le dépouillement, celles du bailliage de Vendôme ont fait l’objet d’une cotation (sous-série 4B) ; celles du bailliage de Mondoubleau et de la justice du comté puis marquisat de Montoire-Querhoent ne sont pas cotées. Les fonds criminels de Montoire-Querhoent et de Mondoubleau concernent surtout les deux dernières décennies de l’Ancien Régime. Celui du bailliage de Vendôme couvre au contraire l’ensemble des règnes de Louis XV et de Louis XVI : il a fait l’objet d’une étude de Couillard (V.), Etude par sondage de la criminalité à Vendôme d’après le fonds du bailliage, m. m., Tours, 1985. De ce sondage, qui porte sur toutes les années se terminant par 8 ou par 9, de 1718 à 1789, ont été surtout retenus les éléments intéressant la seconde partie du siècle. Mes propres recherches sur le fonds criminel de la justice de Montoire-Querhoent ont donné lieu à une publication sommaire, « La société de la fin du xviiie siècle à travers les archives judiciaires : l’exemple de Montoire », CDU Loir-et-Cher, 1983, p. 27-31. Sur les enseignements des archives judiciaires, Castan (Y.), Honnêteté et relations sociales en Languedoc, 1715-1780, Paris, 1974 ; Castan (N.), Justice et répression en Languedoc à l’époque des Lumières, Paris, 1980, et Les criminels de Languedoc, Toulouse, 1980 ; castan (N. et Y.), Vivre ensemble. Ordre et désordre en Languedoc, Paris, 1981.
2 Paroisse rattachée depuis à la commune d’Epeigné-sur-Dême (Indre-et-Loire).
3 Couillard (V.), op. cit., p. 229.
4 Bluche (F.), Les magistrats du Parlement de Paris au xviiie siècle, Paris, 1960, et La vie quotidienne de la noblesse française au xviiie siècle, Paris, p. 184, écrit que les notables de Vendôme (comme ceux de toutes les villes qui ont alors reçu des parlementaires en exil) « ne perdront jamais le souvenir de cette société parlementaire qui leur a, bon gré mal gré, imposé durant plus d’un an une vie de société directement venue du Temple ou du quartier Saint-Antoine, du faubourg Saint-Germain ou du faubourg Saint-Honoré ».
5 Couillard (V.), op. cit., p. 321.
6 Couillard (V.), op. cit., p. 173.
7 Sur l’histoire religieuse du Vendômois pendant le xviiie siècle, qu’on retrouvera au chap. 6, Viguerie (J. de), dir., Histoire religieuse de l’Orléanais, Chambray-lès-Tours, 1981, notamment le chapitre intitulé « Le jansénisme au xviiie siècle », rédigé par J. Ferté.
8 6,7 % à Choue, 2,9 % à Epuisay, 8,4 % à Authon, 14 % à La Ville-aux-Clercs, 0 % à Saint-Arnoult, 5,3 % à Lancé, 10,4 % à Selommes, 10 % à Périgny, 7,5 % à Crucheray, 6 % à Villiers, 7,7 % à Naveil, 7,7 % à Lunay, 5,5 % à Saint-Martin-du-Bois, 2,4 % à Artins.
9 Indications sur Vendôme tirées de Trémault (A. de), « L’assistance publique dans la ville de Vendôme avant 1789 », SAV, 1882, p. 95.
10 Exemples tirés des archives de la justice de Montoire-Querhoent, AD 41, série Β non cotée.
11 Dans cette classification professionnelle, les femmes sont comptabilisées d’après l’activité de leur époux.
12 Dans les dossiers d’interdiction de la justice de Montoire-Querhoent, on trouve certes trois cas concernant des gens appartenant au milieu des sergers et des tisserands, ou à celui des vignerons. Mais on en trouve aussi qui concernent un huissier, un maître des petites écoles apparenté à de nombreux notaires, la sœur d’un Oratorien, une femme de la petite noblesse et enfin la mère d’un échevin de Montoire appartenant à l’une des familles les plus connues de la ville, celle des Pothée.
13 Quelques exemples de ces comportements : dans l’affaire de la Soëvrie, un témoin rapporte « que lesd. quidams [agresseurs] firent cuire des œufs, en mangèrent et en portèrent dans la cour en disant qu’il y en avait 4 de leur compagnie » ; dans l’affaire de la Bihordière, où sont tués un laboureur et sa domestique, la domestique rescapée rapporte que les quidams parlent de vin, d’allumer la chandelle, tirent du vin dans la chambre voisine.
14 Sur ce problème, Petitfrère (C), « Du renfermement à la bienfaisance nationale : la politique de la mendicité au siècle des Lumières », Cahiers de l’Institut d’histoire de la presse et de l’opinion, Université François-Rabelais, Tours, 1980-1981, p. 5-14.
15 Trémault (A. de), « L’assistance publique... », op. cit., p. 94-95.
16 Trémault (A. de), « L’assistance publique... », op. cit., notamment p. 86 et s.
17 Le district de Vendôme s’en plaint amèrement dans sa séance du 22 novembre 1790 (AD 41, L 1681), en observant qu’en dépit de son étendue, de la présence de plusieurs villes et de celle de plusieurs forets, il ne dispose que d’une brigade (composée de 3 cavaliers et d’un bas-officier) et en déplorant que les brigades autrefois implantées à Montoire et à Fréteval aient été retirées (celle de Montoire pour être transférée à Ménars, à la demande de Mme de Pompadour).
18 Dans l’affaire des Jacottins, le Conseil d’Etat concentre l’instruction dans les mains du « prévôt des maréchaux ou son lieutenant en la résidence de Tours, et ce en quelques lieux que les crimes ayent été commis, même hors de leur département » (30 octobre 1788). Le mois suivant, l’évêque du Mans lance un monitoire pour « admonester [...] ceux ou celles qui [...] ont vu, su, connu, ouï dire ou aperçu quelque chose [à] déposer [...] sinon nous userons contre eux des censures ecclésiastiques et [...] nous nous servirons de la peine d’excommunication » (justice de Montoire-Querhoent, criminel, 1777-1788, AD 41, série Β non cotée).
19 La liste des criminels graciés à l’occasion du Lazare publiée par Isnard (H.), « La procession du Lazare et la grâce d’un criminel », SAV, 1883, p. 80-114, liste qui est loin d’être complète, mentionne au xviiie siècle une dizaine de grâces de crimes consécutifs à une rixe (1729, 1733, 1760, 1762) ou à une querelle (1730, 1734, 1736, 1744, 1751, 1755). De même le responsable d’une bagarre mortelle dans la région de Souday en 1763 bénéficie-t-il deux ans plus tard de lettres de rémission (AD 41, série Β non cotée, bailliage de Mondoubleau).
20 Sur l’affaire de Vendôme, couillard (V.), op. cit., p. 263-266 et 275-278 ; sur celle de Mondoubleau, qui aboutit le 21 avril 1786 à la condamnation de François Guillon « à estre pendu et étranglé tant que mort s’en suive » sur la place du marché de la ville, AD 41, série Β non cotée, bailliage de Mondoubleau. Précisons, afin de donner une idée du rythme des exécutions capitales, que Pierre Bordier mentionne dans son journal la pendaison en novembre 1757 dans le marché de Vendôme d’un homme natif de La Chapelle-Gaugain, qui avait « tué un homme à qui il en voulait, et lui a pris 15 livres qu’il avoit » ; et qu’en août 1766 il signale, toujours sur le marché de Vendôme, une exécution par la roue, mais sans indiquer la raison de la condamnation du supplicié, un homme de Mazangé.
21 L’exemple de l’affaire de la Bihordière, qui entraîne en 1784 la mort d’un laboureur et d’une de ses domestiques, montre bien comment les crimes répétés et horribles que connaît la région favorisent la circulation des rumeurs, fondées souvent sur des faits incertains, voire sur de simples impressions. Il montre aussi comment certains adoptent alors une attitude de défi, comme ce Jacques Chandôme, qui selon plusieurs témoignages se vante de n’avoir rien à craindre des criminels, « étant aboné avec eux » (fanfaronnade que certains témoins mettent au compte de la boisson).
22 On a vu déjà comment, dans l’affaire des Jacottins, le peu d’aisance de Jeanne Rousselet, la domestique des Bourdilleau, contribuait à cristalliser sur elle les soupçons.
23 Trémault (A. de), « L’assistance publique... », op. cit., p. 91.
24 Couillard (V.), op. cit., p. 246.
25 Petitfrère (C), L’œil du maître. Maîtres et serviteurs de l’époque classique au romantisme, Bruxelles, 1986.
26 Roche (D.), Le Peuple de Paris, Paris, 1981, notamment p. 283.
27 Couillard (V.), op. cit., p. 263-266 et 275-278.
28 Castan (N.), Les criminels de Languedoc, Toulouse, 1981, p. 298-299.
29 Couillard (V.), op. cit., p. 168-190. Ces dossiers concernent certes des affaires urbaines, mais les contacts entre villes et campagnes sont trop nombreux pour que dans une certaine mesure ils ne parlent pas aussi sur l’ensemble de la société provinciale. Du reste, le dépouillement des dossiers de la justice de Montoire, très majoritairement ruraux, en confirme les données.
30 Contrairement à ce qui se passe en Languedoc. Sur ce point, CASTAN (N.), op. cit., n. 1, p. 148.
31 Sur ce point, FLANDRIN (J.-L.), Les amours paysannes (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, 1975, et SEGALEN (M.), Mari et femme dans la société paysanne, Paris, 1980.
32 Viaud (D.), « Recherches sur la société vendômoise... », SA V, 1981, notamment p. 47-49.
33 Viaud (D.), « Recherches sur la société vendômoise... », SA V, 1981, p. 48.
34 La validité de l’échantillonnage ainsi constitué est attestée par les coefficients de corrélation élevés qui s’établissent entre sa composition professionnelle et celle de l’ensemble de la population du Vendômois : ces coefficients sont de + 0,94 pour le groupe des mariés dont la profession du père est connue ; de + 0,96 pour celui dont on connaît la profession du beau-père ; de + 0,92 pour le groupe des pères dont on connaît la profession du fils ; et de + 0,89 pour le groupe des beaux-pères dont on connaît la profession du gendre.
35 Le premier tableau doit se lire comme suit : dans l’échantillonnage analysé, un marié notable a un père notable dans 73 % des cas, il épouse une fille de notable dans 75 % des cas ; un notable père de marié marie un fils notable dans 38 % des cas ; et un notable père de mariée marie sa fille à un notable dans 37 % des cas. Même principe pour le second tableau, mais avec les paysans : un marié notable a un père paysan dans 9 % des cas, il épouse une fille de paysan dans 6 % des cas, un vigneron père de mariée marie sa fille à un paysan dans 78 % des cas, etc.
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