L’erreur urbaine : le cas des deux-roues motorisés
p. 155-173
Texte intégral
Introduction
1Comme on peut le lire en filigrane tout au long de cet ouvrage, la ville est un système complexe, un super-organisme. Elle est forgée d’adaptations successives qui marquent son évolution au fil du temps par des étapes de mutation et d’homéostasie. Comme tout organisme, elle n’est pas exempte de pathologies. À la fois composite et dense, la ville intègre et confronte de multiples pratiques de mobilité aux objectifs hétérogènes et aux modes de déplacement variés. Elle forme par excellence un lieu de diversité spatiale et de mixité sociale qui exige une forte adaptabilité de ses habitants et des autres utilisateurs de ses voies, du fait notamment de la coexistence des usages pluriels de ces espaces. Par la profusion des interactions qu’elle suscite et génère – structurellement comme fonctionnellement – l’agglomération constitue ainsi un creuset où se développent et se concentrent de multiples conflits de trafic, parfois dysfonctionnels comme en témoigne le nombre d’accidents de déplacement qui s’y produisent malgré des niveaux de vitesse pourtant plus régulés. La ville se fait en effet le lieu de plus des deux tiers des accidents corporels de la circulation routière et du nombre des blessés sur la route, de la moitié des blessés hospitalisés et près d’un tiers des personnes tuées (Onisr, 2017). D’autre part, près des trois quarts des victimes d’accidents d’agglomération sont des usagers dits vulnérables (piétons, deux-roues). C’est encore plus vrai dans les métropoles où le ratio dépasse les quatre cinquièmes (même référence). Un tel enjeu atteste de l’importance de comprendre les mécanismes et les facteurs qui conditionnent et surdéterminent l’accidentalité urbaine.
2L’article précédent a montré comment les deux-roues motorisés (2RM) constituent un élément de plus en plus marqué de la diversité de cette circulation urbaine. Une augmentation d’ampleur du trafic de motos a en effet eu lieu au cours des dernières décennies dans la plupart des régions du monde, et tout spécifiquement dans les grandes agglomérations (ITF, 2017). Les 2RM sont ainsi progressivement devenus un véritable outil de mobilité qui attire une population de plus en plus vaste et variée qui y trouvent des avantages par comparaison aux autres moyens de déplacement à leur disposition. Mais on a vu qu’un effet secondaire d’une telle évolution concerne dramatiquement la sécurité routière. De fait, la plupart des études épidémiologiques témoignent du risque global excessivement élevé lié à l’usage des deux-roues motorisés dans le trafic routier, ce risque provenant notamment de l’extrême vulnérabilité des conducteurs de deux-roues en cas de collision, mais aussi de certaines configurations d’accidents dont leur pratique spécifique de l’espace de déplacement favorise l’émergence (Wu, 2018). C’est notamment le cas en France où les motocyclistes sont reconnus être les usagers de la route qui ont le moins bénéficié de la baisse de mortalité observée depuis l’année 2000 (Onisr, 2017). Face à cette composante délétère de la conduite d’une motocyclette ou d’un cyclomoteur, il est essentiel de bien comprendre la nature et le fondement des risques que rencontrent leurs conducteurs lorsqu’ils se déplacent dans la circulation et plus particulièrement en milieu urbain où ils prennent une part de trafic de plus en plus élevée ainsi qu’une part tristement corollaire dans les données d’accidentalité.
3L’objectif du présent article est de questionner sous un angle cognitif (c’est-à-dire en cherchant quelles sont les fonctions mentales et psychomotrices affectées) et ergonomique (c’est-à-dire en ayant pour visée une meilleure adaptation de l’environnement aux modes de fonctionnement de ses utilisateurs) les dysfonctionnements accidentologiques qui sont liés au développement de l’usage des deux-roues motorisés dans les agglomérations. Il est de ce point de vue complémentaire à l’article précédent qui traitait des risques associés au développement de l’usage des 2RM de façon plus macroscopique. Nous essayerons en outre dans cet article de dépasser l’approche trop simplificatrice qui en est parfois proposée, notamment par les instances chargées de la sécurité routière, en insistant sur la pluricausalité des phénomènes ainsi que sur la multidimensionnalité des solutions à développer. On rappellera dans un premier temps quelques fondements de l’analyse scientifique des processus de dysfonctionnement d’un système et de la place qu’y trouve la notion d’« erreur humaine ». Un résumé des données essentielles sur les questions de mobilité des deux-roues motorisés ainsi que sur les indicateurs de leur accidentalité sera ensuite exposé. S’ensuivra une analyse des résultats d’une étude accidentologique approfondie caractérisant spécifiquement les problèmes urbains des deux-roues motorisés par comparaison à ceux qui émergent en dehors de la ville. Ces données accidentologiques seront questionnées sous deux angles complémentaires : l’analyse centrale concernera les défaillances de conduite (erreurs, violations, pertes de capacité) des usagers de 2RM ainsi que celles des automobilistes qui y sont confrontés ; puis on examinera dans la logique d’une approche système l’influence plus ou moins périphérique des caractéristiques urbaines d’émergence de ces difficultés humaines du point de vue des paramètres d’aménagement de la ville et de ses réseaux.
L’erreur n’est pas le dysfonctionnement, elle en est le signe
4Il y a au moins deux erreurs à ne pas commettre lorsque l’on commet une analyse des erreurs. Ces deux erreurs sont malheureusement récurrentes, quel que soit le domaine d’étude concerné. La première consiste à chercher dans l’erreur – dès lors qu’on en identifie une – la cause universelle des problèmes que l’on veut appréhender. Cette erreur revient à se cantonner à l’analyse d’un résultat plutôt que de chercher à appréhender le processus qui en est à l’origine. Ce qui en limite drastiquement la compréhension. La seconde erreur consiste à ne voir derrière l’erreur que la responsabilité (culpabilité) de son auteur. Ce qui réduit sévèrement l’éventail des solutions que l’on pourrait y apporter.
5Des illustrations manifestes de ces deux types d’erreur sont typiquement identifiables dans le domaine de la sécurité routière, secteur dans lequel « l’erreur humaine » est quasi systématiquement avancée en tant qu’explication première des accidents de déplacement. Sans que l’on se pose plus avant la question de ses déterminants, à la fois humains et contextuels. Et en omettant souvent que d’autres moyens d’action efficaces sont envisageables que la seule sanction des usagers fautifs de cette erreur. Et pourtant, l’intérêt d’intégrer la dimension « sécurité routière » dès la phase de conception des aménagements a été reconnu de longue date par la communauté scientifique. De nombreux guides et ouvrages techniques ont été définis dans ce sens (voir les publications du Cerema pour le cas de la France). Il apparaît cependant que la mise en pratique de cette doctrine n’est pas portée de manière forte et prioritaire dans la gestion des infrastructures (Guilbot et Ferrant, 2004). Ce qui laisse, en miroir, envisager une bonne marge de progrès si elle l’était.
6La sécurité de la circulation routière résulte de l’interaction de nombreux facteurs qui affectent à divers degrés les différents éléments impliqués dans le système de déplacement. Ces différents éléments concernent des acteurs plus ou moins visibles selon le niveau d’analyse que l’on met en œuvre. Les acteurs les plus apparents de ce système sont les utilisateurs finaux du réseau routier public : les « usagers de la route » que sont les automobilistes, motocyclistes, cyclistes, piétons et autres utilisateurs des nouveaux véhicules urbains. Ils constituent les acteurs directs qui interviennent en bout de chaîne du système. Ils ont la charge de la microrégulation de la circulation par une analyse des informations qui leur sont offertes dans les environnements qu’ils traversent et par la mise en œuvre d’actions appropriées à ces informations.
7Mais cet usage de la route s’inscrit dans un contexte plus global qui est sous la responsabilité des concepteurs, des aménageurs, des législateurs et autres administrateurs impliqués dans la macrorégulation de ce système (Fleury, 1998). Les « accidents de la ville » qui impactent les deux-roues motorisés sont donc analysés ici sous l’angle de cette double détermination des phénomènes d’insécurité, en cherchant à mettre en évidence non seulement les « erreurs humaines » des usagers de la rue, mais également les éléments qui les ont favorisées en amont et que l’on pourra, de manière isomorphe, regarder comme des défaillances des acteurs indirects du système : les « erreurs urbaines » de l’aménageur.
L’erreur urbaine
8Une étude préalable (Van Elslande et Fouquet, 2005) s’était donné pour but de repérer les particularités des mécanismes des accidents de voitures survenant en milieu urbain en comparaison aux accidents se produisant en dehors des villes. Un échantillon de 260 conducteurs impliqués dans un accident urbain avait ainsi été étudié selon une approche cognitive en comparaison avec un échantillon de référence de 333 conducteurs accidentés dans un environnement de rase campagne. Les résultats mettaient en évidence des différences marquées dans les processus fonctionnels défaillants selon que les conducteurs impliqués avaient rencontré un problème en ville ou en dehors de la ville.
9Une analyse macroscopique de la répartition des erreurs accidentelles faisait notamment ressortir une différence nettement significative entre les usagers de l’agglomération et ceux de la rase campagne pour les erreurs de type « perceptif ». Cette catégorie de défaillances de conduite représentait la moitié des problèmes relevés en agglomération, alors qu’en rase campagne, elle n’en représentait qu’un tiers. Ces problèmes de perception se déclinaient typiquement en ville sous trois formes : une mauvaise répartition de l’attention sur les multiples informations que produit le paysage de la circulation urbaine, un échec de la prise d’information en confrontation à une gêne – même fugace – à la visibilité, une stratégie de recherche d’information trop sommaire et/ou précipitée dans certaines situations qui auraient demandé plus de temps pour un examen visuel approprié. On identifiait également des particularités dans les erreurs de « diagnostic » produites par les usagers de la ville en termes de compréhension du fonctionnement de certains sites, ainsi que pour la compréhension du comportement des autres usagers pour certaines manœuvres spécifiques, inattendues, mal signalées. Les autres défaillances identifiées (erreurs d’anticipation, mauvaises prises de décision, etc.) n’apparaissaient pas de manière vraiment spécifique en ville, si ce n’est par les éléments qui y contribuent : gênes à la visibilité et/ou à la progression qui poussent à la réalisation de manœuvres risquées, densité du trafic qui incite à la prise de décision rapide, etc.
10Une analyse ciblée des facteurs et des contextes de production de ces défaillances de conduite des automobilistes circulant dans la ville permettait ainsi d’expliquer certains fondements de l’accidentalité urbaine. Cet examen étiologique des erreurs urbaines avait fait globalement ressortir le rôle prédominant de la combinaison de certains paramètres liés aux conditions internes de conduite (caractérisant l’usager), aux conditions externes de circulation (caractérisant le trafic) et aux caractéristiques de l’aménagement des voiries. Ces dernières étaient identifiées en tant qu’élément contributif de plus de 45 % des accidents étudiés en ville. Ces caractéristiques d’aménagement intervenaient par les problèmes d’accès à la visibilité qu’elles engendraient, par le caractère atypique et peu lisible de certains équipements, par la complexité de certaines intersections, l’ambiguïté de la signalisation, l’incitation à la vitesse, etc. (Van Elslande et Fouquet, 2005).
11Cette première étude a donc permis de confirmer le principe d’une spécificité des erreurs auxquelles sont sujets les usagers de la route en ville par rapport aux conducteurs en rase campagne. Elle a ainsi corroboré l’hypothèse d’une relation déterminante, directe ou indirecte, entre les conditions d’aménagement des espaces de circulation, les exigences et les contraintes qu’elles induisent sur l’activité de conduite et la nature des accidents observés en ville.
12Face à l’augmentation du trafic de deux-roues motorisés, tout particulièrement au sein des agglomérations, la question isomorphe est actuellement posée de la spécificité des scénarios d’accidents auxquels ce moyen de déplacement est sujet. Plus précisément, l’objet du présent travail présenté ci-après est l’analyse détaillée des accidents de deux-roues motorisés survenus en milieu urbain, pour une amélioration des connaissances sur leur genèse, leurs déterminants et leurs spécificités, du point de vue des difficultés rencontrées par les conducteurs, telles que les données d’accidentologie permettent de les établir. Les connaissances découlant d’une telle analyse seront considérées comme essentielles pour une meilleure adaptation de la planification urbaine aux capacités et aux limites de ces usagers de la route.
Les mécanismes de l’accidentalité des 2RM en milieu urbain
13L’objectif de l’étude présentée dans cette partie est de chercher à identifier ce qui caractérise du point de vue de l’humain ces accidents urbains des deux-roues motorisés, afin de mieux en comprendre les mécanismes et les spécificités. Un second objectif est de permettre à terme la définition plus éclairée de moyens d’action appropriés pour améliorer la sécurité de la circulation urbaine des deux-roues motorisés et des autres usagers vulnérables qui les croisent dans la ville, notamment par la promotion d’un environnement de déplacement adapté aux difficultés humaines (Ragot-Court et Van Elslande, 2011 ; Van Elslande et al., 2014).
14L’analyse repose sur l’étude approfondie d’un corpus de 1 000 procédures d’accidents impliquant au moins un deux-roues motorisé. 78 % de ces accidents se sont produits dans une zone urbaine (et principalement dans des agglomérations de plus de 100 000 habitants), 22 % en rase campagne. Ce corpus a été construit à partir d’un échantillonnage représentatif des accidents corporels déclarés en France par les services de police. L’analyse s’appuie sur un paradigme de recherche établi au cours de travaux antérieurs, qui fait doublement appel à un modèle séquentiel de l’accident (Ferrandez, 1996 ; OCDE, 1988) ; et à un modèle fonctionnel de classification des défaillances humaines et des éléments qui y contribuent (Van Elslande, 2003). Le modèle séquentiel présente l’intérêt de segmenter le processus accidentel de manière systématique, ce qui permet de bien distinguer les dysfonctionnements qui ressortent des différentes étapes du processus (phase de conduite encore maîtrisée, phase de rupture, phase d’urgence, phase de choc). Le modèle fonctionnel permet, quant à lui, une distinction plus claire entre les défaillances et les facteurs de défaillances, éléments qui sont parfois confondus dans une analyse d’ensemble.
15Les résultats de cette étude accidentologique sont utiles en ce qu’ils mettent l’accent sur les difficultés de conduite rencontrées non seulement par les utilisateurs de deux-roues, mais aussi par les autres usagers qui y sont confrontés dans les accidents qui les opposent. Les sections qui suivent décrivent les principaux résultats obtenus en comparant les accidents urbains et non urbains du point de vue des différents degrés d’implication des conducteurs, de la nature des défaillances auxquelles ils ont été confrontés, puis en faisant ressortir les configurations d’accidents les plus caractéristiques des environnements urbains.
Variation du degré d’implication dans la genèse des accidents
16La notion de « degré d’implication » décrite dans cette section définit le rôle joué par chaque conducteur (motocycliste et automobiliste par exemple) impliqué dans l’élaboration d’un même accident. Si elle paraît proche de la notion de « responsabilité », elle en diffère néanmoins clairement par l’absence de référence à un code juridique aux objectifs d’attribution de sanctions. Elle fait appel à une référence strictement comportementale et a pour but de mieux comprendre la formation du processus d’accident dans son ensemble. La première modalité, « actif primaire », désigne les conducteurs qui sont à l’origine (le plus souvent involontairement) de la perturbation qui s’est conclue par un accident. La deuxième modalité, « actif secondaire », concerne les conducteurs qui contribuent à la non-résolution du conflit généré par l’autre en ne cherchant pas à réguler leur vitesse ni leur trajectoire malgré des indices alarmants. La modalité « non-contributeur » inclut tous les conducteurs qui ont été confrontés à un conflit généré par autrui sans avoir la possibilité de le voir à l’avance ni de réagir à temps de manière efficace.
17On relève, à la figure 1, l’important degré de participation des conducteurs de deux-roues motorisés aux accidents dont ils sont victimes, à titre d’actif primaire et secondaire. Une distinction selon que l’on est en ville ou en dehors montre une différence notable sur la répartition de ces rôles. Les 2RM font ainsi preuve d’un taux d’implication plus élevé en tant qu’actif primaire dans la genèse des accidents en dehors de la ville qu’en dedans. Un tel résultat s’explique en grande partie par la part que représentent les accidents trouvant leur origine dans une perte de contrôle du véhicule, beaucoup plus typiques de la rase campagne que de la ville, en lien notamment avec les niveaux de vitesse pratiqués respectivement. En contrepartie, on note la proportion plus importante des conducteurs de 2RM impliqués en tant qu’actifs secondaires dans les accidents urbains. Il semble ainsi qu’en ville les conducteurs de 2RM se trouvent plus souvent confrontés à un conflit qui est généré par autrui, mais auquel ils ont participé indirectement par manque de précaution ou par un trop long délai de réaction. L’analyse qui suit des défaillances fonctionnelles auxquelles les différents protagonistes des accidents ont été sujets sera éclairante à ce propos.
Défaillances fonctionnelles des conducteurs de 2RM
18Le modèle de classification des défaillances de conduite utilisé (Van Elslande, 2003) distingue cinq grandes catégories fonctionnelles au sein desquelles on peut identifier l’incapacité d’une fonction spécifique (perceptive, diagnostique, pronostique, décisionnelle, motrice) à surmonter une difficulté rencontrée par le conducteur (figure 2). Une sixième rubrique concerne davantage un problème de capacité générale à conduire que l’aptitude de d’une ou l’autre fonction à gérer une difficulté : ces « défaillances généralisées » correspondent à une altération de l’ensemble de la chaîne fonctionnelle (de la perception à l’action) qui rend le conducteur inapte à gérer la moindre difficulté rencontrée sur son parcours.
19Lorsque l’on compare les processus générateurs d’accidents ressortant des environnements urbains et non urbains, une distinction apparaît dans les catégories de défaillances fonctionnelles de conduite auxquelles les utilisateurs de deux-roues motorisés sont davantage sujets. Comme le montre la figure 3, les conducteurs de ces véhicules sont beaucoup plus exposés en milieu urbain qu’en dehors aux erreurs de pronostic (38,8 % contre 29,3 %), ce qui correspond aux fonctions d’anticipation de l’évolution des situations en cours et de prévision des situations à venir. Sur ce plan, une défaillance se distingue tout particulièrement chez ces usagers : l’attente par défaut de l’absence de manœuvre d’un autre usager. Elle caractérise près d’un tiers des défaillances des motards lors d’accidents urbains. Le processus de cette défaillance est assez complexe dans la mesure où il combine certains facteurs concernant le motard lui-même (un sentiment de priorité, une illusion de visibilité) mais aussi les usagers protagonistes qui identifient trop tard le 2RM qui arrive dans leur direction et développent ainsi un comportement surprenant. Ce dernier point sera développé dans la section suivante.
20Les usagers de 2RM sont également plus enclins aux échecs sur le plan de la perception lorsqu’ils sont en ville qu’en dehors (27,2 % contre 22,12 %). L’impact du mobilier urbain et de la profusion du trafic a déjà été identifié comme facteur-clé de l’émergence de ce type de défaillance.
21A contrario, l’examen des résultats caractérisant les utilisateurs de 2RM accidentés en rase campagne fait beaucoup plus ressortir les défaillances dans les fonctions d’exécution de l’action qui permettent le contrôle du véhicule (26,0 % contre 12,8 %). On voit ici indirectement mais clairement ressortir le rôle du facteur « vitesse » dans l’élaboration d’un accident sur le plan dynamique.
22Dans l’ensemble, de telles différences attestent que par le biais de l’aménagement de la ville, du design routier et des interactions de trafic qu’il favorise, l’environnement urbain a une incidence sur les difficultés rencontrées par les conducteurs de deux-roues motorisés durant leurs déplacements et les défaillances humaines qui en résultent. Regardons maintenant ce qu’il en est des automobilistes qui y sont confrontés.
Défaillances fonctionnelles des automobilistes confrontés à un deux-roues motorisé
23La plupart des accidents de la route avec des deux-roues motorisés concernent une voiture de tourisme. Il est donc important de comprendre le type de difficultés rencontrées par les automobilistes lorsqu’ils font face à un deux-roues motorisé. Des travaux préalables ont clairement montré une grande différence dans les patterns d’erreur des automobilistes selon qu’ils interagissent avec un 2RM où avec une autre voiture. Mais à la lumière des résultats présentés à la figure 4, peu de différences notoires apparaissent dans la répartition d’ensemble des défaillances des automobilistes selon qu’ils sont confrontés à 2RM en ville ou en dehors. Il semblerait donc que la spécificité de l’interaction générée par la rencontre d’un 2RM prenne plus de poids sur le type d’erreur produite que l’environnement dans lequel cette rencontre se produit. La structure de cet environnement n’est toutefois pas anodine du point de vue de la qualité de ces interactions. L’analyse accidentologique montre ainsi que les automobilistes sont, dans l’ensemble, tout particulièrement exposés aux défaillances de perception envers les 2RM (figure 4), et un peu plus lorsque l’accident se produit en zone urbaine (64,3 % contre 58,4 %). Même si cette dernière différence n’est pas statistiquement significative, le poids énorme de problèmes de perception qui contribuent aux accidents dans la ville atteste du fort potentiel de l’aménagement urbain à prévenir de tels accidents. Les problèmes de perception dont un automobiliste est susceptible face à un 2RM ont ainsi donné lieu à de nombreuses études, s’appuyant notamment sur une analyse approfondie des accidents, dont les résultats suggèrent une forte utilité des ajustements spécifiques du design urbain et de la régulation du trafic. Parmi ces développements à mettre en œuvre, on peut citer le traitement des obstacles à la visibilité, la suppression des sources de distraction inutiles (par exemple, la publicité) et des infrastructures inutilement compliquées, ainsi que l’ensemble des mesures favorisant un apaisement des vitesses d’interaction (Brenac et al., 2006).
Les configurations les plus typiques d’accidents de deux-roues motorisés en ville
24Le concept de configuration accidentelle récurrente a pour visée de synthétiser et de généraliser les connaissances qui sont extraites des études monographiques de cas d’accidents (Van Elslande et al., 2008). Le principe de leur construction consiste à regrouper des cas présentant des profils similaires du point de vue des contextes et des mécanismes de production de l’accident : types de situation, difficultés rencontrées, manœuvres réalisées par les différents protagonistes, chaîne des événements et relations causales. L’identification des configurations d’accidents typiques les plus fréquentes donne une indication sur les problèmes les plus critiques à résoudre, notamment par la conception des voiries et la gestion du trafic (Clabaux, 2007).
25Trois principales configurations d’accidents récurrentes caractérisent les problèmes de sécurité rencontrés par les deux-roues motorisés au sein du trafic urbain, représentant ensemble plus de 20 % de l’échantillon d’accident. Elles sont résumées ci-après. Des informations plus détaillées sur les scénarios de collision de deux-roues motorisés peuvent être trouvées dans d’autres publications (Jaffard et Van Elslande, 2012 ; Clabaux, 2007).
Configuration A : un 2RM dépasse une voiture qui tourne
26Le 2RM circule derrière une voiture de tourisme qui ralentit avec ou sans clignotant. Le conducteur du deux-roues motorisé décide de dépasser la voiture, soit parce qu’il n’a pas anticipé la manœuvre, soit parce qu’il est convaincu d’avoir été vu ou pense maîtriser la situation si ce n’est pas le cas. Au même moment, la voiture change de direction en intersection ou en accès privé, sur la trajectoire du 2RM (figure 5A). En complément de l’illusion de visibilité et du sentiment de maîtrise, les facteurs de défaillances impliqués dans cette configuration concernent, pour les motocyclistes : l’absence d’indices annonciateurs de la manœuvre d’autrui, doublée de la volonté de se soustraire rapidement à la gêne occasionnée par un véhicule plus lent. S’agissant des automobilistes, qui se sont engagés le plus souvent sans avoir vu le 2RM, les principaux facteurs de défaillance correspondent à la trop faible attention portée à la manœuvre, à la faible saillance visuelle du confronté, ainsi qu’aux limites de visibilité induites par l’habitacle (montants de toit, angles morts).
Configuration B : une voiture tourne devant un 2RM qui circule en sens inverse
27Le 2RM circule sur un axe prioritaire. Un conducteur de voiture, arrivant en sens inverse et souhaitant tourner à gauche, ne détecte pas le 2RM malgré une visibilité sans entrave. Il s’agit d’une manœuvre exigeante en termes de prise d’information puisqu’elle demande de contrôler à la fois le trafic avant et arrière, ainsi que le trafic éventuel arrivant de la gauche. À cette prise d’information complexe, s’ajoutent une tâche de prise de décision du moment précis de l’engagement et une tâche de contrôle moteur de la réalisation de la manœuvre. C’est par ailleurs une manœuvre « inconfortable » puisqu’elle peut provoquer une gêne pour le trafic arrière et générer des manifestations d’impatience, et qui est réalisée le plus souvent sous contrainte temporelle en l’absence notamment de voie de présélection. On note par ailleurs souvent le caractère stéréotypé de la manœuvre pratiquée avec un faible niveau d’attention accordée à l’activité de conduite. Le conducteur du 2RM, quant à lui persuadé d’être vu et conforté dans son sentiment prioritaire par l’arrêt du véhicule adverse, continue sur sa lancée sans mettre en œuvre de régulation préventive malgré sa compréhension de la situation. Lorsque le conducteur de la voiture engage son changement de direction et coupe la trajectoire du 2RM, le conducteur de celui-ci n’a plus la possibilité de faire quoi que ce soit pour éviter la collision (figure 5B).
Configuration C : une voiture traverse devant un 2RM qui remonte une file
28Un conducteur de deux-roues motorisés remonte une file de voitures qui circule lentement. Un véhicule de la file s’arrête ou ralentit pour laisser passer une voiture non prioritaire (voie privée, parking ou intersection). Le conducteur de cette voiture commence à traverser la route et ne détecte pas le 2RM en approche, masqué par la file de véhicules. Outre le masque à la visibilité, on note souvent comme élément contributif à la non-détection : la focalisation du regard et de l’attention sur l’autre côté, ainsi que la réalisation précipitée de la manœuvre. De la même manière, le conducteur du 2RM ne détecte pas le passage de la voiture également masquée par la file, son attention étant de surcroît portée sur les véhicules de la file qu’il dépasse de façon à prévenir tout déboîtement (figure 5C).
29Ces trois principales configurations typiques illustrent un enjeu important en matière de sécurité routière des deux-roues motorisés, tout particulièrement dans le trafic urbain. Elles présentent toutes la particularité d’impliquer des mouvements antagonistes d’un 2RM et d’une voiture de tourisme à une intersection, qui les conduisent à une trajectoire concourante aboutissant à un conflit ; en gardant à l’esprit que contre une voiture, la victime de ce conflit est presque systématiquement le conducteur du deux-roues motorisé.
Au-delà des erreurs des conducteurs, la contribution des autres acteurs du système de circulation
30Les éléments qui viennent d’être présentés ont montré qu’à partir d’une analyse très détaillée de cas d’accidents, il est possible de mettre en évidence la contribution respective des défaillances fonctionnelles commises par les automobilistes et les motocyclistes dans les accidents qui les opposent et le rôle que joue l’environnement dans ces défaillances. L’analyse réalisée montre à cet égard le caractère indirect des éléments d’aménagement dans la genèse des accidents qui opposent ces deux types d’usagers de la route, ces derniers présentant des difficultés d’interaction spécifiques qui apparaissent surdéterminantes. Nous soutenons toutefois l’hypothèse selon laquelle ces éléments d’aménagement comprennent, a contrario, un fort potentiel de prévention dans le sens d’un apaisement de ces interactions. L’aménagement constitue en effet un contexte situationnel, un cadre qui pourra favoriser plus ou moins bien une harmonie des interactions entre usagers, que ce soit au plan comportemental par une diminution des différentiels de vitesse, ou sur le plan cognitif par une amélioration de la lisibilité des infrastructures et la prévisibilité des situations susceptibles d’y être rencontrées. À ce titre, on pourra considérer que les aménagements inappropriés à l’harmonie de ces interactions sont la résultante d’erreurs (toujours humaines !) de la part des acteurs indirects du système de circulation.
31Nous nous intéressons ainsi, dans cette section, à la contribution de défaillances commises plus en amont par les macrorégulateurs du système de circulation (décideurs, gestionnaires de réseaux, aménageurs, etc.), dans la suraccidentalité des utilisateurs de deux-roues motorisés. Nous nous appuyons pour cela principalement sur des investigations dans la littérature scientifique et sur quelques travaux conduits à l’Ifsttar.
32Un premier aspect concerne le rôle qu’ont joué concomitamment le législateur et les agglomérations à la fin des années 1990 et au début des années 2000 dans l’augmentation du nombre de motocyclistes dans les rues des grands centres urbains et donc in fine dans l’augmentation de la part de cette catégorie d’usagers parmi les victimes d’accidents. La réduction de l’espace alloué à la voiture dans le centre des grandes villes au profit des transports en commun et des modes actifs, associée à la mise en place d’une équivalence entre le permis voiture et le permis motocyclette légère1, ont en effet contribué à une forte hausse du nombre d’utilisateurs de motocyclette dans les rues des grandes villes (voir en particulier les travaux de Pierre Kopp [2011] sur Paris). Les ventes de motocycles en France ont par exemple plus que doublé au cours de la décennie 1996-2006, en particulier dans les grandes agglomérations, où les restrictions de circulation ont été les plus fortes. En ce qui concerne l’équivalence du permis voiture avec celui d’une motocyclette légère, des travaux épidémiologiques suggèrent qu’elle a contribué à une hausse significative du nombre de motocyclistes blessés et tués (voir par exemple : Albalate, Fernández-Villadangos, 2010 ; Paulozzi, 2005 ; Schoon, 2004 ; Segui-Gomez, Lopez-Valdes, 2007). Dans le même registre, l’instauration dans plusieurs métropoles européennes de péages urbains ou de zones à circulation restreinte, dans lesquels les motocyclistes sont généralement exempts de redevance, semble également conduire à une augmentation de l’usage de ces véhicules et du nombre de blessés et de tués chez les motocyclistes. À Londres par exemple, Noland et al. (2008) observent que le nombre de victimes chez les motocyclistes a augmenté consécutivement à la mise en place du péage urbain dans la même proportion que l’augmentation de l’usage de ces véhicules (de l’ordre de 15 %).
33Une autre décision parfois prise par les édiles des agglomérations et cherchant cette fois à faciliter les déplacements des motocyclistes, consiste à les autoriser à circuler dans les couloirs réservés aux bus. Cette décision a été prise dans plusieurs grandes villes d’Europe, comme Barcelone, Londres, Madrid ou Stockholm. Elle semble pourtant avoir eu un impact négatif sur la sécurité des motocyclistes. À Londres par exemple, suite à la décision du maire de la ville en 2009 d’autoriser les motocyclistes à circuler dans les voies de bus, le nombre de collisions impliquant des motocyclistes a augmenté, en lien avec l’augmentation du trafic de deux-roues motorisés (York et al., 2010). La gravité des accidents a également augmenté, tout comme le risque d’implication dans un accident. D’après York et al. (2010), cela s’expliquerait par une augmentation des vitesses pratiquées par les motocyclistes. Les conditions d’interaction entre motocyclistes et automobilistes seraient également moins évidentes, en particulier lors de manœuvres de traversée des voies de bus par les automobilistes (même référence). Des travaux conduits à l’Ifsttar suggèrent également un effet délétère de la circulation des motocyclistes dans les couloirs de bus (voir Clabaux et al., 2014). Ils montrent en effet que le risque d’accident avec blessure est considérablement plus élevé pour les motocyclistes lorsqu’ils circulent dans les couloirs par rapport à une circulation dans les voies générales.
34Il est probable que la légalisation de la pratique de remontée de files de véhicules arrêtés, légalisation en cours d’expérimentation en France mais déjà effective dans plusieurs pays (Belgique, principaux États australiens, notamment) conduise à des résultats similaires, en raison du risque d’accident attaché à cette pratique (voir sur ce point l’article précédent).
35Toujours dans l’optique de faciliter les déplacements des motocyclistes, certaines grandes agglomérations ont opté pour la réalisation de certains aménagements de la voirie dédiés à ces usagers. Il s’agit par exemple de l’aménagement de sas moto au niveau des carrefours à feux à Barcelone ou d’une surlargeur de chaussée au centre de certains boulevards parisiens pour faciliter les dépassements des motocyclistes (voir sur ce point les rapports du projet européen e-SUM). Là encore, la prise en compte insuffisante des spécificités de ces usagers, et des spécificités des mécanismes de leur implication dans les accidents, a probablement contribué au mauvais bilan sur le plan de la sécurité de ces aménagements. Pour ce qui concerne les sas moto, les investigations conduites par Haque et al. (2008, 2010) suggèrent qu’ils ont un effet négatif. Cela s’expliquerait par le fait qu’ils conduisent à une accumulation de 2RM en tête de file d’attente dans les carrefours à feux où ils sont implantés. En raison de leurs fortes capacités d’accélération, les 2RM se retrouvent alors souvent en conflit avec des automobilistes ou des piétons traversant le carrefour.
36Ces quelques exemples, sans être exhaustifs, illustrent comment une prise en compte insuffisante des spécificités des 2RM dans les politiques de déplacements (Solère et Solère, 2011) et des spécificités des mécanismes de leurs accidents, peut conduire à un accroissement du nombre de ces véhicules à risque dans l’espace public et contribuer indirectement à des interactions conflictuelles entre les 2RM et les autres usagers de l’espace viaire. Ces défaillances indirectes, commises bien en amont, peuvent alors se traduire in fine par un accroissement de la part que représentent les 2RM parmi les victimes d’accidents de la circulation. La nécessité de poursuivre les recherches sur l’incidence de ces défaillances amont, n’en apparaît que plus clairement.
37L’essor non maîtrisé des 2RM dans la ville a donc eu comme effet secondaire le développement d’une insécurité routière spécifique que les politiques urbaines se doivent de contribuer à juguler par les moyens qui sont à leur disposition.
38Les accidents constituent des symptômes de dysfonctionnement. Les comprendre permet de mieux prévenir leur apparition autant que d’en limiter les effets délétères. Ils sont utiles à analyser non seulement pour identifier les types de lieux les plus sensibles à leur développement, mais aussi pour diagnostiquer les éléments pathogènes qui contribuent à – ou simplement autorisent – la mise en œuvre de pratiques antagonistes entre usagers d’un espace partagé. Ils sont révélateurs d’autre part des faiblesses de défense du système en cas de fonctionnement en marche dégradée, défenses qui auraient pu permettre de corriger une erreur à temps ou réduire une force d’impact en cas d’impossibilité de correction.
39Les processus mis en œuvre par les êtres humains dans la conduite d’un véhicule sont globalement les mêmes, quels que soient les lieux traversés. Mais comme on a pu le constater à lecture des données présentées ici, ces mêmes processus sont différemment sollicités selon les conditions d’environnement et de trafic rencontrées. L’imprégnation dans le milieu urbain joue ainsi un rôle important sur la nature des difficultés vécues par les usagers de voirie. Bien entendu, l’infrastructure routière ne peut être considérée comme une cause directe et systématique de ces défaillances humaines aux origines le plus souvent multicausales. Mais la conception des environnements de l’activité de déplacement joue un rôle au moins indirect sur la difficulté de la tâche dédiée aux différents usagers de la voirie, à travers les mouvements induits ou autorisés, par la visibilité offerte, par la quantité d’informations à traiter, par la contrainte de temps imposée, etc. Repérer l’influence des facteurs qui interviennent en amont des défaillances des conducteurs, en tant que fruit des « erreurs » des acteurs indirects du système n’a pas pour objectif de déplacer le blâme des usagers de la route vers les aménageurs. On rappellera notamment avec Reason (1993) que, pas plus que les opérateurs, les manageurs ne choisissent de commettre des erreurs. Et que, si l’attribution d’un blâme peut satisfaire émotionnellement, elle ne se transforme que très rarement en une parade effective. Le principe de cette analyse est donc l’identification de l’ensemble des éléments sur lesquels on peut agir, à toutes les étapes du processus qui sous-tend l’acte de déplacement dans la ville dans l’objectif d’améliorer la bonne marche d’ensemble du système avec une sécurité maximale.
40L’aménagement, omniprésent dans la ville, constitue ainsi un vecteur essentiel de la sécurité des déplacements mais peut devenir parfois une source indirecte de potentiels dysfonctionnements. Ces propriétés concernent à la fois une influence structurelle marquée, découlant des équipements d’infrastructure et de l’importance du bâti caractéristiques de l’urbanité, mais elles intègrent (au moins) également l’influence fonctionnelle découlant de l’organisation de la voirie. On a noté la prépondérance des problèmes perceptifs des usagers de ville. La lisibilité de l’espace de circulation joue ainsi un rôle fondamental, notamment sur les attentes que les usagers de cet espace développent vis-à-vis des événements qui peuvent s’y produire (Montel et al., 2005). Elle conditionne la recherche d’information sur tel ou tel aspect de la scène routière ; elle favorise l’adoption des comportements adaptés à l’usage attendu de l’espace mis à disposition.
41Les êtres humains sont faillibles, c’est une donnée à intégrer dans la gestion du système de circulation comme on l’a intégrée de longue date dans le milieu du travail. Il arrive qu’ils commettent des erreurs, et ce d’autant plus que leurs capacités perceptives, cognitives et motrices sont fortement sollicitées par la nature de la tâche qui leur est confiée et l’environnement dans laquelle elle s’inscrit. Il arrive également qu’ils prennent certains risques, mais conduire n’est-il pas intrinsèquement une activité à risques ? Il faut bien évidemment sanctionner les comportements délibérément transgressifs, et à cet égard des améliorations sont à trouver pour les 2RM qui échappent plus souvent aux contrôles par leur absence de plaque d’immatriculation à l’avant et leur capacité à se faufiler dans le trafic. Mais cela est loin de suffire. Il faut avant tout faire en sorte de prévenir la survenance d’actes dangereux, volontaires ou involontaires, en agissant sur le contexte de réalisation de l’activité de façon à promouvoir des interactions apaisées entre les différents modes que la structure urbaine met en confrontation.
42Les défaillances humaines qui peuvent être déduites de l’analyse approfondie au cas par cas d’accidents urbains soulignent l’importance d’une perception, d’une compréhension et d’une anticipation réciproques efficaces entre les usagers de la route dans leurs interactions. S’agissant plus particulièrement des conflits de trafic impliquant les deux-roues motorisés, des réflexions sont à engager sur les pratiques d’aménagement de la ville et de ses réseaux qui seraient susceptibles d’enrayer le fléau de l’accidentalité qui les implique. Il s’agit ainsi de développer efficacement une régulation de la vitesse de circulation qui intègre les spécificités des 2RM. Induire des vitesses de trafic modérées, outre le fait de réduire les énergies à l’œuvre en cas d’impact, permet de donner plus de temps aux usagers pour faire une meilleure analyse des situations urbaines caractérisées comme on l’a vu par des interactions multiples, une diversité d’usages et une profusion d’informations. Il s’agit également de simplifier ces situations d’interaction de manière à ne pas mettre en défaut les capacités de perception et d’analyse des usagers de la ville (par la multitude de voies à contrôler, par la confrontation à des véhicules qui circulent là où on ne les attend pas). Il faut ainsi faire en sorte que les autres usagers ne soient pas surpris par l’irruption inopinée des 2RM, en favorisant la visibilité réciproque par le dégagement des abords de carrefours et des passages piétons (bâti, végétation, stationnement), et en empêchant les manœuvres qui s’écartent des pratiques et des règles communément partagées. Il s’agit enfin de minimiser au mieux les conséquences possibles d’un échec d’interaction par la promotion d’un environnement non agressif, « pardonnant » (dispositifs de signalisation, plots anti-stationnement, etc.). Prévention et protection constituent ainsi les deux vecteurs de sécurité à promouvoir par l’aménagement dans la lignée des concepts de self-explaining road et de forgiving road unanimement reconnus par la communauté internationale dans un objectif d’amélioration durable de la sécurité des déplacements (ITF, 2017).
Conclusion
43Dans une perspective centrée sur la contribution de l’aménagement urbain à l’amélioration des conditions de sécurité des déplacements dans la ville, cet article a cherché à mettre en évidence un certain nombre de spécificités des accidents urbains impliquant des deux-roues motorisés du point de vue des défaillances fonctionnelles des usagers et de leur genèse. L’environnement routier constitue le support physique de la mobilité et le système d’information permettant de comprendre les événements qui se produisent pendant la conduite. La manière dont il est adapté à ses utilisateurs a une influence considérable sur leur comportement, en particulier dans les zones urbaines où l’aménagement est omniprésent.
44Les politiques de gestion urbaine ont évolué au cours des vingt dernières années et tentent désormais de prendre en compte et de satisfaire de nombreuses préoccupations (sécurité, qualité de vie, etc.). Mais malgré les nombreux progrès réalisés, force est de constater que le nombre et la gravité des accidents de la circulation en ville restent élevés. L’inscription croissante de deux-roues motorisés dans le trafic urbain ces dernières décennies constitue, à cet égard, une tendance marquée. Les 2RM font désormais partie intégrante du système de trafic, offrant certains avantages par rapport aux autres modes de transport, notamment en ce qui concerne la congestion du trafic. Mais la contrepartie qui résulte de l’insécurité qui correspond à ce développement n’est pas acceptable. Les spécificités des 2RM et des conflits qui résultent de leur évolution dans le trafic doivent par conséquent être mieux intégrées aux considérations qui sous-tendent les programmes et les politiques de trafic. À ce titre, la conception d’un aménagement qui intègre la faillibilité et la fragilité humaine constitue un levier essentiel de la sécurité routière. Cela implique en premier lieu la prévention des erreurs humaines par des aménagements favorisant des interactions conviviales entre les usagers de la route. Cela comprend en second lieu la protection de ces usagers de la route en cas de défaillance dans leur tentative d’adaptation aux situations de trafic, par la suppression des obstacles agressifs.
45Nous espérons en définitive avoir pu montrer, à travers cet article, l’articulation nécessaire à établir entre aménagements, principes de conception et fonctionnement cognitif des différents usagers de l’espace urbain, en prenant en compte leurs particularités ainsi que la diversité des interactions qu’ils entretiennent. Une meilleure connaissance des mécanismes d’implication des deux-roues motorisés dans les accidents de la ville devrait ainsi permettre une amélioration significative de leur sécurité grâce à une politique d’aménagement et de circulation urbaine adaptée. Ne pas les prendre en compte serait une erreur.
Références
46Albalate D., Fernández-Villadangos L., 2010, « Motorcycle Injury Severity in Barcelona: the Role of Vehicle Type and Congestion », Traffic Injury Prevention, 11/6, p. 623-631.
47Brenac T., Clabaux N., Perrin C., Van Elslande P., 2006, « Motorcyclist Conspicuity-Related Accidents in Urban Areas: a Speed Problem? », Advances in Transportation Studies, 8, p. 23-29.
48Clabaux N., 2007, « Prevention of Traffic Accidents Involving Powered Two-Wheelers in Urban Areas: Prototypical Accident Scenarios and Prospects for the Planning and Design of the Urban Road Infrastructures », dans Proceedings of the European Transport Conference 2007, Londres, Association for European Transport.
49Clabaux N., Fournier J.-Y., Michel J.-E., 2014, « Powered Two-wheeler Drivers’ Crash Risk Associated with the Use of Bus Lanes », Accident Analysis and Prevention, 71, p. 306-310.
50Ferrandez F. (dir.), 1996, L’étude détaillée d’accidents orientée vers la sécurité primaire : méthodologie de recueil et d’analyse, Paris, Presses de l’École nationale des ponts et chaussées.
51Fleury D., 1998, Sécurité et urbanisme. La prise en compte de la sécurité routière dans l’aménagement urbain, Paris, Presses de l’École nationale des ponts et chaussées.
52Guilbot M., Ferrant V., 2004, « L’insécurité routière : quel(s) coupable(s) devant le juge pénal ? », Espaces et sociétés, 118, p. 149-167.
53Haque M. M., Chin H. C., Huang H. L., 2008, « Examining Exposure of Motorcycles at Signalized Intersections », Transportation Research Record, 2048, p. 60-65.
54Haque M. M., Chin H. C., Huang H. L., 2010, « Applying Bayesian Hierarchical Models to Examine Motorcycle Crashes at Signalized Intersections », Accident Analysis and Prevention, 42/1, p. 203-212.
55ITF, 2017, Améliorer la sécurité des usagers des deux-roues motorisés, Paris, Presses de l’OCDE.
56Jaffard M., Van Elslande P., 2012, « Typical Human Errors in Traffic Accidents Involving Powered Two-Wheelers », dans Sullman M., Dorn L. (dir.), Advances in Traffic Psychology, Farnham, Ashgate, p. 95-104.
57Kopp P., 2011, « The Unpredicted Rise of Motorcycles: a Cost Benefit Analysis », Transport Policy, 18/4, p. 613-622.
58Montel M.-C., Van Elslande P., Brenac T., 2005, « Categorization of Streets by Drivers and Associated Expectancies: a Cognitive Analysis of Driving Activity for Safer Urban Design », Advances in Transportation Studies, 7, p. 23-38.
59Noland R. B., Quddus M. A., Ochieng W. Y., 2008, « The Effect of the London Congestion Charge on Road Casualties: an Intervention Analysis », Transportation, 35, p. 73-91.
60OCDE, 1988, Road Accidents: On-site Investigations, Paris, OCDE.
61Onisr, 2017, La sécurité routière en France. Bilan de l’année 2016, Paris, La Documentation française.
62Paulozzi L. J., 2005, « The Role of Sales of New Motorcycles in a Recent Increase in Motorcycle Mortality Rates », Journal of Safety Research, 36, p. 361-364.
63Ragot-Court I., Van Elslande P., 2011, Les comportements et leurs déterminants dans l’accidentalité des deux-roues motorisés (Projet COMPAR - Ifsttar/DSCR, rapport final), Marne-la-Vallée, Ifsttar.
64Reason J., 1993, L’erreur humaine, trad. par J. M. Hoc, Paris, Presses universitaires de France [éd. orig. Human Error, Cambridge, Cambridge University Press, 1990].
65Schoon C., 2004, Traffic Legislation and Safety in Europe Concerning the Moped and the A1 Category (125 cc) Motorcycle, Leidschendam, SWOV Institute for Road Safety Research.
66Segui-Gomez M., Lopez-Valdes F. J., 2007, « Recognizing the Importance of Injury in Other Policy Forums: the Case of Motorcycle Licensing Policy in Spain », Injury Prevention, 13/6, p. 429-430.
67Solère H. de, Solère R. de, 2011, « Les deux-roues motorisés en milieu urbain : quelle place dans les politiques de déplacements ? », Techni-cités, 210, p. 26-28.
68Van Elslande P., 2003, « Erreurs de conduite et besoins d’aide : une approche accidentologique en ergonomie », Le travail humain, 66 (2003/3), p. 197-226.
69Van Elslande P., Fouquet K., 2005, L’erreur urbaine. Défaillances, facteurs et contextes de production des accidents d’agglomération, Arcueil, Inrets.
70Van Elslande P., Fournier J.-Y., Parraud C., 2014, « The Safety Problems Ret by Powered Two-Wheelers in Urban Traffic », dans Brebbia C. A. (dir.), Urban Transport XX, Southampton, WIT Press, p. 479-490.
71Van Elslande, P. et al., 2008, Accidentologie, usage et représentations des deux-roues motorisés, Rapport de synthèse final R 7.2 du projet ANR Predit 2RM.
72Wu D., 2018, Quantification des causes des accidents de deux/trois-roues motorisés et de leurs conséquences corporelles. Approche épidémiologique, thèse de doctorat, Lyon, université Claude-Bernard Lyon 1.
73York I., Ball S., Anjum O., Webster D., 2010, Assessment of TfL’s Experimental Scheme to Allow Motorcycles onto With-Flow Bus Lanes on the TRLN, Crowthorne, Transport Research Laboratory.
Notes de bas de page
1 Le décret no 96-600 du 4 juillet 1996 modifiant certaines dispositions du Code de la route relatives aux permis de conduire a instauré la possibilité pour tout détenteur d’un permis B depuis plus de deux ans de conduire une motocyclette légère dont la cylindrée n’excède pas 125 cm3 et dont la puissance n’excède pas 11 kW (article R125-1 du Code de la route).
Auteurs
Pierre Van Elslande, directeur de recherche en psychologie, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar.
Nicolas Clabaux, chargé de recherche en transports, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar.
Jean-Yves Fournier, ingénieur d’études en statistique, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar.
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