Aménagements en faveur des transports collectifs et incidences sur la sécurité des déplacements
p. 123-140
Texte intégral
Introduction
1Les politiques contemporaines de mobilité durable se traduisent par un fort développement des aménagements pour les transports en commun, et en particulier des aménagements destinés aux systèmes de transports collectifs « en site propre » (tramway, bus à haut niveau de service). Ces aménagements contribuent à renforcer l’offre de transports publics dans certains secteurs de l’espace urbain, mais sont également pensés pour réduire la place de l’automobile sur les axes concernés – du moins sur une partie du tracé des lignes – et reposent sur une segmentation de l’espace viaire qui modifie notablement les conditions d’usage de cet espace pour toutes les catégories d’usagers. Quelles sont les incidences de ces importants changements, touchant aussi bien l’organisation des mobilités à l’échelle de l’agglomération que les configurations des espaces publics et les pratiques de ces espaces, sur la sécurité des déplacements ? Nous rassemblons et présentons dans cet article un ensemble de travaux que nous avons conduits sur ce thème au cours des dernières années1. Ils ne sont présentés ici que de façon synthétique, car ils ont donné lieu pour la plupart à des publications.
2La littérature scientifique traitant des problèmes de sécurité de la circulation liés aux transports collectifs urbains n’est pas très abondante, sans doute parce que l’on admet en général que les transports publics contribuent à la sécurité en limitant le trafic automobile. De fait, des analyses réalisées il y a plusieurs décennies ont montré que, dans le cas du Grand Londres, la diminution de l’usage des transports collectifs due à la forte augmentation tarifaire des transports publics de 1982 (+ 90 %) s’est traduite par une augmentation du nombre d’accidents de la circulation, en particulier ceux touchant les cyclistes, les automobilistes et les taxis (Allsop et Turner, 1986) ; notons néanmoins que les baisses tarifaires (–25 %) qui ont suivi en 1983 n’ont pas eu d’effet de réduction du nombre d’accidents (Elvik et Vaa, 2004).
3Les transports collectifs posent cependant des problèmes de sécurité particuliers, qui ont souvent été abordés sous l’angle un peu étroit des collisions impliquant directement des bus ou des rames de tramway. Certes, les véhicules de transport collectif, du fait de leur masse et de leur inertie notamment, peuvent être impliqués dans des accidents engendrant de graves lésions corporelles en cas de choc contre un piéton ou un usager de deux-roues ; cela vaut pour les bus, et encore davantage pour les tramways (Hedelin et al., 2002 ; Beer et Brenac, 2006). Mais un nombre important d’accidents corporels impliquent les véhicules de transport collectif d’une façon plus indirecte : cas d’un piéton traversant une rue en étant initialement masqué par un bus ou un tram, et heurté par un autre véhicule, ou cas d’un piéton traversant précipitamment pour « attraper » son bus ou son tram, et percuté par un autre usager, par exemple (Unger et al., 2002 ; Brenac et Clabaux, 2005 ; Millot, 2016).
4De façon plus générale, les aménagements réalisés pour l’insertion du tramway (ou d’autres systèmes de transport en site propre) sur les infrastructures urbaines peuvent jouer un rôle important dans le déroulement de certains accidents, même lorsqu’aucun véhicule de transport en commun n’est présent sur les lieux (Maître, 2015 ; Fournier et al., 2016).
5Les incidences de l’aménagement d’un réseau de tramway sur la sécurité font l’objet des deuxième et troisième sections du présent article. La deuxième section rend compte de recherches principalement qualitatives, reposant sur l’analyse compréhensive de cas d’accidents et visant à identifier les processus accidentels à l’œuvre, en rapport notamment avec les aménagements et la conception des espaces.
6La présence sur les infrastructures réaménagées pour les tramways d’une accidentologie spécifique – qu’il est important de connaître pour pouvoir mieux aménager à l’avenir ces espaces viaires – ne signifie pas pour autant que la mise en place d’un réseau de tramway conduise nécessairement à dégrader la sécurité, considérée globalement. Des analyses plus quantitatives des évolutions entre période avant aménagement et période après aménagement ont permis d’apporter quelques éclairages sur ce point. Elles font l’objet de la troisième section de cet article.
7La quatrième section présente des travaux relatifs aux incidences des aménagements dédiés aux bus (différentes configurations de couloirs réservés aux bus, aménagements en site propre) sur la sécurité des piétons, s’appuyant sur des méthodes quantitatives, comparant les risques d’accident impliquant des piétons pour différentes configurations, ou sur des démarches qualitatives reposant sur l’analyse compréhensive de cas d’accidents.
Espaces publics réaménagés pour le tramway et processus d’accidents de la circulation
Influence des espaces aménagés pour les tramways dans les processus accidentels
8Une première investigation a visé à identifier et à décrire les différents types d’influence des environnements de tramway dans le déroulement des accidents corporels, par l’analyse approfondie d’une cinquantaine de cas (Maître, 2015, 2016). Cette analyse s’est appuyée sur l’étude des procès-verbaux établis par la police pour chacun de ces cas. Ces documents comportent une synthèse des faits, un relevé des circonstances de l’accident, un relevé des caractéristiques des véhicules et des lieux, les procès-verbaux d’audition des personnes impliquées et des témoins, un schéma de l’accident, éventuellement des photographies, et des pièces annexes comme les certificats décrivant les blessures des victimes. L’analyse de ces documents est complétée par une investigation sur l’environnement spatial de l’accident (position dans la ville, caractéristiques du quartier et de l’environnement urbain, aménagement de la voirie et de l’espace public). Les 51 cas étudiés constituent un échantillon aléatoire prélevé parmi l’ensemble des accidents corporels (recensés par les forces de l’ordre) survenus en 2009 et 2010 dans des environnements de tramway – qu’il y ait ou non présence d’un tram au moment de l’accident – dans les 19 villes françaises équipées d’un tramway en fonctionnement durant ces deux années.
9Les principaux types d’influence de l’espace public réaménagé pour le tramway qui ont été mis en évidence sont les suivants :
la continuité de la plateforme réservée au tramway, non interrompue au niveau des intersections mineures, entraîne d’une part des effets de coupure dans le tissu urbain, favorisant la réalisation par certains usagers de manœuvres de traversée interdites ou inappropriées à l’origine de collisions, et d’autre part produit une continuité perceptive de l’aménagement atténuant la perception des intersections mineures et contribuant à certains accidents. Douze cas (soit 24 %) de l’échantillon étudié relèvent de ce type d’influence ;
la complication de l’aménagement de l’espace, conduisant à une mauvaise compréhension du site ou rendant plus difficile la recherche visuelle d’information pour l’usager, est mise en évidence dans neuf cas d’accident (soit 18 % de l’échantillon). En segmentant transversalement les chaussées, en multipliant les types de voie (pour les trams, les cycles, pour la circulation générale), en s’écartant parfois de l’organisation usuelle des sens de circulation dans l’espace viaire et en introduisant des réglementations spécifiques, l’insertion d’une ligne de tramway en site propre tend en effet à produire un espace public plus compliqué ;
la faible différenciation visuelle des espaces balayés par le tramway et des espaces conçus pour les piétons et cyclistes, qui conduit certains de ces usagers à ne pas percevoir clairement la limite au-delà de laquelle il peut être risqué de se tenir ou de s’avancer, a joué un rôle dans huit accidents (soit 16 % de l’échantillon).
10La phase de travaux (dans le cas des villes où des travaux d’extension du réseau de tramway étaient en cours sur la période d’étude) peut d’autre part favoriser certains accidents notamment par la mise en place de sens provisoires de circulation difficiles à comprendre, ou du fait de la présence de palissades de chantier masquant la visibilité à proximité immédiate des voies de circulation (trois accidents). D’autres types d’influence ont été identifiés, mais il est plus délicat de les caractériser de façon certaine dans les accidents étudiés : étroitesse des voies de circulation le long de la plateforme favorisant des accidents avec les véhicules en stationnement ou avec les deux-roues à moteur (cinq cas) ; allongement des temps d’attente pour les piétons aux feux tricolores liés à la prise en compte du tramway dans la gestion des feux, favorisant le franchissement au rouge piéton (quatre cas) ; succession dans l’espace de différentes organisations des circulations (changement du nombre de voies, du positionnement des voies de tramways) favorisant des accidents par perte de contrôle du véhicule (deux cas).
11Ces investigations ont été prolongées lors d’une autre recherche, examinant de façon plus approfondie trois lignes de tramway dans les villes de Marseille, Montpellier et Nice, et étudiant notamment les liens entre les difficultés d’usage et problèmes de sécurité liés au réaménagement de l’espace public pour l’insertion du tramway, et les processus de conception de ces espaces (Maître, 2017). En cohérence avec les résultats précédents, le cas de ces trois lignes fait également apparaître des problèmes de sécurité liés aux effets de coupure, à la complication de l’espace, et aux difficultés de lecture de l’environnement, ces problèmes pouvant être analysés en grande partie en mobilisant la notion de lisibilité de l’espace. L’analyse très détaillée de plusieurs sites sur ces différentes lignes (enquête de terrain, relevés, observation des usages, recueil de points de vue d’usagers, analyse des accidents) et la réalisation d’entretiens avec des acteurs ayant pris part aux projets et à la conception des aménagements ont permis d’autre part de mettre en évidence le rôle des processus de conception dans la production d’espaces porteurs de difficultés d’usage et de problèmes de sécurité. La complication de ces espaces tient en partie au fait même d’introduire un nouvel objet technique (le tramway), avec ses équipements et ses règles de fonctionnement spécifiques, dans une emprise limitée où différents usages et circulations préexistent. Mais elle n’est pas sans lien avec la complexité particulière des projets de tramway en site propre, qui conduisent à reconcevoir tout l’espace de façade à façade, du sous-sol (réfection des réseaux) jusqu’aux superstructures. Ces projets mobilisent de ce fait une multiplicité d’acteurs, de métiers, de cultures techniques, touchent au patrimoine urbain, et répondent à d’importants enjeux politiques, du fait notamment du poids du tramway dans les stratégies de marketing urbain ; ils impliquent aussi l’articulation de plusieurs échelles spatiales et de différentes temporalités. Cette complexité particulière est porteuse notamment d’une certaine imprévisibilité et de contradictions parfois irréductibles.
12Ce travail montre en particulier comment la conjonction de préoccupations et de contraintes relevant de différents ordres (technique, politique, architectural et urbain), chacun porteur d’une cohérence spatiale qui lui est propre, se traduit dans certains cas par la superposition de logiques spatiales différentes sur un même lieu, à l’origine de problèmes de lisibilité, d’usage de l’espace, et de sécurité (Maître, 2017). La multiplicité des objectifs poursuivis et les fortes contraintes spatiales peuvent conduire dans d’autres cas à une succession rapide dans l’espace d’aménagements hétérogènes (changements de nombre de voies, des sens de circulation, du positionnement des voies de tramway, passant de droite à gauche ou inversement, etc.) engendrant également des difficultés de lecture, de compréhension et de pratique de l’espace pouvant favoriser certains accidents. Dans d’autres cas encore, la diversité des préoccupations, en partie contradictoires, conduit à retenir un principe d’aménagement ambigu, porteur en lui-même de contradictions : ainsi, par exemple, sur l’un des sites étudiés, « l’ambiguïté réside dans le fait que le choix formel du site propre (voies de tramway séparées et interdites aux autres circulations) est en réalité contredit par la conception de l’aménagement visant à tolérer les usages non autorisés de la plateforme et à mieux intégrer le tramway dans la forme de la rue traditionnelle (voies de tramway délimitées par des bordures discrètes, très basses et facilement franchissables, par exemple) » (Maître, 2017, p. 373). L’ambiguïté de l’aménagement est alors à l’origine de difficultés de compréhension de l’aménagement et de la signalisation, et de perception des autres usagers, contribuant à la genèse de certains accidents.
13Ces travaux ouvrent un certain nombre de perspectives pour l’action d’aménagement, en suggérant en particulier de mieux intégrer dans les projets la préoccupation de lisibilité des espaces publics et de mieux prendre en compte les connaissances sur les principaux déterminants des accidents sur les voiries réaménagées pour les tramways. Ils encouragent aussi à faire évoluer les modes de collaboration lors d’aménagements impliquant de nombreux acteurs et métiers, en particulier dans le sens d’une meilleure prise en compte de la complexité (au sens de la pensée complexe), et d’un meilleur accès de chaque acteur aux multiples cadres de référence des autres professionnels engagés dans de tels projets (Maître, 2017).
Accidents impliquant des piétons sur les axes réaménagés pour le tramway
14Un travail de recherche visant à améliorer les connaissances sur les circonstances et les lieux d’occurrence des accidents touchant des piétons, dans des environnements avec voies réservées au tramway, a été réalisé (Millot, 2016). Il porte sur sept lignes de tramway dans les villes de Bordeaux, Montpellier, Rouen et Strasbourg. Nous en rendons compte brièvement ci-après. Au total, 190 accidents corporels ont été étudiés, sur la base de l’analyse des procès-verbaux établis par la police et de l’analyse des sites. Ces 190 cas représentent l’ensemble des accidents touchant des piétons recensés par les forces de l’ordre, de 2009 à 2011, dans les rues équipées de voies réservées, le long des lignes de tramways retenues.
15Sur ces 190 cas, environ un tiers (58 cas) sont des collisions entre tramway et piéton et impliquent donc directement un tram. Environ un quart (47 cas) impliquent indirectement un tramway (par exemple : piéton traversant précipitamment vers un tram et heurté par un autre véhicule). Dans 73 cas, on n’observe pas d’implication directe ou indirecte d’une rame de tramway, et dans les 12 cas restants l’information disponible est insuffisante pour conclure sur ce point.
16Les 58 collisions entre tramway et piéton se sont produites pour moitié dans les stations, et dans ce cas elles relèvent généralement de l’une des catégories suivantes :
piétons chutant des quais sur la plateforme et heurtés par un tramway entrant dans la station (9 cas). Ces accidents peuvent concerner notamment des piétons âgés ayant des difficultés à se déplacer, et parfois des piétons sous l’influence de l’alcool, et ils peuvent être favorisés par une plateforme glissante (pluie, neige) ;
piétons juste sortis d’un tram ou s’apprêtant à y monter, et traversant directement les rails en dehors des traversées aménagées (11 cas dont trois où le piéton est initialement masqué par un tramway arrêté) ;
piétons traversant précipitamment les voies de circulation en direction de la station et heurtés en traversant la première voie de tramway (5 accidents). Selon les cas, le piéton n’a pas pris d’information dans la bonne direction et n’a pas vu le tram approcher, ou il a vu le tram et pensé à tort qu’il avait le temps de traverser devant lui.
En dehors des stations, l’implication directe d’un tramway correspond le plus souvent à l’une des deux configurations suivantes :
piétons circulant le long de la plateforme de tramway, qui traversent sans précaution et sont heurtés par un tramway survenant derrière eux (11 cas). Des éléments de distraction du piéton sont souvent relevés (casque audio, téléphone mobile, par exemple) ;
piétons traversant sur un passage aménagé, franchissant d’abord les voies de circulation puis poursuivant leur traversée alors qu’un tramway approche, et qui sont heurtés par la rame alors qu’ils traversent la première voie de tram (sept accidents). Selon les cas, le passage aménagé n’est pas équipé de feux de circulation, ou des feux sont en place et sont au rouge pour le piéton au moment de la collision. Ces accidents peuvent être en partie expliqués par des conditions défavorables de météorologie ou de visibilité. Ils touchent parfois des piétons handicapés ayant des capacités d’analyse limitées. Des éléments de distraction (casque audio, téléphone mobile) sont aussi relevés dans quelques-uns de ces accidents.
17Les 47 cas d’implication indirecte se produisent très généralement dans l’environnement immédiat des stations (41 cas). Les piétons concernés sont pour la plupart des usagers du tramway. Ces accidents relèvent en général de l’une des catégories suivantes :
piétons traversant précipitamment vers la station de tramway, et heurtés par un véhicule circulant sur les voies de circulation générale, bien que le piéton n’ait pas été masqué à la vue du conducteur au début de sa traversée (15 cas). Dans la plupart de ces accidents, le piéton traverse en dehors des passages aménagés, et dans quelques cas sur un passage mais avec un feu tricolore au rouge pour les piétons ;
piétons initialement masqués par un véhicule arrêté sur les voies de circulation générale, traversant précipitamment vers la station de tramway, et heurtés par un autre véhicule circulant sur ces voies (9 cas). Dans 6 de ces cas, le piéton est masqué par le bus dont il vient de descendre. Le piéton traverse le plus souvent en dehors des passages aménagés, et dans quelques cas sur un passage aménagé non équipé de feux ;
piétons descendant du tramway et traversant de façon hâtive les voies de circulation générale, sur lesquelles ils sont heurtés par un véhicule en circulation (17 cas).
18Ces travaux ont permis d’identifier un certain nombre de perspectives pour réduire les risques d’accidents touchant des piétons dans les rues équipées de tramway, en particulier concernant l’amélioration de la perception des voies de tramway et la conception des stations et de leurs alentours, qui représentent un enjeu important puisqu’environ 70 % des accidents blessant des piétons et impliquant directement ou indirectement une rame de tramway se produisent au niveau des stations ou à proximité immédiate (Millot, 2016).
Évolution locale et globale de la sécurité après la réalisation de réseaux de tramway
Effets de l’insertion des lignes de tramway sur les accidents, sur les axes concernés
19Une recherche a porté sur les effets de l’insertion des lignes T1 et T2 du tramway de Marseille sur les accidents corporels survenus sur les axes parcourus par ces lignes (Clabaux et al., 2015). Nous en présentons ici brièvement la démarche et les résultats.
20L’analyse repose sur une comparaison entre les accidents survenus dans la période 2001-2003, qui a précédé les travaux d’aménagement de ces lignes, et la période 2008-2011, postérieure à leur mise en service. Onze des dix-huit axes parcourus par ces lignes ont été retenus : le cours Belsunce, la Canebière, le square Stalingrad, le cours Joseph-Thierry, les boulevards Longchamp et Philippon, l’avenue du Maréchal-Foch, sur la ligne T2 ; les boulevards Chave, Sainte-Thérèse, Jean-Aicard et Berthier, sur la ligne T1. Les sept autres axes ont été écartés pour différentes raisons (risque de biais lié aux répercussions d’autres travaux, en relation notamment avec le projet Euroméditerranée ; axes nouvellement créés, ne permettant pas d’étudier une situation avant tramway).
21L’analyse n’a pas mis en évidence de différence d’évolution statistiquement significative entre les onze axes étudiés. Mais globalement l’évolution observée sur ces axes, corrigée de la tendance générale à la baisse de l’accidentalité constatée sur cette période sur l’ensemble de la ville de Marseille, fait apparaître une forte réduction du nombre d’accidents (– 62 % ; intervalle de confiance à 95 % : – 68 % à –55 %) qui peut être attribuée aux aménagements et aux évolutions spécifiques – de la circulation, notamment – intervenus sur ces axes entre les deux périodes étudiées.
22Cette réduction notable du nombre d’accidents corporels après insertion d’une ligne de tramway est sans doute due en grande partie à une importante baisse du volume de trafic sur ces axes, puisque souvent le nombre de voies pour la circulation générale a été réduit de quatre à deux voies (sur la Canebière, l’avenue du Maréchal-Foch, le boulevard Chave, notamment) ou de trois voies à une voie (sur le cours Belsunce), ou bien la circulation des voitures particulières a été interdite (boulevard Longchamp, cours Joseph-Thierry). On ne peut exclure cependant que la diminution du nombre d’accidents sur ces axes soit en partie compensée par une augmentation sur d’autres axes où la circulation se serait partiellement reportée, mais ce point n’a pas pu être examiné dans cette recherche.
23Indépendamment de l’influence du volume de trafic, les aménagements ont pu avoir une influence sur le risque d’accident, dans un sens favorable (du fait de la diminution du nombre de voies de circulation, par exemple) ou défavorable (du fait de la complication de l’espace viaire, des effets de coupure et des problèmes de lisibilité de l’espace, évoqués plus haut). L’analyse qualitative des cas d’accident a permis de les répartir entre les différents scénarios types d’accidents usuellement observés sur les voies urbaines (Clabaux et Brenac, 2010 ; Brenac et al., 2003), et d’examiner l’évolution de cette répartition entre période avant et période après aménagement. Nous ne détaillons pas ici ces résultats. Notons cependant que certains scénarios types favorisés par la présence de multiples files de circulation de même sens paraissent en régression, ce qui est logique compte tenu de la réduction du nombre de voies de circulation générale sur une partie des axes étudiés. À l’inverse, d’autres scénarios types correspondant à des situations de concurrence attentionnelle (usager confronté à des flux venant de différentes directions, et/ou focalisé sur un objectif particulier ou cherchant à s’orienter) sont plutôt en augmentation, ce qui n’est pas surprenant au regard des résultats des recherches rapportées plus haut, qui mettent en évidence les effets défavorables de la complication des sites ou de leur manque de lisibilité. Les accidents correspondant à ces scénarios types, en situation après aménagement, semblent surtout se produire sur les voies de tramway elles-mêmes, au niveau des intersections ou en dehors des intersections (dans ce dernier cas il s’agit notamment de piétons heurtés par des trams ou par des deux-roues).
24Globalement cette recherche suggère que l’insertion d’une ligne de tramway contribue à réduire fortement le nombre d’accidents sur les axes empruntés par cette ligne, du fait notamment de la réduction du volume de trafic sur ces axes, et que d’autre part elle modifie les conditions de sécurité et la nature des accidents survenant dans ces espaces. L’hypothèse que les accidents se reportent en partie vers d’autres voies utilisées comme itinéraires de substitution par les usagers de véhicules motorisés ne peut cependant être exclue.
Évolution globale de la sécurité après mise en service d’un réseau de tramway, à l’échelle de l’agglomération
25D’autres travaux se sont intéressés à l’évolution de la sécurité, consécutive à la mise en service d’un tramway, mais dans un périmètre beaucoup plus large : celui de l’agglomération (Brenac et al., 2019). Nous présentons ici quelques éléments sur ces travaux et leurs résultats.
26L’analyse a porté sur la comparaison de l’évolution des nombres d’accidents corporels de la circulation entraînant au moins une hospitalisation2 dans 7 agglomérations s’étant équipées d’un tramway sur une période récente et dans 22 autres agglomérations de taille comparable n’ayant pas recouru au tramway. Les périmètres retenus pour l’analyse sont ceux des unités urbaines3.
27Les 7 unités urbaines étudiées s’étant équipées d’un tramway sont Angers, Besançon, Brest, Dijon, Le Havre, Reims et Tours. En 2006, la population de ces unités urbaines variait entre 134 000 et 345 000 habitants. Les 22 unités urbaines de référence sont les unités urbaines de 100 000 à 400 000 habitants ne disposant pas d’équipement de transport collectif de type tramway ou métro mis en service au cours de la période 2005-2016 ou déjà en service au début de cette période (Amiens, Angoulême, Annecy, Bayonne, Béthune, Chambéry, Creil, Dunkerque, La Rochelle, Limoges, Lorient, Maubeuge, Metz, Montbéliard, Nîmes, Pau, Perpignan, Poitiers, Saint-Nazaire, Thionville, Troyes, et Valence).
28Pour pouvoir comparer globalement les évolutions sur ces différentes unités urbaines, les périodes d’étude retenues sont 2005-2006 et 2015-2016. Elles ont été déterminées en sorte que la période « avant » soit antérieure aux travaux du tramway pour les sept unités urbaines d’intérêt, et que la période « après » soit postérieure à la mise en service également pour ces sept unités urbaines.
29Les résultats obtenus sont les suivants :
l’évolution moyenne, entre 2005-2006 et 2015-2016, sur les sept unités urbaines s’étant équipées d’un tramway est une réduction du nombre d’accidents (– 23 %, intervalle de confiance à 95 % : – 43 % à + 2 %), mais elle est moins forte que la réduction survenue sur les unités urbaines de référence (– 45 %, intervalle de confiance de – 50 % à – 40 %) ;
un test statistique comparant les évolutions des nombres d’accidents sur les unités urbaines d’intérêt et celles observées sur les unités urbaines de référence montre une différence statistiquement significative entre les deux groupes d’unités urbaines, l’évolution étant globalement moins favorable sur les unités urbaines s’étant équipées d’un tramway (test de Mann-Whitney, p = 0,008) ;
cette tendance générale recouvre cependant certaines disparités puisque dans le cas de Dijon, l’évolution du nombre d’accidents est au contraire plus favorable que sur les unités urbaines de référence4.
30Si l’on détaille les accidents selon les types de victimes hospitalisées, il apparaît que le nombre d’accidents entraînant au moins une hospitalisation parmi les piétons n’évolue pas de façon notablement ni significativement moins favorable, en moyenne, dans les unités urbaines s’étant dotées d’un tramway (– 21 %) par rapport aux unités urbaines de référence (– 28 %). Mais l’évolution est moins favorable, dans les villes ayant mis en service un tramway, pour les accidents entraînant au moins une hospitalisation parmi les cyclistes (+ 8 % versus – 24 %), parmi les usagers de deux-roues motorisés (– 34 % versus – 51 %) ou les usagers d’autres véhicules (– 19 % versus – 51 %). La différence d’évolution concernant les cyclistes, cependant, n’est pas statistiquement significative du fait des effectifs limités. La réduction de la place de l’automobile sur les axes réaménagés pour le tramway pourrait avoir contribué à accroître les difficultés de circulation et de stationnement et à encourager les déplacements en deux-roues motorisé, davantage que dans les villes sans tramway. De même, les réaménagements opérés pour l’insertion du tramway, s’accompagnant souvent d’équipements cyclables, ont pu encourager la circulation cycliste davantage que dans d’autres villes.
31Globalement, cette recherche met donc en évidence que la sécurité des déplacements évolue en moyenne moins favorablement dans les agglomérations françaises s’étant dotées d’un réseau de tramway, du moins dans une période récente, par rapport à des agglomérations de taille comparable n’ayant pas recouru au tramway. Certes, les nombres d’accidents baissent entre les deux périodes d’étude, pour les deux groupes d’unités urbaines, ce qui traduit sans doute en grande partie l’effet des tendances nationales liées à la politique de sécurité routière ou à d’autres facteurs (évolutions technologiques, par exemple). Mais le fait que l’évolution soit moins favorable dans les agglomérations s’étant équipées d’un tramway (– 23 %) que dans les autres (– 45 %) suggère l’existence, dans ces villes, de facteurs spécifiques, défavorables à la sécurité ou favorisant une augmentation de la circulation automobile5. Il serait abusif cependant d’interpréter ce résultat comme traduisant nécessairement « l’effet du tramway » en lui-même, car l’évolution observée pourrait aussi résulter de tendances préexistantes à l’œuvre sur ces territoires, ou d’autres développements des politiques d’aménagement concomitants de la mise en place du tramway.
32La réalisation d’un tramway en site propre peut certes avoir une incidence sur les risques auxquels la circulation est exposée, du fait des aménagements réalisés sur les axes concernés, dans un sens favorable (réduction du nombre de voies) ou défavorable (complication des espaces publics, effets de coupure, etc.). Le report d’une partie du trafic vers d’autres rues peut aussi modifier le niveau de risque auquel ce trafic est exposé. Mais ces différents effets ne concernent qu’une portion limitée du réseau de voirie, à l’échelle de l’unité urbaine. La nouvelle offre de transport public peut d’autre part modifier la répartition modale, dans un sens qui peut contribuer à réduire la circulation automobile (transfert modal de la voiture vers les transports publics), mais aussi dans un sens moins favorable, en favorisant de nouveaux déplacements ou des déplacements à plus longue portée et en induisant de nouveaux trafics (entre les périphéries et des parcs de stationnement en extrémité de ligne, par exemple). La réduction de la place dévolue à l’automobile peut aussi encourager l’usage d’autres modes de déplacement présentant des risques plus élevés (deux-roues motorisés). Globalement, les travaux antérieurs tendent à montrer que la réalisation d’un réseau de tramway entraîne un accroissement de la fréquentation des transports collectifs mais ne réduit généralement pas la part de l’automobile dans les déplacements (Bonnel et al., 2003 ; Gagnière, 2012). Mais rien n’indique que la mise en service d’un tramway, en elle-même, puisse engendrer une augmentation notable de la circulation automobile.
33L’influence possible de différences éventuelles d’évolution, en termes de démographie, de nombre d’emplois ou de développement urbain (périurbanisation), entre les villes s’étant équipées d’un tramway et les villes de référence, a été examinée en s’appuyant sur les statistiques produites par l’Insee sur la population et l’emploi à l’échelle des unités urbaines concernées et des aires urbaines qui les entourent. Sur ces différents aspects, les différences d’évolution moyenne, de 2006 à 2015, entre les deux groupes de villes sont peu sensibles et, en première analyse, ne semblent pas de nature en elles-mêmes à entraîner une évolution nettement différenciée de la circulation automobile entre ces deux groupes, qui soit susceptible d’expliquer l’évolution moins favorable des nombres d’accidents sur les villes ayant eu recours au tramway.
34Mais l’évolution plus défavorable en moyenne dans les unités urbaines s’étant dotées d’un tramway pourrait en partie tenir à d’autres développements des politiques d’aménagement et de mobilité, concomitants de la réalisation du réseau de tramway, et qui pourraient avoir contribué à l’augmentation de la circulation automobile : par exemple, pour 6 des 7 unités urbaines étudiées, des aménagements significatifs de voirie (réalisation de plusieurs kilomètres de rocade) ont été mis en œuvre sur la période étudiée, ce qui n’était le cas que pour 9 des 22 unités urbaines de référence. S’agit-il là de coïncidences, ou des conséquences de stratégies d’ensemble ? De façon générale, l’étude des politiques locales de mobilité conduites dans les villes françaises depuis les années 2000 montre que la recherche d’attractivité, dans un contexte de compétition entre territoires, y tient une place prépondérante, et tend à faire cohabiter des objectifs contradictoires de qualité d’accès de la ville (y compris par le mode routier) et de protection vis-à-vis des nuisances de l’automobile, cette contradiction se résolvant par « un partage territorial : aux centres-villes historiques et aux centralités secondaires la protection vis-à-vis de l’automobile, aux périphéries urbaines les grandes infrastructures routières » (Reigner et Hernandez, 2007, p. 25). Dans cette perspective, on peut émettre l’hypothèse, qui resterait à démontrer, que les villes qui s’inscrivent le plus fortement dans le registre de la mobilité durable et de ses outils symboliques, jusqu’à faire le choix coûteux du tramway, tendent plus que d’autres à développer parallèlement des infrastructures pour l’automobile dans leurs périphéries, dans le cadre d’une recherche plus globale d’attractivité.
35L’interprétation des résultats des travaux qui viennent d’être présentés reste à étayer par d’autres investigations. Mais les résultats obtenus montrent néanmoins, d’ores et déjà, que si la réalisation d’un réseau de tramway peut réduire les nombres d’accidents sur les axes parcourus par les lignes de tram (Clabaux et al., 2015), elle ne semble pas s’accompagner, en général, d’une amélioration de la sécurité des déplacements à l’échelle de l’agglomération.
Espaces dédiés aux bus et sécurité des piétons : éléments sur les risques et processus accidentels
Sécurité des piétons dans les rues équipées de couloirs réservés aux bus
36Les publications antérieures suggèrent que les couloirs réservés aux bus, et plus encore les couloirs à contresens de la circulation générale (configuration où les seules autres voies sont des voies en sens inverse du couloir de bus, ouvertes à l’ensemble du trafic) présentent des risques élevés pour la sécurité des piétons (Chen et al., 2013 ; Devenport, 1987 ; Brownfield et Devenport, 1989). Néanmoins, ces sur-risques n’ont été que rarement documentés pour la France, au-delà de quelques travaux sur le cas parisien (Vayre, 2001 ; Passalacqua, 2008). Une investigation a donc été conduite sur ce sujet sur la ville de Marseille (Fournier et al., 2016). Nous rendons compte ci-après de ses principaux résultats.
37Les voies réservées aux bus en fonctionnement (entre 2007 et 2012) dans la ville de Marseille sont constituées de 23 km de couloirs de bus ordinaires, aménagés dans le sens de la circulation générale, de 2,5 km de couloirs à contresens, et de 1,8 km de voies réservées aux bus dans des rues fermées aux autres trafics. Outre les bus, les taxis et véhicules d’urgence sont autorisés à circuler sur ces voies réservées. Sur quelques sections, la circulation des vélos y est également autorisée.
38Une analyse précise du risque, pour un véhicule, d’entrer en collision avec un piéton, a pu être conduite dans le cas des sections équipées de couloirs de bus ordinaires, pour la période 2007-2012. Les calculs ont porté sur huit paires de sections comparables situées en vis-à-vis, c’est-à-dire sur un même axe et l’une en face de l’autre, l’une étant équipée d’un couloir réservé aux bus aménagé à droite des voies banalisées, l’autre, de sens inverse et composée uniquement de voies banalisées, constituant la section témoin. En comparant le nombre d’accidents entre un véhicule et un piéton sur la section équipée, rapporté au volume de trafic sur cette même section, et le nombre d’accidents du même type rapporté au volume de trafic sur la section non équipée, un risque relatif a pu être calculé. Les résultats obtenus montrent que le risque d’entrer en collision avec un piéton est supérieur d’un facteur 1,67 (intervalle de confiance à 95 % : 1,08 à 2,58) sur les sections équipées d’un couloir de bus, par rapport aux sections non équipées correspondantes.
39Pour les sections équipées d’autres dispositifs (couloir à contresens, voie réservée dans une rue fermée aux autres trafics), du fait de la difficulté de trouver des sections pouvant leur être appariées, il n’a pas été possible de conduire des analyses aussi formelles. On peut cependant relever que, dans les rues équipées de couloirs de bus à contresens, 49 % des accidents de piétons recensés sur ces tronçons se produisent dans le couloir à contresens, bien que le trafic dans ce couloir réservé (ouvert aux seuls bus, taxis et véhicules d’urgence) soit faible par rapport au trafic automobile sur les voies de sens opposé. Cela suggère l’existence d’un risque élevé de collision contre un piéton pour les véhicules circulant dans le couloir de bus à contresens.
40Globalement, un tiers des accidents impliquant des piétons qui se produisent dans les rues équipées de voies réservées aux bus surviennent sur la voie réservée elle-même. L’analyse qualitative du déroulement de ces accidents (à partir des procès-verbaux) suggère que les problèmes de sécurité des piétons dans les couloirs de bus ordinaires tiennent en partie à la juxtaposition de files banalisées, où le trafic est régulièrement congestionné, et d’un couloir de bus, où le trafic est faible et la vitesse plus élevée. Cette juxtaposition favorise les accidents de piétons traversant entre des véhicules arrêtés puis heurtés par un véhicule non détecté circulant dans le couloir de bus. Dans les couloirs de bus à contresens, la plupart des accidents impliquent des piétons traversant le couloir sans détecter un véhicule qui y circule (un bus dans trois quarts des cas), souvent du fait de l’absence de prise d’information visuelle en direction de ce véhicule. Cette absence de prise d’information est à relier à l’organisation atypique de tels espaces, pouvant induire en erreur le piéton au sujet du sens de circulation dans le couloir de bus, et au faible trafic dans ce couloir, pouvant favoriser la prise d’information dans la direction opposée, vers le trafic plus abondant circulant sur les voies de sens inverse. Sur les voies réservées dans les rues fermées aux autres trafics, une absence de prise d’information de la part du piéton est souvent relevée, et peut s’expliquer par le faible niveau de trafic ; l’influence de véhicules stationnés masquant la visibilité (camions de livraison par exemple) apparaît également pour d’autres accidents survenant sur ces voies.
41Globalement, les résultats de cette recherche sont en cohérence avec les enseignements de la littérature internationale et suggèrent que les couloirs de bus, dans le sens de la circulation ou à contresens, sont plutôt défavorables à la sécurité des piétons.
Aménagements pour des lignes de bus « en site propre » : des problèmes spécifiques de lisibilité et de sécurité pour les piétons
42Certains aménagements destinés à la progression des bus sur des voies réservées consistent à consacrer une demi-chaussée, à double sens, à ces voies réservées, en les séparant par un terre-plein des autres voies de circulation (figure 1). Cette configuration implique une organisation singulière des flux de trafic, s’écartant, dans l’esprit du moins, du principe de circulation à droite. Pour le piéton traversant, cela se traduit par le fait que le sens de circulation des véhicules, sur les voies qu’il franchit, change de multiples fois au cours de la traversée, et non plus une seule fois en milieu de chaussée. Cette déstructuration de l’organisation de l’espace viaire semble soulever des difficultés de lecture de cet espace – notamment pour les piétons – génératrices d’accidents de la circulation.
43Un travail exploratoire a été réalisé sur ce sujet, s’appuyant sur deux études de cas d’accident survenus sur des sites aménagés pour des lignes de bus « en site propre » (c’est-à-dire avec des voies réservées aux bus physiquement séparées de la circulation générale) et présentant de telles configurations déstructurées (Brenac et Maître, 2016). Ces deux cas d’accident illustrent que, dans de tels environnements, du fait de l’organisation atypique des sens de circulation, il arrive que les piétons ne prennent pas l’information « du bon côté » lors de la traversée de certaines voies, et soient alors heurtés par un véhicule qu’ils n’ont pas perçu avant le choc (un bus dans les deux cas). Ces processus peuvent être interprétés en référence à la notion d’automatisme dans les activités humaines, issue de la psychologie cognitive, et en s’appuyant sur la métaphore de la lecture et de la lisibilité de l’environnement, utilisée dans le domaine de l’aménagement. En effet, l’analyse de ces deux cas montre que, dans certaines circonstances du moins, lors de leur traversée, les piétons mettent en œuvre des procédures routinières de prise d’information sur la circulation, et tendent notamment à regarder sur leur droite, une fois parvenus sur le terre-plein séparant les deux demi-chaussées. Ces procédures sont habituellement pertinentes et efficaces, puisque dans les situations ordinaires, une fois atteinte cette position, le trafic vient de la droite du piéton. Les configurations atypiques que nous avons évoquées, déstructurant l’organisation des sens de circulation, sont difficilement lisibles et mettent en défaut ces procédures de prise d’information. Ce problème de lisibilité tient au principe même de ces aménagements, puisque diverses dispositions d’aménagement de détail (signalisations spécifiques) tentant d’y remédier, et qui sont déjà présentes sur certains sites d’accident, ne semblent pas de nature à prévenir ces collisions.
Conclusion
44Les travaux présentés dans cet article suggèrent que les aménagements en faveur des transports collectifs, bien qu’ils soient a priori de nature à contribuer à un développement urbain durable, ne devraient pas pour autant échapper à un examen critique de leur contribution effective à une mobilité sûre et durable.
45Certes, la mise en œuvre de systèmes de tramway, tels qu’ils ont été réintroduits dans les villes françaises au cours des dernières décennies, peut contribuer à l’amélioration de la sécurité sur les axes réaménagés pour l’insertion de ces nouvelles lignes de transport public, comme le montre l’analyse du cas de Marseille. Cette amélioration tient notamment à la diminution du nombre de files de circulation, qui limite le volume de trafic automobile et permet de réduire certains facteurs d’accident. D’autres investigations restent cependant nécessaires concernant de possibles reports du trafic et des accidents correspondants sur le réseau avoisinant.
46Néanmoins, les voies et espaces publics réaménagés pour le tramway dans les villes françaises sont considérablement transformés et engendrent certaines difficultés pour les usagers de ces espaces ainsi que des mécanismes d’accidents spécifiques qu’il est important de connaître si l’on veut améliorer la conception des aménagements. Ces difficultés et ces problèmes tiennent notamment aux effets de coupure, résultant de l’emploi fréquent de la plateforme réservée (site propre), et à la dégradation de la lisibilité de la voirie, liée à la complication accrue de ces espaces et à l’ambiguïté de certains choix d’aménagement. Compte tenu de l’importance du tramway dans les accidents de piétons survenant dans les rues avec plateforme réservée au tram (31 % de ces accidents impliquent directement un tramway, et 25 % indirectement), la sécurité des piétons sur ces axes mérite une attention particulière, surtout à proximité des stations où ces accidents se regroupent majoritairement.
47Les travaux d’Élisa Maître (2017) ont montré que la complexité particulière des processus de conception dans les projets de tramway jouait un rôle important dans la production de ces espaces parfois compliqués ou ambigus et peu lisibles. Des améliorations pourraient être attendues d’une plus grande maîtrise du concept de lisibilité par les professionnels, mais aussi de l’évolution des modes de collaboration, dans le sens d’une meilleure prise en compte de la complexité et d’un meilleur accès mutuel aux multiples cadres de référence portés par les différents acteurs.
48S’agissant des effets sur la sécurité des voies réservées aux bus, les recherches françaises restaient jusqu’à présent peu nombreuses. Les travaux réalisés ont permis de conforter les conclusions qui ressortent de la littérature scientifique internationale, en montrant en particulier que les couloirs de bus, dans le sens de la circulation générale, et encore davantage lorsqu’ils sont à contresens, ne sont pas favorables à la sécurité des piétons. Les recherches devraient être poursuivies concernant les effets sur la sécurité des aménagements de « site propre » plus marqués, tels que l’on peut en rencontrer le long de lignes de bus à haut niveau de service (BHNS). Les travaux exploratoires engagés ont cependant montré, d’ores et déjà, que certaines de ces configurations peuvent poser de sérieux problèmes de lisibilité et de sécurité pour les piétons.
49Enfin, au-delà des effets observables à l’échelle des espaces réaménagés, on peut s’interroger sur les conséquences plus globales, à l’échelle de l’agglomération, de la mise en place d’un système de transport collectif en site propre, sur la sécurité des déplacements. L’une des investigations présentées dans cet article apporte une contribution sur ce sujet, en examinant les évolutions consécutives à la mise en service de réseaux de tramway dans des villes françaises sur la période 2005-2015. Il apparaît que la sécurité évolue plutôt moins favorablement, en moyenne, dans les agglomérations (unités urbaines) s’étant dotées d’un tramway, par rapport aux autres agglomérations de taille comparable. Cette évolution différenciée ne traduit vraisemblablement pas « l’effet du tramway » en lui-même, mais tient sans doute en partie au fait que la réalisation du tramway s’est généralement accompagnée de développements du réseau routier en périphérie de ces agglomérations (plus importants que dans d’autres villes). Cette dernière interprétation paraît en cohérence avec les analyses d’autres auteurs montrant que l’agenda de la mobilité durable est en réalité surplombé par celui de l’attractivité urbaine, qui conduit à concilier des objectifs contradictoires de forte accessibilité de la ville (y compris par le mode routier) et de préservation vis-à-vis de l’automobile au moyen d’un partage territorial, les outils de l’aménagement et de la mobilité durables se déployant plutôt dans les centres et les lieux symboliques (campus, quartiers d’affaires, etc.), et les nouvelles infrastructures routières dans les périphéries (Reigner et Hernandez, 2007).
Références
50Allsop R. E., Turner E. D., 1986, « Road Casualties and Public Transport Fares in London », Accident Analysis and Prevention, 18, p. 147-156.
51Beer S., Brenac T., 2006, « Tramway et sécurité routière, l’expérience des pays germanophones », Transport Environnement Circulation, 190, p. 40-47.
52Bonnel P., Cabanne I., Massot M.-H., 2003, Évolution de l’usage des transports collectifs et politiques de déplacements urbains, Paris, La Documentation française.
53Brenac T., Clabaux N., 2005, « The Indirect Involvement of Buses in Traffic Accident Processes », Safety Science, 43, p. 835-843.
54Brenac T., Fournier J.-Y., Clabaux N., 2019, « Évolution globale de la sécurité des déplacements, à l’échelle de l’agglomération, après la mise en service d’un réseau de tramway », Recherche transports sécurité, 2019/2, p. 1-17.
55Brenac T., Maître É., 2016, « Difficultés de lecture d’espaces publics déstructurés : étude de deux cas d’accidents », Carnets d’accidentologie, 2016, p. 15-23.
56Brenac T., Nachtergaële C., Reigner H., 2003, Scénarios types d’accidents impliquant des piétons et éléments pour leur prévention, Arcueil, Inrets.
57Brownfield J., Devenport J., 1989, Road Safety Issues for the Design of Bus Priority Schemes, Crowthorne (UK), TRRL (Contractor Report, 180).
58Chen L., Chen C., Ewing R., McKnight C. E., Srinivasan R., Roe M., 2013, « Safety Countermeasures and Crash Reduction in New-York City. Experience and Lessons Learned », Accident Analysis and Prevention, 50, p. 312-322.
59Clabaux C., Maître É., Dehecq K., 2015, « Effets sur la sécurité de l’insertion du tramway dans l’espace public : une étude avant-après », Carnets d’accidentologie, 2015, p. 1-14.
60Clabaux N., Brenac T., 2010, Scénarios types d’accidents urbains n’impliquant pas de piétons et perspectives pour leur prévention, Bron, Inrets.
61Devenport J., 1987, An Evaluation of Bus Lane Safety (Report no ATWP80), Londres, London Accident Analysis Unit.
62Elvik R., Vaa T., 2004, The Handbook of Road Safety Measures, Amsterdam, Elsevier.
63Fournier J.-Y., Clabaux N., Brenac T., 2016, « Sécurité des piétons dans les rues équipées de couloirs réservés aux bus », Recherche transports sécurité, 2016/1-2, p. 27-42.
64Gagnière V., 2012, « Les effets du tramway sur la fréquentation du transport public. Un bilan des agglomérations françaises de province », Revue géographique de l’Est, 52/1-2 (http://rge.revues.org/3508).
65Hedelin A., Bunketorp O., Björnstig U., 2002, « Public Transport in Metropolitan Areas. A Danger for Unprotected Road Users », Safety Science, 40, p. 467-477.
66Maître É., 2015, « Public Spaces Re-Designed for Trams in French Cities: Safety Concerns », Advances in Transportation Studies, 37, p. 119-128.
67Maître É., 2016, « L’ambivalence de l’insertion du tramway dans les espaces publics des villes françaises: d’un objet technique idéalisé aux réalités des conditions d’usage », Urbia. Les cahiers du développement urbain durable, hors-série, 3, p. 127-143.
68Maître É., 2017, Le tramway dans l’espace public : entre complication des espaces et complexité des processus de conception, mémoire de thèse de doctorat, Aix-en-Provence, université d’Aix-Marseille.
69Millot M., 2016, « LRT Safety in France. How Are Pedestrians Involved? », Transportation Research Circular, E-C213, p. 140-148.
70Passalacqua A., 2008, « Séparer ou périr, conception et pratique du couloir réservé à Paris (1960-1975) », Mélanges de l’École française de Rome, 120, p. 59-76.
71Reigner H., Hernandez F., 2007, « Les projets des agglomérations en matière de transport : représentations, projets, conflits et stratégies de “détournement” des réseaux », Flux, 69, p. 21-34.
72Unger R., Eder C., Mayr J. M., Wernig J., 2002, « Child Pedestrian Injuries at Tram and Bus Stops », Injury, 33, p. 485-488.
73Vayre P., 2001, « Le risque accidentel du piéton dans l’agglomération parisienne », Comptes rendus de l’Académie des sciences, série III, 324, p. 1175-1179.
Notes de bas de page
1 Ces travaux ont été réalisés dans le cadre du projet « Risques émergents de la mobilité durable », avec le soutien de l’Agence nationale de la recherche.
2 Plus précisément : une hospitalisation ou un décès. Les données utilisées sont celles du fichier national des accidents corporels de la circulation (fichier BAAC). Le choix d’exclure les accidents occasionnant des blessures ne nécessitant pas d’hospitalisation tient au fait que ces accidents bénins sont très incomplètement recensés, et que le niveau de leur recensement peut varier notablement dans le temps, de façon différente d’une ville à l’autre, ce qui pourrait biaiser l’analyse. Dans la suite de cette section, par souci de simplicité, nous employons « accident » dans le sens de « accident corporel ayant entraîné au moins une hospitalisation ou un décès ».
3 Au sens de l’Insee et dans leur délimitation de 2010.
4 Voici le détail des évolutions observées entre 2005-2006 et 2015-2016 sur les unités urbaines s’étant dotées d’un tramway : à Angers, – 7 % (intervalle de confiance de – 25 % à + 16 %) ; à Besançon, – 28 % (– 43 % à – 9 %) ; à Brest,–7 % (–28 % à +21 %) ; à Dijon, –69 % (–76 % à –59 %) ; au Havre, + 1 % (– 20 % à + 26 %) ; à Reims, – 31 % (– 45 % à – 12 %) ; à Tours, + 8 % (– 5 % à + 23 %) ; ces chiffres étant à comparer à l’évolution moyenne sur les 22 unités urbaines de référence, qui est de – 45 % (– 50 % à – 40 %).
5 L’évolution de la circulation automobile entre les deux périodes d’étude n’a pas pu être étudiée. En effet, pour aucune des sept agglomérations ayant mis en place un tramway au cours de la période étudiée, il n’a été possible s’appuyer sur des enquêtes ménages-déplacements (répondant aux standards méthodologiques reconnus) à la fois pour la période avant aménagement et pour la période après aménagement.
Auteurs
Thierry Brenac, chercheur, docteur en transports, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar.
Élisa Maître, docteure en urbanisme et aménagement, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar et Laboratoire interdisciplinaire environnement urbanisme UR 889, Aix-Marseille université.
Nicolas Clabaux, chargé de recherche en transports, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar.
Jean-Yves Fournier, ingénieur d’études en statistique, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar.
Marine Millot, directrice d’études, Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement, chercheuse associée au département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar.
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