Faciès d’accidentologies et de mobilités durables : Caen et Strasbourg
p. 105-122
Texte intégral
Introduction
1En matière de mobilité, l’attraction massive vers les villes (populations, activités, emplois, services, investissements…) et la saturation générale qui en résulte placent aujourd’hui les collectivités comme les individus eux-mêmes devant une complexification croissante de leur pratique urbaine – aménagements et réglementations à reconsidérer pour les premières, stratégies de déplacement à renouveler pour les seconds. En effet, on observe deux processus de tension, différents selon le type d’espace urbain, que le territoire dans son fonctionnement met en interférence : l’intensification des flux circulant dans les centres, plutôt réticulaires, et celle des flux circulant dans les périphéries, plus radio-concentriques, dont une part importante converge vers les précédents. Cette situation s’est construite inexorablement durant la dernière partie du xxe siècle. Elle pose aux usagers, aujourd’hui plus que jamais, la question des mobilités sous son double visage : liberté ou contrainte ? Pour qui ? Comment ? Dans quelles conditions ? Selon quels modes ? La tendance générale depuis les années 1970 vers le « toujours plus loin, toujours plus vite » (Beaucire et al., 2003) démultiplia les périurbains, en faisant des « navetteurs quotidiens », usagers des transports en commun mais aussi de l’automobile. La généralisation de ces comportements de mobilité s’appuyait sur l’extension encouragée par l’État des infrastructures et systèmes de transport, et la redistribution d’activités et d’habitats en périphérie. Mais un facteur déterminant entre tous était aussi à l’œuvre : la démocratisation de la voiture individuelle, confortée par le développement des crédits et les prix plutôt modérés du carburant. Rappelons ici que cette tendance n’était pas sans contreparties majeures : congestion croissante de la circulation et lourde mortalité routière, entre autres.
2En ce début du xxie siècle, l’irruption sur le devant de la scène des préoccupations écologiques en ville pose question : ne viendrait-elle pas rajouter un degré de complexité dans le système sociotechnique (Fleury, 1998) présidant aux problématiques de circulation dans les espaces urbains ? La course au label « métropole », qui gagne la plupart des villes de quelque importance à l’échelle régionale ou nationale, soumet celles-ci à un cortège d’injonctions contradictoires : maximiser la performance/respecter des normes réglementaires – attirer les « élites »/réduire les inégalités – construire/limiter la consommation foncière – développer les mobilités durables/garantir une accessibilité socio-spatiale optimale. Les décideurs doivent tracer leurs politiques dans un labyrinthe de mesures pluridirectionnelles interdépendantes. Dans ce cadre, une remarque s’impose : une politique en faveur des mobilités durables (promotion de l’usage de la marche, du vélo et des transports collectifs), dissuasive de l’usage de la voiture individuelle, constitue une orientation contingentée par bien d’autres, avec lesquelles elle entre souvent en confrontation, quel qu’en soit le bien-fondé de principe. L’usager, à son niveau, assujetti aux déplacements quotidiens, doit évoluer dans ces espaces rendus de plus en plus contraints. Dans un tel contexte, il convient de se pencher sur l’évolution des accidents de la circulation dont on mesure encore mal la relation avec les divers aménagements de la mobilité durable, tant du point de vue des modes impliqués que de leur répartition spatiale.
Les politiques de mobilité durable à Strasbourg et Caen
Strasbourg : une politique volontariste portant ses fruits
3Dans l’agglomération strasbourgeoise (200 000 habitants dans la ville, 450 000 dans l’agglomération), la politique d’aménagement de la mobilité durable est essentiellement mise en œuvre à partir des années 1990. Ainsi, le Plan de déplacement urbain (PDU) de 1992 réglemente fortement l’accès et le stationnement aux voitures dans le centre-ville. La restructuration du centre-ville s’est basée sur la mise en place du tramway et une forte piétonisation à partir de 1994. Le réseau de tramway est remarquable par son étendue (second en France derrière Lyon), son maillage (six lignes et 45 km de rails) et son caractère transfrontalier depuis 2017. Des extensions sont en cours. En parallèle, se développe progressivement le réseau de bus en site propre et à haut niveau de service. Pour autant, la spécificité de Strasbourg reste le développement de sa politique cyclable, en partie inspirée par ses voisines rhénanes (Bâle, Karlsruhe, Fribourg) (Héran, 2011, 2014). Initiée dès 1978 avec le schéma directeur vélo (dont la dernière version date de 2011), mais surtout étoffée dans les années 1990 à 2010, cette stratégie permet aujourd’hui à l’Eurométropole de jouir de plus de 670 km d’aménagements cyclables et 19 000 arceaux (Eurométropole de Strasbourg, 2017), ainsi que de parkings à vélos, de vélos en libre-service (Vélhop) ou encore d’aménagements innovants telle que la vélorue1. Avec 16 % des habitants qui utilisent le vélo comme moyen de déplacement pour se rendre au travail, la ville de Strasbourg est, à ce titre, en tête des villes françaises (source : Insee, recensement 2015).
Caen : vicissitudes des politiques de mobilité durable
4De nombreux caractères, au-delà de l’évidente différence de taille (115 000 habitants dans la ville proprement dite et 200 000 dans son agglomération), distinguent Caen de Strasbourg en matière de contexte et donc d’historique de développement des mobilités douces. D’entrée de jeu, le relief de Caen, contrasté selon ses secteurs, combiné à son climat océanique (pluviosité côtière) constitue une donnée à laquelle la population est inévitablement sensible au regard du choix de la marche à pied ou du vélo pour ses déplacements quotidiens. En matière d’historique, la préoccupation « mobilités durables » a été prise en compte plus tardivement, après 2000, et non sans difficultés majeures en particulier dans le domaine du tramway (système sur pneumatiques guidé par rail électrifié) : ce dernier n’est entré en fonction qu’en 2002, essentiellement sur un axe « stratégique » nord/sud (l’extension originellement annoncée en seconde phase n’ayant pas été réalisée) et a connu de lourds problèmes, tant du point de vue du fonctionnement (20 à 80 incidents par mois) que de la sécurité des usagers (plusieurs accidents graves). Coûteux et insatisfaisant, le dispositif a d’ailleurs été interrompu depuis 2017 pour être démonté et remplacé par un système sur rail qui devrait entrer en service en 2019. Parallèlement à cet acte fort d’entrée dans la gestion contrôlée des flux de circulation urbaine, une politique de limitation contraignante d’accès des véhicules au centre-ville, accompagnée d’offres de parkings périphériques, a été mise en place. Pour la promotion des déplacements à vélo, comme dans beaucoup d’autres villes à la même époque, un système de mise à disposition (Veol) a été activé, visant à favoriser l’usage d’environ 80 km de réseau cyclable. Mais jugé trop « lourd » et trop cher, et finalement peu utilisé par les habitants (850 abonnés), le système Veol a été arrêté par la ville fin 2017. Une alternative est en cours de lancement à l’instigation du transporteur local Twisto. Au total, l’usage du vélo dans les mobilités quotidiennes à Caen reste faible avec 2 % des déplacements domicile-travail (2,8 % dans l’agglomération, scores identiques à ceux d’agglomérations comparables Rouen, Rennes, Reims) (source : AUCAME, 2013).
5Ces politiques d’aménagement s’accompagnent durant les deux dernières décennies d’une baisse globale des accidents routiers tant au niveau national qu’au niveau local.
Des politiques qui s’inscrivent dans une baisse progressive des accidents routiers
6Les données étudiées, à savoir les accidents corporels, correspondent aux accidents survenus sur une voie ouverte à la circulation publique, impliquant au moins un véhicule et ayant fait au moins une victime nécessitant des soins sur la période 1995-2015. Elles sont saisies par l’unité des forces de l’ordre (police ou gendarmerie) intervenant sur le lieu de l’accident et rassemblées dans le « fichier BAAC ». Ce fichier est administré par l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière. Les données ont été collectées auprès des services de l’Eurométropole à Strasbourg, de la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) à Caen.
7En termes d’évolution générale (figure 1), le nombre d’accidents tous modes confondus est caractérisé par une diminution marquée, plus régulière à l’échelle nationale qu’au niveau du territoire de l’Eurométropole de Strasbourg, ou même de Caen. À l’échelle nationale, le plus fort taux de décroissance s’observe entre 2002 et 2003. Ces dates correspondent à l’élévation de la sécurité routière comme grande cause nationale par Jacques Chirac, ayant conduit à renforcer le contrôle, la formation et la sensibilisation des conducteurs, et à déployer des radars automatiques de contrôle de vitesse. À Strasbourg, la politique de sécurité routière a été lancée en février 2003, soutenue par différentes actions de communication de la ville et de l’Eurométropole (village de la sécurité routière place de la gare par exemple). Une véritable chute du nombre d’accidents s’ensuit entre 2003 et 2004. En 2008, le nombre d’accidents augmente puis décroît de manière régulière jusqu’en 2015. Cette diminution s’aligne de nouveau sur la tendance nationale, pour devenir encore plus marquée à l’échelle locale dans les dernières années.
8L’analyse des accidents par mode montre que cette évolution spécifique entre 2003 et 2008 correspond particulièrement aux modes motorisés (voitures et deux-roues motorisés) tandis qu’elle est moins marquée pour les vélos et n’est pas visible pour les piétons et les bus.
9Bien qu’appuyée sur le même type de corpus de données (fichier BAAC), l’analyse des accidents dans l’agglomération de Caen se heurte à la disponibilité des données, restreinte aux années 2007-2015. La tendance générale à Caen durant cette période s’inscrit dans la décrue progressive observée au niveau national.
10Cette évolution notablement à la baisse du nombre d’accidents peut s’expliquer en partie par des politiques de répression et de prévention. Il ne faut cependant pas négliger les opérations de réaménagement de la voirie qui ont principalement œuvré en faveur d’une redistribution modale. Cela appelle toutefois à analyser finement l’évolution de la distribution spatiale des accidents sur la période considérée.
Développement des aménagements de la mobilité durable : quelle reconfiguration des accidents au sein des agglomérations ?
Derrière la baisse générale, le déplacement de certaines zones de concentration des accidents à Strasbourg
11Des cartes de densité d’accidents permettent d’analyser spatialement leurs évolutions au sein de l’Eurométropole de Strasbourg selon différents pas de temps. Elles ont été réalisées par mode, avec une discrétisation commune aux différentes périodes permettant leur comparaison2. La présentation est focalisée ici sur la répartition des accidents tous modes confondus (figure 2) et sur la répartition des accidents impliquant des vélos (figure 3). Il est à souligner ici que si les cartes permettent d’exprimer l’évolution spatiotemporelle des accidents selon différents modes, et donc des déplacements éventuels au sein d’un territoire, leur interprétation complète demande cependant à mettre en perspective ces accidents avec l’évolution des flux qui restent difficiles à collecter.
12Dans la période 1995-2001, les accidents se concentrent sur les quais et axes structurants situés autour du centre-ville historique de Strasbourg, formant un anneau autour de celui-ci. La présence de la voiture est déjà limitée dans le centre-ville à cette époque, la piétonisation ayant commencé dans les années 1970. Les principaux axes routiers reliant les autres quartiers de Strasbourg et les communes voisines sont également des lieux de concentration d’accidents routiers.
13Lors de la période suivante, on observe une baisse généralisée des accidents mais leur répartition reste globalement inchangée. On note cependant que, parmi les grands axes desservant la périphérie de Strasbourg, ceux qui ont été dotés d’un tramway présentent une baisse marquée des accidents, comparativement aux autres voies routières.
14Durant la dernière phase, les accidents se concentrent en certains grands nœuds de circulation autour du centre-ville présentant une forte mixité des modes de déplacements (piétons, cyclistes, transports en commun) avec maintien d’une forte circulation automobile. À l’ouest du centre-ville, il s’agit d’entrées de ville, en relation avec l’autoroute, desservant des quartiers denses à proximité de la gare. À l’est du centre-ville, il s’agit de lieux de forte convergence des flux de circulation de natures variées avec notamment la présence de plusieurs lignes de tramway. Le secteur plus à l’est, qui fait la liaison avec les quartiers sud de Strasbourg et le port du Rhin (en direction de l’Allemagne), apparaît être un nœud stratégique et une zone de concentration des accidents qui devra faire l’objet d’une attention particulière dans les années à venir. En effet, l’avenue du Rhin, qui est d’ores et déjà l’une des artères les plus fréquentées de Strasbourg, constitue depuis une dizaine d’années la colonne vertébrale du programme de développement urbain sur les anciennes friches portuaires : centres commerciaux, cinéma, médiathèque… accompagnés de programmes immobiliers3. Les zones résidentielles y sont actuellement en plein essor. Elles sont accompagnées d’une refonte de la voirie et de la mise en place d’un tramway et de pistes cyclables (inaugurés en avril 2017) reliant Strasbourg à l’Allemagne (Kehl).
15L’analyse de la distribution géographique des accidents tous modes confondus montre ainsi la reconfiguration des accidents en fonction de programmes d’aménagements (baisse des accidents sur des itinéraires de tramway, persistance de certains lieux de concentration et augmentation dans des zones de développement urbain). L’analyse par mode permet de pointer certaines reconfigurations spatiales plus spécifiques des accidents, comme par exemple pour les vélos (figure 3).
16Dans la période 1995-2001, les accidents impliquant des vélos sont concentrés au cœur de la ville historique et vers l’est, dans les quartiers très fréquentés par les étudiants. Les accidents sont nombreux le long des quais ceinturant le centre-ville. Ces axes sont dépourvus de pistes cyclables et restent des points noirs durant les périodes suivantes. Le réaménagement de ces quais (avec une zone de rencontre et une circulation automobile à sens unique) est en cours afin de limiter la circulation automobile, au profit des piétons et cyclistes.
17Lors des périodes suivantes, apparaît progressivement une boucle de concentration d’accidents autour du campus universitaire, à l’est du centre-ville. Ces axes sont caractérisés par la présence de l’ensemble des modes : tramway (2007), pistes cyclables, voies routières. Ils sont marqués par une très forte fréquentation de piétons et de vélos tandis que le trafic automobile reste bien présent. Les aménagements et le partage de la voirie n’ont pas permis une baisse du nombre d’accidents. Par ailleurs, les projets mentionnés plus haut (semi-piétonisation des quais et projet « Deux-Rives ») sont susceptibles d’entraîner des reports de circulation automobile aggravant les conditions de sécurité.
Évolution spatiotemporelle des accidents à Caen
18L’analyse des accidents dans l’agglomération de Caen, visant à saisir les spécificités de la sous-catégorie liée aux modes doux de transport, se heurte à plusieurs difficultés. En premier lieu, la réduction des données disponibles aux années 2007-2015 (comme mentionné plus haut) réduit le matériel géostatistique pouvant amplifier la part d’aléatoire dans les fluctuations de répartition spatiale et quantitative que révèlent les cartes. L’autre terme de l’analyse, les aménagements impliqués et/ou opérés en faveur de l’usage des modes doux, pose aussi problème. Il n’a pas été possible de s’assurer pour chaque aménagement de la date de son entrée en service effective sur le terrain. Seule l’information globale « aménagement réalisé avant 2012 » et « en projet à partir de 2012 » permet de segmenter en deux périodes distinctes la chronologie des aménagements en faveur des mobilités douces. Enfin, l’information sur les trafics, globaux ou par mode, est des plus lacunaires, or il s’agit d’un facteur majeur de régulation du risque routier. Ces réserves ne disqualifient pas pour autant le recours à certaines fonctionnalités d’analyse spatiale sous SIG et à la représentation cartographique (figures 4 et 5), quand bien même en réduisent-elles pour l’instant la portée.
19Les accidents tous modes confondus présentent une morphologie spatiale relativement stable (figure 4). Sa forme est classique : concentration centrale puis auréoles de décroissance, parsemées de quelques pics en certains lieux critiques comme des échangeurs ou des points de convergences de flux en bordure de ville. Un certain tassement quantitatif se distingue durant la période 2010-2012. Sur l’ensemble 2007-2015 transparaît un relatif renforcement des accidents dans le centre et une atténuation en périphérie. Ce constat, qui nécessitera des investigations plus approfondies sur des périodes plus longues pour être circonstancié, interpelle quant à l’effet global sur l’accidentologie des réorganisations à la fois d’ensemble ou de détail du système de circulation au sein de l’agglomération durant la période étudiée. La réduction du nombre de voitures accédant au centre-ville, objectif de ces mesures, ne semble pas s’y être traduite par une sécurisation supérieure des déplacements, pris dans leur globalité.
20En matière d’accidents affectant les modes doux individuels, marche à pied et vélo, les profils spatiotemporels diffèrent (figure 5).
21Pour les piétons, une relative constance apparaît entre les trois périodes, leur accidentologie est classiquement concentrée dans le centre et les quelques secteurs densifiés des alentours.
22Pour les « 2RL », plusieurs constats s’imposent :
l’enveloppe spatiale des accidents change peu durant les trois périodes, une fois passé l’effet d’engouement initial qui explique la concentration marquée au centre de Caen en 2007-2009 suite à la mise en place du réseau Veol. Celle-ci entraîna une recrudescence momentanée du trafic vélo, et des accidents corrélatifs. Ces accidents suggèrent un effet de l’inexpérience d’automobilistes et de cyclistes confrontés plus qu’auparavant à des usagers de modes différents, en environnement de voirie modifié, le tout en circulation urbaine dense. À l’usage, le vélo à Caen perdit très vite beaucoup de ses nouveaux adeptes, et les années 2010-2015 montrent peu de changements de répartition significatifs. Demeurent, outre l’éparpillement de quelques localisations aléatoires, une enveloppe générale d’accidents assez stable, où l’on note la désaffection du secteur du plateau nord (au relief dissuasif), et quelques accumulations aux endroits régulièrement empruntés comme connexions entre quartiers ;
un autre élément marquant est sans doute que le statut d’usager vulnérable des cyclistes, à Caen, est un fait : ils entrent pour une part notable dans le total des accidents (8 % du total des accidents) alors même que leur mobilité ne représente qu’environ 5 % des mobilités globales.
23Cette première démarche d’analyse de l’évolution des accidents au regard des aménagements de la mobilité durable, est complétée par un deuxième ensemble de traitements d’analyse spatiale où le questionnement part des environnements socio-urbains.
Accidents routiers, aménagements de la mobilité durable et environnements socio-urbains : lecture croisée
24L’analyse précédente a consisté à cartographier les distributions spatiales des accidents selon différentes périodes et différents modes pour interroger leurs évolutions en lien avec les aménagements de mobilité notamment durable. Une deuxième démarche, plus englobante, consiste à caractériser les environnements socio-urbains et les aménagements pour y interroger dans un second temps les pratiques de mobilité, les aménagements sollicités et l’évolution des accidents. Cette démarche a été appliquée au cas strasbourgeois.
Une typologie socio-urbaine comme grille de lecture
25La démarche repose sur l’élaboration d’une typologie fine de la structure socio-urbaine de l’agglomération strasbourgeoise. La figure 6 présente la typologie réalisée à partir de 45 indicateurs relatifs à la population (âge, taille des ménages, composition socioprofessionnelle, etc.) et à l’environnement urbain (occupation du sol, bâti, logements, réseau routier). Ces indicateurs ont été traités par mailles de 200 mètres de côté (correspondant au découpage le plus fin de l’Insee). La typologie est établie à l’aide d’une analyse factorielle des correspondances multiples, suivie d’une classification ascendante hiérarchique.
26La typologie permet d’identifier huit environnements socio-urbains (clusters) qui se structurent selon une logique centre-périphérie tout en présentant des variations au sein des différentes couronnes.
27L’analyse des aménagements et comportements de mobilité a été réalisée en fonction de la sur- et sous-représentation de variables4 (dont certaines sont représentées sur la figure 7) au sein des différents environnements socio-urbains (Propeck et al., 2018, p. 145). Trois profils généraux se distinguent (figure 7) :
28Au niveau du centre urbain (cluster rouge), des faubourgs denses (orange) et des grands ensembles (marron), les ménages tendent à n’avoir qu’une seule voiture. La part des actifs utilisant les transports en commun est globalement forte, particulièrement dans les grands ensembles. Le centre et les faubourgs denses se distinguent par l’usage des modes doux (vélos et marche à pied). Le centre se démarque par une forte présence d’aménagements de mobilité durable (voies cyclables, arceaux à vélos), de vélos et d’automobiles en libre-service, ainsi que de zones piétonnes.
29La première couronne périurbaine (clusters vert et jaune) présente un profil relativement homogène quant aux différents modes de déplacement, c’est particulièrement le cas pour le cluster jaune correspondant à des lotissements anciens plutôt modestes. Le cluster vert, caractérisé par une mixité générationnelle et résidentielle, un peu plus éloigné du centre, montre une légère surreprésentation de l’usage de la voiture, tandis que l’utilisation et la desserte en transports en commun sont sous-représentés.
30Les clusters de la seconde couronne périurbaine (bleu, violet foncé et rose) se distinguent par une forte part de ménages ayant au moins deux voitures et une forte part d’actifs allant au travail en voiture. Les transports en commun, les modes doux et le libre-service sont sous-représentés. Le cluster correspondant à des familles et retraités en habitat individuel en environnement agricole (rose) comprend davantage de zones 30 et de zones de rencontre au cœur des villages que les autres (bleu et violet foncé).
31Les analyses statistiques permettent ainsi de cerner les spécificités des différents environnements socio-urbains en termes d’aménagements et de comportements de mobilité. La mise en relation avec les accidents conduit à affiner l’exploration des liens entre accidents et aménagement.
Évolutions des accidents routiers en fonction des modes et des territoires
32Les évolutions des accidents par mode sont étudiées pour chacun des environnements socio-urbains. Les effectifs d’accidents ne sont pas directement comparables, les environnements socio-urbains n’ayant pas la même superficie, ni les mêmes niveaux de trafic. Néanmoins, la distribution des accidents tous modes confondus et ses évolutions peuvent être prises comme référence pour étudier les spécificités propres à chaque mode.
33Tous modes confondus, la répartition des accidents reflète classiquement l’organisation centre-périphérie avec un nombre d’usagers impliqués plus importants au centre, où le trafic est plus important, qu’en périphérie. La figure 8 montre cependant que l’écart tend à se réduire du fait d’une diminution plus forte des accidents dans les territoires centraux (le centre urbain en rouge, les faubourgs denses en orange et les grands ensembles en marron) qu’en première et deuxième couronne. L’écart entre les territoires centraux s’est même totalement résorbé à partir de 2011, les accidents ayant baissé encore davantage dans le centre urbain. Ces évolutions peuvent être mises en relation avec la concentration des aménagements de mobilité durable précédemment caractérisée dans les faubourgs denses et les grands ensembles (transports en commun, voies cyclables), et plus encore dans le centre urbain (piétonisation, tramway, zones piétonnes, divers aménagements vélos, etc.). D’ailleurs, si l’on considère uniquement les automobilistes (qui représentent la majorité des usagers impliqués), la baisse des accidents dans le centre urbain a été encore plus forte et précoce. Il en résulte que, depuis 2008, les automobilistes impliqués sont plus nombreux dans les faubourgs denses (cluster orange) et grands ensembles (marron) que dans le centre urbain (rouge), bousculant ainsi la hiérarchie centre-périphérie précédemment décrite. La politique de mobilité durable, initialement centrée sur le centre historique de Strasbourg, pourrait expliquer cette baisse précoce du centre urbain par rapport aux autres environnements.
34Derrière cette évolution générale, l’analyse par mode montre des spécificités. Pour les vélos, la tendance générale à la baisse est moins marquée que pour les autres modes (figure 9). Cette évolution est à mettre en relation avec l’augmentation de la pratique du vélo dans l’Eurométropole de Strasbourg, la part modale étant passée de 5,9 % à 7,6 % entre 1997 et 2009 (source : enquête ménages-déplacements 2009) ; elle atteint même 16 % en 2015 pour les déplacements domicile-travail dans le périmètre plus restreint de la ville de Strasbourg. La diminution du nombre de vélos impliqués est un peu moins marquée dans les faubourgs et les grands ensembles que dans le centre urbain5. Les différentiels précédemment mis en évidence entre ces clusters, en termes de zones piétonnes et de voies cyclables, peuvent contribuer à expliquer ces évolutions.
35Les grands ensembles présentent d’autres spécificités, notamment concernant les deux-roues motorisés, pour lesquels le nombre d’accidents dépasse largement les valeurs du centre urbain et des faubourgs à partir de 2008. Le nombre de piétons impliqués dans des accidents des grands ensembles est supérieur à celui des faubourgs denses sur l’ensemble de la période d’étude et, dans les dernières années, il dépasse à plusieurs reprises celui du centre urbain. Cela laisse entrevoir une vulnérabilité particulière de ces modes au sein des grands ensembles, qui n’ont pas bénéficié des mêmes aménagements de mobilité durable (libre-service automobile et cycle, zones de circulation apaisée) ou de façon beaucoup plus ponctuelle (voies cyclables, tramway). Les grands ensembles présentent d’ailleurs la particularité d’avoir une part d’actifs utilisant les transports en commun pour aller au travail plus importante que dans le centre urbain et les faubourgs denses, alors que la desserte en transport en commun (évaluée par la longueur du réseau de tramway et de bus) y est inférieure ou semblable.
Conclusion
36Cet article constitue une première investigation d’un angle mort de l’effet des politiques en faveur des modes doux de transport dans les espaces urbains et leurs alentours : les éventuels impacts sur l’accidentologie de la circulation. Les deux villes choisies pour cette première étude, Caen et Strasbourg, sont toutes deux métropoles régionales, c’est-à-dire des lieux entraînés vers le renouvellement de pratiques urbaines, tant dans le domaine des activités, des équipements, de l’urbanisme, que des préoccupations environnementales. De ce fait, chacune, dans son contexte, a joué et joue encore un rôle déterminant dans la configuration des espaces environnants, et des flux associés. Mais elles se distinguent l’une de l’autre par leur cadre géographique, la taille de leur population, leur rayonnement économique. Pour le sujet de ce travail, elles n’ont pas non plus suivi la même chronologie ni le même déroulement d’étapes dans leurs processus de restructurations et d’aménagements pour atteindre l’objectif visé : développer l’usage du vélo et de la marche à pied, et réduire parallèlement la place de la voiture en ville. Strasbourg présente les caractéristiques d’une métropole engagée de longue date, où les modes doux encouragés par les municipalités sont ancrés dans les comportements de mobilité à un niveau bien supérieur à la plupart des villes françaises. Caen, au contraire, a amorcé sa conversion plus récemment et plus difficilement (aléas du TVR, désintérêt de Veol). Les résistances qui y ont été observées à l’encontre du vélo classique, clairement peu attractif durant la période d’étude, vont faire l’objet d’un nouveau dispositif, géré différemment et surtout assisté d’un moteur électrique !…
37Sans reprendre en détail les résultats présentés plus haut, les traitements spatiaux ont généralement mis en évidence, dans les deux cas, des différences dans les évolutions par mode et par environnement qui rejoignent des disparités en termes d’aménagements de mobilité durable (Strasbourg). Le pratiquant quotidien du vélo n’en reste pas moins un usager vulnérable. Sa surreprésentation dans les bilans d’accidents par rapport à la part générale qu’il représente dans l’ensemble des déplacements, tout comme l’apparition d’accidents sur les réseaux aménagés dès lors qu’ils entrent en service (alentours de Caen) en témoignent. Mais à ce stade d’investigation, la prudence est de rigueur dans l’interprétation des résultats. Dans le domaine de la circulation et de son accidentologie, les variations globales ou locales en plus ou en moins, à une date ou à une autre, ici ou là, avant ou après aménagement, mettent en jeu un ensemble de facteurs techniques, réglementaires, urbanistiques, cognitifs, géographiques, bref de circonstances qui interfèrent dans les tendances. Elles rendent hasardeuse l’affectation d’un effet à une seule et unique cause. Le cas particulier de l’accidentologie liée aux aménagements en faveur du vélo n’échappe pas à cette règle commune à tous les systèmes sociotechniques complexes, en perpétuelle évolution tant du côté des gestionnaires que du côté des usagers.
38Pour aller plus loin et exhumer du territoire des informations suffisamment élaborées pour aider à gérer cette complexité, il apparaît en tout cas indispensable de faire évoluer le panel des données spatiotemporelles collectées et accessibles à la recherche, notamment opérationnelle. Beaucoup d’indicateurs pertinents pour les analyses font encore défaut : soit ils sont l’objet de trop peu de suivi régulier représentatif dans l’espace et le temps (exemple : trafics aux différents horaires et moments d’activité du territoire), ou absence d’enregistrement des modifications en tous genres (direction, revêtement, partage, signalisation, etc.) qui se succèdent fréquemment aujourd’hui dans des espaces urbains en perpétuelle reconfiguration, soit ils sont trop imprécis ou lacunaires (exemple : connaissance exhaustive de l’entrée en service des aménagements sur le terrain). Cette problématique de nouvelles données qu’exige l’émergence d’espaces urbains confrontés à de nouvelles pratiques, représente un enjeu majeur dans les années à venir. Des pistes sont à explorer pour cela : par exemple une extraction circonstanciée des enregistrements de surveillance vidéo (de plus en plus répandus dans l’espace) pour les trafics, ou encore la captation de données sur les évolutions de voirie transmises par les usagers eux-mêmes à travers les réseaux sociaux dédiés.
Références
39AUCAME, 2013, Les déplacements des habitants de Caen-Métropole, Étude issue de l’exploitation de l’enquête ménages-déplacements (EMD) - Septembre 2013 (https://www.aucame.fr/web/publications/OpenData/fichiers/130919_EMD_CouronnesSCoT3.pdf).
40Beaucire F., Berger M., Saint-Gérand T., 2003, « Les franciliens et leurs “navettes” : plus loin, plus vite », Transports urbains, p. 9-12.
41Fleury D., 1998, Sécurité et urbanisme. La prise en compte de la sécurité routière dans l’aménagement, Paris, Presses de l’école nationale des Ponts et Chaussées.
42Eurométropole de Strasbourg, 2017, (www.strasbourg.eu) sur mobilités innovantes : (https://www.strasbourg.eu/mobilites-innovantes).
43Héran F., 2011, Comment Strasbourg est devenue la première ville cyclable de France, dans (heran.univ-lille1.fr), (http://heran.univ-lille1.fr/wp-content/uploads/Etude-cas-Stbg-11.pdf).
44Héran F., 2014, Le retour de la bicyclette. Une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 2050, Paris, La Découverte (Cahiers libres).
45Propeck-Zimmermann É., Liziard S., Conesa A., Villette J.-P., Kahn R., Saint-Gérand T., 2018, « New Mobilities and Territorial Complexity: Is the Promotion of Sustainable Mobility Risk-Free for Cities? The Case of Strasbourg, France », dans Pezzagno M., Tira M. (dir.), Town and Infrastructure Planning for Safety and Urban Quality: Proceedings of the XXIIIrd International Conference on Living and Walking in Cities (Brescia, Italie, 15-16 juin 2017), Londres, CRC Press, p. 141-152.
Notes de bas de page
1 Rue donnant priorité à la circulation cycliste.
2 La classe de densité la plus faible, en bleu dans la légende, n’est pas représentée sur la carte pour améliorer la lisibilité de celle-ci.
3 Dans le cadre du projet « Deux-Rives », 250 ha de friches sont en mutation (source : Eurométropole de Strasbourg).
4 Les variables relatives aux comportements de mobilité sont issues de l’Insee (recensement de la population 2012) et celles liées aux aménagements ont été mesurées à partir des données de l’Eurométropole de Strasbourg.
5 Aux accidents répertoriés s’ajoutent vraisemblablement dans les zones piétonnes, des incidents voire des accidents entre piétons et cyclistes, mais qui étant de moindre gravité, n’alimentent pas les données auxquelles nous avons recours.
Auteurs
Éliane Propeck-Zimmermann, professeure des universités en géographie, laboratoire Image, ville, environnement UMR 7362, université de Strasbourg.
Thierry Saint-Gérand, professeur des universités en géographie, laboratoire Identités et différenciations de l’environnement, des espaces et des sociétés UMR 6266, université de Caen.
SophieLiziard, ingénieure de recherche, laboratoire Gestion territoriale de l’eau et de l’environnement, UMR IRSTEA / École nationale du génie de l’eau et de l’environnement de Strasbourg.
Alexis Conesa, maître de conférences en géographie, laboratoire Image, ville, environnement UMR 7362, université de Strasbourg.
Mohand Medjkane, ingénieur de recherche, docteur en géographie, géomatique, laboratoire Identités et différenciations de l’environnement, des espaces et des sociétés UMR 6266, université de Caen.
Jean-Paul Villette, maître de conférences en statistique exploratoire, Bureau d’économie théorique et appliquée UMR 7522, université de Strasbourg.
Arnaud Piombini, maître de conférences en géographie, laboratoire Image, ville, environnement UMR 7362, université de Strasbourg.
René Kahn, maître de conférences (HDR) en sciences économiques, Bureau d’économie théorique et appliquée UMR 7522, université de Strasbourg.
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