Introduction générale
p. 11-22
Texte intégral
Les risques des politiques et aménagements de la mobilité durable
1Freiner le système automobile et promouvoir des alternatives pour s’orienter vers un système de transport et de déplacements écologiquement soutenable est désormais une priorité politique affichée à toutes les échelles de gouvernement (locale, nationale, internationale). Cette priorité s’est traduite par un renouveau de la planification urbaine mettant l’accent sur la nécessaire interface entre urbanisme et transport. Au début des années 2000, la loi Solidarité et renouvellement urbains est ainsi venue renforcer la portée juridique des Plans de déplacements urbains pour en faire un outil à même « d’intégrer dans le développement économique et les choix d’urbanisation, des enjeux de qualité urbaine et de protection de l’environnement, pour donner une priorité nouvelle aux autres modes de déplacement que l’automobile1 ». La prise en charge de cet enjeu consensuel a d’ores et déjà produit des inflexions notables des politiques publiques : réduction de la place de l’automobile dans certains espaces urbains, promotion de la marche à pied et du vélo, renouveau des objets du transport public notamment.
2Pour autant, si légitimes qu’elles soient d’un point de vue écologique, ces inflexions peuvent générer de nouveaux dysfonctionnements et de nouveaux risques. Le système de circulation est un système sociotechnique complexe, c’est-à-dire un système dynamique et non linéaire en raison des nombreuses interactions et régulations qui opèrent à différentes échelles entre les composants et les acteurs du système. De fait, rendre le système plus efficient sur le plan énergétique et écologique implique, pour sa réelle durabilité, de mettre en évidence et de maîtriser les nouvelles vulnérabilités qui surgissent dès lors que l’équilibre du système est modifié. Or, il semble que la grandeur de la justification écologique relègue au rang d’impensés et d’angles morts les dysfonctionnements et risques émergents induits par les nouvelles politiques de mobilité durable. Cette hypothèse traverse et structure l’ensemble de l’ouvrage.
3Ces nouveaux risques peuvent résulter de tensions inhérentes aux choix des régulateurs du système. Ils peuvent être également générés par des rétroactions mal anticipées, des pratiques et usages non conformes aux attentes du régulateur (la microrégulation par les usagers pouvant mettre en défaut les stratégies des macrorégulateurs – les gestionnaires du système). Ces deux sources de dysfonctionnements potentiels sont toutefois liées. En effet, les ambivalences de la régulation à l’échelle macroscopique (la planification des déplacements ici) sont souvent à l’origine de situations brouillées et difficilement lisibles pour les usagers, qui peuvent alors alimenter des pratiques non anticipées par les promoteurs de l’action publique.
4Au rang des tensions inhérentes à la planification des déplacements durables, on sait que cette dernière entretient un rapport ambivalent avec l’automobile. En effet, les politiques contemporaines de transport et de déplacements ne chercheraient pas tant à freiner globalement le système automobile qu’à déplacer la mobilité automobile en la canalisant sur des infrastructures routières de contournement. Autrement dit, si les politiques contemporaines en faveur de la mobilité durable aboutissent bel et bien à limiter les nuisances automobiles sur certains territoires urbains stratégiques et symboliques de la « ville où il fait bon vivre », elles continuent simultanément d’améliorer l’accessibilité automobile à l’échelle de la « métropole des flux » (Brenac et al., 2013 ; Dupuy, 2006 ; Offner, 2006 ; Orfeuil, 2008 ; Reigner et al., 2009, 2013). S’appuyant sur ces résultats, l’hypothèse est faite que les politiques contemporaines en faveur de la mobilité durable pourraient alimenter un traitement spatialement sélectif des espaces et territoires urbains et un risque d’accroissement des inégalités spatiales entre les territoires de la qualité urbaine d’une part, et les « espaces délesteurs » accueillant les reports de trafic et les nuisances déplacées et détournées, d’autre part.
5Par ailleurs, un ensemble de travaux académiques récents convergent pour souligner la faible voire la non prise en compte des enjeux sociaux de la mobilité dans les politiques dites de mobilité durable alors même qu’être et rester mobile dans la métropole des flux est un enjeu social crucial. En effet, dans un contexte contemporain marqué par la fragmentation des territoires de la vie quotidienne (qui implique de parcourir des distances croissantes) et la fragmentation du travail (temps partiel non choisi, intérim, contrats précaires, horaires décalés), les enjeux de mobilité et d’accessibilité apparaissent plus que jamais comme des dimensions structurantes de l’insertion sociale (Kaufmann et al., 2004 ; Le Breton, 2005 ; Urry, 2007). Cette accessibilité est vitale pour beaucoup de métropolitains-périurbains soucieux de leur budget temps de transport dans l’accomplissement de leur cycle d’activités quotidien (Berger, 2004). Or, cet enjeu ne parvient pas à accéder aux agendas politiques (Mignot et Rosales-Montano, 2006 ; Orfeuil, 2010). Il apparaît comme étouffé par les enjeux écologiques (Reigner, 2012) et difficilement compatible avec notre modèle de développement économique (Kahn, dans cet ouvrage). C’est pourquoi les politiques contemporaines en faveur de la mobilité durable, telles qu’elles sont déployées depuis quelques années, auraient tendance, non pas à niveler les inégalités sociales mais au contraire à alimenter, structurellement, le risque de leur creusement.
6Enfin, on sait que les ambivalences, les tensions, les angles morts précités des politiques urbaines de transport et de déplacements sont source d’incohérences ou d’interstices propices aux conflits d’usages au sein du système de circulation (Fleury, 1998). En effet, le risque routier est, au moins en partie, un révélateur des incohérences et des dysfonctionnements entre les politiques de déplacements et les organisations urbaines. Ces incohérences viennent brouiller la lisibilité des environnements de déplacements et, ce faisant, contribuent à mettre les usagers dans des situations propices aux erreurs d’appréciation (pour l’adaptation de leur vitesse, pour l’anticipation et la gestion des interactions avec d’autres usagers). Or, face aux deux priorités en tension qui modèlent la planification contemporaine des déplacements (« être une ville où il fait bon vivre » – versant mobilité durable – dans la « métropole des flux » – versant performance des réseaux), l’enjeu de sécurité des déplacements occupe une place secondaire, pour ne pas dire marginale, et ce, alors même que l’insécurité vient précisément se nicher dans les incohérences et contradictions produites par la tension entre ces deux priorités. Aussi, il est fort probable que les nouveaux aménagements et pratiques en faveur de la mobilité durable génèrent de nouveaux types de conflits et d’accidents de la circulation mal connus et peu investigués.
7Sensibles à la compréhension fine et territorialisée de l’évolution des usages et des pratiques de mobilité, les contributions rassemblées dans cet ouvrage visent donc à interroger l’efficacité mais aussi la légitimité des politiques contemporaines en faveur de la mobilité durable au prisme de trois risques : leur rôle par rapport au processus d’intensification de la spécialisation urbaine, leur effet dans le champ de la cohésion sociale et des inégalités, leur impact en termes de sécurité des déplacements.
Des risques saisis au prisme des tensions de l’action publique territoriale
8Cet ouvrage s’intéresse à des stratégies, des aménagements, des modes de déplacement considérés a priori comme porteurs de progrès, de conséquences positives et « vertueuses » pour les espaces urbains et leurs usagers (durabilité, santé, attractivité, image, compétitivité), qui font apparemment consensus, et dont les versants négatifs sont de ce fait peu questionnés, peu investigués, voire passés sous silence ou minimisés lorsque certains problèmes commencent à émerger. Or si l’on veut limiter ces effets non souhaités, qu’ils concernent les risques portant atteinte à la sécurité des déplacements ou les risques liés à la fragmentation spatiale et sociale des territoires urbains, il est important de les considérer plus frontalement et systématiquement, de les étudier pour mieux les connaître et les comprendre.
9De ce point de vue, les douze contributions rassemblées dans cet ouvrage trouvent leur unité dans une approche commune centrée sur l’analyse de l’action publique territoriale et le déploiement spatialisé des objets et des aménagements de la mobilité durable. Ces contributions marquent l’achèvement d’un projet de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche2 fédérant des géographes, des économistes, des aménageurs-urbanistes, des politistes, des psychologues, des ingénieurs en transport. Les méthodes et cadres d’analyse des sciences humaines et sociales ont été mobilisées, au service de cette approche territorialisée et systémique de la mobilité durable.
10De fait, les projets, les outils et les aménagements de la mobilité durable sont pris en tension entre différents enjeux et différentes échelles de l’action publique territoriale et urbaine. Plus ou moins ambitieux, plus ou moins médiatisés, ils s’inscrivent en général tout à la fois dans le cadre de :
projets urbains d’agglomération qui visent à positionner la métropole par rapport à ses concurrentes dans un contexte d’exacerbation de la concurrence interurbaine. Les projets de tramway, de ce point de vue, sont particulièrement symptomatiques de cet enrôlement des objets-phares de la mobilité durable au service d’une image urbaine, bien au-delà des seuls enjeux de transport (Frenay, 2005 ; Hernandez, 2004) ;
projets techniques, souvent des plans de circulation, visant à réduire la place de l’automobile dans les hypercentres des agglomérations et parfois dans quelques îlots de centralités secondaires, et à canaliser ce trafic détourné sur des voiries de contournement. La « requalification de la voirie » qui en découle mobilise alors des outils de « partage de la voirie » renvoyant tantôt à des boulevards urbains, tantôt à des zones 30 ou à des zones de rencontre par exemple ;
projets de vivre ensemble proposant de nous faire « la vi(ll)e plus belle » dans des quartiers « tranquilles » et « apaisés », au sein desquels l’espace public, délesté de la circulation automobile, peut (re)devenir le ferment de la ville festive et conviviale.
11Or, la conciliation de ces trois niveaux d’enjeux ne va pas de soi. Elle est source de conflits, de tensions, de compromis entre différents groupes d’acteurs porteurs d’intérêts bien distincts (représentants du monde économique, associations de quartier…), entre métiers ne partageant ni les mêmes cultures ni les mêmes priorités (ingénieurs, urbanistes, architectes, paysagistes…), entre différents services des administrations territoriales, entre élus, aussi, ne représentant pas les mêmes territoires.
12Ce sont de ces tiraillements et de ces tensions toujours, de ces non-choix souvent, de ces contradictions et incohérences parfois, que surgissent les effets négatifs et les risques des projets et instruments de la mobilité durable. Utiliser les instruments de la mobilité durable pour « faire vitrine », c’est ainsi prendre le risque de creuser l’écart entre les espaces publics de prestige et les autres, plus ordinaires (Bertoncello et al., 2013) ; requalifier la voirie, c’est aussi renchérir les prix fonciers et immobiliers des espaces concernés (Bureau et Glachant, 2009) et ce faisant, influencer, de façon plus ou moins déterminante, la sociologie des habitants des lieux (Charmes, 2005 ; Clerval et Fleury, 2009) ; nous « faire la vi(ll)e plus belle », à tous, c’est aussi laisser penser aux usagers qu’ils sont tous également accueillis, en toute sécurité, sur l’espace public, sans priorité entre eux. Pourtant, mettre en scène les beaux objets techniques de la durabilité (le tramway par exemple) dans des lieux symboliques de la ville, c’est aussi faire entrer le véhicule ferroviaire dans l’espace public, ce qui ne va pas sans complications, sans conflits d’usage (Maître et Millot, 2014).
13Trois agglomérations ont été plus particulièrement travaillées par les chercheurs de l’équipe : Marseille, Strasbourg et Caen, qui correspondent aux trois ancrages des quatre laboratoires de recherche partenaires du projet3. Un certain nombre de données ont été capitalisées sur ces trois terrains, au-delà du seul projet ANR-RED. En complément, en contrepoint, en comparaison, d’autres territoires sont néanmoins présents dans cet ouvrage. Ces analyses territoriales, par leur accumulation et leurs croisements, fournissent plus qu’une somme d’études de cas. Se dégagent en effet des contributions rassemblées dans cet ouvrage quelques tendances lourdes et enseignements généraux.
Présentation de l’ouvrage
14L’ouvrage est structuré en trois parties. La première porte sur les paradigmes, référentiels et trajectoires des politiques en faveur de la mobilité durable. La deuxième s’intéresse au développement des aménagements de la mobilité durable et à leurs conséquences sur la sécurité des usagers. La troisième interroge la façon dont les aménagements de la mobilité durable transforment les espaces urbains, les pratiques de ces espaces, et influent sur leur ergonomie au sens de l’ergonomie spatiale.
15Les quatre articles de la première partie ont ceci de commun qu’ils identifient les verrous cognitifs des cadrages dominants, des paradigmes, des référentiels qui freinent l’inscription de la mobilité durable sur les agendas politiques et dans la gestion publique territoriale.
16René Kahn, en ouverture de l’ouvrage, montre à quel point la mobilité est d’abord et généralement perçue comme une question économique, façonnée par quelques puissants postulats de la science économique qui freinent, voire oblitèrent le basculement du système mobilitaire dans un nouveau paradigme plus socialement et écologiquement soutenable. Les théories économiques dominantes font de la mobilité généralisée la condition du cycle d’accumulation du capital de notre modèle de développement contemporain et, de fait, ce modèle « carbure » à l’hypermobilité des biens, des personnes, des capitaux. Dès lors, certes les ménages et les individus sont invités à faire évoluer leurs modes de vie et leurs comportements de mobilité, dans un sens plus vertueux, mais l’hypothèse de base est que les besoins de mobilité sont potentiellement illimités et que leur diversification est croissante. Ainsi, les multiples projets de mobilité durable, nous dit René Kahn, peuvent se lire comme un ensemble de tentatives s’efforçant de résoudre, dans un cadre relativement inchangé d’hypothèses et de contraintes, une contradiction majeure (rouler plus, polluer moins) et les territoires sont incités à s’équiper pour gérer au mieux ce besoin de mobilité généralisée. Les paradigmes économiques dominants qui façonnent les représentations mais aussi les outils et les solutions de mobilité urbaine sont porteurs de postulats qui vont à l’encontre de l’objectif principal de la mobilité durable.
17L’article suivant propose d’étudier la place et le traitement des enjeux liés à la mobilité durable dans les campagnes électorales. Il repose sur l’analyse des professions de foi des listes candidates aux élections municipales de 2014 dans les communes des agglomérations de Caen et Strasbourg. Hélène Reigner et Marie-Claude Montel mettent en lumière les tendances lourdes du cadrage de ces enjeux et révèlent les ambivalences des discours qui vont façonner l’action publique en matière de mobilité sûre et durable. L’examen du corpus de professions de foi donne à voir l’arsenal et l’agencement des mesures proposées en matière de mobilité. Ces dernières témoignent de la force et de la permanence du système automobile. Certes, les mesures en faveur de la promotion du vélo, des piétons, du tramway pour des centres-villes ou centres-bourgs pacifiés et libérés de l’automobile sont nombreuses et fortement mises en avant. Néanmoins, ces mesures sont annoncées à la condition de pouvoir reporter le trafic automobile sur des infrastructures routières performantes, périphériques, parfois nouvelles, souvent requalifiées. La remise en question de la mobilité carbonée ne semble concerner que quelques îlots (centres-bourg et centres-villes) protégés de l’automobile dans un océan de mobilité métropolitaine.
18À partir de la constitution d’un corpus documentaire, Eléonore Pigalle se penche sur l’objet pédibus pour repérer les registres discursifs qui viennent légitimer ces dispositifs consensuels de ramassage scolaire piéton où les enfants sont accompagnés par des bénévoles pour se rendre à l’école. L’auteure renseigne les registres activés par les promoteurs des pédibus : pédagogie à tonalités impératives, injonctives et moralisatrices, mise en avant de la responsabilité individuelle, stigmatisation de comportements non conformes aux attendus. Le pédibus, dispositif de la mobilité durable, consensuel et largement dépolitisé, n’en est pas moins porteur d’une charge, d’une violence sociale à l’égard de celles et de ceux qui n’adoptent pas les « bons » gestes et les « bons » comportements. Cet article confirme l’intense normalisation des conduites dont peuvent être porteuses les campagnes de communication et de sensibilisation en faveur de la durabilité.
19Martin Claux ferme cette première partie en proposant une analyse rétrospective du projet de piétonisation parisien « Berges de Seine rive droite ». Il s’agit de repérer les arguments mobilisés pour justifier ce projet et leur évolution dans le temps en s’appuyant notamment sur l’étude d’impact. Pour Martin Claux, cette évaluation du projet est porteuse d’un risque : celui de dévoyer les arguments environnementaux, celui de mettre l’écologie politique au service de l’attractivité urbaine. Certes les arguments environnementaux sont mis en avant dans l’étude d’impact pour justifier l’intérêt du bien-fondé de ce projet de fermeture de la circulation automobile sur les voies sur berge de la rive droite de la Seine. Mais cette évaluation est porteuse d’une vision réductionniste de l’écologie politique. La première réduction consiste à assimiler amélioration du cadre de vie et gains environnementaux. La seconde forme de réduction renvoie à l’échelle à laquelle l’évaluation est menée, au périmètre étroit d’une analyse cantonnée à quelques fragments de la ville dense et historique.
20La deuxième partie de l’ouvrage est composée de quatre articles qui portent sur le développement des aménagements en faveur de la mobilité durable au prisme de leurs incidences sur le niveau de sécurité du système de circulation et sur la sécurité des usagers, notamment celle des usagers vulnérables (piétons, cyclistes mais aussi motocyclistes).
21Elle s’ouvre par un article dans lequel Éliane Propeck-Zimmermann, Thierry Saint-Gérand et leurs coauteurs s’intéressent à la distribution spatiale des accidents de la circulation, considérés comme la manifestation de conflits d’usage sur l’espace public, au sein des agglomérations de Strasbourg et Caen. Ces auteurs proposent de cartographier, à différentes périodes, pour différents modes de déplacements (notamment le vélo) et selon différents environnements socio-urbains, l’évolution des accidents à mesure que se déploient les aménagements en faveur de la mobilité durable. Ces analyses exploratoires sont une première investigation d’un angle mort des politiques en faveur des modes alternatifs à l’automobile, que les articles suivants vont explorer plus avant.
22Dans l’article suivant, Thierry Brenac, Élisa Maître et leurs coauteurs se saisissent de cet enjeu en interrogeant l’incidence des aménagements en faveur des transports collectifs sur la sécurité des déplacements. Les transports collectifs posent des problèmes de sécurité spécifiques que cet article vient éclairer. Au-delà de l’implication directe ou indirecte des véhicules de transport collectif, les aménagements réalisés pour insérer le tramway ou le bus en site propre dans l’espace public sont souvent une source de complications et de problèmes de lisibilité pour les usagers de ces espaces viaires (piétons, automobilistes), et contribuent de ce fait à l’apparition de nouvelles formes d’accidents. Pour autant, globalement, la réduction du trafic sur les axes traités peut se traduire, dans le cas des tramways, par une baisse du nombre total d’accidents. À l’échelle de l’agglomération, cependant, les évolutions observées après mise en service d’un tramway paraissent en général peu favorables à la sécurité, ce qui pourrait être lié aux développements concomitants d’infrastructures routières en périphérie, favorisant la circulation automobile, et illustratifs des ambivalences des politiques de mobilité durable.
23La mise en place de politiques de lutte contre l’automobile dans le centre des villes s’est accompagnée, au cours des dernières décennies, d’une augmentation significative du nombre de deux-roues à moteur (motos, cyclos) dans la circulation mais ces véhicules restent peu pris en compte dans les politiques locales de déplacements, nous disent Nicolas Clabaux, Jean-Yves Fournier et Jean-Emmanuel Michel. Pourtant, les deux-roues à moteur ne sont pas dénués de vertus. Ils garantissent par exemple des temps de parcours réguliers pour leurs utilisateurs. Ils nécessitent moins d’espace pour circuler et être stationnés. Ils sont nettement moins coûteux à l’usage qu’un véhicule à quatre roues. Ils peuvent également contribuer à réduire la consommation énergétique, du moins pour les moins puissants d’entre eux. Le principal problème des deux-roues à moteur réside dans le fait que ce mode de déplacement fait courir à leurs occupants un risque d’accident entre 15 et 30 fois supérieur à celui des occupants de voitures. Cet article vise à examiner si certaines catégories de deux-roues à moteur, en particulier ceux adaptés à un usage métropolitain, comme les scooters de 125 cm3 de cylindrée, ne se démarquent pas de ce constat général en présentant un risque plus modéré, pour les occupants, d’être victime d’un accident corporel, qui serait équivalent ou inférieur au risque des utilisateurs de vélos. Si cette hypothèse venait à être confirmée, elle serait de nature à interroger la faible considération portée aux deux-roues à moteur à usage métropolitain, par rapport aux vélos, dans les politiques locales.
24De façon complémentaire, Pierre Van Elslande et ses coauteurs viennent documenter les mécanismes spécifiques des accidents de deux-roues motorisés en milieu urbain. Ils proposent une approche compréhensive de la genèse, des déterminants et des spécificités de ces accidents, de façon notamment à éclairer les difficultés auxquelles sont confrontés ces usagers de l’espace public. Les connaissances produites visent une meilleure prise en compte, dans la planification du système de déplacements, des capacités et des limites de ces usagers qui sont tout à la fois de plus en plus nombreux, particulièrement exposés au risque d’accident et assez largement oubliés des politiques de transport et de déplacements.
25Les quatre contributions de la troisième et dernière partie portent sur les transformations qu’induisent les aménagements de la mobilité durable sur les espaces urbains, les représentations et pratiques de ces espaces par les usagers, et leur ergonomie (au sens de l’ergonomie spatiale).
26Cette troisième partie s’ouvre sur l’étude rétrospective du projet de semi-piétonisation du Vieux-Port de Marseille présentée par Frédérique Hernandez, Benoît Romeyer et leurs coauteurs. Cet article interroge l’ambiguïté du terme « semi » pour désigner le projet de semi-piétonisation des espaces publics bordant le Vieux-Port dont les travaux ont débuté en 2012 pour s’achever en 2017. Il montre que ce projet est plus que l’aménagement d’un espace public intégrant différents modes. Il est un maillon de la transformation du système de circulation dans le centre de Marseille. Ainsi, son étude permet d’observer la mise en œuvre d’une des dernières pièces d’une stratégie globale visant à réduire la pression automobile dans l’hypercentre de Marseille, et ainsi à mesurer le passage de la formulation d’une stratégie à sa concrétisation effective. Cette analyse empirique du cas marseillais, montre notamment que la stratégie initiale est confrontée pendant sa mise en œuvre à de nombreuses contraintes qui remettent en cause le phasage initial des actions, leur enchaînement et les argumentaires associés.
27Au-delà des projets de piétonisation, la volonté des pouvoirs publics d’aller vers une mobilité plus durable et de développer les modes dits « doux » se traduit par une diversification des formes d’aménagement des rues et des espaces publics. Conçus pour renforcer et faciliter la mixité des usages, des usagers, et des modes de déplacement, ces aménagements présentent une très grande variété de configurations et de traitements des espaces qui peuvent être source d’une grande diversité de situations parfois complexes pour les usagers. L’article présenté par Marie-Claude Montel et ses coauteurs interroge et confronte les représentations des conducteurs et des piétons sur différents types d’environnements de voirie de centre-ville. Ce faisant, en mettant en évidence les divergences et similarités des représentations que ces deux groupes d’usagers développent dans leur pratique de ces espaces partagés, cet article contribue à renseigner le risque de conflit entre piéton et automobiliste dans ces environnements.
28Dans l’article suivant, Thierry Brenac, Jean-François Peytavin et Élisa Maître se penchent, quant à eux, sur les aménagements des espaces publics liés à l’insertion des réseaux de tramways. La réintroduction du tramway en France s’est traduite par des aménagements en site propre, justifiés par l’argument de la garantie des temps de parcours des transports publics. Les auteurs interrogent cette fonctionnalisation et spécialisation croissante des espaces de circulation en se demandant si ce choix ne fait pas courir le risque d’une réduction excessive des possibilités d’usage de l’espace viaire, qui perdrait alors en partie son caractère d’espace public, accessible à tous. Ce questionnement sur la rigidification de l’espace viaire est conduit à partir de l’étude détaillée des environnements de voirie le long des lignes des réseaux de tramway de Montpellier (tramway moderne en site propre) et de Zurich (tramway hérité de l’histoire, dont les voies sont plus souvent intégrées dans l’espace de circulation générale).
29Enfin, dans un dernier article, Thierry Saint-Gérand, Éliane Propeck-Zimmermann et leurs coauteurs proposent un cadre conceptuel et opératoire, celui de l’ergonomie spatiale, pour interroger l’incidence des aménagements en faveur de la mobilité durable sur l’accessibilité aux ressources nécessaires à la vie quotidienne des habitants. Les orientations et aménagements des politiques publiques en faveur des mobilités douces déployées au sein de l’Eurométropole de Strasbourg sont recensés, cartographiés et exploités selon les méthodes des systèmes d’information géographique en vue d’apprécier dans quelle mesure ils favorisent l’appropriation des ressources des territoires par leurs usagers. Au-delà de l’injonction faite à l’usager de changer de mode de déplacement, ces travaux permettent d’estimer le degré de faisabilité pour l’habitant d’une conversion vers la mobilité « douce » et d’apprécier la marge de manœuvre dont l’usager dispose réellement pour changer de mode de déplacement sans dégrader son accessibilité aux ressources nécessaires de la vie quotidienne.
Références
30Berger M., 2004, Les périurbains de Paris : de la ville dense à la métropole éclatée ?, Paris, Éditions du CNRS (Espaces et milieux).
31Bertoncello B., Hernandez F., Bertoni A., 2013, « L’accueil du piéton dans les espaces publics du centre-ville de Marseille : discours, pratiques, actions », Recherche transports sécurité, 29, p. 279-293.
32Brenac T., Reigner H., Hernandez F., 2013, « Centres-villes aménagés pour les piétons : développement durable ou marketing urbain et tri social ? », Recherche transports sécurité, 29, p. 271-282.
33Bureau B., Glachant M., 2009, Évaluation de l’impact des politiques « quartiers verts » et « quartiers tranquilles » sur les prix de l’immobilier à Paris, Rapport au Prédit.
34Charmes E., 2005, « Le retour à la rue comme support de la gentrification », Espaces et sociétés, 122/3, p. 115-135.
35Clerval A., Fleury A., 2009, « Politiques urbaines et gentrification, une analyse critique à partir du cas de Paris », L’espace politique, 8/2.
36Dupuy G., 2006, La dépendance à l’égard de l’automobile, Prédit, Paris, La Documentation française.
37Fleury D., 1998, Sécurité et urbanisme. La prise en compte de la sécurité routière dans l’aménagement, Paris, Presses de l’école nationale des Ponts et chaussées.
38Frenay P., 2005, « Le tram, outil en faveur d’une ville durable ? Réflexions tirées d’une comparaison entre quelques villes moyennes française et alémaniques », Transport, environnement, circulation, 185, p. 2-8.
39Hernandez F., 2004, « Le tramway, Cheval de Troie du PDU : la construction d’un modèle de ville par les projets techniques », dans Yerpez J. (dir.), 2004, Le plan de déplacements urbains, un processus sous le regard des chercheurs, Actes du colloque des 12 et 13 juin 2003, Aix-en-Provence, Marne-la-Vallée, Ifsttar (Les Collections de l’Inrets, 95), p. 37-52.
40Kaufmann V., Bergman M. M., Joye D., 2004, « Motility: Mobility as Capital », International Journal of Urban and Regional Research, 28/4, p. 745-756.
41Le Breton E., 2005, Bouger pour s’en sortir. Mobilité quotidienne et intégration sociale, Paris, Armand Colin.
42Maître É., Millot M., 2014, « Clés de lecture piétonne des espaces publics aménagés de tramway : l’influence de l’environnement sensible sur les comportements de traversée », Recherche transports sécurité, 29, p. 255-269.
43Mignot D., Rosales-Montano S., 2006, Vers un droit à la mobilité pour tous. Inégalités, territoires et vie quotidienne, Paris, PUCA/La Documentation française.
44Offner J.-M., 2006, Les plans de déplacements urbains, Paris, La Documentation française.
45Orfeuil J.-P., 2008, Une approche laïque de la mobilité, Paris, Descartes & Cie.
46Orfeuil J.-P., 2010, « La mobilité, nouvelle question sociale ? », Sociologies (http ://journals.openedition.org/sociologies/3321).
47Reigner H., 2012, « Le droit au transport : angle mort des politiques locales de transport et de déplacements durables », dans Transport et politiques locales de déplacement. Droit et Gestion des collectivités territoriales, Paris, GRALE-CNRS, Moniteur, p. 197-209.
48Reigner H., Hernandez F., Brenac T., 2009, « Circuler dans la ville sûre et durable : des politiques publiques contemporaines ambiguës, consensuelles et insoutenables », Métropoles, 5, p. 42-78.
49Reigner H., Brenac T., Hernandez F., 2013, Nouvelles idéologies urbaines. Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Espace et territoires).
50Urry J., 2007, « Des inégalités sociales au capital en réseau », Swiss Journal of Sociology, 33/1, p. 9-26.
Notes de bas de page
1 Exposé des motifs, Projet de loi no 2131 relatif à la solidarité et au renouvellement urbains.
2 Projet ANR-RED (Risques émergents de la mobilité durable), s’inscrivant dans le plan d’action 2014, axe 3.6.3 (mobilité durable et systèmes de transport). Les membres de l’équipe du projet ANR-RED ont travaillé de concert sur la période 2015-2020.
3 Ces quatre laboratoires sont : IDEES-Caen, UMR 6266, université de Caen ; Ifsttar, TS2, LMA, UPR-T 9211, Salon-de-Provence ; LIEU, UR 889, université Aix-Marseille, Institut d’urbanisme et d’aménagement régional ; LIVE UMR 7362, université de Strasbourg.
Auteurs
Hélène Reigner, professeure des universités en urbanisme et aménagement, chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire environnement urbanisme UR 889, Institut d’urbanisme et d’aménagement régional, Aix-Marseille université.
Thierry Brenac, chercheur, docteur en transports, département Transport, santé, sécurité, laboratoire Mécanismes d’accidents, université Gustave-Eiffel, Ifsttar.
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