Construction et autorité du passé à l’époque carolingienne
p. 143-157
Note de l’éditeur
Atelier coordonné par Josiane Barbier
Texte intégral
1Le thème abordé dans cet atelier de doctorants s’inscrit dans la réflexion actuelle sur la fonction du passé dans les représentations médiévales – son utilité pour le présent1 –, sur la manière dont les élites médiévales lettrées l’ont façonné, manipulé et instrumentalisé, spécialement dans leurs productions littéraires et diplomatiques. Parmi les sources utilisées pour ce faire, les documents écrits eurent une place de choix, notamment ceux que clercs, juristes, notaires et autres cartularistes médiévaux nommaient auctoritates, parce qu’ils faisaient autorité en raison de leur nature ou de la qualité de leurs auteurs2. Le thème de l’atelier rejoint ici les questionnements du congrès sur la valeur de l’écrit – de l’acte écrit en particulier –, sur les raisons de sa conservation et sur ses usages, quand, une fois rangé dans les archives, il devenait un objet mémoriel dont l’ancienneté était à elle seule porteuse d’autorité. L’observatoire se situe en Occident, à l’époque où les acteurs des transformations politiques et religieuses carolingiennes s’emploient à fonder la légitimité des changements en cours dans la continuité affirmée avec un passé recomposé, où les lettrés carolingiens réinventent ou relisent des textes anciens, réécrivent les œuvres hagiographiques des siècles précédents, revisitent des formes historiographiques éprouvées.
2Les trois contributions présentées ici sont autant de variations sur ce thème complexe. Elles envisagent des textes du ixe siècle qui ambitionnaient de faire autorité, et qui y sont parvenus : le De villa Noviliaco d’Hincmar de Reims (Gaëlle Calvet-Marcadé), les Gesta sanctorum Roto nensium d’un moine anonyme de Redon (Claire Garault), les commentaires exégétiques des Livres des Rois par Claude de Turin, Raban Maur et Angélome de Luxeuil (Caroline Chevalier-Royet). Elles étudient la manière dont les auteurs de ces œuvres ont évalué et travaillé des témoignages écrits ou oraux hérités d’un passé proche ou lointain – singulièrement des auctoritates religieuses (Ecritures, textes patristiques, canons conciliaires) ou séculières (écrits législatifs et diplomatiques) – pour constituer le dossier de défense d’un bien ecclésiastique (Gaëlle Calvet-Marcadé), bâtir le récit des origines d’un nouveau monastère (Claire Garault), élaborer une anthologie et une interprétation des Pères de l’Église sur un livre des Écritures (Caroline Chevalier-Royet). Ces différentes approches révèlent la diversité des méthodes employées par les lettrés carolingiens pour mobiliser un héritage bigarré, tant sur le plan des formes que des informations, dans la création d’œuvres pourvues d’une autorité immédiate et pérenne.
1. Autorité des chartes et légitimité de la loi : le cas du De villa Noviliaco d’Hincmar de Reims (Gaëlle Calvet-Marcadé)1
3Le De villa Noviliaco est un petit opuscule dans lequel l’archevêque de Reims Hincmar relate l’histoire du domaine ecclésiastique de NeuillySaint-Front3, de la donation de Carloman en 771 à la restitution à l’église de Reims en 876. Ce dossier célèbre a été édité dernièrement par Hubert Mordek, qui a mis en valeur sa double composition : l’histoire de la villa, d’une part (Gesta), la collection de capitulaires qui l’accompagne, de l’autre (Capitula)4. Les historiens ont souvent préféré se pencher sur l’histoire de la villa plutôt que sur la collection juridique composée par Hincmar. Pourtant, les deux textes se complètent et nous livrent de précieuses informations, tant sur le système des bénéfices que sur les conceptions d’Hincmar concernant l'auctoritas de l’acte royal et de la loi5.
4La première partie de l’opuscule fait l’historique des échanges du domaine et dresse la liste des actes conservés par l’église de Reims à ce sujet. Hincmar nous apprend que la villa a été donnée à l’église de Reims par Carloman en 771, per precepturn regie sue auctoritatis, quod habemus6. Bien que Charlemagne ait confirmé la donation de son frère, il cède le bien en bénéfice à l’un de ses fidèles. À sa mort, la mémoire des droits rémois se perd, et c’est par tromperie que le comte Donat de Melun obtient la villa en bénéfice de l’empereur Louis le Pieux7. Mais, en 858, la famille de Donat trahit Charles le Chauve et voit ses biens confisqués. Le roi donne alors le domaine de Neuilly au monastère d’Orbais, puis le cède en bénéfice à son vassal Rothaus. À la même époque, Hincmar œuvre à la reconstitution du temporel de son église et profite de la venue de Charles le Chauve à Reims pour revendiquer la villa.
5Plusieurs logiques président à la rédaction du texte. Hincmar se fait tour à tour historien de son église, évêque gestionnaire et penseur du droit et de la loi. Ces trois aspects font apparaître l’importance du recours à l’écrit pour défendre les terres d’Église au ixe siècle et les différentes stratégies employées par les clercs pour conserver la mémoire de leurs droits8. Sa démarche est à la fois unique et révélatrice des problèmes de son époque. L’opuscule semble avoir été rédigé pour les clercs de l’église de Reims qui auraient à l’avenir à défendre leurs droits sur ce domaine. Dans un premier temps, après avoir présenté les chartes à Charles le Chauve, Hincmar obtient la restitution du domaine. Mais par la suite, en 875, quand le roi part à Rome pour être couronné empereur, la famille du comte Donat oblige la reine Richilde à lui rendre la villa. C’est sans doute ce dernier conflit qui a rendu nécessaire la rédaction du De villa Noviliaco. Désormais en effet, les actes se contredisent trop pour que les clercs puissent savoir où est leur droit. Le domaine a été attribué à deux églises : Reims, puis le monastère d’Orbais : laquelle des deux a priorité sur l’autre ? Le domaine a été enlevé à la famille de Donat par Charles le Chauve, puis restitué par sa femme : à quelle auctoritas se fier, celle du roi ou celle de la reine ? Pour Hincmar, cette confusion est source potentielle de conflits ; il lui faut rétablir une hiérarchie entre des diplômes contradictoires.
6Le dossier du domaine de Neuilly présente deux types d’actes authentiques dont la véracité est attaquée par Hincmar. Le premier est un acte subreptice9 : Louis le Pieux donne la villa au comte Donat, car il est trompé sur la nature du bien (bien ecclésiastique que l’on fait passer pour un bien fiscal). Le deuxième est l’acte émis par la reine Richilde sous la pression de la famille de Donat. Ces deux situations posent la question des limites de l'auctoritas des diplômes royaux. Ces deux actes n’ont pas la même valeur que les autres actes royaux, car ils ont été obtenus soit en cachant la vérité au roi, qui n’a donc pu exercer sa liberté de jugement, soit sous la contrainte. Le roi doit être maître de ses décisions, les actes obtenus sous la contrainte n’ont pas la même valeur que ceux délivrés spontanément. Emile Lesne propose une hypothèse assez séduisante, selon laquelle, au ixe siècle, la validité des actes serait affaiblie du fait que les rois les émettent sous la pression des grands10. Le plus souvent, le roi émet un diplôme à la demande du bénéficiaire, qui peut parfois être appuyé par un membre de l’entourage royal11. Dans le cas du domaine de Neuilly, c’est Bégon, gendre de Louis le Pieux, qui, en tant qu’intercesseur, est responsable de la subreptio12. Les aléas que connaît le domaine de Neuilly montrent les dysfonctionnements du système des bénéfices et de l’information du roi, tributaire de son entourage. Si le roi est mal informé ou mal conseillé, il ne peut pas bien gouverner. Le récit d’Hincmar s’adresse donc aussi bien au roi, comme un avertissement, qu’aux clercs, comme un guide de lecture des actes. Dès son retour de Rome, Charles le Chauve casse les décisions prises par sa femme et fait restituer par ses légats le domaine à l’église de Reims. Cependant, Hincmar ne précise pas que les actes subreptices sont détruits, comme cela fut le cas, selon Flodoard, lors des restitutions faites par Charles le Chauve en 84513. Ces actes subreptices posent problème, car ils sont authentiques : ce ne sont pas des faux, mais ils ne devraient pas exister14.
7Hincmar ne semble accorder d’importance qu’aux actes les plus anciens, ceux de Carloman et de Charlemagne. Sa méfiance envers les actes validés par Charles le Chauve est confortée par les manœuvres de la famille de Donat. Il insiste très peu sur l’acte de restitution de Charles, il ne mentionne même pas qu’il le possède comme les autres. En revanche, il rappelle que le diplôme a été lu publiquement lors du plaid de Douzy, en 874, avec ceux de Carloman et de Charlemagne, et que tous les grands présents, dont il a les noms, validèrent la décision royale15. Plus que la mise par écrit, c’est la publicité qui donne ici son efficacité juridique à l’acte diplomatique. Dans ce contexte, le prélat place toute sa confiance dans la loi. Elle accompagne ses revendications et elle met un terme au conflit. La collection des capitula – une compilation sur la législation des bénéfices, censée être encore appliquée en 876 – s’adresse sans doute davantage au roi qu’aux clercs, elle témoigne aussi du souci d’Hincmar de dépasser un conflit local pour expliquer un point juridique. Le goût d’Hincmar pour les collections juridiques a, depuis longtemps, été démontré, son originalité aussi16. L’importance de cette collection vient du fait qu’Hincmar ajoute à la défense du patrimoine de son église une vision politique valable pour tout le royaume. Hincmar peut apparaître comme un cas isolé. L’auctoritas dont il se prévaut n’est pas fondée sur l’ancienneté, mais sur la légitimité des canons. Sa stratégie s’appuie sur le respect de la loi, divine et humaine, qui fonde son autorité dans le respect des préceptes moraux de l’Église17.
2. La mise en texte du passé : traditions locales et mémoire monastique. Le cas de l’abbaye de Saint-Sauveur de Redon (Claire Garault2)
8En Bretagne, les dossiers narratifs constitués dans les établissements monastiques sont très riches, mais ils ne peuvent être envisagés sans prendre en considération leurs rapports avec les actes de la pratique. Deux exemples sont frappants à ce sujet : le Cartulaire de Landévennec et le Cartulaire de Quimperlé, qui ont tous deux inclus des Vitae en leur sein. Le schéma inverse peut également se rencontrer : dans certaines Vitae, l’hagiographe utilise parfois un lexique appartenant davantage au langage diplomatique ou juridique qu’à celui de l’hagiographie. Les rapports entre hagiographie et actes de la pratique semblent donc assez étroits. L’exposé reprendra ici le dossier relatif à l’abbaye de Saint-Sauveur de Redon, à savoir les Gesta sanctorum Rotonensium et le célèbre Cartulaire de Redon. Signalons, en outre, un troisième document : la Vita Conuuoionis. Les thèmes d’étude choisis – la mise en texte du passé : traditions locales et mémoire monastique – permettront d’aborder à nouveau ces sources. Le Cartulaire de Redon18 est mis en œuvre dans les années 1070 et complété jusqu’aux années 1160. Il contient, à la fois, des copies d’actes du ixe siècle (près de 300) et un ensemble d’actes de l’époque féodale. Les Gesta sanctorum Rotonensium et la Vita Conuuoionis sont les deux autres pièces du dossier de Redon. Ils ont fait l’objet d’une édition en 1989 par Caroline Brett19. Ce sont deux textes narratifs, l’un purement hagiographique, l’autre relevant plutôt du genre des Gesta. La Vita Conuuoionis aurait été rédigée au xie siècle et serait un « abrégé tardif » des Gesta20. Les hypothèses concernant la datation des Gesta sont plus précises : ils auraient été rédigés entre 868 – mort de saint Conwoion – et 87621. Quant à l’auteur, il s’agirait peut-être, selon certains, de Ratvili, devenu évêque d’Alet et qui aurait assisté aux obsèques de Conwoion, en janvier 868, au monastère de Maxent22.
9Revenons rapidement sur la nature des Gesta sanctorum Rotonensium. Le nom de gesta leur a été donné par leur premier éditeur, Jean Mabillon23. On peut certes admettre que ces Gesta ressortissent à ce genre littéraire, tel que l’a défini Michel Sot24. Cependant, ils ne décrivent pas une succession abbatiale ; ils s’attachent davantage au rôle du saint fondateur, Conwoion. En ce sens, ils tendent vers l’hagiographie. En outre, ils peuvent s’apparenter à un récit historique mettant essentiellement en scène la fondation du monastère et les premières années de son existence. La communauté monastique de Saint-Sauveur de Redon semble mettre en texte son passé25 en prenant garde à deux critères, qui sont fondamentaux pour écrire l’histoire : le temps et l’espace26. Les Gesta sanctorum Rotonensium apparaissent ainsi comme une œuvre multiscalaire.
10Dans les Gesta sanctorum Rotonensium en effet, il n’y a pas un temps, mais différentes échelles temporelles : l’histoire du monastère, l’histoire du diocèse de Vannes – histoire régionale intégrée dans une histoire chrétienne universelle – et l’histoire carolingienne, le tout étant habilement entremêlé par l’auteur. Quelques remarques sont à faire. Premièrement, l’auteur utilise assez peu le calendrier chrétien. Deuxièmement, il procède par synchronisme, donnant des indices temporels assez précis sans pour autant dater les faits : tel ou tel épisode est situé sous le règne de l’empereur Louis le Pieux, du roi Charles le Chauve ou encore du missus Nominoé ou de son successeur Erispoé. Parfois, les deux pouvoirs (impérial/royal et local) sont étroitement liés. Ces noms ne sont pas toujours traités de la même manière : parfois ils ne sont que de simples indicateurs temporels, parfois ils deviennent les protagonistes de l’épisode relaté, aux côtés de Conwoion ou d’autres moines. L’auteur se sert de Nominoé comme d’un intermédiaire qui permet de passer d’un niveau à l’autre, du temps du monastère au temps carolingien. Troisièmement, l’auteur met sans cesse en tension le récit par des indications temporelles beaucoup moins précises, mais qui permettent de rappeler au lecteur à quelle période se déroule l’épisode. Ces marqueurs temporels sont très variés : ce sont soit des adverbes ou des conjonctions de coordination (dum, post, postea, postquam, etc.), soit le mot tempus, décliné avec ses adjectifs. Quatrièmement, l’histoire du monastère est aussi intégrée au temps de la liturgie, puisque presque chaque chapitre est introduit par des citations bibliques qui semblent illustrer le récit qui suit. Cette dimension temporelle permet de rattacher les Gesta de Redon au genre hagiographique. Un tel emboîtement d’échelles temporelles complexifie la compréhension des Gesta pour un lecteur moderne, mais l’on peut se demander si, au contraire, il ne facilitait pas celle des contemporains.
11L’utilisation de l’espace par l’auteur obéit aux mêmes critères que l’utilisation du temps. En effet, l’auteur inscrit l’histoire du monastère dans plusieurs spatialités, allant de la plus grande échelle, c’est-à-dire celle du monastère, à la plus petite, en mettant en scène des pèlerinages qui traversent une grande partie du monde carolingien et chrétien27. Les Gesta sanctorum Rotonensium ne brossent pas le portrait d’une société immobile : les protagonistes, qu’ils soient clercs ou laïcs, moines de Redon, évêques, souverains bretons ou francs, se déplacent beaucoup. L’auteur fait lui-même preuve non seulement d’une connaissance de la topographie locale28, mais aussi des territoires carolingiens et des résidences impériales. Il semble travailler à partir de documents produits sans doute dans le scriptorium de Redon, dans la première moitié du ixe siècle. Tout se passe comme si l’auteur s’était déplacé aux alentours du monastère lors des donations de paroisses faites à l’abbaye par Nominoé ou par des machtierns. Comme le temps, l’espace se décline d’une géographie locale à une géographie du sacré29, en passant par la géographie politique carolingienne. Mais inscrire l’histoire de sa communauté dans l’espace et dans le temps ne suffit pas pour mettre en texte le passé : l’auteur doit mettre en œuvre les sources dont il dispose pour conférer à son récit toute l’autorité dont il aura besoin.
12La démarche de l’auteur semble, au premier abord, assez complexe. Comme dans la plupart des récits hagiographiques, il utilise les préfaces des livres II et III30 comme un moyen d’interaction avec son public : il y fait le point sur sa manière de travailler. Dans son récit, il intervient aussi directement, parfois pour donner son avis sur un événement qu’il vient de décrire, parfois pour insister sur la véracité d’un épisode, puisqu’il se dit lui-même témoin ou dit connaître ou avoir connu des témoins qui lui ont rapporté l’épisode en question. En lisant les Gesta sanctorum Rotonensium, on remarque aussi l’emploi de verbes faisant partie du champ lexical de la parole. Il s’agit des verbes dicere, vocare, appelare et nuncupare. Les sources orales semblent donc a priori privilégiées par l’auteur – il se sert d’ailleurs des témoignages qu’il a lui-même entendus, lorsqu’il était jeune31. Deux verbes, videre et audire, attestent du vécu de l’auteur ou de celui des frères qu’il a côtoyés. La pensée médiévale considère effectivement que les témoignages font autorité dans le récit32. Si l’on s’intéresse à la dimension historique des Gesta sanctorum Rotonensium, il semble légitime de s’interroger également sur les documents écrits que l’auteur aurait pu utiliser, en particulier les actes de la pratique présents dans le Cartulaire de Redon. Ce processus de remploi de documents diplomatiques dans des récits littéraires a bien été mis en évidence par Laurent Morelle33. Cependant, la typologie élaborée par ce dernier n’est pas applicable telle quelle. En effet, il n’est pas toujours évident de discerner quel processus l’auteur a pu utiliser pour insérer les sources de la pratique. Son procédé de prédilection semble être toutefois l’insertion d’analyses des documents diplomatiques34. En outre, l’auteur prend soin au livre I, et ce par deux fois, de mentionner les documents utilisés ou dont il a eu connaissance, par les termes de carta et de praeceptum35.
13Dans ces Gesta, l’auteur semble s’être assigné un double but : non seulement glorifier la mémoire des morts, mais encore faire œuvre de mémoire en transmettant l’histoire du monastère de Redon. Le recours à l’écrit permet de mettre en scène des événements historiques. En utilisant toutes les échelles du temps et de l’espace, le nom des souverains ou en tout cas celui des gens de pouvoir, qu’il soit local ou non – Nominoé tient un rôle d’intermédiaire important –, les sources orales ou écrites (chartes, notices, diplômes, etc.) à sa disposition, ainsi que sa propre autorité, l’auteur fait des Gesta sanctorum Rotonensium une œuvre de mémoire monastique36, composée quelques décennies à peine après la fondation du monastère. La fabrication de cette nouvelle mémoire collective mise par écrit peut alors apparaître comme le « creuset de l’identité et de la solidarité des groupes37 », selon les mots d’Alain Dubreucq38. Une sorte de balancement entre la mémoire et l’histoire se met en place, entre les traditions locales (fondation du monastère, présence des moines de Redon), l’histoire carolingienne et l’histoire romaine. Ce passé, mis en texte par un auteur qui reste anonyme mais intervient souvent dans le récit, permet d’élaborer un discours multiscalaire des origines, qui met en avant un lien privilégié entre le monastère de Redon, le pouvoir carolingien et l’Église.
GSR | CR | VC |
Donation de Ratvili : 1, 3 | III | |
Donation de Nominoé au nom de Louis le Pieux : 1, 10 | II et Ap. VI : accord de Louis le Pieux | § 5 |
Donation de Louis le Pieux (diplôme ?) : 1, 11 | Ap. IX et XI | § 7 et 8 |
« Emprunt » des reliques de saint Hypotendus : 2, 9 | CCXIV | |
Accusation de simonie pour quelques évêques bretons : 2, 10 | § 9 |
3. Les commentaires bibliques carolingiens : recueillir et relire l’héritage patristique (Caroline Chevalier-Royet)3
14Les commentaires exégétiques carolingiens sont souvent critiqués pour leur absence d’originalité. Les premiers lecteurs de ces ambitieuses compilations étaient déjà partagés entre louange et dénigrement. Raban Maur évoque dans ses préfaces les critiques qu’il doit affronter. Dans leurs attaques contre Claude de Turin à propos des images, Dungal et Jonas d’Orléans lui reprochent de faire des emprunts inavoués dans ses œuvres, ce qui leur paraît répréhensible. Ces critiques résonnent jusqu’à la période contemporaine, puisque la plupart des historiens, exégètes et philologues lisent peu ces commentaires carolingiens, arguant de leur manque d’originalité. Ces vives réactions montrent que la méthode employée par les exégètes carolingiens pose de nombreux problèmes. Accuser les commentateurs carolingiens de plagiat, c’est se méprendre sur leurs intentions et leur état d’esprit. Il semble qu’il faille plutôt considérer ces commentaires sous un angle différent, sans se référer à notre idée moderne de l’originalité39. Ces commentaires, véritables chaînes, se composent par essence de citations d’auteurs plus anciens, c’est-à-dire surtout des Pères40. L’exégète réalise un fin travail de marqueterie, assemblant, pour un verset biblique cité, une série de passages faisant autorité, rédigeant les liaisons indispensables, voire complétant le dossier patristique ainsi constitué, lorsqu’il l’estime nécessaire. L’exégète livre ainsi à son lecteur tout ce qu’il a pu rassembler sur un verset biblique donné : l’exégète a la volonté de se placer dans une tradition longue, de recueillir et de transmettre ce riche héritage. En examinant les desseins des exégètes carolingiens à partir de la lecture des commentaires sur les Livres des Rois de Claude de Turin, Raban Maur et Angélome de Luxeuil, dans le cadre de ma thèse, je voudrais mesurer plus justement la richesse et l’originalité de l’exégèse carolingienne, montrer l'importance de ce maillon dans la transmission de l’héritage patristique.
15Dans leur entreprise de commentaire du texte biblique, l’intention des exégètes carolingiens est triple : il s’agit de recueillir l’héritage des Pères, de le transmettre et enfin de le relire pour l’adapter à leur siècle.
Recueillir l’héritage du passé
16Claude de Turin, Raban Maur et Angélome de Luxeuil rédigent d’immenses commentaires anthologiques sur les Livres des Rois, respectivement vers 820, 823 et 83541. Il s’agit de combler un vide, puisque aucun commentaire suivi sur les Rois n’est alors disponible42, et de rassembler les écrits de leurs prédécesseurs. Raban le dit très clairement dans la lettre-préface accompagnant son commentaire, qu’il envoie vers 829 à Hilduin, archichapelain de Louis le Pieux. Raban écrit qu’il souhaite rassembler en un unique volume les paroles des Pères, dispersées, et cite les sources qu’il utilise pour la rédaction de son commentaire : Augustin, Jérôme, Grégoire le Grand, Isidore de Séville et Bède43. À l’instar de Bède d’ailleurs, il mentionne ses références à l’aide d’un système de notations marginales, pour faciliter l'identification des emprunts44. Raban revendique donc le caractère anthologique de son entreprise : le principe d’accumulation est en effet l'une des caractéristiques fondamentales de l’exégèse médiévale. Elle « se construit par additions successives, chaque génération apportant sa pierre à l’édifice commun, construction qui ne sera jamais achevée45 ». La compilation des prédécesseurs est donc partie intégrante et première étape de toute nouvelle entreprise de commentaire du texte biblique. Le remploi manifeste la volonté ambitieuse de l’exégète de s’inscrire dans une tradition longue, dans la continuité des Pères46.
Transmettre cet héritage
17Après avoir recueilli les précieuses paroles des Pères, le savant chrétien souhaite les transmettre à ses successeurs. Les auteurs carolingiens fournissent un effort exceptionnel pour recueillir la tradition patristique et la rendre facilement accessible et intelligible. Cet effort s’inscrit dans le cadre du mouvement de réforme encouragé par Charlemagne, qui se caractérise par l’intensification de la circulation et de la copie des manuscrits, ainsi que par un profond renouvellement des études, soutenu par le développement des écoles. L’école monastique est à la fois le lieu d’élaboration et de première lecture du commentaire exégétique. La volonté pédagogique des exégètes transparaît dans la structure des commentaires : souvent, après la citation du lemme biblique commenté, l’exégète rappelle le contexte du verset, l’explicite ou le reformule. Il s’adresse à un auditoire de moines en cours de formation et à des laïcs qui ne sont pas toujours familiers des formulations bibliques. Claude de Turin rédige son commentaire sur les Rois en réponse à des questions soulevées par son ami Tbeodemir, abbé de Psalmodi, soucieux de l’enseignement dispensé dans son monastère. Angélome débute son commentaire sur les Rois à la demande de ses frères, qui déplorent l’absence d’un commentaire suivi sur ces livres dans la bibliothèque luxovienne. Le commentaire de Raban est le fruit de son enseignement à l’école de Fulda, même s’il eut par ailleurs une autre destination. En 832, en effet, Raban offre ce commentaire sur les Rois à Louis le Pieux, qui séjourne à Fulda47. Ce cadeau, dans une période où l’autorité impériale est vivement contestée, possède une signification politique : ces commentaires exégétiques, lus dans l’entourage des souverains, sont conçus, ainsi que l’écrit Raban dans sa lettre-préface au commentaire sur les Chroniques, adressée à Louis le Germanique vers 84048, comme de véritables guides pratiques à l’usage des rois. La correspondance d’Angélome révèle également que l’empereur Lothaire s’intéresse, lui aussi, à l’exégèse et en discute avec le moine luxovien, lorsqu’il séjourne à Aix-la-Chapelle49. Le souverain, la cour et les hauts dignitaires laïcs constituent ainsi le deuxième cercle de lecture des commentaires.
Relire cet héritage
18La question des destinataires et des lecteurs effectifs de cette exégèse est loin d’être résolue. L’adresse des exégètes à des lecteurs extérieurs aux communautés monastiques montre qu’ils ont conscience de leur rôle de guide pour la société : en relisant, en s’appropriant et en mettant en forme l’héritage patristique, ils l’adaptent à leur siècle et apportent leur propre pierre à l’édifice exégétique. L’héritage patristique est mis en ordre par la systématisation du principe binaire de lecture des Ecritures : au sens littéral succède le sens spirituel, qui se subdivise lui-même en sens allégorique, moral et mystique. Certes, les Pères lisaient déjà la Bible selon ce principe binaire, mais, en le systématisant en fonction du matériel abondant mis à leur disposition, les exégètes carolingiens posent définitivement le principe fondamental de l’exégèse chrétienne – derrière la lettre, le sens spirituel – et le lèguent à leurs successeurs. Les commentateurs carolingiens adaptent ce patrimoine dans la mesure où, parfois, ils complètent ou infléchissent leurs sources. L’historien cherche les interstices dans lesquels un maître glisse sa propre identité50 : ces espaces personnels doivent être traqués grâce à une Quellenforschung minutieuse. Mes recherches récentes sur les thèmes de fonction royale et des figures de prophètes dans ces commentaires permettent de montrer qu’à partir d’un fondement traditionnel, le traitement de ces motifs s’avère original. Les onctions royales sont des événements problématiques dans les récits des Livres des Rois. Dans l’exégèse carolingienne, l'insistance sur certains thèmes dans le commentaire de ces passages, obtenue en combinant les sources patristiques et historiques, et en les complétant lorsque cela est nécessaire, reflète les interrogations de ces lettrés sur la nature du pouvoir détenu par le roi oint et sur sa place dans l’histoire du Salut. Les figures de prophètes, omniprésentes dans les Livres des Rois, offrent des modèles communément décrits par les exégètes chrétiens. Raban et Angélome, à partir d’explications typologiques, surtout fondées sur l’exégèse d’Isidore et de Bède51, rapprochent la figure du prophète de celle du Christ et définissent le rôle du prophète, qui, par sa parole et par ses actes, montre la voie à suivre. Ce premier niveau de lecture est suivi par des explications, souvent construites à partir d’extraits du florilège de Paterius52, amendées par des passages qui semblent plus personnels et qui s’adaptent parfaitement à la société carolingienne. Raban et Angélome mettent ainsi en évidence le pouvoir de la parole, qui confère toute son importance au prophète, aux côtés du roi, à l’intérieur de la société.
19Il convient de souligner, pour conclure, que les commentaires exégétiques carolingiens, grâce à leur forme anthologique, constituent un maillon essentiel dans la transmission médiévale de la culture patristique. En recueillant et en organisant systématiquement un immense héritage, ils ont contribué à une meilleure connaissance de ce legs patristique. Certains commentaires de Raban sont, par exemple, considérés comme les commentaires de référence au cours du Moyen Âge53. Le succès considérable de l’exégèse carolingienne ne tient pas uniquement à l’effort accompli pour rassembler les autorités patristiques, il résulte aussi de l’attention portée à l’« actualisation » de ce matériel emprunté. Cet héritage est adapté et mis au service d’un idéal politique, celui des souverains carolingiens que les exégètes servent fidèlement en les conseillant et en leur offrant, à travers leurs commentaires, des guides pratiques pour le gouvernement des hommes.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple : Medieval Concepts of the Past. Ritual, Memory, Historiography, éd. G. Althoff, J. Fried, P. Geary, Cambridge, 2002 ; L’autorité du passé dans les sociétés médiévales, éd. J.-M. Sansterre, Rome-Bruxelles, 2004 (Collection de l’École française de Rome, 333 ; Institut historique belge de Rome, Bibliothèque, 52).
2 Sur la fluidité du concept médiéval d’autorité, voir par exemple : J. Gaudemet, « Autorité », Dictionnaire du Moyen Age, éd. Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris, 2002, p. 113-114. Sur les relations entre texte(s) et autorité(s) et sur les auctoritates, voir entre autres : Les actes comme expression du pouvoir au haut Moyen Age. Actes de la table ronde de Nancy, 26-27 novembre 1999, éd. M.-J. Gasse-Grandjean, B.-M. Tock, Turnhout, 2003 (Artem, 5) ; Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale. Actes du colloque tenu à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16juin 1999), éd. M. Zimmermann, Paris, 2001 (Mémoires et documents de l’École des chartes, 59) ; Textus im Mittelalter : Komponenten und Situationen des Wortgebrauchs im schrifisemantischen Feld, éd. L. Kuchenbuch, U. Kleine, Gottingen, 2005.
3 Il a été rédigé avant la mort de Charles le Chauve en octobre 877 : cf. J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims (845-882), Genève, 1976, t. 2, p. 800, n. 572.
4 H. Mordek, « Ein exemplarischer Rechtsstreit : Hinkmar von Reims und das Landgut NeuillySaint-Front », Zeitschrift der Savigny-Stiftung, Kan. Abt., 83 (1997), p. 86-112.
5 Ce travail présenté dans le cadre de l’atelier des doctorants est une brève introduction à une étude approfondie de la collection de capitulaires du De villa Noviliaco, que je compte mener dans ma thèse.
6 Mordek, « Ein exemplarischer… », loc. cit. n. 4, p. 102.
7 Ibid., p. 103 : per subreptionem.
8 Sur la gestion des archives de Reims par Hincmar et sur la constitution de « manuscrits mémoire », voir Devisse, Hincmar…, op. cit. n. 3, p. 940-950.
9 Un acte subreptice « est un acte régulièrement expédié, mais qui a été obtenu sur un faux exposé » (Vocabulaire international de la diplomatique, éd. Μ. M. Cárcel Ortí, 2e éd., Valence, 1997, p. 43).
10 E. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France, t. 2, La propriété ecclésiastique et les droits régaliens à l’époque carolingienne, Paris, 1926, p. 228 : le concile de Meaux-Paris (845/846) prévoit la restitution intégrale des biens d’Église et la révocation des « préceptes illicites ». Émile Lesne désigne comme actes illégitimes ou illicites les actes de confirmation demandés par les bénéficiers eux-mêmes au roi (et non par les établissements religieux).
11 R.-H. Bautier, « La chancellerie et les actes royaux dans les royaumes carolingiens », Bibliothèque de l’École des chartes, 142 (1984), p. 31-33.
12 Mordek, « Ein exemplarischer… », loc. cit., n. 4, p. 103 : interveniente Bigone per subreptionem.
13 Flodoard de Reims, Historia Remensis ecclesiae, 3, 4 (Die Geschichte der Reimser Kirche, éd. M. Stratmann, Hanovre, 1998 [MGH, SS, 36], p. 195).
14 Dans le De divortio, Hincmar explique que le roi, en cas de restitution, doit s’assurer que les autres chartes concernant le bien restitué soient bien détruites, cf. L. Morelle, « La main du roi et le nom de Dieu : la validation de l’acte royal selon Hincmar, d’après un passage de son De divortio », Foi chrétienne et églises dans la société politique de l’Occident du haut Moyen Age (ive-xiie siècle), éd. J. Hoareau-Dodinau, R Texier, Limoges, 2004, p. 289.
15 Mordek, « Ein exemplarischer… », loc. cit. n. 4, p. 105 : quorum nomina scripta habemus.
16 J. Devisse, Hincmar et la loi, Dakar, 1962.
17 Ibid, p. 19.
18 Cartulaire de l’abbaye de Redon en Bretagne, éd. A. de Courson, Paris, 1863 ; Cartulaire de l’abbaye Saint-Sauveur de Redon, Rennes, 1998-2004 (il existe aussi une version sur CDRom regroupant les deux volumes) ; voir aussi N.-Y. Tonnerre, Le diocèse de Vannes au ixe siècle d’après le cartulaire de Redon : édition et commentaire des actes, thèse 3e cycle histoire, univ. Paris 10, 1977. L’auteur propose une édition des actes datés du ixe siècle.
19 The Monks of Redon. Gesta sanctorum Rotonensium and Vita Conuuoionis, éd. et trad. C. Brett, New Hampshire, 1989.
20 J.-Cl. Poulin, « Le dossier hagiographique de saint Conwoion de Redon. À propos d’une édition récente », Francia, 18 (1991), p. 139.
21 Ibid, p. 156-157.
22 Voir les arguments de F. Lot, Mélanges d’histoire de Bretagne, Rennes, 1907, p. 5-13, repris par J.-Chr. Cassard, Les Bretons de Nominoé, lre éd., Brasparts, 1990, 2e éd., Rennes, 2002, p. 187, et par B. Merdrignac, Les Vies des saints bretons durant le haut Moyen Age, Rennes, 1993, p. 29-30 ; contra : Poulin, « Le dossier… », loc. cit. n. 20, p. 156.
23 The Monks…, op. cit. n. 19, p. 20.
24 M. Sot, Gesta episcoporum, gesta abbatum, Turnhout, 1981 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 37), en part. p. 7-8 et 17.
25 Sur cette vaste question, voir dernièrement : Auctor et auctoritas. op. cit. n. 2 ; Ecrire son histoire. Les communautés régulières face à leur passé. Actes du 5e colloque international du Cercor, Saint-Étienne, 6-8 novembre 2002, Saint-Étienne, 2005.
26 B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, 1990, p. 147-178.
27 Il est entendu qu’en géographie la petite échelle est l’échelle globale.
28 On retrouve les mêmes précisions topographiques dans les actes carolingiens du Cartulaire de Redon.
29 Les pèlerinages pénitentiels aboutissent à Redon ; ils permettent de faire entrer l’abbaye dans un vaste réseau sacré dans l’espace de la chrétienté.
30 Il manquerait un premier chapitre ou une préface au livre I ; cf. The Monks…, op. cit. n. 19, p. 5-6.
31 Voir, par exemple, la préface au deuxième livre : ibid., p. 145.
32 Guenée, Histoire…, op. cit. n. 26, p. 130.
33 L. Morelle, « La mise en “œuvre” des actes diplomatiques. L’auctoritas des chartes chez quelques historiographes monastiques (ixe-xie siècle) », Auctor et auctoritas…, op. cit. n. 2, p. 73-93. Voir aussi Guenée, Histoire…, op. cit. n. 26, p. 91-100.
34 On peut ainsi mettre en parallèle quelques donations et autres événements présents dans les Gesta sanctorum Rotonensium (GSR) et dans le Cartulaire de Redon (CR), voire dans la Vitu Conuuoionis (VC) :
35 The Monks…, op. cit. n. 19, p. 116 et 140 (pour le texte latin) ; p. 117 et 141 (pour la traduction).
36 Chronologiquement, ('histoire intervient après la mémoire, lorsque celle-ci est en train de se décomposer ; cf. M. Halbwachs, La mémoire collective, 1re éd., Paris, 1950, rééd., Paris, 1997, p. 130 ; C. Caby, « La mémoire des origines dans les institutions médiévales : bilan d’un séminaire collectif », Ecrire…, op. cit. n. 25, p. 16.
37 A. Dubreucq, « Préface », Écrire…, op. cit. n. 25, p. 11.
38 Cette idée est également avancée par Caby, « La mémoire… », loc. cit. n. 36, p. 13.
39 L’emploi du terme de plagiat est ici anachronique : on ne peut véritablement parler de plagiat qu’à l’époque moderne, avec le développement de l’édition et de la production de livres imprimés. Utiliser le terme de plagiat revient en outre à négliger que la compilation, fondement de la culture carolingienne, peut être créative et originale.
40 Il faut entendre ce terme dans un sens large : il s’agit des prédécesseurs des Carolingiens, Pères de l’Église au sens strict (Jérôme, Augustin, Ambroise), mais également Grégoire le Grand, Isidore de Séville, Bède, etc. Pour les auteurs médiévaux, le corpus des Pères n’est jamais clos : quand on étudie les listes d’autorités citées, on constate que cette liste s’accroît de génération en génération, cf. G. Dahan, « Les Pères dans l’exégèse médiévale de la Bible », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 91 (2007), p. 109-128.
41 Claude De Turin, Triginta quaestiones super libres Regum (éd. Patrologia latina, t. 50, col. 1047-1047-1208 ; t. 104, col. 623-810) ; Raban Maur, Commentaria in libres Regum (éd. ibid., t. 109, col. 9-280) ; Angélome de Luxeuil, Enarrationes in quatuor librum Regum (éd. ibid., t. 115, col. 247-552).
42 Les Pères se sont intéressés aux Livres des Rois et en ont commenté des passages de manière éparse, jamais dans un commentaire suivi. Les Carolingiens utilisent la pensée de Grégoire le Grand sur les Livres des Rois, transmise par le florilège exégétique de Paterius : Liber testimoniorum veteris Testamenti, quem Paterius ex opusculis S. Gregorii excerpi curavit (éd. Patrologia latina, t. 79, col. 683-916). Le commentaire continu de Bède sur le premier livre de Samuel n’est pas connu des Carolingiens.
43 Les lettres-préfaces que j’évoque sont éditées dans Epistolae Karolini aevi (III), éd. E. Dümmler et alii, Berlin, 1898-1899 (MGH, Ep., 5), ici, p. 402, no 14.
44 Il ajoute qu’il a également inséré des passages de sa propre main, indiqués par la lettre M pour Maurus (ibid.). Ce surnom de Maurus, rappelant le nom de l’élève préféré de saint Benoît, lui a été attribué par Alcuin, qui a été son maître, probablement à Aix-la-Chapelle, puis à Tours.
45 Dahan, « Les Pères… », loc. cit. n. 40.
46 G. Lobrichon, « La relecture des Pères chez les commentateurs de la Bible dans l’Occident latin », dans ID., La Bible au Moyen Âge, Paris, 2003, p. 72.
47 On admet généralement que le commentaire sur les Rois de Raban Maur a été terminé vers 823 ; mais la lettre-préface de ce commentaire, adressée à Hilduin, archichapelain de Louis le Pieux, date de 829. Une autre lettre-préface (cf. n. 48), datée de 840, adressée à Louis le Germanique et accompagnant le commentaire sur les Chroniques, permet de préciser la chronologie des événements : dans cette lettre, Raban dit que le commentaire sur les Rois avait été commandé par Hilduin, puis offert à Louis le Pieux lors de sa visite à Fulda, en 832 ; en 829, pour répondre à la commande d’Hilduin, Raban utilise – et peut-être remanie – un commentaire composé quelques années auparavant. Hilduin avait commandé un ouvrage exégétique : le choix du commentaire sur les Livres des Rois est le fait de Raban, et on peut y voir un geste politique.
48 Epistolae…, op. cit. n. 43, p. 422-424, no 18.
49 Angélome le relate dans sa préface au commentaire sur le Cantique des Cantiques, commande de Lothaire, qui désire se consoler ainsi de la mort de l’impératrice Ermengarde, cf. ibid., p. 625, no 7.
50 Dans le cas de Raban, cf. supra n. 44.
51 Bède, In libros Regum quaestiones XXX, éd. D. Hurst, Turnhout, 1969 (Corpus christianorum series latina, 119/A) ; Isidore de Séville, Mysticorum expositiones sacramentorum seu quaestiones in Vetus Testamentum (éd. Patrologia latina, t. 83, col. 207-424).
52 Cf. supra n. 42.
53 Les commentaires de Raban sur les épîtres pauliniennes sont considérés comme la référence au cours du Moyen Âge. D’autres commentaires carolingiens servent de fondement à la Glose ordinaire. La diffusion de l’exégèse carolingienne sera donc immense, en dépit des critiques formulées à son encontre.
Notes de fin
1 Gaëlle Calvet-Marcadé prépare une thèse de doctorat sur « La défense des biens d’Église au ixe siècle en Francie occidentale », sous la direction du Pr. Régine Le Jan (univ. Paris 1) et du Pr. Hedwig Röckelein (univ. de Göttingen).
2 Nous reprenons ici partiellement le titre d’un article de J.-Chr. Cassard, « La mise en texte du passé par les hagiographes de Landévennec au ixe siècle », Bulletin de la Société d’archéologie du Finistère, 122 (1993), p. 361-386. Ce travail, proposé dans le cadre de l’atelier des doctorants, sera repris de manière beaucoup plus détaillée dans la thèse de doctorat que je prépare, sous la direction du Pr. Bernard Merdrignac (univ. Rennes 2), sur « Ecriture, idéologies et représentations en Bretagne (ixe-xiiie siècle) ». Je tiens à remercier chaleureusement MM. André-Yves Bourgès, Florian Mazel et Bernard Merdrignac pour leurs remarques et leurs suggestions.
3 Caroline Chevalier-Royet prépare une thèse de doctorat sur les « Lectures des Livres des Rois à l’époque carolingienne », sous la direction du Pr. Michel Sot (univ. Paris 4).
Auteurs
Université Paris-Ouest — Nanterre-La Défense
CRATHMA (CNRS, UMR 7173)
Université Rennes 2 Haute-Bretagne
CERHIO (CNRS, UMR 6258)
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
LAMOP (CNRS, UMR 8589)
Université Paris 4 Sorbonne
Jeux et enjeux des pouvoirs (EA 2556)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Marquer la ville
Signes, traces, empreintes du pouvoir (xiiie-xvie siècle)
Patrick Boucheron et Jean-Philippe Genet (dir.)
2013
Église et État, Église ou État ?
Les clercs et la genèse de l’État moderne
Christine Barralis, Jean-Patrice Boudet, Fabrice Delivré et al. (dir.)
2014
La vérité
Vérité et crédibilité : construire la vérité dans le système de communication de l’Occident (XIIIe-XVIIe siècle)
Jean-Philippe Genet (dir.)
2015
La cité et l’Empereur
Les Éduens dans l’Empire romain d’après les Panégyriques latins
Antony Hostein
2012
La délinquance matrimoniale
Couples en conflit et justice en Aragon (XVe-XVIe siècle)
Martine Charageat
2011
Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge
XLe Congrès de la SHMESP (Nice, 4-7 juin 2009)
Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (dir.)
2010
Une histoire provinciale
La Gaule narbonnaise de la fin du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle ap. J.-C.
Michel Christol
2010