La nouvelle emprise empirique sur le monde en Europe occidentale, xe-xiiie siècle
p. 451-466
Texte intégral
1Le problème général proposé par Jean-Philippe Genet est celui « du coût économique de la transformation du système de communication : en quelle mesure cette transformation était dépendante (ou non) de la grande vague de croissance économique qu’a connue l’Europe du xe au xiiie siècle ? ». Dans le texte introductif du présent colloque, l’Église catholique est présentée comme l’initiateur de nouvelles méthodes de communication, agissant sur les différents médias, dont le performatif et le monumental. Au xiiie siècle, le mouvement des ordres mendiants a permis à l’Église d’atteindre les populations amassées dans les villes par de puissants moyens rhétoriques dans les langues vernaculaires. D’autres acteurs nouveaux, dont l’État, auraient concurrencé ensuite le pouvoir symbolique de l’Église, ce qui aurait déclenché une transformation radicale du système politique. Cette hypothèse globale met en lumière des tendances indéniables, mais elle peut être qualifiée comme essentiellement volontariste et idéaliste. La « monarchie pontificale » est considérée comme l’acteur initial et primordial, capable d’imposer par tous les moyens à chaque chrétien l’objectif du salut et un mode de vie, de nouveaux acteurs réagissent en compétiteurs. Dans l’espoir d’indiquer la complexité de cette problématique, je choisirai un point de vue radicalement opposé et plaiderai pour une argumentation matérialiste, prenant comme point de départ les conditions économiques qui ont entraîné de nouveaux systèmes de communication et qui ont permis aux systèmes de pouvoir de s’étendre, ceux de l’Église en premier lieu.
2La question centrale pourrait être formulée comme une relation entre cause et effet : l’expansion économique qui caractérisait l’Europe occidentale fut-elle une cause nécessaire et initiale de la transformation du système de communication ? On pourrait raffiner la question en constatant que cette expansion se manifestait dans tous les domaines de la vie sociale, y compris la démographie, l’exploitation du sol, les sphères de pouvoir spirituel et politique et la mobilité sociale et géographique. En ce sens, les systèmes de communication faisaient inévitablement partie de chacun de ces mouvements puisque les formes communicatives dépendent du nombre de récepteurs aussi bien que de leurs différences avec les émetteurs.
La gestion des domaines
3Depuis l’époque carolingienne, les grands domaines ont été gérés avec une attention minutieuse pour l’utilisation rationnelle de la main-d’œuvre et des capitaux matériels. Les polyptyques témoignent de l’acribie avec laquelle les facteurs de production étaient appliqués d’une manière intensive qui menait, au cours du temps, à une productivité accrue. Les mêmes méthodes furent introduites dans les exploitations nouvelles de terres défrichées et asséchées par des coloni et les frères cisterciens. Ces entreprises majeures étaient organisées avec une systématique d’autant plus impressionnante lorsqu’on prend en compte les modestes moyens techniques dont disposaient ces paysans1. Un exemple frappant est une série de cessions, entre 1113 et 1201, de terrains marécageux par les archevêques de Brême-Hambourg à des groupes d’exploitants hollandais. Les dimensions des fermes furent établies uniformément à 30 verges royales en largeur et 720 verges en profondeur, une proportion de 1/24 qui était courante dans les exploitations créées avant 1150 aux bords du Bas-Rhin, entre Utrecht et Leyde. Des canaux séparant les parcelles rectangulaires devaient assurer le drainage. Les coloni ont donc transféré la méthode de mise en culture développée en Hollande, en gardant les mêmes proportions dans un autre système métrique. En général, l’intensification a aussi bien contribué à la croissance de la production agricole qu’à l’extension des terres cultivées. La maîtrise de terrains difficiles à exploiter fut réalisée grâce à des méthodes appliquées rigoureusement. Les archevêques de Brême-Hambourg escomptaient le profit de la onzième gerbe, un système utilisé en Hollande, ce qui prouve encore que, dans cette nouvelle exploitation, ce ne fut pas l’Église qui a dicté ses règles, mais les paysans-colonisateurs qui ont imposé les leurs, qu’ils avaient créées dans la pratique2.
Les échanges méditerranéens
4Prenons, ensuite, le cas des échanges interculturels autour de la Méditerranée, essentiels pour comprendre l’essor commercial. Certaines routes étaient connues et pratiquées depuis plusieurs millénaires, mais elles ont été déplacées fréquemment en conséquence des avatars des centres d’expansion, souvent à la suite d’incidents d’ordre naturel3. Il fallait donc explorer les nouvelles orientations développées à partir du xe siècle, car bon nombre des points de départ et des destinées avaient changé. On ne pourrait pas concevoir l’accroissement des relations commerciales entre Amalfi, Constantinople et Alexandrie au xe siècle, ou ceux entre Venise et le Levant ou Gênes et les côtes maghrébines aux siècles suivants, sans que les agents ne disposent d’informations sur les moyens de transport, la demande et l’offre de part et d’autre, ainsi que des modes d’opérer les transactions, y compris les contacts réguliers entre des groupes linguistiques différents et des religions officiellement hostiles4. Les centaines de contrats retrouvés dans la synagogue du Caire offrent la preuve que les marchands italiens et catalans ont effectivement exploité leurs relations profitables avec les adeptes d’autres croyances, en contravention manifeste des prohibitions papales5. Dans la mesure où les contacts commerciaux réguliers, comprenant l’occupation de quartiers résidentiels privilégiés outre-mer (funduq), présupposent des courants d’informations, la communication accompagne nécessairement toute action. Le développement des échanges est inconcevable sans la mise à jour constante des informations sur les conditions des marchés dans l’arrière-pays, en route, et les débouchés dans les pays de destination. La communication dépendait donc de la mobilité et des contacts entre les différentes cultures, tandis que les voyages présupposaient déjà des connaissances sur les conditions de navigation et sur les opportunités d’échanges économiques. La mise à jour continuelle de ces informations était nécessaire pour le développement de ces rapports. Faut-il rappeler que la soi-disant New Institutional Economy considère l’information comme un facteur essentiel pour le fonctionnement de marchés6 ?
5Une grande partie de ces informations concernait les routes maritimes, sur lesquelles les marins disposaient d’observations empiriques transmises d’une génération à la suivante. Les cartes portulans, dont le plus ancien exemplaire préservé date de 1290, consolidaient ces connaissances établies dans la pratique au cours des siècles. Elles comportaient des roses de vent dont partaient des lignes indiquant la direction et la distance vers une destination donnée. Les exemplaires employés fréquemment à bord des navires ont disparu à cause de leur usage, ceux qui sont conservés avaient plutôt le caractère d’objets de luxe. On a remarqué récemment que les cartes étaient des mosaïques composées d’entités régionales à un petit format, dessinées avec des orientations et des échelles différentes. Les côtes de la Méditerranée, de la mer Noire et de l’Atlantique sont représentées avec une exactitude étonnante, comparable à celle des projections de Mercator. En contraste, les îles Britanniques et surtout l’Europe du Nord étaient représentées assez vaguement7.
6Similairement, quelques exemplaires seulement nous sont parvenus des manuels pratiques du commerce, les Pratiche della mercatura, datant de la première moitié du xive siècle. Ils contenaient des données exactes sur la qualité et la variété de produits, la valeur des monnaies, les poids et mesures aussi bien que des conseils sur les manières de traiter avec des partenaires et des fonctionnaires appartenant à des cultures différentes dans un grand nombre de ports8. Ces informations, essentielles pour le commerce maritime, étaient transmises oralement et dans la pratique, et les exemplaires écrits ou dessinés qui circulaient devenaient usés rapidement, raison pourquoi si peu d’eux nous sont parvenus. On pourrait dire autant des manuels de conversation en plusieurs langues qui abondaient de termes techniques concernant les produits courants dans le commerce international. Nous en connaissons un exemple brugeois datant des années 1360, en français, flamand, anglais et allemand, mais le genre doit avoir été assez répandu9. La version originelle a probablement été conçue par un maître d’école qui énumérait, en français et en flamand, dans un ordre alphabétique et dans une sorte de dialogues, des séries de termes techniques et des noms de villes relatifs au commerce et ses produits. Des versions en bas-allemand et en anglais parurent au xve siècle, cette dernière fut imprimée en 1483 et la française en 1501.
7Ces quelques aspects communicatifs du commerce méditerranéen et de son extension vers la mer du Nord et la Baltique formaient un élément essentiel de la croissance de l’économie européenne. En outre, les formes et les matières de la communication se développaient entièrement indépendamment de l’action de l’Église, et sur plusieurs points même en contravention ouverte aux commandements pontificaux ou conciliaires et à la prédication des ordres mendiants. Les exemples les plus frappants en sont les échanges assidus avec les ports appartenant à la sphère islamique malgré les interdictions papales, la tendance aperte à l’accumulation du capital malgré l’idéal chrétien de pauvreté, le commerce d’esclaves non chrétiens malgré la tendance universaliste de l’Église, et l’application systématique du prêt à intérêt dans le commerce international aussi bien que dans la sphère du crédit consomptif, où juifs et chrétiens appliquaient les mêmes méthodes et collaboraient étroitement10. L’intensification des échanges apportait des connaissances et des produits orientaux en Occident, ouvrant ainsi la vision du monde vers des cultures plus développées. Les marchands et navigateurs apprenaient des techniques commerciales comme le paiement par chèque et l’arithmétique dite arabe, dont l’application contribuerait aux succès des marchands italiens à travers l’Europe. Sans cette ouverture des esprits, la volonté d’apprendre, d’appliquer et d’adapter des pratiques de cultures différentes, les contacts auraient pu rester limités aux produits exclusifs destinés à la plus haute élite, comme il était le cas au haut Moyen Âge. La fréquence des voyages et les grands nombres mobilisés et même émigrés définitivement, notamment par les croisades, nécessitaient l’adaptation de l’infrastructure et des techniques nautiques. C’est au cours du xiie siècle que l’emploi de la boussole s’est répandu, permettant une meilleure orientation sur la mer ouverte. À leur tour, la plus grande capacité des services de navigation, étendus et rassurés, réduisait les coûts du transport11.
8Sans ces contacts intensifiés avec les cultures voisines, les idées reçues à travers les doctrines catholiques sur le monde islamique et le christianisme grec n’auraient pas été corrigées par des connaissances empiriques de première main. Au cours du xiiie siècle, nombre de voyageurs vers l’Extrême-Orient, souvent des frères des ordres mendiants, ont pu confronter leurs propres observations aux savoirs géographiques transmis depuis l’Antiquité. Guillaume de Rubrouck notait lors de son voyage vers la Mongolie en 1253 que la mer Caspienne, décrite par Ptolémée comme une mer ouverte, est en réalité un lac, dont il avait fait l’expérience lui-même en parcourant le tour12. L’expansion de la vision du monde, renforcée par la popularité des récits, comprenait, au-delà de sa composante géographique, une dimension de relativité culturelle, fondamentale pour l’adoption de maintes inventions techniques et scientifiques qui contribueraient à l’essor occidental.
9La révolution commerciale provoquait aussi le développement des systèmes financiers. À part des caractéristiques indiquées auparavant, elle se caractérisait par la sédentarisation des marchands qui envoyaient et installaient dorénavant leurs agents dans les foires et métropoles. Les entreprises italiennes accumulaient de plus en plus de grands capitaux grâce aux formes d’association et d’assurance ; ainsi, l’échelle de leurs opérations s’étendait progressivement de la mer Noire jusqu’à la mer du Nord. L’administration de ces grandes entreprises internationales devenait logiquement de plus en plus sophistiquée : la comptabilité double, les instruments de crédit, de transfert, et de paiement fiduciaire, la correspondance mercantile, permettaient de tirer les plus grands profits des différents marchés. Les marchands étaient fiers de leur recherche énergique du profit et se défendaient contre les critiques cléricales en insistant sur leur rôle social13. La monnaie fiduciaire circulant à travers l’Europe n’augmentait pas seulement les moyens de paiement sans nécessité d’accroître proportionnellement la masse de métaux précieux. Elle protégeait aussi le capital commercial contre les manipulations monétaires des princes. Le marché avait créé son propre moyen de paiement, basé sur la stabilité à longue durée des devises italiennes et de la balance des paiements favorable pour les métropoles de la péninsule, et donc hors de l’emprise des monarques.
10Des transactions de crédit permettaient de profiter des asymétries dans les balances de paiements : plutôt que rapatrier entièrement les recettes, les marchands italiens faisaient fructifier leurs capitaux en concédant des emprunts aux prélats, aux princes et aux rois. Les marchands rendirent même leurs services de manipulation et de transfert d’argent pour collecter les recettes pontificales dans le nord de l’Europe ; ils investissaient cet argent sur place dans l’achat de marchandises qu’ils revendaient ailleurs, et ils remettaient le dû à la Curie, après déduction, cela va de soi, de certains frais opérationnels. Les théologiens et les spécialistes du droit canon acceptaient graduellement la lettre de change dont la Curie se servait très commodément elle-même.
Plutôt que de gêner le développement commercial, les bans canoniques contre l’usure ont servi comme un catalyseur pour consolider et raffiner les marchés financiers de l’Europe occidentale au bas Moyen Âge. Étant un acteur financier majeur de l’époque, l’Église jouait un rôle actif dans ce développement qui, à terme, bénéficiait énormément à la mise en place d’un système européen de paiements sans monnaie14.
Urbanisation
11Depuis le xe siècle, les relations développées avec le monde islamique, la chrétienté grecque et, à travers eux, avec l’Extrême-Orient, ont stimulé avec force la commercialisation de l’Europe occidentale, sans toutefois la déterminer dans son ensemble. Plusieurs innovations, rassemblées sous le terme de révolution commerciale, étaient dérivées directement des relations intensifiées entre les marchands de la Méditerranée occidentale et leurs collègues dans les parties orientales15. On pense à la consommation fortement étendue de la soie, du papier et de médicaments composites empruntés à la pharmacologie islamique, à la généralisation des chiffres arabes, à la réintroduction, depuis les années 1250, des monnaies en or16. Celles-ci répondaient aux besoins accrus de moyens de paiement d’une économie commercialisée et monétarisée. En même temps, la possibilité de déthésauriser le métal précieux et surtout d’attirer de nouveaux flux d’or du Niger et du Soudan, était des effets positifs des relations commerciales établies depuis le xe siècle.
12La croissance démographique entraînait l’accroissement de la mobilité sociale, aussi bien verticalement vers des statuts juridiques plus libres, qu’horizontalement, déplaçant les surplus ruraux vers de nouveaux centres urbains et vers des terres à coloniser, proches et lointaines. L’occupation de la péninsule Ibérique par des colonisateurs chrétiens immigrés du Nord, de l’Irlande par des Anglais, les migrations vers les pays à l’est de l’Elbe n’étaient que les courants migratoires les plus vastes d’un mouvement général à des échelles variables17. L’urbanisation en était le résultat le plus innovateur, car elle entraînait de nouvelles interactions, liées aux fonctions centrales qui se concentraient dans les villes. Une ville est, en première instance, un marché permanent qui assurait l’intensification de la communication des bourgeois avec les producteurs et les consommateurs extérieurs, sans oublier les intermédiaires comme les transporteurs et les représentants des diverses autorités.
13En tant qu’agglomérations de plusieurs centaines ou de milliers de personnes, les villes développaient des modes de communication spécifiques, internes et externes. De nouvelles formes de solidarité se formaient, comme les guildes marchandes, au sein desquelles les services religieux, des dîners et des beuveries soudaient la socialisation, comme la protection mutuelle au cours des voyages18. La citoyenneté fut acquise par la prestation d’un serment qui exigeait entre autres choses la solidarité en cas de danger ou de menaces, et le service militaire sous la bannière de la commune.
14La liste de formes de communication typiques pour les milieux urbains est longue, et elle couvre tous les médias. Certaines sont des transferts de modèles seigneuriaux : les remparts, portes, beffrois, cloches, signes héraldiques, robes du magistrat et livrées des serviteurs, sceaux, chartes ayant une vigueur juridique. Plus spécifiques pour la commune sont premièrement les nombres beaucoup plus grands de personnes vivant dans un espace restreint. Les interactions au sein des communautés urbaines de plusieurs milliers et de dizaines de milliers de personnes étaient inévitablement souvent anonymes mais beaucoup plus fréquentes et collectives que dans les villages où les contacts pouvaient être personnels avec tous les membres. Dans les villes, la majorité des contacts ne pouvaient être que dépersonnalisés et pour cela groupés dans des associations, corporations et quartiers. Les espaces publics formaient l’infrastructure liée à cette structure sociale plus complexe. À l’origine, les assemblées des citoyens jurés étaient appelées à s’exprimer sur les décisions touchant la commune dans son ensemble comme le choix d’un prince ou d’un évêque. Des harangues furent prononcées devant des multitudes de plusieurs milliers de citoyens réunis dans un espace ouvert, et d’une manière ou d’une autre, un consensus devait être trouvé et exprimé visuellement par des actes rituels. Diverses places de marchés se développaient et puis des halles spécialisées étaient construites pour faciliter le commerce. Puis, des conseils larges et restreints, des guildes et métiers, formaient les cadres professionnalisés pour l’exercice du pouvoir et le contrôle de la production et des échanges. Chaque organisation était dotée de ses propres bannières, livrées, réunions et cultes religieux, des manifestations collectives comme les processions, et des bâtiments spécifiques.
15Après les réticences initiales du clergé contre cette réalité civile qui tendait à échapper aux contrôles sociaux établis, les prédications des moines des ordres mendiants constituaient la réponse principale de l’Église aux besoins nouveaux des bourgeois. Par leur présence visible dans les villes, leur style de vie modeste, la prédication en langue vulgaire, utilisant des moyens rhétoriques pour toucher l’esprit et les émotions des croyants, les moines des ordres mendiants ont rendu des services inestimables à l’Église. Premièrement, ils surent garder les âmes des bourgeois au sein de la Sainte Mère. En outre, ils ont animé de nouvelles formes de dévotion mieux instruites, plus actives et parfois fort émotionnelles. Le rôle de la lecture individuelle s’est accru, dont s’ensuivirent de nombreuses traductions de la Bible en langues vulgaires au xive siècle. Le discours des moines des ordres nouveaux était formé par les études des scolastiques mais appelait également au soutien des moins favorisés dans la société. Le contenu aussi novateur que la forme répondait aux besoins intellectuels et émotionnels des jeunes communautés urbaines19.
16Les ordonnances du magistrat étaient proclamées et promulguées sous forme écrite. La juridiction volontaire donnait lieu à l’émission d’actes et à leur registration. Le monde du commerce se servait de plus en plus de l’écrit, tant pour fixer les termes de contrats, que pour organiser la gestion des compagnies de plus en plus complexes, et pour communiquer avec des partenaires résidant en d’autres lieux. Dans les villes de foire, des opérations de crédit commercial à court terme furent certifiées par des milliers d’actes de forme simple comme des chirographes, mais acceptées comme preuve par les magistrats dans les villes associées dans des cycles annuels20. Les autorités urbaines et leurs greffes étant étroitement liés aux élites commerciales et artisanales, ils soutenaient activement les activités économiques locales par leurs compétences spécifiques dans les domaines politiques, diplomatiques, administratifs et juridiques. Les représentants des villes délibéraient fréquemment avec d’autres autorités dans le territoire princier ou au-delà de ses frontières, selon les besoins du commerce à longue distance. Les négociations servaient à assurer les droits des citoyens, privés ou collectifs, dans l’intérêt d’un « bien commun » définissable selon les besoins de la classe dirigeante21. Elles pouvaient mener à des missions diplomatiques pour régler des litiges inhérents aux relations, à des traités commerciaux, à des associations régionales de villes dans le but de défendre des intérêts communs, et à des ligues défensives à l’initiative des communes. Ces modes de communication deviendraient encadrés progressivement dans les négociations régulières entre les communes et le prince territorial dont l’enjeu se concentrait généralement sur l’échange de privilèges contre des subsides et des services militaires. Nul doute donc que l’urbanisation, un des effets de la croissance économique et démographique, et à son tour un facteur d’accélération de cette croissance, ait transformé la communication politique. Les effets variaient évidemment avec le degré d’urbanisation.
L’administration des États
17L’Angleterre fut le pays où l’administration de la justice et des finances s’est centralisée et standardisée bien avant les états continentaux. La trésorerie royale s’y est détachée du conseil aulique avant 1066, et elle fut établie à Winchester. Domesday Book, la « description de toute l’Angleterre » commandée par Guillaume le Conquérant en 1086, est encore conçue dans la tradition des polyptyques domaniaux, mais étendue à l’échelle de l’ensemble des domaines royaux. Sous Henri Ier (1100-1135), l’Exchequer marquait encore une étape vers la professionnalisation en séparant le maniement des recettes et dépenses du contrôle demi-annuel des comptes des sheriffs. La merveilleuse série des Pipe Rolls résumait les données pour le royaume ; le plus ancien compte conservé date de 1129, la série devient continue en 1155. Il y apparaît que le trésorier utilisait l’abaque ; il disposait aussi de moyens pour vérifier la valeur des monnaies. Le haut niveau de commercialisation de l’économie rurale anglaise explique que cette administration opérait uniquement en espèces. Henri Ier introduit la même organisation en Normandie. En Flandre, le contrôle central des comptes des recettes régionales fut placé sous l’autorité du chancelier en 1089, mais le plus ancien compte général pour le comté, datant de 1187, contient encore bon nombre de recettes en nature22. Vers cette époque, le nouveau type de fonctionnaire salarié, le bailli, remplaçait les châtelains féodaux. Toutes ces modernisations, intitulées par Jean-Philippe Genet la « révolution administrative », furent introduites en France seulement depuis le règne de Philippe Auguste (1180-1223). Notons toutefois que dans ce domaine, comme dans les autres cités ici, les innovations n’étaient pas initiées pas l’Église. Cela s’applique encore plus clairement à deux autres « révolutions » : celle de la littératie et le tournant vers les langues vernaculaires, qui se sont manifestées dans les trois ordres.
18La première carte relativement réaliste, basée sur la connaissance empirique de l’espace, est celle de la (Grande) Bretagne, composée des royaumes d’Angleterre et d’Écosse et du Pays de Galles, dans la Grande Chronique de Mathieu Paris et datée entre 1254 et 125923. Elle marque clairement les côtes, les rivières, les noms des régions, de phénomènes géographiques caractéristiques et de centaines de villes, bourgs et hauts lieux ecclésiastiques. Ceux-ci sont dessinés comme un axe central du sud au nord, de Douvres par Canterbury, Londres, le cloître de Saint-Alban où travailla l’auteur, jusqu’à Newcastle, le mur d’Hadrien et la digue d’Antoine. Les œuvres de Mathieu Paris n’émanaient sûrement pas du gouvernement, mais l’auteur fut assez proche des pouvoirs pour être bien informé. Vers le milieu du xiiie siècle, le royaume d’Angleterre disposait donc pour l’ensemble de son territoire de descriptions quantifiées et visualisées assez précises, et d’institutions centralisées permettant une gestion effective, bien avant toutes les autres monarchies européennes.
19Au cours de la seconde moitié du xiiie siècle, des familles et des réseaux de financiers piémontais se sont installés dans les villes du Nord-Ouest, prêtant aux princes, aux cloîtres et aux bourgeois24. Le rapprochement des hommes de commerce et de finance aux hommes de pouvoir facilitait certains octrois et concessions, et, en plus, les marchands savaient additionner leurs intérêts et les coûts en cas de délais de remboursement récurrents. Des compagnies marchandes de l’Italie centrale engageaient des capitaux énormes dans des prêts aux princes, permettant à ces derniers de doubler leurs revenus à court terme et s’assurant, de leur part, d’intérêts et frais exorbitants25. Liaisons dangereuses, sans doute, car les priorités des princes différaient de celles des marchands, comme le prouvent les manipulations de Philippe le Bel envers les Templiers, d’Édouard IV envers les Bardi et les Peruzzi, et de Charles VII envers Jacques Cœur, pour ne citer que les exemples les plus connus. Mais, en fin de compte, ils avaient besoin l’un de l’autre. Grâce au recours au crédit des marchands et banquiers, les princes pouvaient disposer de financement immédiat, ce qui pouvait leur procurer un avantage stratégique sur leurs adversaires26.
20Autour de 1300, une étape suivante consistait en l’introduction de financiers italiens dans les hauts offices financiers et monétaires des princes, comme celui de trésorier et maître monnayeur. Au-delà du crédit suivait donc le transfert de l’expertise du commerce international au service des états croissants. Il était sous-entendu – mais parfois aussi noté très explicitement – que les transactions de crédit impliquaient le paiement d’un intérêt raisonnable, mais variable selon la solvabilité du client et les délais. Au cours du temps, les relations d’interdépendance devenaient plus raffinées, comme dans le cas de la famille Rapondi, marchands de soie de Lucques. Dans les années 1380, elle disposait d’une succursale à Paris et une autre à Bruges. Elle était si bien intégrée dans les cours de France et de Bourgogne qu’elle pouvait combiner des livraisons des tissus les plus sophistiqués pour les grandes cérémonies, avec des transactions financières et la promotion de certains artistes. Ils finançaient l’armée française contre les rebelles flamands en 1382, la croisade menant au désastre de Nicopolis en 1396 aussi bien que la rançon pour Jean sans Peur, ce qui requit des transactions entre Paris, Budapest, Venise et la Flandre, et la campagne contre Liège en 1408. Entre 1389 et 1396, Dino Rapondi finançait pour le duc Philippe le Hardi la construction du château et d’une tour protégeant le port de l’Écluse, tout en dirigeant les travaux. Les liens étroits avec la cour n’empêchaient nullement des relations chaleureuses avec les autorités locales à Bruges27.
21En conclusion, je pense qu’il est assez évident que la croissance de l’économie, en particulier sa commercialisation et sa monétarisation dans le secteur maritime, aussi bien qu’artisanal et rural, allait de pair avec la rationalisation, la sécularisation et la professionnalisation de pratiques communicatives et administratives à tous les niveaux, du local à l’intercontinental. Celles-ci se sont développées dans la pratique qui tendait à une meilleure connaissance de l’environnement, et à une plus grande emprise sur celui-ci. Il s’agit de meilleures techniques d’observation et de description de la réalité et pour leur représentation figurative, quantitative et systématique. Cette nouvelle manière de voir, de conceptualiser, d’organiser et de reproduire permettait des actions plus efficaces à une échelle toujours plus grande et d’une complexité croissante, y compris l’intensification des moyens de communication et de paiement. Les pouvoirs étatiques se sont largement servis de toutes les nouvelles méthodes.
Notes de bas de page
1 R. Fossier, Polyptyques et censiers, Turnhout, Brepols, 1978 ; id., Enfance de l’Europe, xe-xiie siècles : aspects économiques et sociaux, Paris, Presses universitaires de France, 1982.
2 W. H. TeBrake, Medieval Frontier. Culture and Ecology in Rijnland, College Station, Texas A&M University Press, 1985, p. 206-211, qui s’est basé sur les recherches fondamentales de H. Van der Linden, « Het platteland in het Noordwesten, met de nadruk op de occupatie ca. 1000-1300 », dans Algemene Geschiedenis der Nederlanden, Haarlem, Fibula-Van Dishoeck, 1982, t. 2, p. 57-65.
3 C. Broodbank, The Making of the Middle Sea. A History of the Mediterranean from the Beginning to the Emergence of the Classical World, Londres, Thames & Hudson, 2013.
4 D. Abulafia, The Great Sea. A Human History of the Mediterranean, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 258 et suiv.
5 S. D. Gotein, A Mediterranean Society : the Jewish Communities of the Arab World as Portrayed in the Documents of the Cairo Geniza, vol. 1 : Economic Foundations, Berkeley, University of California Press, 1967.
6 D. C. North, Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 27-31, 108 ; M. Casson, Information and Organization. A New Perspective on the Theory of the Firm, Oxford, Oxford University Press, 1997.
7 R. W. Unger, Ships on Maps : Pictures of Power in Renaissance Europe, Basingstoke/New York, Palgrave Macmillan, 2010, p. 38-44 ; R. Nicolai, A Critical Review of the Hypothesis of a Medieval Origin for Portolan Charts, thèse de doctorat, Universiteit Utrecht, 2014.
8 Francesco Balducci Pegolotti, La Pratica della Mercatura, éd. par A. Evans, Cambridge, Medieval Academy of America, 1936.
9 J. Gessler, Le Livre des Mestiers de Bruges et ses dérivés. Quatre anciens manuels de conversation, Bruges, Consortium des maîtres imprimeurs brugeois, 1931.
10 J. Shatzmiller, Shylock revu et corrigé. Les juifs, les chrétiens et le prêt d’argent dans la société médiévale, Paris, Les Belles Lettres, 2000 (trad. Berkeley, University of California Press, 1989) ; J. Sibon, Les Juifs de Marseille au xive siècle, Paris, Cerf, 2011.
11 J. H. Pryor (dir.), Logistics of Warfare in the Age of the Crusades, Actes de la journée d’étude tenue au Centre for Medieval Studies (université de Sydney, 2002), Aldershot, Ashgate, 2006.
12 P. Jackson, D. Morgan (éd. et trad.), The Mission of Friar William of Rubruck : his Journey to the Court of the Great Khan Möngke, 1253-1255, Londres, Routledge, 1990.
13 M. C. Howell, Commerce before Capitalism in Europe, 1300-1600, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 261.
14 M. A. Denzel, « The Curial Payments System of the Late Middle Ages and the Sixteenth Century : between Doctrine and Practice of Everyday Life », dans F. Ammannati (dir.), Religion and Religious Institutions in the European Economy, 1000-1800. Atti della « Quarantatreesima Settimana di Studi », 8-12 maggio 2011, Florence, Firenze University Press (Atti delle « settimane di studio » e altri convegni, 43), 2012, p. 131-154, citation à la p. 154 ; d’autres contributions à ce volume ont également un grand intérêt pour ce sujet, spécialement celle de E. Aerts, « La religione nell’economia. L’economia nella religione », p. 43-55, et celles de G. Todeschini, « Usury in the Middle Ages », p. 119-130, et J. H. Munro, « Usury, Calvinism and Credit in Protestant England », p. 131-154.
15 P. Spufford, Power and Profit. The Merchant in Medieval Europe, Londres, Thames & Hudson, 2002, p. 12 et suiv.
16 A. Djebbar, L’âge d’or des sciences arabes, Paris, Institut du monde arabe, 2005.
17 R. Bartlett, The Making of Europe. Conquest, Colonization and Cultural Change, 950-1350, Londres, Penguin Books, 1993, p. 111 et suiv.
18 Voyez l’aperçu lucide, du point de vue de l’école de New Institutional Economics, de S. Ogilvie, Institutions and European Trade. Merchant Guilds, 1000-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
19 Une étude exemplaire est D. R. Lesnick, Preaching in Medieval Florence. The Social World of Franciscan and Dominican Spirituality, Athens, University of Georgia Press, 1989.
20 G. Des Marez, La lettre de foire à Ypres au xiiie siècle, Bruxelles, Hayez, 1900 ; C. Wyffels (éd.), Analyses de reconnaissances de dettes passées devant les échevins d’Ypres (1249-1291), Bruxelles, Palais des académies, 1991 ; W. Blockmans, « Transactions at the Fairs of Champagne and Flanders, 1249-1291 », dans S. Cavaciocchi (dir.), Fieri e mercati nella integrazione delle economie europee, secc. XIII-XVIII. Atti della « Trentaduesima Settimana di Studi », 8-12 maggio 2000, Florence, Le Monnier (Atti delle « settimane di studio » e altri convegni, 32), 2001, p. 993-1000.
21 É. Lecuppre-Desjardin, A.-L. Van Bruaene (dir.), De bono communi. Discours et pratique du Bien Commun dans les villes d’Europe (xiiie-xvie siècle), Turnhout, Brepols, 2010.
22 B. Lyon, A. E. Verhulst, Medieval Finance. A Comparison of Financial Institutions in Northwestern Europe, Providence, Brown University Press, 1967.
23 Londres, British Library, Cotton MS Claudius D.vi, fol. 12 vo ; R. Vaughan, Matthew Paris, Cambridge, Cambridge University Press, 1958.
24 D. Kusman, Usuriers publics et banquiers du Prince. Le rôle économique des financiers piémontais dans les villes du duché de Brabant (xiiie-xive siècle), Turnhout, Brepols, 2013.
25 W. Blockmans, « Financiers italiens et flamands aux xiiie-xive siècles », dans B. Dini (dir.), Aspetti della vita economica medioevale, Florence, Università degli Studi di Firenze, 1985, p. 192-214.
26 M. Ormrod, « The West European Monarchies in the Later Middle Ages », et M. Körner, « Public Credit », dans R. Bonney (dir.), Economic Systems and State Finance, Oxford, Oxford University Press, 1995, respectivement p. 136-144 et 507-515.
27 B. Lambert, The City, the Duke and their Banker. The Rapondi Family and the Formation of the Burgundian State (1384-1430), Turnhout, Brepols, 2006.
Auteur
Université de Leyde
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