Vecteurs de l’idéel et mutations des sociétés politiques
p. 25-40
Texte intégral
Avertissement
1Le texte qui va suivre est une tentative d’un médiéviste pour présenter une synthèse historique, certainement contestable, à des collègues des sciences sociales, avec l’ambition de susciter leurs réflexions : il court donc le risque de n’être satisfaisant ni pour les historiens, ni pour les spécialistes des sciences sociales. Cependant, si l’on veut dialoguer, il faut bien essayer de trouver un langage commun sans renoncer à la complexité qui est celle de l’histoire. Pierre Bourdieu reprochait aux historiens leur haine de la théorisation et leur surévaluation de l’érudition, aux sociologues et aux anthropologues le fétichisme de l’élémentaire. Ce texte tente de louvoyer entre ces écueils. Il met l’accent sur la mutation du xiie-xiiie siècle, mais il faudrait accorder – et il faut espérer que la discussion permettra de le faire – toute sa place à celle du xvie siècle, marquée par la Réforme et la Contre-Réforme et le développement de ces formes particulières d’État moderne européen que sont les monarchies « absolues » et les premières républiques.
Le programme SAS
2L’objectif du programme Signs and States, financé par le European Research Council, est d’explorer la sémiologie de l’État dans la période qui va du xiiie siècle au milieu du xviie siècle. Il comporte deux projets visant à la mise au point d’outils informatiques destinés à faciliter ce type de recherches (l’un pour la prosopographie des producteurs de sens, testé sur les membres de l’université et des écoles parisiennes au Moyen Âge, l’autre pour la lemmatisation semi-automatique des textes médiévaux en latin, français et anglais) et trois cycles de conférence1. Lors de la dernière conférence de l’un de ces cycles, intitulé « Les vecteurs de l’idéel » – l’expression est empruntée à Maurice Godelier –, nous souhaitons soumettre non seulement aux historiens médiévistes et modernistes de l’Occident latin mais aussi aux historiens d’autres périodes et d’autres aires géographiques et plus généralement aux spécialistes des sciences sociales les hypothèses qui ont sous-tendu ce programme, en même temps que leurs implications.
Le problème général de la genèse de l’État moderne
3Rappelons le cadre général qui est le nôtre. En un demi-millénaire, on passe dans l’Occident latin de l’Empire romain avec sa double classe dominante (une classe militaire formée de soldats payés grâce à l’impôt, et une classe civile formée de sénateurs et magistrats possesseurs d’immenses domaines, selon la magistrale analyse de Chris Wickham) à la société féodale avec sa double classe dominante (une classe militaire et une classe d’hommes d’Église, tirant l’une et l’autre leurs ressources de la domination – le dominium, dirait Alain Guerreau – qu’elles exercent sur la terre et sur les hommes).
4C’est au sein de cette structure que se produit ce phénomène que nous sommes quelques-uns à avoir analysé comme la genèse de l’État moderne, un type d’État qui se développe tant à partir des cités que des monarchies féodales. L’une des conséquences de son développement sera de faire disparaître ou de réduire la bipartition de la classe dominante. Pour lever toute ambiguïté, la qualification de « moderne » n’a pas ici le sens que les historiens lui donnent quand ils se disent historiens de la période « moderne », mais souligne que cet État est de facto l’ancêtre direct de celui que nous connaissons aujourd’hui, où on le retrouve dans l’ensemble du monde, loin de ses origines européennes et des sociétés qui l’ont originellement produit. Au-delà de la multiplicité de ses formes, son caractère distinctif est une base matérielle reposant sur une fiscalité publique, qui a la particularité de devoir être consentie (bien qu’il n’existe pas toujours d’institution pour ce faire). La liaison structurelle entre la guerre, l’impôt et le consentement est un puissant moteur de la croissance de ce type d’État, dans une Europe qui s’est constituée en un espace fermé de concurrence territoriale en proie à une guerre quasi permanente depuis le dernier quart du xiiie siècle et qui le restera jusqu’à la Première Guerre mondiale. On peut contester tel ou tel point de ces définitions et de ces enchaînements : on se contentera ici de dire qu’ils ne sont pas démentis par les vicissitudes de l’histoire politique de l’Europe.
Consentement et société politique : une mutation culturelle
5Le travail dans le projet SAS a porté non sur le fonctionnement et l’évolution de cette structure, largement étudiés dans le cadre des programmes du CNRS et de l’ESF sur la genèse de l’État moderne, mais sur deux de ses éléments, étroitement liés, qui apparaissent beaucoup plus problématiques, ce qui a jusqu’ici été désigné sous le nom de « consentement », et ce qu’après d’autres, mais dans un sens de plus en plus différent, j’appelle la « société politique ». Le consentement est la seule source réelle de la légitimité, même si celle-ci est toujours présentée comme découlant d’autres facteurs (religieux, dynastiques, etc.). Au moins au début du processus, le consentement n’est demandé de façon explicite et n’est accordé qu’en cas de nécessité, nécessité qui n’est reconnue qu’en cas de guerre, du moins au niveau des États. C’est bien là d’un problème d’anthropologie politique qu’il s’agit : peut-être serait-il plus facile de s’en rendre compte si l’on remplaçait le mot « consentement » par celui d’« acceptation », qui légitime l’extraction d’un prélèvement en contrepartie ou en remboursement d’un don ou d’une dette symboliques. Au xxe siècle, on peut souscrire au jugement de Pierre Bourdieu quand il dit que l’État est « l’instrument de production et de reproduction du consensus », mais au xie siècle, à une période où il n’y a pas d’État au sens où il l’entend, qui peut produire et reproduire ce consensus et comment ?
6Dans cette société-là, seul un pouvoir de type charismatique, ayant la capacité et la volonté d’agir sur l’imaginaire et les représentations par une intervention forte dans le domaine du symbolique, peut, pour se défendre ou pour accroître son emprise, susciter et utiliser un consensus susceptible d’entraîner un changement profond. L’Église latine est dans ce cas, son champ d’action étant l’ecclesia, la société des chrétiens. Il n’est pas dans nos objectifs d’explorer les raisons qui l’ont conduite à intervenir, autrement dit de répondre à la question pourquoi (qui a évidemment à voir avec l’échec du dernier avatar de l’Empire romain en Occident, l’Empire carolingien et l’affirmation du féodalisme). Les « états » – et je n’ai aucun scrupule à employer le mot – du xe siècle, à part l’Empire othonien (mais qui n’a ni la même extension, ni la même ambition que son prédécesseur carolingien), ne disposent que de peu de pouvoirs et ont une faible légitimité : on ne peut donc partir que de l’Église. Ce qui conduit à reformuler la question posée à la fin du paragraphe précédent : comment passe-t-on de l’acceptation du pouvoir charismatique de l’Église (largement symbolique, mais pas seulement), à l’acceptation du pouvoir de l’État ? La réponse a deux volets, qu’il va falloir analyser : la manipulation symbolique du consentement, une manipulation dont il faut posséder les outils, et l’émergence au sein de la société chrétienne, d’un objet social historique nouveau, la société politique.
7La société politique est le lieu de la gestation du consentement. Elle se constitue progressivement dans chaque entité autonome (monarchie, principauté, cité ou ligue) dans laquelle se met en place la fiscalité, à partir de la fin du xie siècle en Italie, au xiiie voire au xive siècle ailleurs : font partie d’une telle société tous ceux dont le sort est affecté par l’impôt, directement ou indirectement. Cette structure sociale implique deux choses : la conscience d’une identité commune plus ou moins forte, et un système de communication assez sophistiqué et efficace pour que fonctionnent les mécanismes par lesquels la société politique se détermine et manifeste son adhésion (terme englobant aussi bien le dissensus que le consensus). Pour éviter toute ambiguïté, précisons que nous n’entendons pas par là les institutions représentatives, quelle que soit leur importance par ailleurs : même si elles existent très tôt, elles ne concernent longtemps qu’une fraction restreinte de la société politique qui s’est auto-constituée bien avant d’avoir une définition juridique précise ; le dissensus, tout au long de la période, se mesure à l’aune du rendement de l’impôt et s’exprime par des révoltes d’une fréquence et d’une ampleur nouvelles – alors que l’on n’en connaît que peu en Europe avant le xiiie siècle, même si c’est en partie là un effet de source.
8Ce système de communication n’est pas produit par la société politique ; il lui est antérieur et c’est même son développement, largement dû à l’action de l’Église, qui crée les conditions de l’apparition d’une société politique, en permettant la constitution de représentations suffisamment concordantes en dépit des divers facteurs de divisions (sociaux surtout, mais aussi régionaux et, le cas échéant, religieux) pour permettre l’échange et le dialogue, et la mise en tension des systèmes de valeurs propres aux groupes sociaux et aux individus. C’est à cet ensemble qu’appartiennent l’imaginaire et ses vecteurs communicationnels, ce que Maurice Godelier appelle l’idéel. Il ressort du symbolique : l’acceptation du pouvoir de l’État n’est pas imposée par une force autre que le pouvoir symbolique. Et, en dépit de la puissance des résistances et des mouvements d’opposition, cette nouvelle forme de domination s’est imposée. Mais, s’il est assimilé par la société politique et si les acteurs politiques laïcs s’en saisissent, cet ensemble est pour l’essentiel exogène à la société politique et à ses élites laïques (car les élites cléricales font aussi partie de la société politique !) : il dérive principalement de l’action symbolique de l’Église.
9Reprenons l’enchaînement, terme ici commode pour ne pas entrer dans des querelles sur la causalité : la naissance et le développement de l’État moderne, mutation politique de première importance pour l’histoire globale, sont conditionnés par deux prérequis, l’existence d’une société que l’on peut définir comme « politique » et le fonctionnement d’un système de communication complexe et performant, condition nécessaire (mais non suffisante) pour que les éléments du symbolique circulent au sein de ladite société politique. Il s’agit là de deux phénomènes essentiellement culturels, et c’est pourquoi le déclencheur initial de cette mutation doit être recherché dans le domaine culturel, le terme étant pris dans son sens le plus large, c’est-à-dire en y incluant le religieux. Nous l’avons identifié dans la présentation initiale de ce projet à ce qu’il est convenu d’appeler d’un terme exagérément réducteur, celui de « réforme grégorienne ». Un autre élément – certes important mais à mes yeux secondaire – est une croissance économique soutenue, la plus longue de l’histoire européenne (au moins du ixe au début du xive siècle) qui voit une spectaculaire croissance des ressources disponibles et de la population, ainsi qu’une reprise des échanges commerciaux – s’étendant à l’Asie et à l’Afrique – accompagnée de la monétarisation de l’économie et de la renaissance des villes, presque disparues de l’Europe latine du haut Moyen Âge. Cette conjoncture et ces ressources ont certainement facilité les premiers stades de cette mutation politique, mais celle-ci s’accentue vigoureusement au moment même où se retourne la conjoncture, dans la première moitié du xive siècle, quand la redistribution du sur-prélèvement que constitue la fiscalité permet que se nouent des alliances aux configurations mouvantes entre les détenteurs du pouvoir d’état et les groupes sociaux dominants, l’aristocratie et les oligarchies urbaines. Mais le déclencheur initial de la mutation est bien à rechercher dans le domaine culturel (et religieux), avec la réforme grégorienne et ses conséquences.
Un « second christianisme » ?
10La réforme « grégorienne » commence alors que se délite dans l’Occident latin la collaboration entre pouvoir impérial et pouvoir de l’Église, héritée de l’Empire romain chrétien. Cette collaboration était le principe du gouvernement de la société chrétienne, s’il n’en était pas toujours la réalité : on le sait, le recul du pouvoir effectif de l’empereur et des reges ne s’est pas accompagné de la disparition du pouvoir public, mais de sa distribution comme dominium parmi les membres de l’aristocratie laïque avec lesquels l’Église a donc dû localement renégocier sa position. La réforme naît de la réaction extrémiste de moines et d’ermites pour protéger l’Église contre ce qu’ils perçoivent comme une offensive de l’aristocratie féodale à la fois contre les biens de l’Église et contre ses prérogatives spirituelles. Quelle que soit la vision que l’on en ait, le féodalisme est bien le terreau d’où surgit cette réaction. Elle prend de plus en plus d’ampleur et gagne Rome où elle investit la papauté romaine, qui devient à partir de la seconde moitié du xie siècle son principal vecteur.
11Dès lors, l’objectif des réformateurs n’est plus la seule défense de la libertas de l’Église mais, au fur et à mesure que se développe la querelle de la papauté et de l’Empire, c’est bien la suprématie totale de l’Église conçue comme « institution totale » qu’ils entendent imposer, jusqu’à faire du Pape l’équivalent du Princeps du droit romain en même temps que, participant de la grâce divine, il est le successeur de Pierre et le représentant, ou mieux, pour reprendre l’expression d’Innocent III, le vicaire du Christ sur terre. C’est donc un modèle entièrement nouveau de gouvernement de la société chrétienne qui est élaboré pendant cette période : mais, en dépit de la défaite de l’Empire, on sait que la papauté romaine échouera face aux rois d’Occident, défaite qui est d’ailleurs loin d’être totale. Mais, là encore, ce n’est pas la péripétie historique, si spectaculaire (l’attentat d’Anagni !) et dramatique soit-elle, qui doit nous arrêter.
12L’important est en effet que l’action de l’Église réformatrice s’est déployée en grande partie dans le registre symbolique, aboutissant à ce que l’on pourrait appeler un « second christianisme » : c’est d’ailleurs ce que penseront les réformateurs du xvie siècle qui voudront éradiquer ces innovations. Ce second christianisme établit d’abord une coupure radicale entre le monde des clercs, spirituel et monacal, et celui des laïcs, marqué par la chair et l’emprise du péché : le célibat du prêtre est désormais une obligation. C’est au monde des clercs qu’est de plus en plus constamment réservé le terme d’ecclesia, et le rôle de cette ecclesia militante est de guider vers le salut par la pénitence l’ensemble de l’ecclesia, la societas christiana ou la christianitas : l’obligation du salut est la seule compensation que l’humanité peut offrir pour la dette qu’elle a contractée envers le Christ, le rédempteur qui a accepté le martyre sur la Croix pour la sauver. La nécessité du salut impose à chaque chrétien d’accepter la domination spirituelle de l’Église en suivant ses enseignements et en observant ses préceptes. Cette domination est exercée sur chaque individu par des moyens essentiellement symboliques.
13L’un de ces moyens est le monopole du sacré que reconquiert l’Église. Seuls les prêtres peuvent administrer les sacrements, à commencer par le plus important d’entre eux, l’eucharistie qu’ils sont seuls à absorber sous les deux espèces, le pain et le vin, ainsi distingués des fidèles laïcs qui sont limités au pain. Le mariage devient sacrement au xiie siècle, conférant à l’Église un puissant moyen de contrôler l’alliance chez les laïcs d’autant que les clercs sont eux-mêmes exclus de l’échange des femmes ; la parenté charnelle est redoublée d’une parenté spirituelle qui ajoute encore au pouvoir des clercs en multipliant les interdits au mariage, déjà décuplés par la prise en compte d’un nombre important de degrés de consanguinité (ce fut l’une des premières exigences des réformateurs) ; l’interdiction du remariage en cas de veuvage et l’interdiction de l’adoption donnent aux clercs un pouvoir exorbitant sur la reproduction biologique des élites laïques. Dans d’autres domaines, tout ce qui est de l’ordre du sacré est soigneusement réservé aux clercs et éloigné des laïcs. Par exemple, les ordalies, intervention directe du sacré dans l’univers des laïcs, sont exclues de la pratique judiciaire.
14Mais c’est la transformation de la position du Christ et, par extension, celle de sa mère, à la fois dans la dévotion et dans la théologie, qui donne naissance à la structure centrale de ce « second christianisme ». Les images de la croix et plus encore du Christ en croix, ou celle du Christ mort (l’imago pietatis), rare au haut Moyen Âge, les Pietà où la Vierge, souvent accompagnée de saint Jean et de la Madeleine, déplore la mort de son fils, envahissent l’espace, rappel incessant de la dette inextinguible contractée envers celui qui a choisi le supplice pour racheter l’humanité. Les représentations du Jugement dernier envahissent les cimetières, rappelant à chacun l’enjeu du salut, perspective adoucie par « l’invention du purgatoire » et le développement d’une économie du salut permettant le rachat (au propre et au figuré) de ses fautes. Enfin, la prière et la dévotion permettent l’intercession des saints et surtout de la Vierge, figure essentielle au même titre que le Christ du second christianisme, maternelle, compassionnelle et consolatrice, expression même de ce message d’amour par lequel l’Église compense la timor Dei, la crainte de Dieu, qui imprègne le message symbolique qu’elle diffuse.
15L’eucharistie, surtout, qui est le cœur de cette structure, est profondément transformée par deux nouveautés. La première, si elle est diffusée par l’évolution des rites (la messe, où apparaît l’élévation de l’hostie, la communion qui devient une obligation au moins une fois par an pour tous les chrétiens à partir de 1215, et doit être précédée d’une confession), résulte d’une série de controverses nées dans les écoles : c’est l’insistance nouvelle sur la présence réelle du Christ dans l’hostie (notamment par l’invention de la transsubstantiation) : elle devient la doctrine officielle de l’Église au concile de Latran IV, en 1215. La seconde chemine de façon moins évidente : si le terme de Corpus mysticum qui jusque-là désignait l’eucharistie est employé pour la première fois dans la célèbre bulle Unam sanctam ecclesiam de Boniface VIII en 1302, le concept se répand depuis le milieu du xiie siècle. L’absorption de l’hostie dans laquelle le Christ est réellement présent crée, par l’intermédiaire de la chair et le sang du Christ, un lien à la fois corporel et mystique entre le communiant et tous ceux qui comme lui ont absorbé le corps du Christ et font donc partie du corps mystique de la chrétienté (l’ecclesia), symbolisée par ce même Corpus Christi, corps mystique dont la tête est l’Église (institutionnelle). La fête-Dieu, fête du Corpus Christi, instituée en 1264 et qui connaît immédiatement un grand succès, consacre cette vision de la société chrétienne.
16Pour faire pénétrer dans les esprits individuels la conscience de la nécessité du salut et de la dette envers le Christ, un gigantesque effort fut entrepris. À partir du xie siècle, un réseau de plus en plus serré de paroisses s’est mis en place. Dans chacune d’entre elles s’élève la Maison Dieu, de la simple église de village à la grandiose cathédrale dont le rite de l’élévation de l’hostie a poussé les voûtes à s’élever toujours plus : cette présence monumentale – dont le coût est colossal – est d’autant plus impressionnante qu’elle est longtemps la seule dans l’espace urbain. Les premiers palais civiques italiens datent seulement de la fin du xiie siècle, et les palais royaux ou seigneuriaux qui soient autre chose que des châteaux forts ne sont pas en ville antérieurs au xive siècle. Le cadre territorial des paroisses et des diocèses permet aux justices ecclésiastiques de contrôler ce qui concerne les mœurs et tout ce qui est lié à la famille (mariage, légitimité ou illégitimité des enfants) ; de plus, les clercs dépendent exclusivement de ces justices. Tout un système complexe d’appel avec des juges délégués permet de traiter les affaires les plus difficiles depuis Rome ou à Rome même. L’Église a le pouvoir d’excommunier ceux qu’elle juge coupables de crimes graves, ceux qui refusent de se plier à son autorité et surtout ceux qu’elle juge hérétiques, soit qu’ils refusent l’évolution dogmatique et théologique qu’elle impose, soit qu’ils en proposent une autre.
17Il ne faut pas minimiser les conséquences matérielles « réelles » de cette action qui est avant tout de l’ordre du symbolique : la consécration de la rupture avec la chrétienté orientale et le monde byzantin, en 1054, dès les débuts du processus ; les effets directs de la nouvelle puissance de l’institution ecclésiastique par la persécution contre les hérétiques (il n’y a que très peu d’hérésie dans le haut Moyen Âge latin) et les Juifs, et par la lutte contre l’Islam (les Croisades) ; le poids des dîmes et une extrême richesse qui, si elle permet la rapide construction de milliers de monuments religieux parfois gigantesques (les cathédrales) à la gloire de Dieu, en vient vite, si elle est l’une de ses forces, à constituer l’un des principaux problèmes d’une Église bien plus divisée que cette présentation rapide ne pourrait le laisser penser… Mais ce sont bien les processus symboliques mis en œuvre qui sont à l’origine des profondes transformations culturelles qui permettent une action en profondeur sur la société de la chrétienté latine au point de faire advenir dans les régions de l’Occident latin les plus « avancées » (notamment au plan économique) des formes d’organisation politique entièrement nouvelles.
La mutation culturelle et les huit révolutions
18En schématisant à l’extrême, je me suis efforcé de décrire cette mutation culturelle qui conduit à la modification complète du système de communication et du fonctionnement du pouvoir symbolique par « huit révolutions » ; c’est surtout pour faciliter la discussion, car elles sont si étroitement interdépendantes que toute tentative de découpage peut facilement être dénoncée comme arbitraire. Certes, tout ne dépend pas directement ou uniquement de l’intervention de l’Église dans ces « révolutions », loin de là, mais elle joue toujours dans chacune d’entre elles un rôle capital. C’est d’abord sur leur réalité, leur ampleur et leur singularité que devrait s’engager la discussion au colloque qui se tiendra à Rome, ainsi que sur la capacité de ces transformations structurelles à engendrer des formes politiques nouvelles. En voici la rapide présentation :
191) la révolution éducative : pour assurer le développement de l’institution ecclésiale, il faut former des juristes et des administrateurs ; plus important encore, pour contrôler, encadrer et éduquer le peuple chrétien dans le cadre des paroisses qui est alors mis en place, pour prêcher et confesser, il faut former des prêtres ; et quand en dépit de l’accroissement de leur nombre ils ne peuvent plus faire face à la croissance démographique des villes, il faudra encore leur adjoindre les frères des ordres mendiants qui, censés être des prédicateurs hors pair, doivent être encore mieux formés… L’école monastique et l’école épiscopale, pourtant en plein essor au xie siècle, n’y suffiront pas : d’où l’apparition des universités à la fin du xiie siècle, à Bologne pour le droit, et à Paris et à Oxford pour la théologie et les « arts », ensemble comprenant désormais la logique, la grammaire et ce que l’on recommence à appeler la philosophie, ces enseignements étant fondés sur une rationalité garantie de la vérité religieuse. Bientôt, les universités se multiplient, souvent fondées par les princes et les monarques, et à leur suite toute une série d’écoles, notamment urbaines ; le mouvement initié par l’Église est ici rapidement démultiplié par les besoins – en droit surtout, mais en calcul aussi – des villes et de leurs élites marchandes. La prolifération des universités et des écoles urbaines favorise la pénétration des étudiants laïcs, notamment dans les domaines du droit et de la médecine ; des carrières nouvelles (maîtres d’école, administrateurs au service de l’État ou des grands seigneurs) s’offrent à eux, assurant le développement d’une élite « intellectuelle » laïque possédant les mêmes compétences que celles des clercs d’Église.
202) la révolution intellectuelle : cette révolution « sociologique » des institutions d’enseignement s’accompagne d’une révolution intellectuelle, une révolution des contenus de l’enseignement et du savoir. Écoles et universités forgent les méthodes (scolastiques) et les bases doctrinales nouvelles qu’exige la réforme, aussi bien dans le domaine de la théologie que dans celui du droit canon, ce qui est fait à partir de corpus de textes qui, comme l’a souligné Alain de Libera, sont étrangers à l’Occident latin : le Corpus Justinien pour le droit, Aristote et ses commentateurs arabes pour la théologie et pour les sciences de la nature. Le retour dans l’Europe latine du droit romain dans sa version byzantine, celui de la philosophie et de la science grecques, sont les produits de cette révolution éducative et entraînent l’essor d’une rationalité médiévale avec une recomposition des cursus et du système des sciences. L’Église s’avère rapidement impuissante à en monopoliser et même à en juguler les développements.
213) la révolution administrative de l’écrit : l’écrit n’est pas absent du haut Moyen Âge, notamment l’écrit pragmatique mais, dans l’ensemble, l’écrit est affaire de clercs, seuls à manier le latin, clé unique de référence au texte central de la chrétienté, la Bible. La révolution éducative généralise les compétences de l’écriture, et d’abord chez les clercs maîtrisant le latin, groupe social détenteur d’une « technologie », au sens que Max Weber donne à ce terme : une compétence exclusive, socialement nécessaire, assurée par une formation spécifique et exercée dans un cadre donné, donnant lieu à une pratique professionnalisée ; si en Italie et en Espagne cela s’applique aux notaires qui n’appartiennent pas tous au clergé, cela s’applique partout aux clercs, au point que le terme qui désigne d’abord les lettrés en vient à désigner tous les membres du clergé. La politique mise en œuvre par la papauté s’appliquant à toute la chrétienté, l’Église crée un nouveau système de gouvernement par l’écrit pour faire exécuter ses décisions et pour générer et collecter les moyens nécessaires à la poursuite de son effort. Les chancelleries ecclésiastiques, à l’image de la chancellerie pontificale, se développent, avec toute une armée de légats, juges délégués, collecteurs, etc., et à leur exemple les princes laïcs, qui dans un premier temps ont utilisé de façon souvent informelle les clercs pour gérer leurs domaines et leur diplomatie, créent des administrations laïques, dans lesquelles ils emploient au moins jusqu’au xve siècle les clercs et leur technologie, les cités ayant quant à elles plutôt recours aux notaires. La communication écrite entre les détenteurs du pouvoir et entre eux et leurs sujets laïcs – le mot désigne à l’origine les non-lettrés – devient la règle.
224) la révolution culturelle de la littératie : la société médiévale devient une société de littératie restreinte, pour emprunter les termes de Michael Clanchy et de Jack Goody, dans laquelle l’écrit pragmatique atteint tous les niveaux de la société et use de toutes les langues. Les pratiques administratives et gestionnaires se répandent dans les métiers urbains et dans les campagnes, où même les paysans ont désormais des sceaux. Si la grande majorité des laïcs en reste à cette littératie restreinte, un nombre croissant d’entre eux se familiarise avec la culture savante ; à partir du xive siècle, ils accèdent en masse aux universités, notamment juridiques, dont ils constituent au xvie siècle l’écrasante majorité des étudiants. Ces laïcs lettrés ont un accès à la culture savante – y compris dans le domaine religieux – égal à celui des plus savants des clercs avec lesquels ils entrent désormais en concurrence au sein des administrations et, à leur initiative ou à leur intention, une production écrite spécifique se développe, en particulier littéraire.
235) la révolution des langues et des littératures : la diffusion massive du message religieux passe – entre autres – par la verbalisation, donc par la langue. La volonté d’agir directement sur la mentalité de chaque chrétien désormais individuellement responsable de son salut se heurte à l’obstacle de l’ignorance du latin, seule langue de transmission du message religieux, sauf exception (l’anglo-saxon). D’où l’émergence des langues vernaculaires. La prédication, le catéchisme, les textes dévotionnels et les prières sont systématiquement développés dans des langues vulgaires qui peu à peu se stabilisent et enrichissent leur vocabulaire et leurs structures : mais, là encore, l’évolution ne s’applique pas au seul domaine religieux et, en dehors de lui, échappe à tout contrôle. Dans le cas de la Castille puis de la France, les souverains réalisent, dès la seconde moitié du xiiie siècle, l’importance de disposer d’une langue vernaculaire capable d’exprimer les notions abstraites du droit, de la religion, des sciences et de la philosophie, et utilisable dans le domaine de la communication politique : ils patronnent la production textuelle en langue vulgaire et des entreprises de traduction. Les règles pour la construction des langues vernaculaires sont conceptualisées par Dante au début du xive siècle alors que le processus de leur affirmation a déjà commencé – du moins pour le français.
24Si ce processus de stabilisation s’étale sur des siècles, les littératures vernaculaires se développent dès le xiie et le xiiie siècle, selon les langues, à côté d’une langue et d’une littérature latines qui restent pratiquées par les clercs et les élites savantes : elles s’écrivent pour être lues et non plus seulement récitées. Elles répondent aux demandes complexes et grandissantes de communication (pragmatique, esthétique et théorique), d’identité et de mémorisation d’une société où la révolution éducative a répandu et banalisé les compétences de la littératie, et elles bénéficient du développement du livre (manuscrit puis imprimé), qui permet leur diffusion. Les littératures vernaculaires couvrent tout l’éventail de l’expression humaine, de l’intellectuelle à l’affective, à travers une vaste gamme de formes, de styles et de variations esthétiques : elles participent pleinement, à côté des arts de l’image et du son, à la « révolution du sensible2 » et expriment, autant qu’elles le façonnent, l’imaginaire des sociétés politiques, contribuant puissamment à leur conférer une identité propre (éventuellement « nationale »). Le dernier tabou limitant l’horizon de ces langues, le monopole ecclésiastique de la Bible, finit par céder, sous les coups des « pré-réformateurs » (Wyclif) puis des réformateurs du xvie siècle.
256) la révolution du livre : la place centrale de la Bible caractérise la société chrétienne comme une civilisation du livre (tout comme la société juive, pour la même raison), mais la production du livre prend à partir du xiie siècle une importance nouvelle, en s’intensifiant et en se diversifiant en fonction d’abord des nouveaux savoirs exigés par la révolution éducative, puis des nouveaux usages sociaux engendrés par la révolution de la littératie. L’Église joue ici encore un rôle important, puisque le droit canon repose exclusivement sur des textes écrits qu’il va falloir multiplier et les besoins des écoles et des universités exigent des quantités énormes de textes. Le livre va aussi devenir le vecteur privilégié des pratiques dévotionnelles individuelles. Dès le xiiie siècle, la production du livre pour le marché constitué par les consommateurs laïcs entraîne l’apparition d’une filière artisanale urbaine, intégrée parmi les « métiers » de l’écrit. Ces professionnels vont standardiser les procédures (voir la pecia pour les livres universitaires) et faire évoluer la présentation du livre en fonction des besoins du marché et de l’horizon d’expectation du public dans le domaine littéraire d’une part, et dans celui de l’image de l’autre, le manuscrit étant souvent illustré.
26Et dès le milieu du xve siècle apparaît l’imprimerie qui provoque une formidable explosion à la fois quantitative et qualitative de la production du livre : c’est la deuxième étape de cette révolution du livre qui, par une série rapide d’innovations, aboutit très rapidement à des productions à bas prix (black letter, pièces gothiques, etc.) puis à la littérature de colportage et à la naissance de la presse et jusqu’à la naissance de l’imprimerie industrielle, permettant de faire pénétrer l’imprimé jusqu’aux niveaux les plus modestes de la société politique. Avec l’imprimé, le livre est régi par les lois du marché : ici l’Église n’est plus qu’un intervenant parmi d’autres, et même les autorités politiques ne parviennent plus, dès le xviie siècle, à empêcher les imprimeurs et les libraires de répondre aux besoins des lecteurs de plus en plus nombreux.
277) la révolution du droit : les effets conjugués de la révolution de l’écrit et de celle de l’éducation ont permis de transformer radicalement le fonctionnement de la justice. Si l’idée que la paix du roi devait être préservée par l’autorité publique (qu’elle soit exercée par un roi ou par un autre dominus) est restée vivante au haut Moyen Âge, la pratique judiciaire s’était essentiellement orientée vers une conception arbitrale de la justice où l’on s’appuie plus sur la coutume que sur des codes pour régler les différends par des compensations. En cas de blocage, il faut en venir aux ordalies et au combat judiciaire. Avec l’écrit et la réappropriation du droit romain, tout change : le juge s’appuie sur des normes, les jugements sont enregistrés ; on juge sur pièce, s’il le faut avec une procédure d’enquête. L’autorité publique peut, en légiférant, créer de toutes pièces de nouvelles lois qui tout en s’accordant aux règles du droit naturel, permettent d’innover. Les rois et les magistrats peuvent d’ailleurs aller jusqu’à l’exception par l’exercice de la grâce qui, bien plus que la condamnation, manifeste le caractère quasi divin de leur pouvoir : c’est cette capacité de transgresser les limites du naturel qui, couplée avec la notion de territoire (et donc de ressort juridique) donne à l’État un avantage décisif dans la fonction de l’administration du droit. Si l’Église a joué un rôle déterminant au début de ce processus, elle en est aussi l’une des premières victimes quand Philippe le Bel décide de traduire un évêque accusé de trahison devant ses propres tribunaux. La justice ne repose plus sur l’accord et le compromis : comme la guerre, elle repose sur la nécessité du juste. Surtout, par l’organisation hiérarchique de la justice et la conception romaine du territoire qui assure sa souveraineté, l’État et son magistrat suprême accèdent au rôle de référent ultime et à l’immanence qui le mettent sur le même plan que les détenteurs du sacré.
288) la révolution du sensible : l’iconographie médiévale connaît une complète transformation à partir du xie siècle. Ici, ce sont les clercs qui sont à l’origine du mouvement, et la réforme grégorienne joue pleinement son rôle déclencheur. Les historiens et les historiens de l’art parlent plus volontiers de la révolution de l’image, admirablement analysée par Hans Belting et Jean Wirth, mais si j’emploie ici l’expression de « révolution du sensible », c’est que l’ensemble des modes d’expression connaît, avec des décalages chronologiques et des intensités variables, des évolutions du même ordre.
29Pour ce qui est de l’image, la réticence carolingienne est abandonnée et, si l’Occident se rapproche de Byzance dans sa passion de l’image, c’est avec une différence essentielle : l’image n’est qu’exceptionnellement objet du culte, elle sert à illustrer, à enseigner et à convaincre et, surtout, à rendre sensible le contenu si abstrait de la nouvelle théologie. Elle va permettre de développer des thématiques et des formes nouvelles pour rendre visible l’invisible, pour rendre le surnaturel d’autant plus évident qu’il est présenté sous des apparences naturelles. À la fin du xiiie siècle, l’apparition de la perspective, d’abord non mesurée puis progressivement améliorée pour donner l’illusion du réel, et celle du portrait ressemblant sont quelques-unes des innovations qui transforment profondément l’art visuel, qui s’oriente vers un pseudo-réalisme ou un pseudo-naturalisme dans lequel la variation esthétique va prendre de plus en plus d’importance pour mieux atteindre les récepteurs.
30Une évolution parallèle peut être décrite pour la sculpture où elle est antérieure, et pour la musique où elle est postérieure, car il a fallu attendre la transformation de l’écriture musicale et des règles de l’harmonie (en milieu universitaire) : grâce à ces développements, il est possible à partir du début du xive siècle de noter avec précision les hauteurs des sons et bientôt les rythmes, d’où la naissance de la polyphonie. La coupure entre musique religieuse, savante et écrite, et la musique profane, jusque-là surtout de tradition orale, peut être surmontée, et l’unification du champ de la production musicale s’étend aussi à la musique instrumentale.
31Les choses sont plus complexes pour la littérature, en raison du problème posé par l’existence probable d’une littérature orale. Cependant, aussi bien dans le latin des clercs et des écoliers que dans les langues vernaculaires au fur et à mesure de leur essor, la richesse des variations expressives permises par le jeu des formes et des styles donne la possibilité d’exprimer toutes les nuances du sentiment et d’introduire dans le système de communication tout ce qui touche à l’affect, pour répondre aux expectatives d’un « public » grandissant au fur et à mesure des progrès de la diffusion de la littératie.
32Avec ces transformations, la variation esthétique devient un marqueur de distinction crucial, tant pour les commanditaires ou pour les consommateurs que pour les producteurs : c’est la naissance de l’artiste (Giotto), de l’auteur (Dante), du compositeur (Machault) qui, aux côtés de l’architecte et de l’ingénieur, deviennent les acteurs essentiels de la production symbolique. La plupart de ces nouveaux acteurs sont des laïcs, et sont prêts à se mettre au service des pouvoirs laïcs tout s’assurant pour eux-mêmes une part grandissante d’autonomie : le monopole du pouvoir symbolique de l’Église, si tant est qu’il a jamais existé, est ici définitivement battu en brèche.
Pour en finir avec l’Église et l’État…
33D’abord, un petit excursus, rendu nécessaire par la brièveté de ces quelques observations, beaucoup trop rapides. Pour les historiens, ce qui est dit ici de l’Église, inspiré des travaux de Jacques Le Goff et de ses élèves comme Alain Guerreau ou Jean-Claude Schmitt, ou de ceux d’André Vauchez et d’Agostino Paravicini-Bagliani (même s’ils peuvent être en désaccord avec tel ou tel aspect), ne sera pas surprenant. J’ai peur que ce soit quelque peu exotique pour les spécialistes des sciences sociales, car, si j’en juge par les travaux de savants que je révère par ailleurs, comme Pierre Bourdieu ou Michel Foucault pour ne nommer qu’eux, il subsiste une ambiguïté fondamentale sur la nature de l’Église et de l’État. Pour eux, il ne peut y avoir qu’opposition ou, à la rigueur, juxtaposition, entre les deux ensembles. Or, l’on pourrait presque dire pour la période pré-grégorienne que, loin d’une opposition, il y a plutôt une identité. La société chrétienne tient lieu de société politique ; l’espace public est celui de l’Église, quand Habermas conditionne son développement à l’effacement de l’Église ; le pouvoir des souverains, des seigneurs et des magistrats civiques qui en appellent constamment à l’Église pour renforcer leur légitimité… Le pape, accaparé par sa lutte contre l’Empire, conforte le pouvoir des rois pour ruiner les prétentions universalistes de son adversaire. Les mêmes hommes, presque toujours des clercs appartenant à l’Église, peuplent les administrations des pouvoirs laïcs comme celles des pouvoirs ecclésiastiques, sauf en Italie et en Catalogne où l’on a très tôt recours à des notaires. Plus important encore, en faisant du salut une responsabilité individuelle, l’Église crée un « sujet » chrétien, derrière lequel pointe, au fur et à mesure que s’affirme l’État moderne, le sujet politique. En ce sens, l’État ne serait-il qu’une métastase de l’Église du second christianisme, né d’elle et nourri par elle, qui finirait par la dominer ?
34Comment, d’ailleurs, pourrait-il en être autrement, puisque, jusqu’au développement de la fiscalité, le mode de domination – la seigneurie – des puissants laïcs et celui des ecclésiastiques sont le même, et puisqu’ils sont issus (en majorité du moins) du même groupe social ? Encore une fois, nous sommes dans la configuration d’une classe dominante dédoublée, comme nous l’avons dit en commençant. Mais les outils développés par l’Église pour s’affirmer comme détentrice, à travers le Pape, du pouvoir suprême, à la fois spirituel et temporel, déclenchent un véritable bouleversement culturel dans le cadre duquel, très vite, l’Église, dépassée, ne parvient plus à assumer le contrôle symbolique et idéologique qui était initialement le sien. L’opposition apparaît au grand jour – mais tout de même au bout de plus de deux siècles – avec la lutte engagée par Philippe le Bel et Édouard Ier sur leur droit à imposer les clercs, puis par Philippe sur son pouvoir à les soumettre à sa justice, mais il faudra attendre les Lumières pour que le rêve de suprématie universelle d’une Église affaiblie par la Réforme et par sa domestication par les monarchies s’effondre définitivement.
35Ceci dit, ces observations ont au moins le mérite de situer notre ambition : comprendre ce qui a permis le passage d’un système de pouvoir – le système féodal – fondé sur des rapports d’autorité directs et des rapports de force à un système, celui de l’État moderne, dans lequel les détenteurs du pouvoir « gouvernent » (et c’est ici Michel Foucault qui le premier a attiré l’attention sur l’importance pour les historiens de cette notion de gouvernement et son lien avec la pastorale chrétienne telle que l’a rénovée la réforme grégorienne) et doivent trouver dans la société politique elle-même les sources de leur légitimité, en partageant le pouvoir symbolique avec ceux qui ont conservé le monopole de l’accès au sacré, dans une configuration nouvelle qui sépare définitivement le cheminement politique de l’Occident latin de celui de l’Islam et de celui du monde orthodoxe. La légitimité religieuse, la légitimité institutionnelle, la légitimité dynastique sont évidemment autant d’éléments cruciaux dans cette conquête permanente de l’adhésion de la société politique : mais parce que les sujets – à tous les sens, notamment philosophiques du terme – se déterminent individuellement, y compris lorsque les liens d’homme à homme (verticaux ou horizontaux) structurent encore pour une large mesure cette société politique, les valeurs de l’imaginaire de chacun, telles que les façonne et les porte le système de communication, sont déterminantes dans l’élaboration des processus d’adhésion. En somme, le politique ne fait pas la culture, mais par l’intermédiaire du symbolique, la culture fait le politique. Cette proposition ne s’arrête évidemment pas aux limites chronologiques du programme SAS…
En guise de conclusion, quelques questions
36On peut aussi, me semble-t-il, s’appuyer sur cette séquence historique bien éloignée de notre monde contemporain pour poser la question suivante : peut-on en conclure que le changement des structures politiques dépendrait en première instance d’une mutation (ou révolution, ou transformation, peu importe ici le vocabulaire) culturelle et plus particulièrement d’une mutation du système de communication ? Un tel modèle est-il exceptionnel, ou est-il repérable en d’autres temps ou en d’autres lieux ? Est-il utile pour la compréhension d’un présent qui est lui aussi témoin d’une profonde transformation de son système de communication ? L’idée d’une transformation par métastase est-elle absurde ?
37La discussion doit aussi conduire à s’interroger sur la validité du modèle : la rupture « grégorienne » n’est-elle pas surestimée ? Les spécialistes du haut Moyen Âge (voir le dernier livre de Charles West) acceptent-ils l’idée de ces huit révolutions, si incontestables qu’elles puissent me paraître ? Les islamisants et les byzantinistes – voir le beau livre d’Évelyne Patlagean – sont-ils d’accord avec une telle analyse dans la mesure où elle postule, tant en termes de structures politiques qu’en termes culturels, une sorte d’exception de l’Europe latine ?
38Et qu’en est-il des mutations ultérieures d’une part du système de communication ? L’une des idées sous-jacentes est que ses changements, du xvie siècle au xxe siècle, sont des changements non de structure, mais d’intensité (plus de livres, plus de lecteurs, des journaux, des images reproductibles par la gravure, etc.) ; puis dans la seconde moitié du xixe siècle, interviennent des changements plus profonds (télégraphe, photo, téléphone, enregistrement sonore, etc.) qui se précipitent au xxe siècle avec surtout la naissance de l’informatique et le développement de l’Internet. Là, on est bien dans le cadre d’un changement de structure et – peut-être – dans celui d’une mutation culturelle dont les conséquences politiques sont loin d’être prévisibles.
39C’est de ces questions que je vous propose de débattre à Rome en deux étapes : la première, plus historienne, permettra de produire des textes que nous proposerons à nos collègues des sciences sociales en décembre 2014.
Notes de bas de page
Auteur
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Vérité et crédibilité : construire la vérité dans le système de communication de l’Occident (XIIIe-XVIIe siècle)
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Les Éduens dans l’Empire romain d’après les Panégyriques latins
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Couples en conflit et justice en Aragon (XVe-XVIe siècle)
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XLe Congrès de la SHMESP (Nice, 4-7 juin 2009)
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La Gaule narbonnaise de la fin du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle ap. J.-C.
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