Révolutionner la gloire
Acculturation nationale et valeurs militaires en l’an II
p. 281-298
Résumé
Le discours de Barère du 1er thermidor an II (19 juillet 1794) est important à plusieurs titres. Il est généralement interprété comme le modèle de ces carmagnoles, morceaux d’éloquence grandiloquente et facile, suite de clichés qui entretiennent un patriotisme, et même un chauvinisme que deux années de guerre ont chauffé à blanc. Ce style ampoulé, qui exalte les récentes victoires remportées sur le front septentrionnal, aurait pour fonction de détourner l’attention du pays de la profonde crise politique qui mine les comités de gouvernement, et qui va déboucher sur le 9 thermidor, pour l’orienter vers un sentiment nationaliste propice à l’aventure militaire au-delà des frontières.
Nous proposons une lecture différente du discours et du contexte. La rhétorique patriotique particulière appartient à une période désormais dépassée, qui est celle de la mobilisation et de l’enrôlement. La Patrie était en danger. Or, en ce printemps 1794, le nouveau souverain collectif, la République, représentée par la Convention, établit sa légitimité en écartant la menace aux frontières. En occupant la place symbolique de dispensateur de la gloire, jadis occupée par le monarque, il renoue le fil de la mémoire nationale que l’événement révolutionnaire avait un temps distendu, et menacé de rompre. C’est déjà le discours de la Grande Nation, discours de la continuité et de l’unité, qui veut aussi mettre en scène la stabilité du gouvernement révolutionnaire, après les grandes crises politiques du début de l’année (épuration des Enragés et des Dantonistes).
La victoire militaire veut conjurer la division politique et restaurer la concorde nationale. Par-delà l’épisode thermidorien, qui semble compromettre cette tentative d’acculturation républicaine (révolutionner la gloire), c’est bien une entreprise fondatrice d’édification de la mémoire nationale qui se met en place.
Texte intégral
1À la tribune de la Convention nationale les 30 messidor et 1er thermidor an II (18 et 19 juillet 1794), Bertrand Barère, provoquant un mouvement d’enthousiasme chez les représentants, célèbre avec un lyrisme enflammé les victoires remportées par les quatre armées françaises (Rhin, Moselle, Sambre-et-Meuse, Nord) sur le front qui s’étend de l’Alsace à la mer du Nord. Ce sont les carmagnoles qui seront directement mises en cause dans le dernier discours de Robespierre une semaine plus tard. C’est essentiellement cette forme particulière de lyrisme qui a été retenu par les historiens, généralement pour stigmatiser une rhétorique cocardière qui allait encore connaître de beaux moments à d’autres époques de notre histoire.
2Il faut toutefois bien replacer ces interventions dans leur contexte, mais surtout par rapport à leur objet : il ne s’agit pas d’un simple effet rhétorique dont le personnage, membre du Comité de salut public et ancien monarchiste constitutionnel rallié à la République par patriotisme, est coutumier.
3C’est la signature apposée sur la clef de voûte de l’entreprise de restructuration de l’armée professionnelle léguée par la monarchie administrative, entreprise conduite de façon chaotique pendant trois ans, de façon résolue depuis neuf mois. L’objet du discours est la présentation d’un décret qui porte sur les récompenses à accorder aux « défenseurs de la patrie qui se seront distingués dans les armées par des traits de bravoure ou par des actions héroïques1 ». C’est donc toute une économie de la gestion des actions héroïques par un État républicain qui est proposée. Mais c’est aussi, et dans le même décret, le point d’aboutissement de la réforme du système d’avancement et de la collation des grades dans la nouvelle armée nationale, née de l’amalgame des anciennes troupes professionnelles et des bataillons de volontaires. Les deux propositions sont rassemblées dans le même décret, ce qui est déjà significatif, et cette fusion est justifiée par l’incantation suivante : il s’agit de révolutionner la gloire.
Loin de nous les temps d’insolence et d’orgueil où des généraux et des officiers faisaient servir tant de légions, tant de braves soldats, à échafauder leur renommée. Il faut aussi révolutionner la gloire et la reverser comme la fortune sur les nombreux bataillons, sur les modestes citoyens qui combattent tous les jours pour la République2.
4La formule exprime essentiellement l’acculturation à l’œuvre dans cette entreprise. Certes, la nouvelle armée née de la Révolution connut d’importantes mutations sociales au niveau de son encadrement, mais peu de mutations techniques – armement, instruction – et une conception de la conduite de la guerre qui s’inscrit dans l’héritage des théoriciens de l’art de la guerre du xviiie siècle3. Il n’y eut donc pas de rupture profonde entre l’armée professionnelle de l’Ancien Régime et l’armée nationale qui s’est forgée au feu des deux années de guerre contre les coalisés, mais des changements d’échelle et de cadre. Ces changements, ce sont l’amalgame, la formation des divisions militaires, la réforme des états-majors. Le système des rétributions – symboliques par l’héroïsation, matérielles par l’avancement de carrière – est là comme la clef de voûte d’un chantier de transformation de l’instrument militaire, certes entamé dès l’Assemblée nationale constituante, mais accéléré dans l’urgence de la situation chaotique de 1792. La distinction qui est au fondement de la culture aristocratique militaire de l’Ancien Régime (distinction comme marque d’une société militaire à l’écart de la société civile, qui avait été à la base des revendications de la noblesse militaire) ne s’est pas éteinte avec la Révolution, contrairement à ce qu’ont pu souhaiter un moment les tenants d’une armée populaire non professionnelle. Elle s’est nationalisée.
5C’est cette reconstruction que ma contribution s’efforcera de retracer, au prisme des inflexions du discours de Barère de juillet 1794. Dans un premier temps, je préciserai le contexte des engagements militaires de la campagne du printemps 1794. Puis, dans un deuxième temps, je repartirai du contexte idéologique : les nouveaux enjeux de l’héroïsme dans une perspective de républicanisation de la gloire. Enfin, j’envisagerai la portée concrète du décret dans la mutation du soldat-citoyen de la République de l’an II. Il s’agit de mieux saisir les articulations entre culture nationale et culture guerrière, entre la part de la mentalité révolutionnaire comme esprit de rupture et comme esprit d’inventaire.
6Quel est le contexte militaire global lorsque Barère prend la parole ? Nous avons vu que cette rhétorique cocardière accompagnait les succès français. Le plan général des opérations militaires est coordonné au Comité de salut public par Carnot, assisté de Robert Lindet pour la logistique et de Prieur-Duvernois pour l’armement, sans oublier Jean-Bon Saint-André pour la marine, mais il est alors généralement dans les ports, en compagnie de Prieur de la Marne. Carnot a soigneusement préparé la grande offensive de printemps, exposée dans un rapport du 14 pluviôse an II (2 février 1794) sous le nom de Système général des opérations militaires de la prochaine campagne4. Ce texte capital marque le passage du niveau théorique de ce qu’on appelait auparavant la « grande tactique » au niveau pratique de la stratégie, c’est-à-dire la synchronisation des mouvements des onze armées du territoire métropolitain. L’état des effectifs avoisinerait les 670 000 hommes. L’objectif est la destruction totale de l’ennemi dans une grande bataille décisive, qui doit se dérouler, selon Carnot, sur la frontière du Nord, face aux Anglais et aux Autrichiens : « Le point où tout le monde a senti que nous devions porter les grands coups est le Nord (Système général). » L’armée du Nord, commandée par Pichegru, se coordonne avec celle des Ardennes, puis secondairement avec celles de la Moselle et du Rhin. « Il nous faut donc une campagne des plus offensives, des plus vigoureuses, et c’est ce qui a été recommandé à tous les généraux, et surtout à celui de l’armée du Nord qui doit porter les coups les plus décisifs (Système général). »
7Ailleurs, il s’agit d’opérations ponctuelles, de nature essentiellement défensive : tenir les cols du Petit Saint-Bernard et du mont Cenis pour l’armée des Alpes, détruire les bases corsaires piémontaises d’Oneglia et de Loano pour l’armée d’Italie, tenir le val d’Aran pour l’armée des Pyrénées orientales.
8À l’Ouest, il avait été question de préparer une opération de débarquement en Angleterre. Mais l’objectif est provisoirement abandonné. Les armées des côtes de Brest et de Cherbourg doivent en finir avec la guerre de Vendée. Carnot appuie sans réserves la terrible politique répressive des « colonnes infernales » pour empêcher un débarquement anglais sur les arrières des armées de la République, ce qui serait catastrophique, car il faudrait disperser des forces que l’on cherche à concentrer sur quelques points seulement : « Toutes les armées de la République devront agir offensivement, mais non pas partout avec la même étendue de moyens. Les coups décisifs doivent être portés sur deux ou trois points seulement (Système général). »
9Sur place, à Cambrai, le 6 juin 1794 (16 prairial an II), Saint-Just est investi des pouvoirs extraordinaires sur l’ensemble des forces depuis le Rhin jusqu’à la mer du Nord. Toutefois, si Saint-Just coordonne les forces de plusieurs armées (quatre en l’occurrence) à l’échelle d’une campagne (c’est le niveau opératique), il reste entièrement subordonné aux directives du Comité de salut public. Il réalise l’unité de commandement sous la direction de Pichegru, le 20 prairial (soit le 8 juin 1794), qui devient général en chef de l’armée du Nord, la principale armée. Le gros de l’armée de la Moselle est venu renforcer l’armée des Ardennes pour former l’armée de Sambre-et-Meuse, composée de 66 000 hommes, sous le commandement de Jourdan. Saint-Just adresse à Jourdan une longue lettre dans laquelle il rend compte de la nécessité d’imposer la supériorité numérique des armées française pour contraindre l’ennemi à disperser ses forces et à s’épuiser. « C’est la conception de Carnot et celle du Comité de salut public. Saint-Just n’est ici, qu’un exécutant discipliné, opiniâtre et intransigeant », écrit Bernard Vinot, le biographe de Saint-Just. Le même fait remarquer que toutes les décisions importantes sont prises par le Comité de salut public, en accord avec Pichegru, Saint-Just et Lebas, représentants en mission. « Saint-Just fut, à l’armée du Nord, le mandataire du gouvernement dont il appliqua la politique avec l’extraordinaire volonté qui l’animait5. »
10Jourdan va mettre le siège devant Charleroi. C’est une région où les Français ont essayé à quatre reprises de percer sans succès les lignes autrichiennes. Charleroi capitule le 7 messidor (25 juin) ; les armées françaises peuvent alors prendre pied sur la rive gauche de la Sambre et bousculer les Autrichiens à Fleurus le 8 messidor an II (26 juin 1794).
11Le front des coalisés n’a donc pas cédé là où Carnot l’espérait, autour d’Ypres, mais un peu plus à l’est. Le plan général reste toutefois valable dans ses grandes lignes, mais a connu d’importants dysfonctionnements dans son application. Carnot était essentiellement préoccupé par le fait de porter un coup décisif à l’Angleterre. Il veut profiter de la percée du convoi de l’amiral Van Stabel, qui vient d’Amérique, et qui a pu faire une brèche dans le blocus anglais lors du combat naval du 13 prairial (1er juin 1794) au large d’Ouessant, pour demander à ce dernier de débarquer des troupes dans l’île de Walcheren ; de là, il appellerait au soulèvement de la Hollande. Pour seconder Van Stabel, Carnot demande à Pichegru de s’emparer de tous les ports de la Flandre maritime et à Jourdan de détacher seize mille hommes de son armée pour les porter vers la mer. À la veille de l’offensive sur Charleroi, Jourdan, Kléber et Championnet parviennent à persuader Saint-Just de l’inanité et de la dangerosité de ce plan, qui introduirait un déséquilibre numérique préjudiciable à l’offensive qui allait se révéler victorieuse à Fleurus. Le désaccord sur la conduite des opérations de campagne, qui a été tranché en faveur de Saint-Just et Jourdan, auxquels la victoire a donné raison, n’a cependant pas eu de conséquences sur le terrain. Pichegru commence le siège d’Ypres. Le 29 prairial an II (17 juin 1794), la place forte d’Ypres se rend. Cobourg va reporter ses forces sur la Sambre. Le duc d’York reste sur l’Escaut. Pichegru peut alors exploiter la brèche entre les troupes anglaises et autrichiennes ; le 20 messidor (8 juillet), l’armée du Nord et l’armée de Sambre-et-Meuse font leur jonction à Bruxelles. Une semaine plus tard, la place forte de Landrecies, l’une des plus importantes et des dernières positions françaises aux mains des Autrichiens, capitule.
12Et c’est ce fait d’armes que Barère va magnifier dans son discours du 1er thermidor :
Citoyens, nous avons pris à Landrecies quatre-vingt onze pièces de canon, c’est-à-dire toute l’artillerie qu’ils nous avaient prise…
13Mais ce sont surtout les victoires remportées en Rhénanie contre la Prusse6 qu’il souligne :
Les succès des armées de la Moselle et du Rhin s’agrandissent tous les jours, le 27 messidor7, elles ont fait fuir les Prussiens devant elles sur un espace de plus de vingt lieues (Nouveaux applaudissements). Les républicains sont maîtres des revers et de toutes les montagnes des Vosges depuis Landstoul jusqu’à Newstadt. (On applaudit). Les armées de la liberté occupent Spire, Kerveiller, et elles vont récolter le Palatinat (la salle retentit des plus vifs applaudissements et des cris de Vive la République !)
14Il prend ensuite de la hauteur pour esquisser un mouvement d’ensemble qui est la synthèse de tous ces faits d’armes :
Je ne suis pas borné à raconter ce qu’ont fait deux armées sur la Moselle et le Rhin ; la victoire a stipulé le même jour des rives du Rhin aux bords de l’Océan : ainsi, toute la frontière qui sépare la république de toutes les nations barbares du Nord est illuminée de triomphes.
15Pourquoi mettre l’accent sur l’Alsace, alors que c’est en Belgique, à Fleurus, que tout se joue à ce moment-là ? Pourquoi ne pas mentionner cette victoire que la postérité va considérer comme décisive, alors que, pour les dirigeants révolutionnaires, comme pour l’opinion publique, cette notion de bataille décisive résumait et justifiait les engagements militaires ?
16Parce que, si le décalage entre les initiatives de Carnot et l’autorité de Saint-Just n’ont pas eu de conséquences sur les issues militaires, elles ont fait des ravages sur le plan politique. Tandis que les robespierristes voient dans le détachement de seize mille hommes de l’armée de Sambre-et-Meuse, pour les diriger vers la Flandre, une « trahison devant l’ennemi », Carnot ne peut que ressentir le coup terrible qui est porté à son crédit sur le terrain même de sa compétence, au profit d’un jeune homme dont il a sous-estimé les capacités, que celui-ci vient de révéler avec éclat en désobéissant aux ordres qu’il aurait dû théoriquement respecter. Dès lors, Carnot se sent menacé et va faire cause commune avec les ennemis de Robespierre, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois. Barère, en très fin politique, évite ces faits brûlants et déplace l’attention des conventionnels vers d’autres objets.
17Il montre du même coup qu’il est parfaitement au courant, et des enjeux, et des réalités de l’état des forces armées.
18La période au cours de laquelle la recomposition tout entière de l’instrument militaire en une armée populaire, alternative révolutionnaire à l’armée professionnelle, avait été à l’ordre du jour, est désormais passée. Ces alternatives radicales s’étaient manisfestées au cours des années précédentes, dans une version maratiste ou dans une version hébertiste. Marat se plaçait dans l’héritage du républicanisme classique, tout à fait opposé au maintien d’une armée permanente et professionnelle8. Il prônait la généralisation d’une milice civique, un élargissement de la garde nationale à l’ensemble des chefs de famille. Cette armée était davantage celle des citoyens que des soldats, elle n’enregistrait pas de contrats d’enrôlement de longue durée, elle tournait le dos à l’encasernement, elle élisait ses officiers. Cette milice citoyenne, c’est celle des volontaires de 1792, cette « masse agissante » que Jean-Paul Bertaud présente comme une « cohue » indisciplinée, mais ardente et généreuse9. On restait malgré tout dans les cadres de la guerre réglée.
19Ces cadres explosent dans la rhétorique guerrière qui sature la presse sans-culotte en 1793 et qui va trouver son expression avec la levée en masse. Cette levée, c’est le soulèvement spontané de la multitude indifférenciée, qui se réfère à une « horde gauloise » totalement mythifiée, qui combat de préférence au corps à corps, à l’arme blanche : « N’est-ce pas la baïonette, l’arme blanche, qui décide la supériorité des français sur les esclaves des tyrans ? » La charge à la baïonnette va devenir emblématique de la « charge à la française10 ». Et si la fabrication des baïonnettes ne couvre pas les besoins, que l’on ait recours aux piques, qui sont l’arme par excellence des sans-culottes : « la pique est en quelque sorte l’arme de la liberté, parce que c’est la meilleure de toutes entre les mains des Français, parce qu’enfin, elle est peu dispendieuse et promptement exécutée », affirmait Carnot, pourtant éduqué dans les armes savantes, le 1er août 179211. Dans la même logique, on pouvait même trouver des formes d’armement tout aussi pratiques et peu chères, comme la francisque, cette petite « guillotine portative » dont peuvent se servir « jusqu’aus femmes et aux enfants », selon le journaliste Armand Guffroy12, ou encore la faux, et même les bâtons.
20Cette rhétorique enflammée ravive un débat récurrent au cours du xviiie siècle concernant la supériorité du fer sur le feu, ou l’exaltation du tempérament national, qui trouverait sa meilleure forme d’expression dans la furia francese13 : les sans-culottes se font ici l’écho des théories, volontiers qualifiées d’« archaïques », ou du moins empreintes de « primitivisme », du chevalier de Folard ou de Mesnil-Durand, dont se gaussait Guibert. Barère reprend par ailleurs les ethno-types fréquemment convoqués lors des conflits de la fin du xviiie siècle : les « dévots espagnols » (ils représentent le modèle achevé du « fanatique »), les « serfs hanovriens » (stupides, grossiers et serviles envers leurs seigneurs et maîtres, les Britanniques, les Hanovriens ayant par ailleurs remplacé les Suisses comme archétype du mercenaire), les « Hollandais stathoudériens » (il s’agit de ménager les Bataves patriotes depuis la révolution de 1783), les « machines prussiennes » (la déshumanisation du soldat prussien, assimilé à une machine de guerre par le dressage, le drill, est un lieu commun de la pensée militaire des Lumières14, que l’on y voit le ressort secret de la montée en puissance prussienne ou bien qu’on le tourne en dérision, comme ici, où l’envers de la mécanique bien huilée est la débandade rapide sur les bords du Rhin, motif maintes fois reproduit dans les caricatures du temps). Mais les « scélérats Anglais » ont toutefois un traitement de faveur, puisque leur comportement « atroce » ne peut pas être imputé à une raison insuffisante (incapacité à exercer son jugement par suite des préjugés ou de la débilité), mais à une perversité de son usage. La preuve en est le blocus des côtes : « Ils avaient conçu le plan d’une famine générale... ils pirataient sur les mers, pour arrêter les vaisseaux neutres chargés de subsistances pour la République... »
21Après ce détour par une rhétorique guerrière des plus convenues, mais également des plus conventionnelles, Barère retrouve l’état du front. Le combat naval de prairial a desserré l’étreinte du blocus et donné un avantage décisif sur les « frontières de terre » en enlevant aux coalisés deux « greniers d’abondance », eux aussi bien traditionnels depuis les guerres de Louis XIV : la Belgique, arrachée à l’Autriche ; le Palatinat, arraché à la Prusse.
22Comment ces avantages ont-ils été remportés ? Est-ce le triomphe de la « guerre du peuple », de l’armée des sans-culottes, sur les armées professionnalisées des automates actionnés par les tyrans ? Est-ce que la ligne du Rhin à Dunkerque offre le spectacle d’un effroyable carnage des soldats ennemis hachés par les armes de poing à l’issue d’une mêlée titanesque ? Pas du tout, puisque sous la rhétorique (la « tactique républicaine » contre la « tactique des esclaves ») c’est la classique guerre de siège et de positions qui se perpétue, à peine modifiée par la profonde scélératesse de l’ennemi, scélératesse, remarquons-le, qui est un travers de l’âme (donc moral) et non de la pensée (donc idéologique) : les tyrans coalisés, en effet, ne « cernent que des places où ils ont pratiqué des intelligences et ourdi des trahisons, […] se présentent devant les postes qu’ils ont corrompus, […] prennent les villes qu’ils ont achetées, et […] ne battent que les troupes où ils ont semé la déroute, la perfidie et les sauve-qui-peut ».
23D’ailleurs, le parallèle entre les guerres glorieuses de Louis XIV et les guerres de la République est explicite, et ce pas seulement dans le nom de la grande bataille livrée en avant de Charleroi qui, comme le rappelle Thiers, « s’appela bataille de Fleurus, quoique ce village y jouât un rôle fort secondaire, parce que le duc de Luxembourg avait déjà illustré ce nom sous Louis XIV15 ». Barère fait également référence à un épisode précis, le siège de Namur au cours de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Le baron de Cohorn, ingénieur militaire hollandais, y fut contraint par Vauban de livrer le fort qu’il avait lui-même fait construire le 23 juin 169216 :
C’est ainsi qu’on vit, dans le dernier siècle, le général Cohorn, qui avait mis toute sa science à fortifier Namur, qui fut pris par Vauban, se plaindre hautement de ce que l’on n’avait pas attaqué selon les principes ; comme si le courage et l’amour de la Patrie avaient d’autres principes que ceux qui font gagner des batailles et exterminer des ennemis de la liberté !
24Ce faisant, l’interprétation de la tactique déployée par les deux ingénieurs fut rigoureusement l’inverse de l’interprétation qu’en propose Barère, qui présente Vauban comme le parangon d’une tactique audacieuse, tandis que Cohorn serait l’adepte d’une méthode savante et prudente, produit du conservatisme des écoles d’Ancien Régime. Or, Vauban n’employait que l’artillerie nécessaire et n’usait de son influence que pour modérer l’ardeur de ses soldats, ne leur permettant de s’avancer que sous le couvert des retranchements, tandis que Cohorn accumulait les bouches à feu, sacrifiait tout au désir d’abréger le siège, d’effrayer et de surprendre les défenseurs. C’est la force substituée à la manœuvre et à l’habileté, ou plutôt la tactique déployée en vue de multiplier les moyens de destruction. On voit clairement comment Vauban était du côté de la manœuvre et de l’économie des moyens ; ce que n’aurait d’ailleurs pas contesté Carnot, grand admirateur du maréchal et auteur d’un Éloge de Vauban en 1784. Cohorn, lui, déployait plutôt les facultés prônées par les révolutionnaires : un chef impétueux, peu soucieux du sang de ses subordonnés, qui ne songe qu’à rompre et à détruire l’ennemi.
25Mais le but de Barère n’est pas de produire ici un traité d’art de la guerre ; il s’agit de républicaniser la mémoire nationale, et ce discours est précurseur en la matière, puisque l’on connaît la façon dont la Troisième République mobilisa l’œuvre réformatrice de Vauban au service de la storia patria17.
26Ce faisant, Barère a également une perspective plus immédiate. Les victoires de la campagne de 1794 consacrent la recomposition de l’armée nationale, sans solution de continuité avec l’armée professionnelle de l’Ancien Régime. La parenthèse de l’armée du peuple au service d’une guerre du peuple est refermée ; avant sa mort, Marat avait mis une sourdine à sa critique radicale de l’armée permanente et professionnalisée, tout entier à sa quête nouvelle de l’unité révolutionnaire et à son souci de la défense patriotique. Quant aux hébertistes, la suppression du ministère de la Guerre le 1er avril 1794, qui a suivi leur défaite, a définitivement mis un terme aux projets de « guerre populaire », alternative à la guerre réglée. Reste une rhétorique de la guerre totale, dont on trouve quelques traces dans le discours de Barère, comme une défroque usée qui s’étiolerait de toutes parts sous la pression des réalités nouvelles. Le même Barère avait, un an auparavant, en août 1793, eu recours à la rhétorique de la levée en masse, le vieux mythe de la horde gauloise actualisé à l’ère de la guerre patriotique, pour présenter un dispositif de mobilisation générale, dont un décret de réquisition des jeunes mâles, encadrés par des militaires professionnels renouvelés et expérimentés18. Il s’agissait d’un réaménagement de l’instrument militaire, et même d’une extension de ses domaines d’intervention, et non de sa dissolution dans une masse guerrière. Mais aucune mobilisation ne peut réussir si elle est limitée au seul dispositif technique, sans la forme d’une esthétique du verbe qui décline le registre des émotions.
27La même démarche a présidé d’ailleurs au renouvellement des cadres depuis l’automne 1793. Sous les discours virulents de l’épuration anti-nobiliaire s’est réalisée une opération de récupération de nombre d’officiers nobles de l’ancienne armée de ligne. La sélection s’est faite sur la base de l’âge, des états de service antérieurs (où la conduite politique est prise en compte) et surtout de l’instruction19. L’ensemble constitue le mérite. C’est Carnot qui a la haute main sur les nominations : depuis la suppression du ministère de la Guerre, tout passe par la commission exécutive de l’organisation et du mouvement de l’armée de terre. Le général Pille, un Bourguignon qui fait partie du proche entourage de Carnot, Prieur-Duvernois et Guyton-Morveau, est en réalité le véritable maître d’œuvre de cette vaste opération de refonte des états-majors. Or, quelques jours avant que Barère ne prononce son discours, un employé écarté de la commission de l’organisation, Prosper Sijas, va dénoncer la « protection » accordée par Pille aux officiers d’origine noble, sans tenir compte de leur conduite politique. Sijas sait alors qu’il est appuyé par Robespierre. Pourtant, tout au long de la patiente reconstruction de l’encadrement, Robespierre n’avait émis aucune critique ; il sait que les seules convictions politiques ne suffisent pas pour conduire des opérations tactiques et il a manifesté en plusieurs circonstances, tout comme Saint-Just, le prix qu’il accorde à la discipline20. Donc, cette rupture du front révolutionnaire, alors que l’ensemble du Comité de salut public a couvert jusque-là les opérations de refonte du commandement sur la base de la méritocratie, est extrêmement périlleuse aux yeux de Carnot, Lindet et Prieur, qui vont rejoindre les adversaires de l’Incorruptible. Barère, le 1er thermidor, n’a pas encore avalisé cette rupture interne au groupe dirigeant. Il continue, à son habitude, à dissoudre les divergences dans la magie du Verbe, opposant mécaniquement la « tactique des esclaves » et la « tactique républicaine », alors que les véritables enjeux se situent dans la définition des qualités requises pour conduire des opérations militaires : un équilibre entre les acquis théoriques de la formation dispensée dans les écoles militaires – institutions que les révolutionnaires avaient de prime abord condamnées parce qu’elles portaient la marque de l’exclusivisme aristocratique – et le « coup d’œil » expérimenté sur le terrain, supposé plus adapté que la manœuvre savante à l’audace et à la rapidité requises par l’offensive.
28Ce discours qui veut « révolutionner la gloire » est donc tout à la fois un discours de légitimation qui accompagne l’amalgame et le renouvellement des cadres, et un discours de diversion destiné à masquer la fracture naissante au sein des comités de gouvernement.
29Mais la portée de ce discours dépasse aussi les contingences du moment militaire et politique. La formule « révolutionner la gloire » n’est pas qu’une grandiloquente clause de style.
30Si on reprend les dictionnaires en usage à l’époque pour définir clairement ce qu’est la Gloire, la synthèse n’est pas facile à faire. La Gloire n’est ni une substance, ni un état. C’est un principe actif dont le dispensateur et le bénéficiaire est tantôt Dieu (c’est un principe transcendantal), tantôt le Prince (c’est une composante de l’absolutisme), tantôt le Grand Homme21 (c’est l’apport essentiel des penseurs des Lumières).
31On ne peut y voir un équivalent de la renommée, alors que la confusion est fréquente de nos jours, car la recherche de la renommée est dictée par la vanité personnelle, alors que la Gloire, comme la Grâce, est impersonnelle et indépendante de la motivation volontaire. D’ailleurs, Barère fait de la renommée une quête antithétique de la Vertu :
Nous devons nous estimer heureux d’être appelés par le peuple à apprécier les hommes que leur fortune ou leur rang rendent obscurs ; les soldats républicains qui commettent les plus belles actions sans chercher la renommée et qui sont constamment vertueux sans être un instant célébrés.
32La Gloire est un principe qui touche au sacré et qui garantit l’immortalité à ceux qui ont été distingués. Elle a partie liée avec la mémoire (la conservation d’un acte par la négation de la contingence) et avec l’héroïsme (la caractérisation d’un acte transforme son auteur en héros et lui confère du même coup l’immortalité)22. Ce printemps 1794 est le temps des héros : le Recueil des actions héroïques et civiques des républicains Français, confectionné par Léonard Bourdon, devient un manuel élémentaire obligatoire dans toutes les écoles de la République23. Rappelons encore, dans la même veine, que le jour où Robespierre et ses amis montent à l’échafaud (10 thermidor) devait être celui de la commémoration de l’enfance héroïque, incarnée par les jeunes Bara et Viala24.
33Ainsi, sur le plan strictement militaire, la gloire transforme une action violente (le fait de tuer, qui appartient à l’ordre naturel) en un fait de culture. Mais c’est le législateur qui réalise la transmutation, c’est lui qui est le dispensateur de la gloire. Il met en scène le processus d’héroïsation, à travers les grandes commémorations nationales, qui deviennent des occasions privilégiées de célébration de la culture civique, la culture étant l’ensemble des rapports entre la communauté des vivants (l’aujourd’hui, le présent, l’action) et la communauté des morts (le passé, la mémoire). Mais, en direction des contemporains, le législateur est le dispensateur des récompenses. C’est pourquoi ce discours de légitimation du pouvoir législatif comme unique dispensateur de la gloire – fonction remplie par le pouvoir royal sous l’Ancien Régime – est le préambule d’un décret sur l’avancement qui réserve le tiers des emplois militaires vacants « à la récompense des défenseurs de la Patrie qui se seront distingués dans les armées par des traits de bravoure ou par des actions héroïques » (article 1). C’est le législateur, la Convention nationale en l’occurrence, qui distingue les braves militaires dignes de ces promotions :
C’est à la Convention, placée au milieu de quatorze armées victorieuses, et travaillant aux lois de la République au sein des orages révolutionnaires, à faire les fonctions du tribunal national pour les faits de bravoure, pour les actions de courage qui distinguent les soldats de la Liberté.
34Et cette justice distributive est accolée à la Vertu :
C’est à la Convention de remettre sous les yeux des citoyens les grands exemples, de venger le courage obscur, et de préserver l’amour de la Patrie des injustices de la vanité et des jalousies de l’orgueil.
35Ainsi, les représentants du peuple (le législateur comme instance collective souveraine) récupèrent la prérogative qui était celle du monarque dans les armées professionnelles de l’Ancien Régime : la promotion au choix pour récompenser la valeur individuelle, ce qui est une forme de promotion au mérite. Les deux autres modes d’avancement sont l’ordre du tableau, d’une part (promotion par rang d’ancienneté), qui était la règle depuis Louvois, et l’élection, qui est la touche révolutionnaire qui doit satisfaire un tiers des promotions.
36L’édit de 1750 qui fondait la noblesse militaire cherchait de même à récompenser le mérite25. Cet édit garantissait l’anoblissement à tous les militaires qui n’étaient pas nobles de naissance, mais qui avaient atteint le grade de général – ils étaient pratiquement inexistants à cette époque, ce qui n’était pas le cas dans les armées de Louis XIV – ou bien qui représentaient la troisième génération à avoir servi comme officiers sans avoir pu atteindre le grade supérieur – ils étaient en revanche très nombreux, bloqués au grade de capitaine notamment26. D’une façon plus globale, ce sont ceux que l’on appelle les « officiers de fortune ». L’anoblissement récompensait enfin ceux qui se seraient particulièrement distingués sur le champ de bataille, et nous retrouvons l’esprit du décret rapporté par Barère.
37La promotion au mérite est à la fois une récompense et une distinction ; elle attache la noblesse non plus à la naissance, mais au service. Elle fonde une nouvelle identité du militaire, dont le service de la patrie est désormais la marque distinctive27. Il faut comprendre ici la distinction, valeur tout aristocratique, à l’instar de l’Honneur, non comme libido dominandi, ainsi que le laisse entendre un courant sociologique réducteur, mais très en vogue28, mais comme marqueur différentiel. La société militaire se construit comme une société d’égaux – partage des valeurs dans un ordre symbolique29 -, qui cultivent la différence avec la société civile, à l’écart de celle-ci, mais pas forcément au-dessus de celle-ci.
38Ce projet se retrouve dans la décision prise par le Comité de salut public de fonder un journal d’opinion exclusivement destiné aux armées, le 20 messidor an II (8 juillet 1794). Le projet est approuvé par l’ensemble des membres présents au Comité le 29 messidor, Carnot, Saint-Just, Lindet et Barère ; le même jour, Barère parle de « révolutionner la gloire » et exalte le « génie national » à la tribune de la Convention. Comme le fait remarquer Marc Martin, ce journal marque une rupture dans la configuration Armée/Cité ; la Soirée du camp est un journal particulier destiné aux soldats, alors qu’auparavant la ligne suivie était de permettre aux soldats de s’informer aux mêmes sources que la nation tout entière. C’est ainsi que, à l’époque du ministère de Bouchotte à la Guerre, la diffusion du Père Duchesne dans la troupe avait été massive30. L’armée est considérée désormais comme un corps distinct de la nation ; l’idéal type du soldat français n’est plus le volontaire, qui correspond à une étape dépassée de la recomposition militaire. C’est le sergent Va de Bon Cœur, vieux soldat professionnel au langage dru et au bon sens populaire, qui est tout à la fois le porte-parole de Carnot et l’incarnation d’une société militaire en mutation. Le fait que Saint-Just ait approuvé le projet incite à penser, contrairement à ce qui est bien souvent repris dans l’historiographie du 9 thermidor, que ce n’est pas l’entreprise machiavélique du seul Carnot, destinée à cacher la conspiration tendant à l’élimination des robespierristes derrière une volonté affichée de lutte contre l’influence des hébertistes parmi les soldats, mais que la phase de restructuration de l’armée nationale est alors assumée par l’ensemble du groupe dirigeant.
39Toutefois, dans la nouvelle cité républicaine, le principe de distinction aristocratique n’est plus l’apanage d’une caste héréditaire, d’un ordre qui a perdu sa légitimité ; il s’est diffusé dans l’ensemble du corps politique. C’est la nation tout entière qui se distingue des autres peuples européens. Seule, elle fait « peuple » au milieu des « peuplades » de l’Europe :
Depuis la fondation de la République, tout a pris un autre caractère, les législateurs et les généraux, les peuples et les armées : une consistance remarquable dans l’intérieur, et un ton de grandeur réelle au dehors. L’esprit naturel des Français, qu’on disait si léger, si superficiel, a rassemblé ses forces et dirigé ses vues vers la République d’une manière si prononcée qu’il s’est formé dans les camps, comme dans les assemblées populaires, un génie national. Notre activité, inutile et inquiète sous les monarques, est devenue de la force et de la puissance sous la démocratie ; notre impétuosité indocile s’est transformée en courage terrible et en discipline républicaine ; et déjà le peuple français se lève majestueusement au milieu des peuplades de l’Europe avec un caractère gigantesque et nouveau, qui se forme tous les jours davantage par des exemples étonnants et de grands objets.
40Dans le titre du nouveau journal du Comité de salut public, tout comme dans les références des discours, des chansons, du répertoire théâtral, la république guerrière se voit comme un camp, tout aussi bien que comme un forum31. Le souvenir de l’Antiquité romaine est bien sûr très présent ; mais c’est également la concrétisation des anticipations de Servan dans Le soldat-citoyen, ou de Marmontel dans Bélisaire. Chez ces auteurs, la France était aussi un vaste camp militaire où s’échangeaient fonctions civiles et fonctions militaires. On peut y voir un indice de militarisation, le signe d’une évolution belliqueuse en rupture avec les idéaux universalistes des débuts de la Révolution. On peut tout au contraire avancer qu’il s’agit d’une reconfiguration du corps politique, où l’imaginaire social qui l’irrigue, tout comme dans d’autres pays européens d’ailleurs, depuis les lendemains de la guerre de Sept Ans et l’exacerbation des tensions impériales, trouve un exutoire dans les rapports contradictoires entre la société civile et la société militaire : tantôt la seconde tend à absorber la première, tantôt elles tendent à se distinguer.
41Ainsi, ce discours de Barère marque une étape tout à fait significative dans les mutations qu’ont connues, non seulement l’Armée depuis l’engagement de la France dans le conflit européen, mais aussi l’ensemble de la nation. Il y a une aristocratisation de celle-ci, qui va de pair avec une démocratisation interne du corps politique.
On ne peut douter que cette foule de traits remarquables et d’actions sublimes ne soient le fruit d’un gouvernement démocratique et pur, qui ne laisse aucun brave ou laborieux sans emploi, aucune idée utile sans exécution, aucun sentiment généreux sans éloge, aucune action vertueuse sans récompense.
42Il est inséparable d’une religion civique qui apaise les tensions révolutionnaires. Cette religion est fondée sur le culte des morts pour la patrie et la rétribution symbolique des actions distinguées, tant civiles que militaires, par le biais des récompense nationales et de la politique de bienfaisance nationale, par laquelle la République prend en charge les défenseurs de la patrie et leurs familles32.
43Le Législateur est le nouveau Prince, dont la Gloire rejaillit sur la Nation entière, en passe de devenir la « Grande Nation, à vaincre accoutumée ». La rhétorique de Barère ne reflète nullement un infléchissement vers une « guerre totale » dont on ne trouve nulle trace sur le terrain, mais un processus d’acculturation, particulier à cette phase de transition, à l’œuvre tant dans la recomposition de l’armée nationale, que dans le système de valeurs qui l’accompagne.
Notes de bas de page
1 Archives parlementaires, t. 93, p. 318.
2 Le Moniteur universel, séance du 30 messidor et du 1er thermidor an II (18-19 juillet 1794). Archives parlementaires, t. 93, p. 288-293 et p. 316-319.
3 Jean-Paul Bertaud, La Révolution armée. Les soldats-citoyens et la Révolution française, Paris, Robert Laffont, 1979.
4 « Système général des opérations militaires de la prochaine campagne, 14 pluviôse an II », édité par Jean-Paul Charnay, Stratégie et art de la grande guerre. De la fin des guerres féodales à l ’aube des guerres totales, Paris, Hachette, 1979.
5 Bernard Vinot, Saint-Just, Paris, Fayard, 1988, p. 267.
6 Henri Bourdeau, Les armées du Rhin au début du Directoire (Sambre-et-Meuse, Rhin et Moselle), Paris, Lavauzelle, 1909.
7 Jour de la capitulation de Landrecies.
8 Bernard Gainot, « La critique de l’armée professionnelle comme armée privée du despote, selon Jean-Paul Marat », dans Jean-Christophe Romer, Laurent Henninger (dir.), Armées privées, armées d’État. Mercenaires et auxiliaires d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Études de l’IRSEM, 2010, vol. 2, p. 81-96.
9 Jean-Paul Bertaud, Valmy, la démocratie en armes, Paris, Gallimard (Folio), 2013 [1970].
10 Message de Lazare Carnot « sur la charge à la française ; à la baïonette ! », Les représentants du peuple près l’armée du Nord aux représentants du peuple composant le Comité de Salut Public, Réunion-sur-Oise (Guise) le 9 octobre 1793, dans Lazare Carnot, Révolution et mathématique, Cahiers de l’Herne, 1985, t. 2, p. 136 ; « Il nous faudrait au moins quinze mille baïonnettes ; nous ne pourrons point charger les ennemis à la française, si nous n’en avons point. »
11 Id., Rapport sur une fabrication de piques, 1er août 1792, p. 108.
12 Cité par Bernard Gainot, « Valmy, la concordance des temps », dans Michel Biard, Philippe Bourdin, Hervé Leuwers, Pierre Serna (dir.), 1792, Entrer en République, Paris, Armand Colin, 2013, p. 276.
13 « L’arme blanche apparaissait bien comme l’instrument de la fureur guerrière qui caractérisait la charge de cavalerie. Ce type d’affrontement formait le versant primitif d’une guerre échappant à la loi du feu et du nombre qui aurait caractérisé la « révolution militaire » : Hervé Drévillon, L’impôt du sang, Paris, Tallandier, 2005, p. 362 (les passages en italique sont soulignés par nous).
14 Arnaud Guinier, L’honneur du soldat : éthique martiale et discipline guerrière dans la France des Lumières (1748-1789), Ceyzérieux, Champ Vallon, 2014.
15 Adolphe Thiers, Histoire de la Révolution française, Paris, Furne, 1836, t. vi, chap. XXII, p. 175.
16 Biographie universelle Michaud, t. ix, p. 191.
17 Michèle Virol, Vauban, de la gloire du Roi au service de l’État, Ceyzérieux, Champ Vallon, 2003, et notamment la conclusion p. 361-377.
18 Jean-Paul Bertaud, La Révolution armée..., op. cit., p. 113-120 : « La levée en masse était transformée en une réquisition qui portait sur les seuls célibataires et veufs sans enfants de dix-huit à vingt-cinq ans » (p. 115).
19 Bernard Gainot, « La noblesse militaire, une source d’inspiration des révolutionnaires ? », dans Philippe Bourdin (dir.), Les noblesses françaises dans l’Europe de la Révolution, Rennes/Clermont-Ferrand, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires Blaise Pascal, 2010, p. 87-99 ; Rafe Blaufarb, The French Army. Careers, Talent, Merit, Manchester, Manchester University Press, 2003.
20 Marcel Reinhard, Le grand Carnot, Paris, Hachette, 1950, t. 2, p. 140.
21 Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998.
22 Article « Gloire » de L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, CD-Rom, Redon, 2000.
23 Michael J. Sydenham, Léonard Bourdon, the Career of a Revolutionnary, 1754-1807, Ontario, Wilfried Laurier University Press, 1999, p. 224-229.
24 La mort de Bara, catalogue du musée Calvet, Avignon, 1989, tout particulièrement pour le dossier documentaire de la fête du 10 thermidor an II, p. 142-164.
25 André Corvisier, « La noblesse militaire ; aspects militaires de la noblesse française du xvie au xviiie siècle », Histoire sociale – Social history, 11, 1978, p. 336-355.
26 Hervé Drévillon, L’impôt du sang, op. cit., p. 217-315.
27 Id., L’individu et la guerre. Du chevalier Bayard au soldat inconnu, Paris, Belin, 2013, p. 145-176.
28 Marcel Mauss, « Les techniques du corps », Journal de Psychologie, 32, 1936. Norbert Elias, La société des individus, Paris, Pocket, 1998 (publié en allemand en 1939, traduction française en 1991). Ces textes fixent la notion d’habitus, qui fut ensuite popularisée dans un sens réducteur par les épigones de Pierre Bourdieu.
29 Raoul Girardet, La société militaire dans la France contemporaine 1815-1939, Paris, Plon, 1953. William Serman, Les officiers français dans la Nation, 1848-1914, Paris, Aubier Montaigne, 1982.
30 Marc Martin, Les origines de la presse militaire en France à la fin de l’Ancien Régime et sous la Révolution (1770-1799), Vincennes, Éditions de de l’armée de terre, 1975.
31 Tout à fait emblématique de ces représentations de la république guerrière est le tableau de Guillon-Lethière actuellement exposé au musée de la Révolution française à Vizille, intitulé La Patrie en danger, qui date de 1799, dans le contexte du réveil néo-jacobin (Michel Vovelle, La Révolution française. Images et récit, Paris, Messidor, 1986, t. iv, p. 110-111).
32 Catherine Duprat, Le temps des philanthropes, Paris, Éditions du CTHS, 1993, t. 1, chap. IV, p. 332-357.
Auteur
Institut d’histoire de la Révolution française
Bernard Gainot : maître de conférences honoraire de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur associé à l’IHRF/IHMC, Bernard Gainot travaille sur l’histoire de la guerre dans ses rapports avec les mutations politiques en France et dans les espaces coloniaux, depuis la guerre de Sept Ans (1755-1763) jusqu’à la monarchie de Juillet (années 1830-1840). Il est notamment l’auteur de 14 juin 1800, Marengo (avec Bruno Ciotti [Paris, Lemme edit, 2010]) ; Pourquoi faire la Révolution ? (avec Jean-Luc Chappey, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent et Pierre Serna [Marseille, Agone, 2012]) ; Atlas de l’Empire napoléonien, vers une civilisation européenne (avec Jean-Luc Chappey et Fabrice Le Goff [Paris, Autrement, 2014]) ; Les colonies françaises de Richelieu à Napoléon, 1640-1810 (Paris, Armand Colin, 2015).
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