Les permissionnaires de la Première Guerre mondiale
Des identités complexes
p. 221-239
Résumé
L’expérience des permissionnaires de la Première Guerre mondiale a largement contribué à forger une identité combattante singulière, qui souligne la porosité des identités civiles et militaires pendant le conflit. Ainsi, l’évolution réglementaire des permissions, après leur mise en place en 1915, s’appuie sur une culture républicaine très ancrée, qui défend l’équité des droits et des devoirs du soldat-citoyen. Malgré leur rareté et leur brièveté, les permissions sont aussi à l’origine de circulations réelles et symboliques entre le front et l’arrière, qui jouent un rôle essentiel dans l’endurance des populations et dans la cohésion des sociétés en guerre. Enfin, la confrontation avec le monde non combattant est une source de frustrations pour les permissionnaires, qui aspirent à la reconnaissance de leur sacrifice. Elle les renvoie à leur propre condition de combattants et à l’injustice de la mobilisation, et leur inspire un fort sentiment de relégation qui contribue aussi à structurer les identités combattantes.
Texte intégral
1La permission, ce moment clé de l’expérience combattante pendant la Grande Guerre, permet d’aborder la question des cultures et des identités à travers un des avatars du combattant, le soldat qui retourne à l’arrière pour quelques jours de congé1. Cette situation est exceptionnelle à plusieurs niveaux. D’abord, elle est inédite, car jamais auparavant en temps de guerre des soldats n’ont été autorisés à s’absenter pour des congés, ni à retourner chez eux. D’autre part, elle représente un temps extrêmement réduit à l’échelle des temporalités combattantes pendant la Grande Guerre. Mises en place à partir de juillet 1915, alors que certains hommes ont déjà près d’un an de service combattant derrière eux, les permissions restent rares et de courte durée pendant tout le conflit. On peut estimer qu’un combattant qui aurait fait toute la guerre a pu obtenir soixante jours de permission cumulés sur mille cinq cents jours de mobilisation. La durée des congés reste courte, six jours de l’été 1915 à l’automne 1916, sept jours à partir d’octobre 1916, puis dix jours à partir d’octobre 1917, un maximum considéré comme indépassable par les autorités militaires.
2Pourtant, les permissions révèlent l’articulation complexe des identités civiles et combattantes pendant la Grande Guerre, qu’elles contribuent aussi à reconfigurer à la faveur de l’interaction entre la sphère civile et la sphère combattante opérée par le retour des soldats à l’arrière. La place centrale que la permission occupe dans les témoignages combattants en est une première illustration. À l’échelle des armées françaises, les permissions mettent aussi en évidence l’influence des spécificités de la mobilisation et des cultures civiques préexistantes sur les identités combattantes du temps de guerre. D’autre part, le retour des combattants à l’arrière pendant les périodes de congé cristallise les identités, alors que les permissionnaires apparaissent comme des acteurs majeurs des circulations front-arrière et que leur séjour constitue l’une des seules expériences partagées par les civils et les combattants de la Grande Guerre. Enfin, la permission est un moment clé de confrontation entre les aspirations des soldats et l’expérience du retour, qui questionne les registres symboliques des cultures de guerre.
Des identités régies par une économie morale du sacrifice
3Les débats qui entourent la mise en place et les réformes successives des permissions du front témoignent de la manière dont les cultures combattantes s’articulent avec la culture civique mise en place depuis les débuts de la Troisième République. Ils révèlent la mobilisation des combattants citoyens pour la défense de leurs droits, et l’argumentation développée par les parlementaires souligne le poids des valeurs républicaines pendant la guerre.
4Dans les textes adoptés pendant le conflit et dans la pratique, les permissions restent subordonnées aux opérations militaires. Elles ne sont ainsi mises en place qu’à partir du moment où elles sont jugées compatibles par Joffre, le général en chef, avec les opérations armées, c’est-à-dire quand la tension sur les effectifs qu’elles occasionnent est considérée comme un inconvénient moindre que la prolongation de la séparation des combattants d’avec leurs familles. C’est cette conjonction qui conduit Joffre à l’annonce de la mise en place des congés de détente pour les combattants par la circulaire du 30 juin 19152. Pendant tout le conflit, les opérations priment sur les départs en permission, qui sont régulièrement suspendus dès que des offensives se préparent. Enfin, du point de vue de la réglementation militaire, les permissionnaires restent soumis au code de la justice militaire et les infractions commises pendant leur séjour à l’arrière relèvent le cas échéant des conseils de guerre3.
5Pour autant, les débats qui entourent la question des permissions soulignent le rôle des cultures civiques dans la structuration des cultures combattantes. C’est le cas au sein du monde parlementaire, qui pousse à la mise en place de permissions du front depuis le début de l’année 1915. L’essentiel du travail parlementaire s’effectue alors au sein de commissions secrètes, comme la commission de l’Armée, qui réunit des parlementaires et des représentants du gouvernement, tel le ministre de la Guerre4. Combinée aux débats publics des chambres, cette source éclaire le maintien du rôle des politiques pendant la guerre, ainsi que les valeurs qui nourrissent leur argumentaire à propos des permissions. À cette période, en effet, la question des usages des effectifs combattants est au cœur de la discussion de la loi Dalbiez, qui souhaite éviter l’appel de la classe 1917 - en vain, on le sait - en rationalisant les affectations des mobilisés. Il s’agit alors de faire face à l’importance des pertes en rappelant devant les conseils de révision les hommes précédemment exemptés ou réformés pour examiner de nouveau leur situation. Dans un mouvement inverse, la loi du 17 août 1915 prévoit aussi le renvoi des ouvriers comme « affectés spéciaux » dans les usines de guerre de l’arrière.
6C’est au sein de ce mouvement général de redéfinition des affectations dans la dynamique globale de l’effort de guerre que s’inscrit le débat sur les permissions pour les combattants du front. Le terrain sur lequel il s’épanouit est celui de l’équité des droits et des devoirs du soldat-citoyen. Le caractère inégalitaire de l’exposition aux risques est vécu comme une injustice par les populations, qui se rendent rapidement compte, malgré la censure des chiffres des pertes, que les fantassins paient le plus lourd tribut. Leur taux de mortalité atteint en effet 22 %, contre 6 % à 8% dans le génie et l’artillerie. Le grade et l’âge sont aussi des facteurs discriminants, comme le montre le cas de la classe 14, la plus touchée par les pertes avec 29,2 % de morts et de disparus5. C’est une des conséquences de la guerre totale, qui s’appuie sur des postes de spécialistes, dans l’artillerie par exemple, et sur une importante logistique arrière conduisant une grande partie des mobilisés à l’être dans des armes non combattantes. C’est ainsi que sur les huit millions de mobilisés de la Grande Guerre, un peu moins de quatre millions le sont dans les armes combattantes, au sein desquelles les risques sont au demeurant très inégalement partagés.
7La question de l’embusquage de certaines catégories cristallise les tensions, et c’est aussi le cas en matière de permission6. Tous ceux qui sont mobilisés dans la zone de l’intérieur, qui couvre la plus grande partie du pays, ont en effet obtenu dès le 16 octobre 1914 des congés le week-end et les jours de fête, à l’image de ce qui se faisait en temps de paix7. Ce régime spécial souligne le caractère sélectif de la mobilisation, puisque c’est précisément l’éloignement du front qui permet l’octroi de ces congés. Avec la prolongation de la guerre au-delà de l’hiver 1914-1915, il redouble le mauvais sort des combattants, davantage exposés aux risques et privés de leurs familles. Ces inégalités de traitement sont d’autant plus vivement ressenties par les combattants et leurs familles que la culture militaire de la Troisième République continuait à concevoir les permissions comme une récompense du soldat8. Alors que la rhétorique honorifique prête au combattant de la Grande Guerre l’excellence patriotique, morale et virile, le grand principe républicain de l’équité est donc miné par ces pratiques différenciées. Et ce d’autant plus qu’au début de l’année 1915, le régime des congés avantage aussi les officiers, pour lesquels on a rétabli, dans la plus « grande discrétion », les permissions à l’arrière. Même si les effectifs concernés sont réduits, la mesure nourrit un fort sentiment d’injustice chez les soldats9.
8La multiplication des régimes spéciaux de congés donne donc lieu à des revendications d’équité, s’appuyant sur une culture civique enracinée par l’école et le service militaire de la Troisième République10. Alors que les permissions sont accordées aux combattants à partir du 1er juillet 1915 pour contrer la démoralisation des hommes et la multiplication des cas de désertion, les conditions inégalitaires de leur attribution donnent prise aux revendications. L’argumentaire se déploie autour des valeurs républicaines de l’équilibre des « droits et des devoirs » des citoyens-soldats mobilisés dans les armées de la République, et la question du « droit » à la permission est constamment soulevée par les députés, tel Maurice Bouilloux-Lafont, élu du Finistère pour les républicains de gauche, qui œuvre pour la réforme des permissions11. L’application du principe républicain d’égalité aux permissions fédère les députés de toutes tendances autour des radicaux et des socialistes, qui en sont les principaux porte-parole12. En effet, les quotas de départ en permission sont alors de 3 à 4 % de l’effectif, et il faut six mois pour qu’une compagnie obtienne tous ses congés, dans l’hypothèse optimiste où les opérations n’interrompent pas les départs. En outre, les chefs militaires interprètent les circulaires de manière restrictive. La durée des congés est souvent réduite à quatre jours au lieu des huit jours prévus, tandis que les officiers partent plus fréquemment que les soldats. Dans ce contexte, les combattants se plaignent de la situation auprès de leur famille et écrivent aussi massivement aux grands journaux et à leurs élus, qui se font l’écho de leurs revendications. Les missions parlementaires auprès des armées, notamment celle de Maurice Bouilloux-Lafont en 1916, recueillent aussi leurs témoignages à charge contre le régime des permissions. Les réclamations qui remontent jusqu’au ministère de la Guerre sont si nombreuses qu’un député réclame avec ironie « un sous-secrétariat spécial » pour les réclamations des poilus13.
9Il faut attendre le 1er octobre 1916 pour que ces revendications aboutissent à une réforme de fond du régime des permissions. Celles-ci sont désormais des « allocations réglementaires » dont les principes sont rassemblés au sein d’une « Charte ». La durée des permissions est portée à sept jours pour tous et trois périodes de permission annuelles sont mises en place. Le rythme des départs est multiplié par trois (9 % de l’effectif), et les périodes de suspension doivent être compensées par des augmentations qui peuvent dépasser 25 % des effectifs. Alors que toute l’armée française du front ouest part en permission entre octobre 1916 et janvier 1917, la place occupée par les permissions dans les mutineries révèle encore le poids de la culture égalitaire républicaine parmi les combattants. En effet, après la suspension des départs liés aux opérations du chemin des Dames, les chefs militaires n’ont pas systématiquement augmenté les départs comme cela était prévu par le règlement. C’est ainsi qu’au mois de juin 1917, la 6e armée est à la fois celle qui est le plus gravement touchée par l’indiscipline et celle dont les permissions sont le plus en retard, alors qu’elle a participé massivement à la bataille14. On comprend que, dans ce contexte, les permissions se retrouvent au cœur des revendications des mutinés. Le 2e bureau du GQG relève ainsi que la plupart des unités qui se révoltent ont des revendications concernant les permissions, et que pour dix-huit régiments et deux divisions, c’est même le seul motif de protestation15. Les combattants, échaudés par l’expérience des années passées et ayant perdu confiance dans leurs chefs militaires, sont donc porteurs de revendications qui font écho aux rapports de force des années précédentes au sujet des permissions. Il s’agit désormais pour eux de défendre les acquis de la charte des permissions. Un soldat écrit ainsi dans une lettre saisie par la censure en juin 1917 : « On abuse trop des bonnes troupes, on nous fait des promesses comme on bourre le mou aux civils et c’est tout des mensonges16. »
10C’est d’ailleurs dans ce sens que l’action de Philippe Pétain s’inscrit quand il succède à Nivelle à la tête des armées françaises le 15 mai 1917. Il veille, en effet, à rappeler aux chefs militaires leurs obligations en matière de permissions et les encourage à prendre de l’avance sur les départs. Il impose que la liste des départs soit affichée ou lue aux hommes, qui pourront ainsi signaler les erreurs17. Dans le même esprit, le député socialiste Arthur Levasseur pousse le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, à admettre en séance publique de la Chambre le « droit » des soldats aux permissions, d’après « les conventions formelles établies entre le gouvernement et le commandement18 ». Ces mesures et ces engagements expliquent qu’après l’été 1917, les permissions ne soient plus un sujet de réclamation des soldats, alors même qu’elles sont fréquemment suspendues au cours de l’année 1918 dans le cadre de la reprise de l’offensive sur le front ouest.
11Ainsi, on observe que la culture combattante intègre la culture civique républicaine pour faire valoir le droit à la permission et défendre l’équité. Le succès des combattants et des parlementaires dans le rapport de force qui mène à l’amélioration continue du régime des permissions valide la distinction fondamentale entre les conscrits et les combattants, c’est-à-dire des citoyens-soldats qui ont acquis leurs droits civiques à l’occasion du service militaire de leurs jeunes années. Dans l’esprit des parlementaires, il s’agit précisément là de l’application du concept de la nation armée, qui rassemble des citoyens « conscients de leurs devoirs, mais aussi de ce qu’on leur doit19 ».
Des identités reconfigurées par l’interaction des sphères civiles et combattantes
12Les permissions des combattants sont une expérience de contact et d’interaction qui bouleverse à partir de 1915 la manière dont les identités et les cultures du temps de guerre se sont structurées depuis l’entrée en guerre. En effet, elles mettent un terme à la segmentation spatiale qui opposait le front, espace des combattants, à l’arrière, espace des civils. Les combattant avaient depuis l’été 1914 l’occasion de séjourner à l’arrière, lors des déplacements d’unité ou lorsqu’ils étaient cantonnés dans des camps, comme les coloniaux. Il ne s’agissait cependant en rien d’un retour des soldats dans leur milieu d’origine, ce petit pays qui joue encore un rôle essentiel pour la définition des identités régionales dans la France du début du xxe siècle20. À l’inverse, les permissions ont pour fonction de permettre aux combattants « qui n’ont pas revu leur famille depuis le début de la campagne de passer quelques jours chez eux », comme le précise la circulaire de Joffre du 30 juin 191521. Elles permettent aux combattants de retrouver un foyer et des communautés locales (immeuble, quartier, village), professionnelles ou associatives, avec lesquelles le contact n’était auparavant possible que par le biais de la correspondance.
13La présence des combattants en permission à l’arrière, si elle est de courte durée à l’échelle individuelle, a un impact très variable selon la taille des communautés d’origine. Dans les villages, leur présence est discontinue, mais la capitale accueille en revanche des flux importants de Parisiens en congé, qui varient de 5 500 à leur plus bas niveau en avril 1916, pendant la bataille de Verdun, pour atteindre un maximum de 38 500 hommes en juillet 191722. Si l’on y ajoute les soldats des régions envahies ou des pays alliés, on peut ainsi estimer que près de quatre millions de combattants ont eu l’occasion de passer leurs permissions dans la capitale jusqu’en novembre 1918. Ces chiffres ne donnent cependant pas toute la mesure de l’impact symbolique de la présence des combattants à l’arrière, tant leur retour est attendu.
14En bouleversant la segmentation spatiale entre combattants et non-combattants, les permissions contribuent à redéfinir les identités des communautés du temps de guerre. Les permissionnaires apparaissent comme des acteurs majeurs des circulations concrètes et symboliques entre le front et l’arrière. Au sein du groupe combattant, le soldat qui part en permission est doté d’un statut particulier. Les témoignages et la littérature combattante, ainsi que la presse dite « du front », témoignent du changement de regard qui s’opère et qui distingue le permissionnaire du reste des combattants. Cette mue passe par un certain nombre de pratiques ritualisées, entourant le départ et plaçant le permissionnaire en dehors des temporalités routinières du front. L’obtention du titre de permission, précieux sésame ouvrant les portes d’un arrière fantasmé par ses camarades, signale le changement de statut du combattant. C’est d’ailleurs ce titre de congé qui doit être présenté, conjointement avec le livret militaire, à toute requête de la gendarmerie ou de la police à la recherche de déserteurs. Le statut du permissionnaire lui permet aussi de toucher des indemnités de vivres et de voyage, ainsi qu’une avance de solde pour la durée de son absence, à partir de février 1916. Il retrouve ainsi une autonomie financière partielle, dans les limites des économies – réduites – faites au front. La préparation du paquetage est un moment important, car les hommes conservent avec eux leurs biens précieux ou ce qu’ils souhaitent ramener chez eux : paquets de lettres, linge à repriser, souvenirs ramassés sur le front. L’image du permissionnaire chargé de musettes s’est ainsi imposée comme l’une des représentations typiques du temps de guerre. La mue des combattants en êtres hybrides se traduit aussi par des modifications significatives dans leur apparence. Le départ est l’occasion d’une grande toilette, pour autant que les infrastructures locales le permettent. Les soldats, conscients du manque d’hygiène et de l’apparence négligée qu’ils renvoient, prennent d’assaut les rares coiffeurs installés dans les gares de transit vers l’arrière, mais les installations manquent pour faire face à la demande. Le soldat parisien Jean-François Durand livre un témoignage éclairant sur la manière dont ces transformations physiques se répercutent sur l’état d’esprit des hommes : « L’eau coule noire et fangeuse, elle entraîne de nos corps, de nos faces rongées de barbe, la trace de nos souffrances. Décapés de cette crasse, nos vrais visages apparaissent, nos visages de l’arrière23. » Les permissionnaires s’attachent à soigner l’image qu’ils vont renvoyer et qui passe aussi par le port de décorations militaires, dont la valeur distinctive a plus de poids au sein des communautés civiles qu’au front24. Du point de vue des autorités militaires, la tenue est un enjeu essentiel du maintien de la discipline des permissionnaires et de l’image de l’armée à l’arrière. C’est donc vêtus de la tenue de campagne complète avec casque, sans arme ni équipement, que les soldats partent en congé. En 1916, le général Pétain, à la tête des armées du Centre, déplorait le manque d’installations d’hygiène accessibles aux permissionnaires : « Le port de vêtements crasseux et élimés n’incite pas [le permissionnaire] à reprendre une attitude militaire dont la tranchée l’a déshabitué et qui impressionnerait agréablement en sa faveur25. » Une fois à la tête des armées françaises en 1917, il cherchera à généraliser les règles d’inspection au départ et à améliorer les installations de toilette dans les gares de triage. Le bilan reste cependant peu satisfaisant en 1918, car les structures manquent encore et sont désorganisées par la reprise de la guerre de mouvement.
15La ritualisation des pratiques entourant le départ, puis le retour des permissionnaires, témoigne aussi de la manière dont les congés de détente mettent en jeu la cohésion du groupe combattant. En effet, la rotation des permissions défie les solidarités de groupe qui sont un facteur essentiel de la survie au front et de l’endurance combattante dans les conditions de la guerre industrielle. C’est particulièrement le cas au sein de l’escouade, unité de base de l’infanterie, qui rassemble une quinzaine d’hommes sous le commandement d’un caporal. C’est à cette échelle que la camaraderie combattante s’enracine parmi les soldats appelés à partager les misères de la vie au front et du combat26. Les tensions qui pèsent sur le groupe combattant à l’occasion des départs en permission se manifestent dans un ensemble de paroles et d’actes spécifiques et ritualisés qui mettent en scène les liens unissant les combattants. Différents engagements et missions attendent le permissionnaire, porteur de lettres ou de messages pour les familles de ses camarades. Le témoignage d’André Cambounet confirme la banalisation de cette pratique en octobre 1917 : « Péters me quitte pour une seconde permission de sept jours […] Je lui donne, naturellement, une lettre pour mes parents, puisqu’il va les voir…27 » Les adieux aux « copains » sont marqués par une certaine émotion, car les combattants n’ignorent pas les menaces qui pèsent sur ceux qu’ils laissent derrière eux28. Le retour des permissionnaires au front à l’issue du congé est marqué par des pratiques symétriques qui actent la réintégration du groupe combattant. Ils doivent d’abord rendre compte de leur expérience et témoigner de ce qu’ils ont « vu » à l’arrière. Ils doivent ensuite donner des nouvelles des familles qu’ils ont rencontrées et remettre en main propre les courriers qui échappent ainsi au filtre de la censure. Enfin, on attend du permissionnaire qu’il offre à boire à ses camarades, de préférence un alcool du pays accompagné d’un plat familial, comme un pâté ou une pâtisserie : « on attaque les provisions et le pinard coule, quand un permissionnaire rentre il régale sa pièce », témoigne un soldat dans son journal29. Si certains éléments peuvent varier selon les unités, ces pratiques contribuent aussi à lutter contre le « cafard » qui touche massivement les soldats de retour de l’arrière. Ainsi, le départ et le retour en permission sont des moments forts de réaffirmation des liens et des identités combattantes, marqués par les pratiques expiatoires des permissionnaires.
16Le rôle des permissionnaires dans les circulations entre le front et l’arrière s’affirme aussi lors de leur séjour à l’arrière. Cette dimension est centrale dans les attentes de l’état-major, qui compte sur eux pour inspirer « confiance » aux civils par leur tenue, leurs propos et leur attitude. Cette mission est explicitement assignée aux permissionnaires dans un Guide distribué gratuitement à plus de trois millions d’exemplaires en octobre 1917, sous l’autorité de Philippe Pétain30. Les combattants sont, en effet, constamment sollicités lors de leurs congés par leurs familles ou des inconnus pour donner leur avis sur la conduite et l’issue de la guerre. La permission libère la parole combattante et ces échanges sont parfois l’activité la plus marquante du séjour à l’arrière, comme pour le soldat Honoré Coudray, qui rapporte dans ses carnets : « Permission réparatrice qui a été animée par des causeries agitées sur les événements31. » Rompant avec le « bourrage de crâne », ces discussions minent l’œuvre de la censure de la presse et des correspondances. Alors que l’expression d’idées défaitistes ou pacifistes est réprimée par la loi sur l’état de siège, les discours des permissionnaires ont le poids et la légitimité de l’expérience vécue. Cependant, la marge entre ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas est parfois faible aux yeux de la loi, et certains s’exposent à une arrestation pour avoir affirmé en public, dans le contexte de la bataille de Verdun en 1916, qu’on passe « parfois sept ou huit jours sans voir les officiers32 ». Si les aspects les plus terribles de l’expérience du combat ont été tus par les combattants, notamment ce qui avait trait au fait de donner la mort, de nombreux éléments concrets de l’expérience du front sont évoqués : position de l’unité, vie quotidienne au front, camarades de tranchée, descriptions de l’ennemi ou attitude des officiers par exemple.
17Porteurs de nouvelles, les permissionnaires le sont aussi d’objets ramenés du front : armes, débris ramassés sur le champ de bataille, objets artisanaux fabriqués pendant les périodes de repos. Les soldats cherchent à mettre à l’abri ce qui constitue déjà des souvenirs d’une période marquante de leur vie, et dont certains ont une valeur marchande importante, comme les pistolets automatiques allemands, trophées très prisés. Nombre de ces souvenirs ont été conservés jusqu’à aujourd’hui au sein des familles, notamment celles qui ont ensuite perdu un soldat à la guerre. L’ampleur de ce trafic est révélée par les rapports de l’armée et de la police parisienne, qui saisit de nombreuses armes rapportées en dépit des règlements interdisant le transport d’objets dangereux comme les explosifs. Ainsi, un rapport de la 2e armée souligne qu’à la fin de l’année 1917, de nombreux permissionnaires sont trouvés porteurs de grenades, de munitions ou d’effets militaires volés33. En décembre 1917, le déraillement d’un train de permissionnaires en provenance d’Italie, provoqué par le non-respect des règles de sécurité ferroviaire, avait fait plus de huit cents morts, dans ce qui reste la plus grande catastrophe ferroviaire française. Ce lourd bilan est en partie imputable à l’explosion de nombreuses munitions, dont des grenades, transportées par les combattants34.
18Le trafic prend une ampleur inédite à partir de la fin de l’été 1918, alors que la perspective de la fin de la guerre accroît l’urgence de la collecte des souvenirs du front. Les usages que font les permissionnaires de ces objets sont divers. Initialement offertes aux femmes de l’arrière lors des permissions, les « bagues de tranchées » fabriquées à partir des débris d’obus donnent lieu à un marché parallèle de contrefaçons fabriquées à l’arrière qui indigne les combattants35. La circulation massive des armes de guerre à l’arrière, en état de marche pour certaines, provoque de nombreux accidents et l’inquiétude de la police, car le trafic alimente notamment les réseaux de la délinquance parisienne, qui y trouvent le moyen d’obtenir des armes plus efficaces que celles dont les agents sont dotés. Le contexte des accidents rapportés dans les rapports de la police parisienne souligne la grande curiosité des civils envers les armes, élément central de l’identité combattante. Les permissionnaires se lancent dans des démonstrations qui sont l’occasion de montrer leurs compétences techniques, que l’on peut d’ailleurs questionner au regard des accidents. Oubliant de vider les chargeurs, laissant des armes à la portée d’enfants ou « s’amusant à viser les personnes d’un débit », certains semblent oublier les règles élémentaires de prudence qui sont pourtant un critère essentiel de survie au front36.
19La dissémination des armes de guerre par les permissionnaires contribue donc à la militarisation de l’arrière, sans qu’il soit pour autant possible de conclure à une « brutalisation » dans la mesure où les usages qui en sont faits sont très variés, marqués par le goût pour le folklore combattant et la marchandisation des objets en provenance du front. Le journal Gardons le sourire, issu du 102e régiment territorial, prend ainsi ses distances avec ces pratiques : « Tes goûts guerriers et ton ardeur combattive [sic] se sont suffisamment affirmés dans les tranchées, il est inutile donc que tu arrives chez toi avec des musettes bourrées de grenades et d’explosifs variés, au risque de réduire toute ta maisonnée en bouillie37. »
20À l’échelle des combattants et de leurs familles, la permission contribue de manière décisive à la redéfinition et à l’ancrage des identités du temps de guerre. Si la Première Guerre mondiale a conduit à la professionnalisation des mobilisés, devenus des spécialistes du combat, cela n’a pas pour autant endigué leur capacité à renouer avec une routine civile qui est au cœur de l’expérience de la permission. Ainsi, les joies simples du foyer sont fortement appréciées par les combattants. Lire le journal, prendre un repas à table, aller au café, dormir dans un lit, sont autant d’habitudes quotidiennes qui contrastent avec les conditions de vie au front et les contraintes de la vie collective, tout en rappelant l’âge d’or de l’avant-guerre. De même, nombre de combattants travaillent pendant leur permission. C’est souvent la règle dans les milieux populaires, notamment dans les campagnes où le manque de bras se fait sentir pendant toute la guerre. C’est ainsi que les périodes de congé sont rarement oisives pour les plus modestes, y compris en ville où la permission est pourtant associée à tout un imaginaire des loisirs qui est donc à relativiser. Cette dimension de la permission est mal connue, car la main d’œuvre combattante, temporaire par nature, ne figure pas dans les statistiques officielles du travail pendant la guerre. Ils sont pourtant très nombreux à travailler pendant cette semaine de congé, comme en témoignent les registres des commissariats parisiens, qui permettent l’étude de quatre cents cas38. La nécessité financière joue son rôle dans la reprise d’activités professionnelles par les permissionnaires, mais il faut aussi y voir l’enracinement des cultures liées au travail dans des milieux qui ne connaissaient pas l’oisiveté avant 1914. Ainsi, travailler pendant sa permission semble une évidence dans les milieux populaires, qui y retrouvent des gestes et un cercle de sociabilité liant l’expérience de guerre à un passé civil et à un futur pacifié. C’est aussi une forme de reconnaissance de compétences autres que les compétences combattantes, qui contribue à rassurer les hommes sur la place qu’ils pourront retrouver dans la société d’après-guerre.
La permission, entre aspiration à la reconnaissance et sentiment de relégation
21Pour les combattants qui reviennent passer quelques jours à l’arrière, le retour est un moment de tension identitaire. Certains sont partis depuis plus d’un an au front quand ils obtiennent leur première permission en 1915 ou 1916 et c’est un espace social profondément modifié qu’ils retrouvent. Dans les campagnes, l’absence des hommes se fait sentir partout, mais c’est peut-être dans l’espace parisien que le contraste est le plus saisissant avec l’avant-guerre. Les soldats alliés ou mobilisés dans les services sont très nombreux à Paris, contribuant à sa réputation de capitale « embusquée ». La féminisation de certains métiers est très visible dans l’espace public, notamment dans les services publics comme les transports, où des femmes en uniforme conduisent les tramways. Le renforcement de la présence des femmes dans l’industrie lourde, où elles étaient peu présentes avant guerre, est un des traits majeurs de la féminisation de certains secteurs qui constitue un aspect bien connu de la Grande Guerre39.
22Cette fragilisation des positions masculines, les permissionnaires en font l’expérience au sein même de leurs foyers et de leurs couples. Alors que la permission porte en elle des perspectives de retrouvailles ou de conquête amoureuse, très présentes dans l’imaginaire combattant, le retour reste marqué par de nombreuses frustrations. La crainte de l’infidélité féminine est très ancrée chez les combattants, se nourrissant des rumeurs et des scandales rapportés par la presse de l’arrière40. Les registres des commissariats parisiens font état d’importantes tensions au sein des couples et des stratagèmes déployés par les permissionnaires pour surprendre leur femme. Certains se gardent ainsi d’annoncer la date de leur arrivée en congé, quand d’autres prolongent illégalement leur séjour pour mener l’enquête41. Ces inquiétudes sont aussi entretenues par la difficulté des combattants célibataires à nouer des relations amoureuses pendant la courte durée des permissions, dans un contexte où les mœurs féminines se sont moins libéralisées que la rumeur ne le laissait entendre. L’explosion de la prostitution occasionnelle pendant la guerre s’inscrit dans cette logique et sert d’exutoire aux frustrations des combattants, qui vivent aussi douloureusement la concurrence sexuelle des Alliés et des coloniaux, mise en scène dans la culture populaire au nom de l’union des peuples alliés.
23D’autre part, le pouvoir symbolique des femmes au sein des couples a été renforcé par le règlement des permissions, qui impose aux combattants souhaitant se rendre à Paris de présenter un certificat d’hébergement ou de domicile visé par le commissariat de police. La mesure, qui vise à réduire le nombre de permissionnaires séjournant dans la capitale pour mieux les encadrer, entre en vigueur à l’automne 1916 et perdure jusqu’en octobre 191942. Elle crée de fait une situation de dépendance au sein des couples, car certains chefs zélés exigent que le combattant qui part en permission produise un « certificat d’hébergement de sa propre femme, indiquant qu’elle [consent] à le recevoir et à le nourrir pendant sa permission », comme s’en alarment les députés43. Il s’agit là d’un renversement complet du statut de la femme mariée établi par le code civil de 1804, qui la plaçait sous la tutelle de son époux. Cette remise en question des positions symboliques et juridiques au sein des couples fait écho à la relégation économique dont les combattants des milieux populaires font l’expérience lors des permissions. En effet, le soldat français dispose d’une solde parmi les plus faibles parmi les belligérants, d’un montant de cinq centimes par jour jusqu’en octobre 1915, où elle est portée à vingt-cinq centimes puis un franc en 1918. À cette somme s’ajoutent différentes indemnités : indemnité de combat de trois francs par jour en 1917 et haute-paye de guerre de vingt centimes par jour, que le soldat touche à partir de deux ans d’ancienneté. Le montant des économies des combattants reste faible, grevé par les dépenses faites au front et l’obligation d’épargner une partie de ces sommes44. Le permissionnaire se trouve ainsi en situation de dépendance financière vis-à-vis de sa famille, ne serait-ce que pour assurer sa subsistance dans un contexte de forte inflation. Cette dépendance est renforcée par l’augmentation continue des salaires des usines de guerre, qui profite en particulier aux femmes appelées comme « remplaçantes » des hommes partis au front. Ainsi, la solde d’un combattant est en 1918 dix fois moins élevée que ce que touche en moyenne une ouvrière de la métallurgie, et le contraste est encore plus important avec les salaires des ouvriers spécialisés45. Nombre de combattants des classes populaires sont ainsi amenés à travailler pendant leurs congés de détente, comme on l’a vu. C’est la règle dans les campagnes, où les bras manquent pendant toute la guerre, mais aussi dans les bassins industriels, où les combattants constituent un réservoir de main-d’œuvre bienvenu, notamment dans les secteurs ne relevant pas de la défense nationale et n’ayant donc pas bénéficié de l’apport des affectés spéciaux.
24Ainsi, l’expérience de la permission est aussi, dans les milieux populaires, celle d’une relégation sociale et économique qui contraste avec le sentiment, très ancré chez les combattants, d’avoir acquis des droits au prix du sang. Dans ce contexte, le maintien de la cohésion sociale dans le long terme s’appuie sur des constructions symboliques qui sont au cœur des cultures du temps de guerre. La figure du permissionnaire se nourrit, en effet, de l’héroïsation des combattants qui s’est structurée depuis l’été 1914 autour d’une distinction fondamentale entre monde civil et monde combattant, et qui dépasse la diversité des affectations et des expériences des soldats. Cette identité s’incarne dans le partage par les combattants d’éléments de distinction comme l’uniforme, qui transforme le civil en militaire, l’équipement spécifique et le port d’armes, dont celui du fusil Lebel, associé à la figure du combattant de la Grande Guerre. À partir de l’été 1915, les premiers permissionnaires incarnent à l’arrière un idéal combattant qui passe d’abord, aux yeux des civils, par l’apparence. C’est tout le sens de la vogue du terme de « poilu », forgé à l’arrière à la fin de l’année 1914 et nourri ensuite de l’observation des permissionnaires46. Le roman Un tel de l’armée française décrit ainsi la « foule curieuse » qui se pressait près des gares, « désireuse de voir les soldats boueux, les vrais, les revenants du front47 ». Les représentations issues de l’arrière, comme les cartes postales, les chansons, les pièces de théâtre et les romans, font endosser aux permissionnaires les vertus héroïques des combattants : sens du devoir, détermination, bravoure. L’académicien Marcel Prévost célèbre ainsi les vertus de ces « missi dominici de la gloire48 ». Les auteurs les plus outranciers vont jusqu’à employer les termes de « saints » et de « dieux » pour les désigner49. Les sources issues du monde combattant, comme la « presse du front » ou les romans de guerre, prennent souvent leurs distances avec cette identité héroïque qui ne rend pas justice aux réalités de l’expérience du feu et aux compétences des combattants. C’est le cas à propos des nombreuses descriptions qui font du combattant un barbare ayant perdu toute notion de l’hygiène et des convenances sociales, grand ressort comique des pièces du théâtre de guerre50. Dès août 1915, le journal Le Marteau prévient les civils :
Ne croyez pas pourtant que mon poil ait poussé
Que je sois devenu le combattant farouche
Qui boit du sang qui mange l’herbe et qui couche
Dans le fond des fossés, sur l’affût d’un canon51.
25Si les représentations civiles et combattantes sont souvent contrastées, elles se contaminent aussi et se rejoignent sur certains aspects, comme l’opposition fondamentale des combattants et des « embusqués ». Ces derniers se distinguent d’emblée par leur apparence : ils ont le teint pâle et l’air chétif des réformés ou, au contraire, l’embonpoint et la suffisance des « profiteurs52 ». Les caricatures les représentent rasés de frais, efféminés et l’uniforme impeccable53. Les vertus prêtées aux permissionnaires s’opposent à la lâcheté et à l’individualisme des hommes soupçonnés d’avoir intrigué pour ne pas aller au front. Ainsi, la figure du permissionnaire et celle de son contre-modèle, l’embusqué, structurent l’opposition du front et de l’arrière en valorisant la figure du combattant.
26Ces représentations n’empêchent pas les permissionnaires de ressentir un sentiment de relégation sociale très marqué lors de leur séjour à l’arrière, qui s’exprime notamment à travers des pratiques transgressives indissociables de leur séjour à l’arrière. Le relâchement de la discipline des combattants se fait sentir dès que ceux-ci quittent le front. Le voyage, pendant lequel ils ne sont plus encadrés par leurs propres officiers, sauf exception, sert d’exutoire aux misères endurées au front. Les conditions déplorables de leur transport dans des trains bondés et lents sont le prétexte à un chahut permanent. Les voitures de première classe, en théorie réservées aux officiers, sont prises d’assaut par les soldats. Les trains spéciaux de permissionnaires sont délaissés au profit des trains commerciaux, plus rapides et plus confortables54. Ces pratiques sont emblématiques de l’état d’esprit des combattants qui remettent en question la légitimité des normes et des règlements lorsqu’ils quittent le front. Pour autant, même dans le contexte de la crise du moral de 1917, où des cas de violence sont observés, l’indiscipline des permissionnaires dans les trains prend corps à partir de causes objectives liées à la désorganisation des transports, comme le retard des trains55. Une fois à l’arrière, les combattants se singularisent encore par leurs transgressions des règles de la discipline militaire. Le relâchement de la tenue est un phénomène massif, souligné par les rapports de la police et de l’armée. L’abandon de l’uniforme, souvent ponctuel, peut ainsi répondre à des considérations pratiques, comme la volonté de profiter du séjour pour faire laver ses vêtements ou bien de porter des vêtements plus confortables. Pour certains, le port de vêtements civils est aussi le moyen d’éviter les contrôles incessants de la police et devient pour les déserteurs un des moyens de survivre en clandestinité56. Les soldats tendent aussi à se dispenser de saluer leurs supérieurs lorsqu’ils sont en congé, comme cela est remarqué par l’état-major dès 191557. Cette situation est typique des grandes villes, où la plupart des gradés que les combattants croisent sont des mobilisés de l’arrière, embusqués à leurs yeux. Le rapport de force qui s’installe alors souligne l’évolution des modalités de l’exercice de l’autorité en fonction de la légitimité reconnue à ceux qui la détiennent statutairement58. L’autorité des agents de police est ainsi constamment remise en question par les permissionnaires, qui les provoquent en leur lançant des remarques telles que : « Vous feriez mieux de prendre un fusil et d’aller à Verdun au lieu de m’embêter59. » Les interventions de la police ouvrent d’autant plus la voie à la contestation que les règlements du temps de guerre font peser de fortes contraintes sur la consommation d’alcool dans les débits de boisson, très fréquentés par les permissionnaires. Les insultes et les altercations avec la police sont fréquentes et témoignent d’une résistance à l’autorité qui peut aussi s’interpréter comme une tentative de renverser un ordre jugé illégitime.
27Les permissions révèlent donc l’économie morale du sacrifice qui est au cœur des cultures de la Première Guerre mondiale. Seule expérience partagée par les civils et les combattants, la permission est un moment de retrouvailles essentiel à l’endurance des populations en guerre. Elle structure les identités combattantes en distinguant le permissionnaire, avatar du combattant qui porte en lui toutes les ambivalences de la condition du citoyen mobilisé. La permission est une passerelle entre les expériences de guerre de l’arrière et du front qui favorise le maintien des liens sociaux et la reprise d’une routine civile. C’est ainsi un ressort essentiel du moral alors que nombre de repères ont été bouleversés par la guerre. À ce titre, la permission est bien le signe que l’on peut revenir vivant de la guerre, et elle entretient l’espoir d’un retour définitif avec la paix. Mais la permission est aussi un moment de prise de conscience et de renforcement des identités combattantes, qui se construisent en regard de la condition des non-combattants. La fragmentation et l’ambivalence des représentations des permissionnaires témoignent ainsi de la complexité de leur expérience de guerre, qui sera au cœur des récits combattants d’après-guerre.
Notes de bas de page
1 Cet article est issu de mon travail de thèse, publié sous le titre Permissionnaires dans la Grande Guerre, Belin, 2013. Sur la question des identités pendant la Grande Guerre : François Bouloc, Rémy Cazals, André Loez (éd.), Identités troublées 1914-1918 : Les appartenances sociales et nationales à l’épreuve de la guerre, Toulouse, Privat, 2011 ; Michael Bourlet, Yann Lagadec, Erwan Le Gall (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
2 Service historique de la Défense, fonds de l’armée de terre (SHD/GR), 7N149, circulaire confidentielle n° 12.619 du GQG, 30 juin 1915.
3 Code de la Justice militaire de 1857, articles 231 et 232, « Désertion à l’intérieur en temps de guerre ».
4 Fabienne Bock, Un parlementarisme de guerre, 1914-1919, Paris, Belin, 2002.
5 L. Marin, Proposition de résolution tendant à charger la Commission de l’Armée de faire connaître le bilan des pertes en morts et en blessés des nations belligérantes, Journal officiel, Documents parlementaires de la chambre des députés, 1920, annexe n° 633, p. 32-78.
6 Charles Ridel, Les embusqués, Paris, Armand Colin, 2007.
7 La zone des armées, placée sous l’autorité du général en chef, s’étend, elle, sur une centaine de kilomètres à l’arrière de la ligne de front. Ses limites varient au cours de la guerre.
8 Voir notamment Félix Pinget, Les Permissions dans l’armée; leur influence sur l’instruction, la discipline, l’esprit militaire, Paris, Berger-Levrault, 1896.
9 SHD/GR, 16N444, note secrète de Joffre pour les armées, 8 mars 1915.
10 Odile Roynette, Bons pour le service : l’expérience de la caserne en France à la fin du xixe siècle, Paris, Belin, 2000.
11 SHD/GR, 16N444, commission de l’armée de la chambre des députés. Rapport de Maurice Bouilloux-Lafont sur les permissions, 31 juillet 1917. Sur le thème du soldat-citoyen : Leonard V. Smith, Between Mutiny and Obedience: Case of the French Fifth Infantry Division During World War I, Princeton, Princeton University Press, 1994.
12 Notamment les socialistes Lucien Voilin, Jacques Lauche ou les radicaux Raoul Anglès et Octave Lauraine. Le marquis de l’Estourbeillon, député royaliste et engagé volontaire, est un des rares hommes de droite à intervenir fréquemment sur les permissions.
13 JO, Débats de la chambre des députés, 21 décembre 1915, p. 2207.
14 SHD/GR, 16N2673, 7N566 et 567, situation des effectifs des cinq et dix jours. Sur la crise des mutineries : André Loez, 14-18, les refus de la guerre : une histoire des mutins, Paris, Gallimard, 2010.
15 SHD/GR, dossier Malvy, CY 35, rapport du 8 septembre 1917 du bureau de renseignement du 2ème bureau du GQG.
16 SHD/GR, 7N866, Etat-major de l’armée. Notes sur la correspondance des soldats du 1er au 5 juin 1917, rapport du 24 juin 1917.
17 SHD/GR, 16N444, instruction n° 1080 du GQG, État-major, 2e bureau, 2 juin 1917.
18 JO, Débats de la chambre des députés, 31 juillet 1917, p. 2176.
19 Interpellation du ministre de la Guerre Joseph Gallieni par le député Pierre Deyris. JO, Débats de la chambre des députés, 21 décembre 1915. Sur ce thème, Jean-François Chanet, Vers l’armée nouvelle : République conservatrice et réforme militaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
20 Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.
21 SHD/GR, 7N149, circulaire confidentielle n° 12.619 du GQG aux généraux commandant les armées et les régions, 30 juin 1915.
22 SHD/GR, 16N2673, 7N565-567, Situation des effectifs des cinq et dix jours.
23 SHD/GR, 1KT295, archives privées de J.-F. Durand, La première permission, 1917-1967, p. 9.
24 Marie-Anne Paveau, « Citation à l’ordre et croix de guerre : fonctions des sanctions positives dans la guerre 1914-1918 », dans Rémy Cazals, Emmanuelle Picard, Denis Rolland (dir.), La Grande Guerre, pratiques et expériences, Cahors, Privat, 2005, p. 247-257.
25 SHD/GR, 16N644, circulaire n° 9746, 12 juin 1916.
26 Alexandre Lafon, La camaraderie au front, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2014.
27 A. Cambounet, Journal de route d’un engagé volontaire, 1916-1918, 7 octobre 1917.
28 On trouve de nombreuses allusions à ces pratiques dans la presse dite du « front » et dans les témoignages. Voir par exemple le journal de Georges Triaud : Journal et lettres, 1914-1918. En ligne : http://dtriaudmuchart.free.fr/guerre_1914.htm
29 Journal de guerre d’un ouvrier creusotin, Paris, L’œil écorché, 25 mars 1918, p. 38.
30 SHD/GR, 7N1989, Guide du permissionnaire, GQG des armées du Nord et du Nord-Est, Paris, 1917.
31 Honoré Coudray, Mémoires d’un troupier. Un cavalier du 9ème Hussards chez les chasseurs alpins du 11e BCA, Paris, A. Coudray éd., 1986, p. 99.
32 APPP, répertoires des procès-verbaux des commissariats parisiens, CB77.27, aff. 765,
3 septembre 1916.
33 SHD/GR, 16N445, GQA de la 2e armée, note de service du 23 novembre 1917.
34 « Le déraillement du train de permissionnaires », La Croix, 19 février 1917 et JO, Débats de la chambre des députés, 1er février 1918, p. 279.
35 Voir notamment : « Propos en l’air », Le Canard du boyau, 11, janvier–février 1917, p. 2.
36 Voir notamment : APPP, CB4.37, aff. 191, 1er juillet 1916 ; CB21.22, aff. 458, 22 octobre 1916 ; CB15.42, aff. 264, 14 juin 1917 ; CB11.28, aff. 26, 20 janvier 1917 ; CB14.57, aff. 266, 30 avril 1916 ; CB40.43, aff. 855, 30 juillet 1917.
37 « Les dix jours », Gardons le sourire, 14, septembre 1917, p. 1.
38 Pour une analyse complète de ces registres, voir Emmanuelle Cronier, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013.
39 Voir notamment Françoise Thébaud, Les femmes au temps de la guerre de 14, Paris, Payot & Rivages, 2013 ; Id., « La Grande Guerre. Le triomphe de la division des sexes », dans Georges Duby, Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident, t. v, Le xxe siècle, Tempus, 2002, p. 31‑74.
40 Jean-Yves Le Naour, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre : les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, 2002.
41 Voir notamment, parmi de nombreux cas, APPP, CB59.32, aff. 377, 8 mars 1918 ; CB70.61, aff. 742, 9 août 1915 ; CB76.54, aff. 1473, 5 août 1918.
42 SHD/GR, 16N444, circulaire n° 14636 du QGG, 1er bureau, 18 octobre 1916.
43 JO, Débats de la chambre des députés, 30 mars 1917.
44 Cela correspond au pécule, versé lors de la démobilisation.
45 Voir notamment Laura Lee Downs, L’inégalité à la chaîne : la division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre, 1914-1939, Paris, Albin Michel, 2001.
46 Emmanuelle Cronier, « Les “poilus” », dans Marie-France Auzépy, Joël Cornette (éd.), Histoire du poil, Paris, Belin, 2011, p. 234‑254.
47 Gabriel Franconi, Un tel de l’armée française, Paris, Payot, 1918, p. 181.
48 Marcel Prévost, « Permission de quatre jours », Revue de Paris, 15 octobre 1915.
49 Gustave Guiches, Les deux soldats, Paris, Fasquelle, 1917, p. 338-339.
50 APPP, BA 770 à 773, analyse des pièces et revues.
51 « La lettre du permissionnaire », Le Marteau, 1, août 1915, p. 1.
52 François Bouloc, Les profiteurs de guerre, 1914-1918, Paris, Complexe, 2008.
53 Voir notamment : Fabiano, « Abus de confiance », Fantasio, 1er octobre 1915 ou René Jouane, « Côte d’Azur et cote 304. Ces messieurs dames vont aux eaux ; nous autres on retourne au front », Le Rire rouge, 2 février 1918.
54 Voir notamment SHD/GR, 16N1543, rapport du colonel Tanant, chef d’état-major de la 3e armée, 7 août 1917.
55 Voir notamment le rapport établi le 6 juin 1917. SHD/GR, 16N298, note n° 5555 du
1er bureau du GQG pour le ministre de la Guerre.
56 Comme en témoignent les nombreux abandons d’uniforme dans l’espace public recensés par les registres de la police parisienne.
57 SHD/GR, 16N444, circulaire n° 2.163 du général en chef, 4 décembre 1915.
58 Sur ces questions, Emmanuel Saint-Fuscien, À vos ordres ?: la relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011.
59 APPP, CB76.51, aff. 683, 22 juin 1916.
Auteur
Université de Picardie-Jules Verne
Emmanuelle Cronier : ancienne élève de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, agrégée et docteure en histoire, Emmanuelle Cronier est maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université de Picardie-Jules Verne. Auteure de Permissionnaires dans la Grande Guerre (Paris, Belin, 2013), elle est spécialiste des sociétés en guerre. Ses champs de recherche actuels concernent l’approche comparée des liens sociaux et des cultures alimentaires pendant la Grande Guerre.
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