La milice : être combattant malgré soi
p. 199-220
Résumé
La milice provinciale, ancêtre du service militaire, a fait l’objet de nombreux débats au xviiie siècle, avant de se réincarner dans la conscription, devenue symbole de la république au xixe siècle. Mise en place en 1688 par Louvois et conçue comme une force de réserve, elle est apparue comme un moyen commode pour la monarchie d’augmenter les forces armées en temps de guerre. Ce service forcé, qui possède un recrutement particulier par tirage au sort parmi les hommes de seize à quarante ans, implique d’arracher des hommes à leur vie civile pour servir dans les armées du roi. Amenés sur des garnisons souvent éloignées de leur domicile, ces hommes sont déracinés et deviennent combattants malgré eux. Calquée sur la société de privilèges, cette forme d’impôt en nature ne concerne que le petit peuple. La milice a donc suscité, tout au long du xviiie siècle, un rejet quasi unanime de la part des populations. D’ailleurs les représentations de cette institution sont pratiquement toujours négatives et les miliciens sont considérés comme de médiocres soldats dans le monde militaire. Se pose dès lors la question de la construction d’une identité combattante pour ces hommes, « apprentis soldats », transplantés de force dans le monde militaire…
Texte intégral
1Première forme d’armée nationale, la milice royale ou provinciale est peu connue1. Cette première ébauche de service militaire a pourtant sans nul doute servi de modèle à la conscription du xixe siècle. Louis XIV instaure la milice en 1688 alors que s’ouvre la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Considérant, en effet, que les troupes réglées ne suffisent plus, Louvois trouve dans la vieille obligation faite aux sujets de défendre leur communauté menacée le moyen d’alimenter l’armée. Il constitue alors des milices royales, composées de civils et destinées à servir de forces auxiliaires aux troupes régulières. Il ne s’agissait pas à l’origine d’instaurer un service militaire auquel auraient été astreints tous les hommes en âge de porter les armes, mais d’augmenter les effectifs de l’armée à moindre coût. La milice devient pourtant permanente à partir de 1726 et perdure jusqu’en 1789.
2La milice continue cependant à se distinguer des troupes réglées, à la fois par son utilisation et par son recrutement. Elle sert en effet essentiellement, à l’origine, à la garde des places du royaume. Son recrutement n’est pas assuré, quant à lui, par des sergents recruteurs, mais par l’administration civile dans les différentes paroisses du royaume. Les intendants et leurs subordonnés y organisent des tirages au sort pour la levée d’hommes célibataires de 16 à 40 ans. La milice royale n’est donc pas un service volontaire, mais bien un service imposé, composé d’hommes devenus soldats malgré eux. Elle prend la forme d’un impôt extrêmement impopulaire et rejeté par la population tout au long du xviiie siècle. Décriée tant par la société civile que par la militaire, elle pose dès lors la question de la construction d’une culture et d’une identité combattante dans le cadre particulier d’un service forcé. Le déracinement, fondateur de cette milice, est-il favorable à l’essor d’un sentiment d’appartenance capable de transcender les identités locales ? Au contraire, le rejet viscéral de cette forme de service encourage-t-il les rémanences des cultures et identités particulières ? À partir de la documentation conservée sur la généralité de Paris, et plus particulièrement sur l’aire de recrutement du bataillon de Corbeil (un des six bataillons de milices fournis par la généralité de la capitale), il est possible de comprendre le recrutement et le déracinement qu’il représente pour les miliciens. Leur mise en perspective avec les images construites de la milice au xviiie siècle apporte un éclairage nouveau et intéressant sur la manière dont s’y articulent et s’y confrontent les cultures et identités combattantes individuelles et collectives.
Devenir milicien malgré soi : de la société civile à la société militaire
Un recrutement sous le coup du sort
3Plusieurs ordonnances mettent en place et organisent la milice depuis son apparition en 1688. La plus connue est certainement celle du 25 février 1726, qui lui donne son caractère permanent et qui prescrit la levée de soixante mille hommes2. Reprenant les dispositions de 1691, cette ordonnance prévoit que le milicien soit tiré au sort parmi les miliciables, c’est-à-dire les hommes âgés de seize à quarante ans, propres à porter les armes – à l’exclusion donc des infirmes –, et mesurant au moins cinq pieds de haut (soit environ 1,62 m). En 1726, le célibat est par ailleurs une condition requise, bien que cette mesure ait pu être supprimée par la suite en fonction des besoins en hommes. L’ordonnance stipule également que les levées doivent alimenter cent bataillons, formé chacun de six compagnies de cent hommes commandées par des officiers pourvus de commissions royales gratuites.
4En temps de paix les miliciens ne sont assujettis à aucun service et demeurent libres de vaquer à leurs occupations, à condition de ne pas s’absenter de leur paroisse sans l’autorisation des échevins. Lorsque le contexte militaire le nécessite, la milice est appelée en garnison ou en campagne. Le bataillon se réunit alors au quartier d’assemblée, où il est habillé et armé avant de se mettre en route. La durée du service varie de deux à six ans selon les périodes. Il est néanmoins prévu qu’à la fin de chaque campagne, à l’automne, les miliciens rentrent dans leur généralité pour y reprendre leurs activités.
5Les débuts de la milice provinciale dans le Bas-Maine (Mayenne). LAURAIN Ernest, archiviste départemental honoraire, président de la Commission historique et archéologique de la Mayenne. Imprimerie-Librairie Goupil, Laval, Mayenne, 1938
6Le processus de recrutement est à l’initiative de la monarchie, qui laisse le soin aux intendants de transmettre aux paroisses une ordonnance. Celle-ci est appliquée par les officiers municipaux, qui recensent les miliciables et leur envoient une convocation comportant la date et le lieu du tirage au sort. Le jour dit, ils sont rassemblés devant l’hôtel de ville, où ils sont accueillis par le maire, les échevins et le représentant de l’intendant, qui préside le tirage. Dans un chapeau sont placés autant de petits papiers roulés uniformément que de miliciables. Parmi ceux-ci certains – un nombre égal à la levée réclamée à la paroisse – portent la mention « milicien ». Ces billets sont tristement célèbres sous le nom de « billets noirs », par opposition aux autres, laissés blancs. À l’appel de leur nom, les hommes tirent un billet à tour de rôle dans le chapeau tenu à la hauteur de leur tête qu’ils remettent au président du tirage. Ceux qui ont le malheur de tirer un billet noir sont déclarés miliciens. L’on imagine aisément l’angoisse que devaient ressentir les hommes au moment où leur papier était déplié et le verdict annoncé.
7Une fois le tirage terminé, le subdélégué de l’intendant dressait le procès-verbal de toutes ces opérations. Celui-ci mentionne parfois les noms, âge, taille et vacation des miliciens. Les commis particulièrement zélés allaient jusqu’à détailler leur signalement physique et réclamer leur signature. Ces procès-verbaux sont ceux grâce auxquels il est possible aujourd’hui de mieux cerner le profil des miliciens.
Le profil des combattants
8Les sources conservées aux archives départementales de Melun permettent aujourd’hui d’esquisser le profil des miliciens sur la période courant de 1726 à 1788. À partir des descriptions de 391 miliciables et de 45 miliciens, il est possible d’établir que le milicien est un civil exerçant une profession, première composante de son identité. La plupart d’entre eux ont cependant une situation précaire. Nombreux sont, en effet, les saisonniers3. Peu en revanche appartiennent à des corps de métier constitués, suffisamment puissants pour échapper à la milice. Nous ne trouvons ainsi aucun orfèvre ni aucun domestique, souvent exemptés par le noble chez qui ils travaillent, ou aucune personne exerçant des fonctions administratives. Lorsqu’ils font partie d’une corporation, ce sont bien souvent les apprentis ou les compagnons qui partent, et non les maîtres artisans.
9Le recrutement repose donc avant tout sur ceux qui manquent de réseaux ou d’appuis relationnels. Cela s’explique par l’existence de nombreuses exemptions. À celles prévues par la loi, calquées sur les privilèges de la société d’Ancien Régime, s’ajoutent celles qui concernent certains corps de métiers. Certaines personnes échappent aussi au service grâce à la complicité d’un administrateur soucieux de ménager sa clientèle ou de l’étendre en accordant ses faveurs4. Le tirage au sort est par ailleurs bien moins fiable qu’on ne le pense parfois, le sort ayant tendance à être guidé5. À cela s’additionne la pratique du remplacement, qui conduit les familles les plus aisées à rémunérer les services d’un tiers pour servir en lieu et place du milicien désigné par le sort. Enfin, l’État se sert aussi de la milice pour résoudre des problèmes d’ordre public en enrôlant des marginaux. La circulaire du 10 novembre 1742 incite ainsi les intendants à enrôler comme milicien de droit, sans les admettre à tirer au sort, « ceux qui n’ont pas d’établissement, qui sont vagabonds et gens sans aveu ».
10Toutes ces opérations de recrutement sont extrêmement codifiées et l’on précise au personnel administratif la façon dont doivent être rédigés les procès-verbaux6. La milice participe alors à ces nouvelles pratiques de fichage et d’identification des soldats. Certaines descriptions de miliciens, dans les procès-verbaux, sont ainsi très précises. C’est le cas, par exemple, de celle de Jean Depresle, tiré au sort le 15 mars 1741 : « natif de Melun, âgé de 23 ans, haut de cinq pieds deux pouces, vacation de boucher, portant une perruque blonde, les yeux gris un peu enfoncés, avec barbe blonde, le nez pointu, un peu marqué de petite vérole, bien fait de taille7. » Les procédures de recensement et les descriptions se perfectionnent et se normalisent avec le temps8. Elles donnent à l’État les moyens d’identifier et de contrôler ses militaires.
Des civils en armes
11Le passage pour les nouveaux enrôlés de la vie civile à celle de milicien est l’occasion d’une redéfinition des identités individuelles. L’entraînement, la familiarisation avec les armes, l’endossement de l’uniforme sont autant de signes visibles de nouvelles formes d’appartenance. Cette nouvelle identité est promue par l’armée, qui impose l’usage du nom de guerre au moment de l’incorporation du nouveau soldat, comme dans les troupes réglées. François d’Angin, natif de Melun, sergent du bataillon de Corbeil, se voit ainsi renommé « Brundamour9 ». Un tel surnom marque la reconnaissance de l’institution.
12Cette identité est pourtant tronquée par l’incapacité, ou le manque de volonté, de l’État d’entraîner et d’armer les miliciens. Le passage de la vie civile à la vie militaire implique, en effet, la transmission de savoir-faire spécifiques10. Pourtant si le service militaire au xixe siècle a été conçu comme une préparation du citoyen à la guerre et, de ce fait, à la mort donnée ou reçue, la milice, elle, ne prépare à rien. Depuis l’ordonnance de 1726 et jusqu’en 1789, les assemblées de miliciens pour l’entraînement ne durent jamais plus de quinze jours, et leur durée moyenne est de neuf jours. Les hommes ont donc très peu de temps pour se préparer à la discipline, apprendre l’exercice et les manœuvres. Or la tactique et les manœuvres sont essentielles pour vaincre. L’art militaire de plus en plus complexe exige une discipline et la maîtrise des exercices que seuls des soldats de métier peuvent exécuter. Il apparaît, par ailleurs, contradictoire que l’État arme des civils, au moment même où l’évolution de l’armée tend vers la constitution d’un corps professionnel séparé de la société civile11.
13L’armement et l’équipement des miliciens sont également problématiques. De nombreuses pièces témoignent des déficiences de l’équipement, comme le confirme un état des magasins des bataillons de milice. En 1740, le magasin de Sens alimentant le bataillon de Corbeil ne compte que des équipements incomplets et dépareillés12. Il manque des épées et il n’y a plus ni ceinturon ni cartouche. Dans les autres bataillons, les remplaçants ne sont pas équipés de manière homogène13. En plus d’être incomplet, l’armement est souvent défectueux. Le gouvernement en a bien conscience, comme en témoigne le secrétaire d’État à la Guerre, de Breteuil, lorsqu’il suggère de faire des réparations en 1726 : « Les armes seront tirées des magasins du roi en mettant, par un léger radoub, de vieux fusils en état de servir14. » L’identité des miliciens est donc une identité militaire imparfaite, forcée et déracinée. Pouvaient-ils dès lors être des combattants efficaces ?
Des combattants déracinés
Une force de réserve
14La nature des services réclamés aux miliciens en temps de guerre n’est pas définie. Le plus couramment, ils sont affectés à la garde des places aux frontières afin de libérer les soldats des troupes réglées envoyés au front. Le plus souvent, ces miliciens sont donc assignés à des tâches auxiliaires : ils sont répartis dans les communications, gardent les postes et les magasins, escortent les convois de vivres et de munitions. Cependant, lorsque les hommes manquent sur le champ de bataille, il n’est pas rare qu’ils soient envoyés dans les troupes réglées, où ils servent de renforts15. Ce procédé, appelé l’incorporation, est très fréquent pendant la guerre de succession d’Autriche (1740-1748)16.
15En raison de ces diverses utilisations, il est difficile de définir et d’identifier précisément le rôle de la milice. C’est la première forme de devoir militaire imposé à des civils, mais peut-on pour autant parler de service militaire ou de conscription ? Peut-elle être considérée comme l’origine des solutions adoptées plus tard ? Ni obligatoire pour tous les hommes ni personnelle, comme cela fut le cas des formes de service qui apparaissent au xixe siècle, la milice n’est ni tout à fait un service militaire ni tout à fait une forme de conscription. Car si les miliciens sont inscrits ensemble (comme le désigne le terme de conscription), tous les hommes d’une même classe d’âge ne sont pas enregistrés sur les rôles de la milice17. Par ailleurs, le service demeure une charge collective, pesant sur les paroisses, et non une charge individuelle.
16Enfin, la transposition sur la fin de la période moderne des mots de conscription et de service militaire, trop liés symboliquement aux notions de citoyenneté et de République, n’est pas sans risque d’anachronisme. Le terme de réserve semble être le plus adapté pour définir la milice royale. Elle représente, en effet, une réserve dans laquelle les autorités viennent puiser en temps de guerre afin de compléter l’effectif des troupes réglées. Cela permet à l’État de disposer d’une forme de souplesse dans la gestion des ressources humaines.
Quelle efficacité du service forcé ?
17Cette forme de service forcé réalisée avec un équipement et une formation minimum pouvait-elle néanmoins être efficace ? Le service change, en effet, de nature selon que l’on est affecté à la garde d’une forteresse ou dans une troupe réglée qui évolue sur un champ de bataille. Les formes modernes du combat impliquent du sang-froid, l’usage et la maîtrise du maniement des armes et une forte capacité à obéir aux ordres. L’efficacité, ou l’inefficacité, des miliciens a donc fait couler beaucoup d’encre dès le xviiie siècle. Dans leur grande majorité, ceux qui prennent la plume dénoncent l’inefficacité de ces combattants18. Beaucoup doutent, en effet, de leur valeur militaire, surtout après la bataille de Dettingen (27 juin 1743), durant laquelle les bataillons de miliciens auraient cédé à la panique19. Les inspections de troupes et des bataillons de milice de 1727 confirment jusqu’à un certain point cette idée. Sur 95 bataillons, dont les rapports d’inspection ont été conservés, 21 ont été jugés inaptes. Les conclusions des inspecteurs ne laissent que peu de doute sur l’estime qu’ils portaient à ces troupes20.
18S’est ainsi construit un véritable mythe de l’inefficacité de la milice, devenu un recours bien pratique pour nombre d’officiers désireux d’expliquer une défaite embarrassante. Le commandant d’Ingolstadt, M. de La Granville, explique ainsi la reddition de la place en 1743 dans une lettre destinée à d’Argenson et datée du 10 septembre 1743. Il s’y estime heureux d’avoir tenu si longtemps « vu la grande faiblesse de l’endroit que l’ennemi avait choisi pour nous attaquer, jointe encore à celle de la garnison, dont le tiers pour le moins se trouvoit composé de soldats de milice […]. Il n’était donc aucunement possible », selon lui, « d’espérer raisonnablement une défense bien vigoureuse avec de pareils soldats21 ».
19Il faut cependant nuancer ce mythe. Certes les miliciens ne valent pas les soldats des troupes réglées, et ils manquent sans doute de bonne volonté – pouvait-il seulement en être autrement. Toutefois, les grenadiers royaux, troupes d’élite s’il en est, ont été créés à partir des miliciens les plus valeureux, lors de la guerre de Succession d’Autriche. Le manque d’hommes étant par ailleurs une des principales contraintes de l’armée du xviiie siècle, la milice offre à l’État un apport non négligeable d’hommes sans qu’il soit besoin de soustraire définitivement à la société civile une quantité importante de travailleurs.
Le milicien, homme seul et déraciné
20Dans ces conditions, que pouvait bien signifier pour eux le fait d’être milicien ? Un premier constat s’impose : être milicien, c’est d’abord être seul, déraciné, arraché à ses habitudes, à son environnement et à sa famille. Le départ pour la milice représente une rupture avec les cadres de vie religieux, familiaux, professionnels et de sociabilité. Le milicien est propulsé dans un monde dont les contraintes sont désormais celles du service. Par ailleurs, les miliciens sont souvent envoyés loin sur les frontières, comme le montre le cas de ceux de Corbeil dans les années 1740 (cf. carte des déplacements du bataillon de Corbeil). La brutalité ressentie du tirage au sort, l’absence de formation et le brassage des miliciens dans des compagnies dans lesquelles ils ne connaissaient personne et dont ils ne parlaient parfois même pas la langue expliquent bien des désertions et des cas de « nostalgies22 ».
21Alors que, depuis le Moyen Âge, dans les troupes réglées les relations d’homme à homme et l’autorité morale des officiers constituent le principal lien, les miliciens sont catapultés dans un monde inconnu23. Dans la milice, le recrutement est réalisé non par les officiers mais par l’administration civile. Contrairement aux levées par commissions, les capitaines ne sont pas propriétaires de leur compagnie. Les miliciens sont renvoyés chez eux après une campagne et ont donc moins l’occasion de développer des liens entre eux et avec leurs officiers. Ils sont avant tout les soldats du roi. Celui-ci a d’ailleurs tenu à établir des liens directs avec ces soldats, en court-circuitant le contrôle du capitaine. Le recrutement des miliciens et leur incorporation cassent ainsi l’esprit de corps qui apporte la solidarité nécessaire à l’efficacité d’une troupe au combat, comme l’ont
22On constate que le bataillon de Corbeil, pendant la guerre de Succession d’Autriche, a été amené à se déplacer sur des postes frontières et même à l’étranger. Les miliciens sont essentiellement envoyés dans le nord de la France et suivent les lignes de l’avancée militaire. Ils ont participé à certains sièges comme celui de Berg-Op-Zoom, mais aussi à certaines batailles comme celle de Dettingen. Dans tous les cas, ils sont très éloignés de leur province d’origine et doivent souffrir du dépaysement et de la séparation d’avec leur communauté.montré les travaux de John Lynn24. Or, les principes selon lesquels s’opère l’incorporation des miliciens dans les troupes de ligne ne permettent pas à ces liens de se nouer. Les registres de contrôle de troupes montrent, en effet, que les miliciens sont originaires de paroisses bien souvent très éloignées de la zone dans laquelle sont levées les compagnies réglées dans lesquelles ils sont enrégimentés. Par ailleurs, ils changent souvent d’unité. Les recrues sont ainsi prises dans un brassage qui anéantit les ressorts traditionnels de l’identité et de la culture des troupes. L’adoption de leur nouvelle identité de soldat en est donc d’autant plus difficile ; difficulté encore accrue par l’image de la milice qui se diffuse au même moment dans la société civile.
Le poids des représentations : des miliciens déshonorés
Discours et représentations sociales
23Impopulaire depuis sa création, la milice n’a cessé d’être détestée. L’aversion pour la milice, qui ne pèse que sur les roturiers, trouve son origine dans le fait qu’elle est perçue comme une nouvelle forme d’imposition. Les nombreuses exemptions qu’elle autorise renforcent le sentiment d’inégalité et d’injustice déjà suscité par le caractère nébuleux des critères qui président à la répartition des contingents entre paroisses, laissée à la discrétion des intendants25. Le rejet de la milice repose également sur la perception du métier des armes, conçu encore plus comme une obligation liée à la condition sociale noble que comme une profession26. Pour de nombreux modernes, la milice rompt l’ordre social traditionnel. Non seulement elle fait peser sur le peuple une obligation qui devrait être celle de la noblesse, mais elle entraîne la perte de précieuses journées de travail. Enfin, la milice pâtit du rejet plus général du fait militaire et des soldats par une société civile qui souffre de leurs nombreuses exactions27.
24Cette représentation de la milice est largement relayée et reprise par les penseurs des Lumières au xviiie siècle, par les économistes qui se soucient de la bonne marche de l’économie et par les philosophes au nom de la liberté niée par le principe même du service forcé28. Le débat principal s’engage ainsi entre partisans et adversaires de l’enrôlement forcé. Pour nombre de penseurs, il est même incompatible avec le principe monarchique, le service militaire universel étant associé à la république, dans laquelle les citoyens libres ont l’obligation de participer à la défense de leur patrie. C’est alors que le mythe du citoyen-soldat est réactivé, non sans référence à l’Antiquité gréco-romaine. Des penseurs comme Jean-Jacques Rousseau ou encore Montesquieu critiquent le principe des armées permanentes et réclament que les soldats soient « le peuple et aient le même esprit que le peuple29 ». Si le discours sur la nation en armes qui prévalut plus tard, au moment de la Révolution, est déjà là, ils n’envisagent la réquisition de civils que dans le cadre d’une république, utopique ou non. Ils rejettent donc la milice en raison de ses abus et de son caractère forcé. Les mêmes contradictions sont présentes chez le comte de Guibert, pourtant militaire de carrière30.
25D’autres écrivains militaires, plus favorables au recrutement forcé (tel que Servan31), questionnent aussi l’identité milicienne. Il s’agit pour eux de s’interroger pour savoir si le milicien doit être un soldat provincial, cultivateur en temps de paix, ou un cultivateur qui endosse le rôle du soldat en temps de guerre.
Le milicien dans la culture populaire
26Le rejet de la milice est également mis en scène dans la culture populaire. Nous le retrouvons ainsi dans de nombreuses chansons ou pièces de théâtre. L’univers du son est, en effet, extrêmement important dans l’armée et dans la culture populaire. La vie militaire est rythmée par le son des tambours qui battent les manœuvres, des semelles qui claquent le pas cadencé… mais aussi des chants. Or, s’il existe bien des chansons subversives qui dénoncent la milice, d’autres émanent des autorités et chantent ses vertus, pour faciliter le recrutement sans doute. En 1743 apparaît ainsi dans les troupes provinciales une véritable chanson de propagande témoignant de l’image que l’État aimerait façonner de la milice32.
1
Marchons puisqu’on nous appelle
Bons garçons à cette fois
Le cœur tout rempli de zèle
Car c’est pour servir le Roy
Qu’il nous faille avec délice
Braves soldats de Milice
Et par tout avec honneur
Faire l’exercice d’un grand cœur
Il faut pour faire parade
Avoir nos chapeaux bordés
Dessus de très belles cocardes
Et nos cheveux bien rangés
En queues et en cadenettes
Aussi des guêtres bien faites
Sur des jambes bien tendues
Au service aussi aux revues
2
Bien avoir soin de ses armes
Éclairci avec raisons
Bayonettes épées qui nous charment
Et soins de nos ceinturons
Fourniments et cartouches
Surtout n’être point farouche
Être remplis de gayeté
Au service de sa Majesté
3
Lorsque nous serons en route
Camarades nous arriverons
Chantant buvant trempant la croute
Entre tous nos bons garçons
Bannissant la tristesse
Le cœur rempli d’allégresse
Répétant en tous cantons
Vive Louis quinzième du nom
4
Puisque la chose en est telle
Faut rejoindre nos bataillons
En quelque ville ou citadelle
La ou est la garnison
Surtout donnons de nous garde
N’oublions rien camarade
Havresacs et linge fin
Prenons nos bouteilles au bandevia
5
Il nous faut avec tendresse
Dire adieu en souriant
Chacun à nos jolies maitresses
Car nous partons pour 6 ans
Pour moi se dit La Fontaine
Je viens de voir Madeleine
Elle a les deux yeux mourants
Voyant que je pars si promptement Pour moi se dit Claudette
Je suivrai le bataillon
Car j’ai mon amant La baguette
Qui est fort joli garçon
Je blanchirai bien ses guêtres
Ses cravates et ses manchettes
Ses chemises aussi ses gants
Pour être toujours bien proprement
6
Catin Fanchon et Manettes
Louifon et Jeanneton
Margotton, la jolie Perette
Philippine et Marion
Elles disent a ce qu’il me semble
Nous faut marcher par ensemble
Suivre tous nos bons grivois
Qui vont tous au service du Roy
7
Ne prenez point tant de peine
Dit saint Nicolas
Car tous nos braves capitaines
Ne vous diront cela
Soyez nous toujours fidèles
Nous vous promettons les belles
Un jour de vous épouser
Quand notre temps sera achevé
8
Adieu donc Monsieur belle air
Sans regret et Sans chagrin
La plume, La fleur et La pierre
Saint Louis et Saint Germain
La rose aussi belle garde
Sans quartier et La Feuillide
Jasmin et belle humeur
Saint Philbert et va de bon cœur
9
Sans soucis et la Chapelle
Du Laurier et joli bois
Saint Michel et même la perle
La bonté et saint François
Plombier talent, la montagne
La joye, la forme et champagne
La marche et la batterie
Embrassez nous avant de partir.
FIN
27Cette chanson vise d’abord à galvaniser les troupes. Le service du roi y est présenté non seulement comme un devoir, mais comme un honneur. La figure du milicien y est celle d’un héros, courageux, qui se sacrifie pour le bien commun : « brave soldat de milice et partout avec honneur, faire l’exercice d’un grand cœur ». Sa nouvelle identité s’incarne aussi dans le soin porté à l’uniformes et à l’équipement, ainsi qu’à la bonne tenue de soi : « nos cheveux bien rangés […], aussi des guêtres bien faites, sur des jambes bien tendues ».
28La milice n’y est cependant présentée que comme une simple interruption dans le cours de la vie des miliciens. Ils rassurent leurs amantes : « Soyez nous toujours fidèles, nous vous promettons les belles, un jour de vous épouser, quand notre temps sera achevé. » Et Claudette qui décide de suivre son amant se voit prier par un autre milicien de ne pas se donner cette peine. Faut-il y voir la métaphore de la lutte que mène l’État contre les suiveurs de troupes et cette « guerre en famille » autour desquels se développe toute une vie en marge du camp ? La milice offre ainsi le cadre d’une nouvelle vie dans laquelle le milicien trouve une nouvelle famille. L’accent est mis sur la dimension festive de l’intégration à cette nouvelle fratrie : « camarades nous arriverons, chantant, buvant, trempant la croûte, entre tous nos bons garçons ». L’esprit de camaraderie est ainsi mis en exergue afin, peut-être, de répondre aux critiques faites par ailleurs à la milice.
29Cette identité imposée d’en haut ne correspond cependant pas à la vision développée dans les chansons populaires ou bourgeoises. Là, l’héroïsme laisse place à l’injustice et à la cruauté du recrutement. Une chanson satirique très courte, sans doute composée par l’un des nombreux détracteurs de la milice, circule alors dans les rangs des miliciens et dans le peuple. Elle porte un regard aiguisé sur les travers de l’institution : le clientélisme et les exemptions. Elle indique également que la présence de la maréchaussée était parfois nécessaire au moment des levées pour ramener l’ordre en cas d’effervescence populaire. « Le tirage de la milice, À fait honneur à la police, On y voit régner la justice, Peu de faveur, point de caprice ; Le badaud, sans fiel ni malice, Court en riant au sacrifice. » Un « badaud sans fiel ni malice » rappelle ensuite que ce sont de pauvres hommes, sans appuis ni relations, qui nourrissent la milice. Le garçon ne comprend même pas qu’il court à la mort : il est tout simplement sacrifié.
30En 1748, le Dialogue sur les affaires du temps, attribué à Vadé ou au comte de Caylus, nous donne accès à la vision des auteurs bourgeois quant à la milice33. Comme son nom l’indique, cette pièce de théâtre met en scène trois personnages : la Merluche, un milicien de Paris, de retour de Valenciennes ; Madame Trognon, marchande de pommes cuites au four ; et Monsieur Fringau, savetier. Ils dissertent de tout et de rien, lorsque le sujet de la milice s’immisce dans leur conversation. S’y confrontent les impressions rapportées par les miliciens de leur campagne et l’image populaire du service de la milice.
« Fringau : tant ya que je pouvons dire, baise mon cul, la paix est faite, v’la le tu autin, v’la le meilleur de tout
Madame Trognon : pour ce qui est d’en cas de ça ; j’en suis bien aise ; car je ne verons pus ces racoleurs, ces vandeurs de chair humaine, ces retapés, ces cocardes, ces petits visages de mon cul avec leur grands chapeaux, qui marchoient comme s’ils faisoient peur au Loup
Fringau : est-ce qui ne m’avions pas voulu engager moi itou, un jour y m’avions fait boire
Madame Trognon : si la guerre étoit toujours à la grande peinte, compère, m’est avis que vous sariez bien brave
Fringau : Jaroi chou, de même qu’un céfar
Madame Trognon : y vous en a couté votre bon beure pour vous depetrer
Fringau : y disions comme ça qui m’avoient fait Pandoure, et qu’ils vouloient le cordonnier de la compagnie comme y avien un Frater. J’étois pardienne bien conditionné ; je me souviens qui me menerent chez trois ou quatre capitaines qui leur dirent qu’ils leur ficheroient de la salade de coterer, et qui leur demandèrent s’ils étoient fous de leur amener un homme comme moi
Madame Trognon : ce que c’est que d’etre bien figuré
Fringau : je n’avois rien reçu, i voulurent ravoir l’argent de leur vin, mais serviteur, il étoit bu
Madame Trognon : tant ya grâce a notre bon Roi, je ne la verrons plus cette vilaine engeance ; parle don ahe, écoute, je ne me trompe point, c’est lui-même
Fringau : qui est celui la ?
Madame Trognon : pardienne, c’est le fils de la grosse Touillaude, revendeuse de marée, quis avons donné à élever aux enfans trouvez, écoute donc qui avon fait solda dans la Milice
La merluche : ah c’est vous Commère Trognon ; je suis bien-aise de vous dévisager
Madame Trognon : Comment te va, conte nous don l’armée de la guerre
La merluche : J’on été dans ste Flandre, ou qu’on ne boit que de la bierre
Madame Trognon : pauvre gens ne boire que deça. Mais parle don, comment ça est i fait ste guerre, ste Flandre, ste bierre
La merluche : Je n’on pas bougé de Valenciennes
Madame Trognon : est-ce une Ville avec des rues ; des maisons ?
La merluche : oui des Eglises, ce sont des Chrétiens, on i monte la garde sur la Place, à la Porte, sur les Remparts, v’la tout
Madame Trognon : v’la tout
La merluche : oui encore y fait-on l’exercice
Madame Trognon : M’est avis que je serois bien stila
La merluche : sans adieu Monsieur et Madame
Madame Trognon : Or ça travaille comme ta bonne mère Touillaude, et Dieu sur tout. I faut te marier, faire des enfans pour notre bon Roi, entens-tu la Merluche, adieu mon fils
La merluche : ah ça a l’honneur
Madame Trognon : V’là comme i faut i vous parler à la jeunesse, n’est i pas vrai Compère ?
Fringau : c’est bien dit, mais ça se trouve sur le pavé. »
31Monsieur Fringau et Madame Trognon sont donc en pleine discussion sur la paix récemment proclamée et dont ils attendent qu’elle débarrasse la ville des militaires. Survient alors un ancien milicien revenu à la ville, sans doute pour la fin de son service. Poussée par la curiosité, la marchande l’assaille de questions, pensant obtenir le récit de ses multiples batailles. Il n’en est toutefois rien. Pendant son service, la Merluche a bu de la bière, fait de l’exercice, et monté la garde sur la place et les remparts. L’étonnement de son interlocutrice témoigne du décalage qui existe entre ce que l’on aurait raisonnablement pu attendre de la milice et l’usage réel qui est fait de ces jeunes hommes déracinés. L’utilité de ce service y est donc questionnée en négatif. Pourtant la vérité est là : le service des miliciens se résume couramment à la garde des villes frontières. Le questionnement de la marchande laisse également entrevoir la méconnaissance des provinces lointaines du royaume. Si le service a été moins rude que le jeune milicien aurait pu s’y attendre, il n’en reste pas moins dénué de tout, désormais. Ce dénuement pose la question du retour à la vie civile dont les archives portent les traces. Certains miliciens étaient, en effet, obligés de mendier pour survivre au retour de leur service, comme Vincent Dauné, arrêté pour mendicité le 5 février 1750. Cet ancien milicien de Brie-Comte-Robert avait alors quarante-deux ans34.La réinsertion des miliciens dans la vie civile pose, en effet, un certain nombre de problèmes. La fréquentation des armes, l’absence de structures d’accueil et l’isolement social sont d’importants facteurs explicatifs des troubles dont ils peuvent être les auteurs une fois revenus du service.
32Dans l’ensemble le matériel culturel évoquant la milice est plutôt rare ; surtout, il ne nous donne qu’une certaine représentation de la milice : celle que la monarchie veut bien laisser entrevoir, ou celle des auteurs populaires, sans aucun doute exempté du service. Seul le sixain satirique nous permet, peut-être, d’accéder à des représentations populaires. Faut-il pourtant en déduire l’absence d’une culture milicienne ? Contrairement aux troupes réglées, il semble en effet que le caractère contraint du service et l’usage de la milice comme force de réserve ne favorisent pas l’affirmation d’une culture milicienne spécifique. Certains hommes s’adaptent au service comme ils l’auraient fait dans les troupes de ligne, d’autres le rejettent. Reste dans les représentations l’image d’un impôt redoutable. Que pouvait-il bien manquer pour créer un véritable sentiment d’appartenance ?
Des combattants en manque de valeurs positives
33Être et devenir combattant suppose avoir une raison ou tout du moins un objectif. Or le milicien n’a pas choisi de porter les armes. Il est combattant malgré lui. Quelles formes de motivations pouvaient dès lors être les siennes ? Bien que l’on puisse s’interroger sur l’existence de sentiments de type patriotique alors même que la France est une monarchie, il faut admettre l’attachement du peuple envers son roi. Sans cette affection, la mobilisation de la milice aurait-elle été seulement possible ? Le terme de patriotisme n’est pourtant pas adapté dans la milice dans la mesure où il est lié à une forme de souveraineté qui n’existe pas alors pour le peuple. Il faut attendre la Révolution pour que se cristallise un sentiment national autour d’une conscience des droits et des devoirs du citoyen. Pour ce qui est de la milice, il paraît plus juste de parler d’une forme primaire de « nationalisme », ou pour reprendre les termes d’Eric Hobsbawn, de « proto-nationalisme35 ». Le recrutement forcé laisse toutefois peu de place au développement de ce genre de valeurs chez les miliciens. La peur conduit nombre de jeunes hommes à se faire remplacer ou à fuir au moment du départ du bataillon36. Les révoltes que déclenchent parfois les levées laissent également penser que l’appréhension de quitter leur environnement est plus forte que l’envie de servir le roi37.
34Par ailleurs, le service de la milice est un service dépourvu, dans les représentations du moins, de valeurs positives. Alors que la société moderne demeure attachée aux mécanismes de reconnaissance sociale, la milice souffre de sa mauvaise réputation. Comment dès lors s’honorer d’être milicien ? Ce mépris pour les miliciens fragilise sans doute un peu plus le recrutement. Ils sont, en effet, la cible des railleries des soldats de métier, qui les qualifient de « vauriens », de « paysans » ou de « culs blancs », en référence à la couleur du pantalon d’uniforme38. Ce mépris laisse penser qu’il existe une culture de ligne, interdite aux miliciens.
35Les miliciens connaissent, moins encore que les soldats des troupes réglées, l’héroïsation dans les représentations sociales. Leur réputation est celle de fuyards ou de déserteurs, auxquels sont confiés des missions secondaires, peu glorieuses de garde des places ou d’escorte des convois de vivres. L’exaltation dans la mort sacrificielle est donc difficile dans ces conditions. Le discours courant sur la milice est donc largement un discours de dénigrement. Ce discours n’est probablement pas étranger à l’image de la milice que nous a laissée le xixe siècle. Dans les faits pourtant, il existe une ressemblance certaine entre les levées de la Révolution, la conscription et la milice.
36La milice est abolie durant la nuit du 4 août 1789, et supprimée officiellement le 4 mars 1791. La France révolutionnaire a pourtant, elle aussi, besoin d’hommes. Le 28 janvier 1791, les menaces extérieures amènent l’Assemblée nationale à décider la levée de cent mille volontaires. Face au manque d’hommes, la pratique du volontariat s’efface au profit des levées. En 1793, la levée de trois cent mille hommes préfigure les réquisitions. Sous le Directoire, l’enrôlement obligatoire reçoit une organisation régulière avec la loi Jourdan-Delbrel, adoptée le 5 septembre 1798 (19 fructidor an VI). Cette loi énonce, en effet, pour la première fois, le principe d’un service militaire obligatoire pour tous. Tous les Français âgés de vingt ans révolus sont inscrits ensemble – conscrits, con-scripts – sur un tableau de recrutement.
37Ces différentes levées apparaissent comme des variantes de la milice. Pourtant, alors que la milice est décriée par tous, la conscription, elle, s’impose comme une œuvre patriotique. Comment, après avoir suscité pendant des siècles une résistance massive, le service militaire s’est-il finalement imposé au xixe siècle au point de devenir une tradition pour la jeunesse, voire un passage obligé ? Michel Auvray a apporté un début de réponse en soulignant les valeurs nouvelles et positives attribuées à cet engagement comme l’égalité sociale, l’intégration civique, la maturité, l’émancipation et l’initiation virile39. De même, Thomas Hippler a montré comment ont alors été associés au service militaire des symboles destinés à faire de l’armée celle de la nation40. C’est ce qui semble avoir manqué à la milice pour être valorisée et lui permettre d’être acceptée par la population. Le passage des miliciens du monde civil au monde militaire n’a pas été accompagné des valeurs permettant l’acceptation du service (contrairement à la conscription). La différence fondamentale entre la milice et les formes postérieures de service militaire repose donc essentiellement sur le discours et les représentations, deux éléments majeurs de la construction des cultures et identités combattantes.
Notes de bas de page
1 Les seuls ouvrages complets sur la milice sont ceux de Jacques Gebelin, Histoire des milices provinciales (1688-1791) : le tirage au sort sous l’Ancien Régime, Paris, Hachette, 1882 ; Georges Girard, Le service militaire en France à la fin du règne de Louis XIV : Racolage et milice (1701-1715), Paris, Plon, 1921 et Léon Hennet, Les milices et les troupes provinciales (1688-1791), Paris, Baudoin, 1884. Plus récents sont les articles ponctuels de Pascal Roux, « Le recrutement de la milice royale au xviiie siècle : l’exemple du bataillon d’Albi (1740-1771) », Annales du Midi, 216, 1996, p. 461-478, ou la monographie de Claude Sturgill, La formation de la milice permanente, Vincennes, Service historique de l’armée de terre, 1975. D’autres ouvrages mentionnent le cas de la milice, mais ne leur consacrent pas une étude complète, comme ceux d’André Corvisier, L’armée française de la fin du xviie siècle au ministère de Choiseul. Le soldat, Paris, PUF, 1964 ou de Jean Chagniot, Guerre et société à l’époque moderne, Paris, PUF, 2001.
2 Service historique de la Défense, fonds de l’armée de terre (par la suite : SHD/GR), Ya 426.
3 Sur nos 45 miliciens, 27 % travaillent dans l’alimentation (et notamment les vignerons, qui sont des saisonniers), 15 % dans les transports, 15 % dans le bâtiment, 15 % dans le textile : archives municipales de Melun, EE d 2.
4 Le terme de « clientélisme » est employé par Pascal Roux, qui précise qu’une exemption relève de la faveur lorsqu’elle permet à des privilégiés de faire bénéficier un tiers de leur privilège. P. Roux, « Le recrutement de la milice royale… », op. cit.
5 Bernardin de Saint Pierre, Études de la nature, cité par Jacques Gebelin, Histoire des milices provinciales (1688-1791)…, op. cit., p. 109.
6 Ceux-ci ressemblent d’ailleurs de plus en plus à des textes à trous.
7 Archives municipales de Melun, EE d 2, P 37.
8 Vincent Denis, Une histoire de l’identité en France 1715-1818, Seyssel, Champ Vallon, 2008.
9 SHD/GR, 3188-2Yc 48 : contrôle de troupes du bataillon de Corbeil, qui couvre les années 1752 à 1759.
10 Benjamin Deruelle, Bernard Gainot (dir.), Savoirs et savoir-faire militaires à l’époque moderne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.
11 Alain Ehrenberg, Le corps militaire, politique et pédagogie en démocratie, Paris, Aubier-Montaigne, 1983.
12 SHD/GR, Xb 113.
13 On s’aperçoit qu’en général il y a plus de ceinturons que d’épées et que le nombre de cartouches paraît faible.
14 Extrait du plaidoyer de M. de Breteuil en faveur de la milice permanente, daté du 8 février 1726, cité par Claude Sturgill, La formation de la milice permanente, op. cit., p.120.
15 Ce corps, dit l’ordonnance du 25 février 1726, doit « être prêt à marcher sur les frontières pour en augmenter les forces dans les besoins les plus pressants de l’État » : SHD/GR, Ya 426.
16 D’après Jacques Gebelin, Histoire des milices provinciales…, op. cit.
17 La conscription au xixe siècle connaîtra aussi le phénomène des exemptions, cependant les ordres privilégiés n’existent plus, permettant ainsi d’inscrire l’ensemble des hommes d’une classe d’âge.
18 C’est notamment l’avis du comte de Saint-Germain, du prince de Montbarrey, du commandant M. de Rousille ou du maréchal de Noailles.
19 D’après le maréchal de Noailles, Correspondance de Louis XV et de Noailles, cité par Jacques Gebelin, Histoire des milices provinciales…, op. cit. Jean Chagniot revient néanmoins sur cette idée et montre que les auteurs des récits rédigés directement après la bataille durcissent le trait à dessein. Jean Chagniot, « Une panique, les Gardes françaises à Dettingen (27 juin 1743) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 24, 1977, p. 78-95.
20 Claude Sturgill, La formation de la milice permanente, op. cit. Le bataillon de Corbeil par exemple, ayant pour lieutenant-colonel Sieur Barentin, est déclaré inapte au service car un tiers des enrôlés est à peine passable, tandis que les deux autres tiers sont qualifiés de « vilains ». Le bataillon de Corbeil fait partie de ces vingt et un inaptes.
21 Cité par Dumoulin (commis au département de la Guerre), Campagne de M. le Maréchal duc de Coigny en Allemagne, l’an 1743 et l’an 1744, Amsterdam, M. M. Rey, 1761, p. 207.
22 J.-C. Folard, dans son Cours de science militaire ou abrégé des livres Folard avec plusieurs réflexions propres à former le jugement (BnF, cote 2696), explique ces problèmes. Les médecins reconnaissent la mélancolie, ou « nostalgie », comme une véritable pathologie dont les symptômes sont la perte d’appétit et de la volonté, notamment, de vivre. Odile Roynette, « Bon pour le service » : l’expérience de la caserne en France à la fin du xixe siècle, Paris, Belin, 2000.
23 Thomas Hippler, Soldats et citoyens, naissance du service militaire en France et en Prusse, Paris, PUF, 2006.
24 John Lynn, The Giant of the Grand Siècle: The French Army 1610-1715, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
25 Pascal Roux, « Le recrutement de la milice royale… », art. cité, et Jacques Gebelin, Histoire des milices provinciales…, op. cit.
26 Hervé Drévillon, L’impôt du sang, le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005, p. 277.
27 Comme en témoignent les correspondances des administrateurs de la ville de Melun avec les intendants, qui sont pleines de protestations et de listes de détériorations causées par les soldats qui, faute de caserne, logent chez l’habitant (archives municipales de Melun, EE d 13).
28 Idée développée notamment par Linguet, Annales politiques, civiles et littéraires du dix-huitième siècle, t. 1, Londres, 1777, mais aussi par Necker, Le traité de l’administration et des finances, cité par Jean Chagniot, « De l’armée de métier à la nation armée (1760-1793) », dans Maurice Vaisse (dir.), Aux armes, citoyens ! Conscription et armée de métier des Grecs à nos jours, Paris, Armand Colin, 1998, p. 103.
29 Montesquieu, dans L’esprit des lois, cité par Thomas Hippler, Soldats et citoyens…, op. cit., p. 54.
30 Jacques-Antoine-Hyppolite de Guibert, De la force publique considérée dans tous ses rapports, Paris, Imp. de Didot l’aîné, 1790 ; et Essai général de tactique ; Précédé d’un discours sur l’état actuel de la politique et de la science militaire en Europe, avec le plan d’un ouvrage intitulé : la France politique et militaire, Belgique, A. Liège et C. Plomteux, 1773.
31 J. Servan, Le soldat-citoyen ou vues patriotiques sur la manière la plus avantageuse de pourvoir à la défense du royaume, 1780. Cité par Thomas Hippler, Soldats et citoyens…, op. cit., p. 67.
32 Chanson issue d’un livret provenant des fonds de la BnF, imprimé en 1743 par l’imprimerie Gonichon, Chanson nouvelle sur la milice, Paris, Gonichon, 1743.
33 [Caylus, comte de, ou Vadé], Le dialogue sur les affaires du temps, [s. l.], [s. n.], 1748.
34 Archives municipales, EE d 2.
35 Eric Hobsbawn, Nations et nationalisme depuis 1780 : programme, mythe, réalité, Paris, Galimard, 1992 [1990].
36 L’année 1783 paraît par exemple avoir été chaotique en termes de levée pour la ville de Melun, puisque les administrateurs de la ville ont dû réaliser pas moins de trois levées en deux mois afin de venir à bout des désertions qui amputent les bataillons de leurs effectifs. Archives municipales de Melun, EE d 2, P 10 et P 12.
37 Comme le démontrent les travaux de Jean Nicolas, La rébellion française, mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Seuil, 2002.
38 Même les grenadiers royaux qui sont un corps d’élite à l’intérieur des milices sont méprisés par les soldats des troupes réglées. La preuve en est une plainte d’un des sergents des grenadiers royaux à Melun, qui demande que des sanctions soient prises « pour éviter le retour des insultes faites aux grenadiers », archives municipales de Melun, EE d 41, P 35.
39 Michel Auvray, L’âge des casernes, histoire et mythes du service militaire, La Tour d’Aigues, Éditions de l’aube, 1998.
40 Thomas Hippler, Soldats et citoyens…, op. cit.
Auteur
Professeure certifiée, collège Villeneuve-le-Roi
Florence Pauc : professeur certifié d’histoire-géographie, Florence Pauc est titulaire d’un master portant sur Les levées de milice provinciale du bataillon de Corbeil : un observatoire de la société du xviiie siècle et soutenu à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Bernard Gainot. Ce master a été récompensé par le prix d’histoire militaire du ministère de la Défense en 2011. Elle enseigne actuellement à Villeneuve-le-Roi, dans le Val de Marne.
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