Une guerre plus rationnelle et contrôlée
Réalité et limites d’une nouvelle culture de la guerre sous Louis XIV
p. 133-152
Résumé
Sous Louis XIV, les dirigeants politiques et militaires (avant tout le roi, Louvois, Chamlay, Vauban) ont voulu rendre la guerre plus « scientifique » et moins aléatoire, pensant ainsi accroître son efficacité et son contrôle sur elle. Ce phénomène s’observe à plusieurs niveaux. Sur le plan organisationnel, une nouvelle culture du service a été promue, basée sur la discipline, le contrôle de soi des soldats et une meilleure économie des forces. Sur le plan tactique, la guerre de siège a été privilégiée au détriment de la bataille, jugée trop incertaine. Pour la direction des opérations, Louis XIV et Louvois ont favorisé la stratégie de cabinet, qui consistait à contrôler de plus en plus étroitement l’action des généraux depuis Versailles. Enfin, la vision des relations internationales fut marquée par la doctrine des « intérêts des États », dont le rationalisme se voulait la clé pour mener une politique étrangère plus efficace. Cependant, ces changements se heurtèrent souvent à de vives résistances de la part des officiers acceptant mal une discipline trop pesante, le contrôle trop étroit de la cour sur les opérations ou refusant le déclin des valeurs militaires traditionnelles. D’autre part, cette guerre « scientifique » montra d’importantes limites, avec des rigidités dans la mise en œuvre de la stratégie de cabinet et de la diplomatie, et des erreurs de compréhension quant à la nature du risque et de la guerre elle-même.
Texte intégral
1Dans l’histoire des idées et des connaissances, le xviie siècle est connu comme étant le siècle de développement d’une pensée scientifique, qui appelait avec Descartes, Spinoza, Leibniz à repenser le monde en se basant avant tout sur le raisonnement logique. Ce rationalisme « moderne » n’a pas seulement renouvelé le monde philosophique, mais il a eu aussi une influence dans un domaine auquel on ne pense guère au premier abord, le domaine militaire. En effet, Louis XIV et son équipe dirigeante1 furent très marqués par le rationalisme et ont cherché à rendre la guerre plus « scientifique » et moins aléatoire pour accroître à la fois son efficacité et son contrôle. Cette nouvelle vision de la guerre concerne des aspects très divers de l’art militaire, que ce soient les aspects techniques, organisationnels, les manières de faire la guerre et de diriger les opérations, ou encore les choix stratégiques et la conception géopolitique des relations internationales. La concomitance de ces orientations nous semble révélatrice d’une mentalité et d’une nouvelle culture de la guerre typiques de cette époque, même s’il n’y a pas eu de dogmatisme officiel ni de théorisation globale de ces conceptions. Il nous faudra donc définir plus précisément les différents éléments qui composent cette vision plus « scientifique » et rationnelle de la guerre, mais aussi les limites et les résistances que va rencontrer le pouvoir dans sa mise en œuvre.
2Louis XIV et surtout Louvois ont tout d’abord cherché à façonner une nouvelle culture du service et un nouvel outil militaire. Le ministre de la Guerre a notamment rationalisé l’organisation des bureaux centraux de la guerre et imposé un plus grand contrôle sur les enrôlements, le versement des soldes, la discipline des troupes2. Les dirigeants français ont également développé les armes « savantes » de leur temps, à savoir l’artillerie et le génie, qui nécessitaient des capacités techniques et scientifiques supérieures. Au-delà, les Le Tellier, père et fils, cherchèrent à promouvoir une nouvelle culture du service et un nouveau modèle d’officier.
3Au xviie siècle, le courage et les aptitudes tactiques traditionnelles (audace, esprit de sacrifice) restaient des éléments importants au combat, mais le développement des armes à feu exigeait une plus grande maîtrise de soi pour effectuer des mouvements et des tirs coordonnés et non plus des charges héroïques. À travers les ordonnances diffusées dans l’armée et en s’appuyant sur l’incontournable référence antique gréco-romaine (César, Polybe, Thucydide, Plutarque...) et le stoïcisme remis au goût du jour par Juste Lipse, Louvois et son père Michel Le Tellier accentuèrent le processus entamé depuis la fin du Moyen Âge et le xvie siècle et qui cherchait à faire du soldat un élément d’un ensemble cohérent et plus efficace. Ils insistèrent sur la nécessité de maintenir une bonne discipline dans les régiments, de rester bien alignés et imperturbables face aux attaques ennemies. Le soldat devait apprendre à garder son sang-froid et maîtriser ses émotions, comme le préconisait Descartes dans son Traité des passions. Il ne devait plus rechercher l’exploit individuel, vu de plus en plus comme un sacrifice inutile, mais au contraire se fondre dans un collectif, sa mort devant servir les intérêts du roi et de la patrie. On valorisait donc un courage raisonné et limité, qui devait être apprécié dans la durée et non lors d’une action d’éclat ponctuelle. L’obéissance, la prudence, la modération, l’autorité naturelle sur les subordonnés étaient davantage valorisées et plus souvent mentionnées dans les dossiers des officiers que les valeurs purement guerrières. Cette évolution s’accentuera d’ailleurs au xviiie siècle avec les exercices d’infanterie suivant des formes géométriques (formations en carrés, en colonnes, l’ordre oblique…), ce qui transformait les soldats en rouages d’une machine bien huilée3.
4D’autre part, Louvois et Louis XIV incitèrent les officiers à devenir de parfaits gestionnaires, dont le principal souci devait être d’entretenir au mieux leurs régiments, en les maintenant toujours au complet et en renouvelant leur équipement. S’il était bien vu pour un colonel ou un officier général d’avoir une bonne table et qu’elle reste largement ouverte à leurs proches subordonnés, Louvois fustigeait au contraire les gentilshommes présomptueux qui dépensaient sans compter pour la parade et les uniformes fastueux ou qui incitaient leurs subalternes à se ruiner pour suivre leur train de vie démesuré.
5Sur le plan plus militaire, il fallait économiser les forces et les adapter au mieux aux objectifs fixés, en ne sacrifiant pas des vies inutiles dans des assauts prématurés ou lors d’actions d’éclat. On retrouve là les principes de base développés par Vauban pour l’attaque des places fortes, ce dernier réussissant à réduire la poliorcétique à une mécanique d’une redoutable efficacité4. En effet, en suivant des règles bien définies, l’assiégeant devait être capable de prévoir avec une certaine précision le matériel et le nombre d’hommes nécessaires pour investir une place, le temps qu’il faudrait pour la prendre, tout en réduisant au minimum le sacrifice des vies humaines. Ce nouveau système de valeurs entraîna l’apparition d’un nouveau modèle de général, qui s’incarne davantage dans la figure de Catinat que dans celle de Condé5.
6Cette économie des moyens amena le roi et ses conseillers militaires à privilégier la guerre de siège, qui était plus prévisible et plus « scientifique », face à l’incertitude des batailles et de la guerre de mouvement. En effet, grâce aux améliorations de Vauban, la prise des forteresses devenait essentiellement une affaire de logistique et de technique, dont l’issue était quasiment certaine. La guerre de siège s’imposait également à cette époque pour des questions logistiques. Pour assurer son ravitaillement, qui dépendait des magasins et de lignes de communication sûres, un général d’armée ne pouvait laisser derrière lui des places libres et marcher droit sur l’armée ennemie ou sa capitale. Il devait donc méthodiquement investir les forteresses qui gardaient la frontière et conquérir progressivement le territoire ennemi6. La guerre de siège avait également les faveurs du roi, car elle était la seule qui permettait d’assurer sa sécurité lorsqu’il venait prendre la tête de ses armées. Par peur de voir Louis XIV se faire tuer ou capturer (on se souvenait des exemples malheureux de Jean le Bon à Poitiers en 1356, de François Ier à Pavie en 1525 ou de la mort du roi de Suède Gustave-Adolphe à Lützen en 1632), ses conseillers militaires lui déconseillèrent de participer à une bataille, si bien que le Roi-Soleil n’eut jamais l’occasion d’assister à un grand combat. Pour des raisons de prestige et d’exaltation de la personne royale, on craignait une défaite éventuelle, qui aurait remis en cause la prétendue invincibilité des armées françaises lorsque leur souverain était à leur tête. Enfin, la présence du roi à l’armée entraînait des complications stratégiques et tactiques, que la plupart des généraux cherchaient à éviter. En effet, l’importance de l’équipage entourant le souverain ralentissait les mouvements de l’armée et compromettait les effets de surprise. Pour assurer sa sécurité, il fallait toujours renforcer l’aile ou la partie où il se trouvait, ce qui déséquilibrait la répartition des forces. La solution consista donc à privilégier la guerre de siège, qui assurait la sécurité du souverain tout en lui permettant de jouer son rôle de « roi de guerre » et de mettre plus facilement en scène le spectacle grandiose de ses exploits militaires7. Louvois avait lui aussi un intérêt personnel à mettre l’accent sur les sièges et non sur les batailles, dans la mesure où les premiers lui permettaient de montrer au roi ses grandes qualités de logisticien et d’administrateur, alors que les victoires en rase campagne ne procuraient de la gloire qu’au seul général en chef.
7La bataille apportait également des résultats souvent moins importants et surtout plus aléatoires qu’un siège bien mené. Jusqu’aux guerres de la Révolution et de l’Empire, plusieurs éléments contribuaient à rendre la plupart des batailles peu décisives. Tout d’abord, du fait de l’indivisibilité des armées, il était quasiment impossible de forcer l’ennemi à donner un combat. Il fallait beaucoup de temps à une armée pour se mettre en ordre de bataille et l’adversaire pouvait en profiter pour s’éclipser. Attaquer un ennemi bien retranché et dans une position topographique favorable était très dangereux et souvent dissuasif. En fait, un combat n’avait lieu que lorsque chacun des adversaires pensait pouvoir vaincre l’autre, donc a priori lorsque les forces en présence n’étaient pas trop disproportionnées. Dans ces conditions, l’issue des batailles était incertaine et Louis XIV, comme certains de ses généraux, était réticent à les engager.
8En outre, il était très difficile au xviie siècle d’organiser des poursuites, qui étaient pourtant le moment où un général victorieux pouvait infliger le maximum de pertes au vaincu, voire même l’anéantir, en profitant de la dislocation de ses forces et du trouble provoqué par la retraite. Mais cela était impossible à cette époque, car le vainqueur connaissait lui aussi un certain relâchement de la discipline, les soldats cherchant plus à piller les bagages de l’ennemi qu’à continuer le combat. On craignait également que les troupes ne profitassent de la poursuite pour déserter, leur fidélité restant douteuse étant donné leurs conditions de recrutement et de vie dans les armées8. Mais, là encore, c’est la logistique qui fut le principal facteur limitant les poursuites : l’approvisionnement avait beaucoup de mal à suivre et ne permettait pas d’enchaîner rapidement de nouvelles opérations.
9En liaison avec ce débat sur la préférence pour la guerre de siège ou la guerre de mouvement, on trouve celui qui concerne la part des troupes que l’on devait affecter aux garnisons et à l’armée en campagne. Sans surprise, Louvois cherchait constamment à garder de nombreuses troupes dans les places fortes, tandis que certains généraux, comme le maréchal de Luxembourg, souhaitaient disposer d’une armée plus forte.
10La guerre de siège était également celle qui se prêtait le mieux à la mise en place de la stratégie de cabinet9. Même si cette dernière n’est pas réellement l’expression d’une vision rationnelle de la guerre, pour Louis XIV et à ses conseillers, elle a surtout pour objectif de maîtriser davantage les opérations et ainsi d’en diminuer les risques. Évoquée pour la première fois par Saint-Simon au moment de la guerre de Hollande, la stratégie de cabinet fut initiée par Louvois et consistait à contrôler de plus en plus étroitement les généraux sur le terrain et à réduire leur rôle à celui de simples exécutants des directives venant de Paris puis de Versailles. Cette méthode se développa considérablement durant les années 1680 pour atteindre son apogée au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, au moment du ravage du Palatinat en 1688-1689. Les conditions étaient alors idéales pour diriger presque toutes les opérations depuis Versailles. En effet, il n’y avait alors aucun général d’envergure pour défendre la liberté des hommes de terrain. Turenne et Condé étaient morts, Luxembourg en disgrâce et Duras et Humières, qui commandaient en Allemagne et dans les Flandres, étaient loin d’être de brillants capitaines. Face à eux, Louvois, bien secondé par Chamlay en tant que maréchal général des logis de l’armée du Rhin, était au sommet de son influence. D’autre part, la stratégie prudente, ultra-défensive et presque statique qui était préconisée lors du ravage du Palatinat était celle qui se prêtait le mieux à la guerre de cabinet, car elle éliminait quasiment le risque inhérent aux batailles. Or c’est précisément à cette occasion que les généraux sur le terrain étaient irremplaçables, car personne ne pouvait diriger à distance l’organisation de l’armée sur le champ de bataille. Pour le reste des opérations, la stricte défensive sur la ligne du Rhin ne nécessitait pas de réaction rapide des généraux et laissait une place minime au hasard et aux opportunités du terrain. Il fallait environ un mois pour investir et prendre une bonne forteresse. Cela laissait le temps à Louis XIV et à Louvois pour réagir. Ainsi la nouvelle stratégie sur le Rhin avait réussi l’exploit d’éliminer le principal facteur de hasard, la bataille, et la qualité aléatoire du commandement. C’est ce dont Chamlay se félicita un peu trop hâtivement dans une lettre du 9 novembre 1688 que l’on considère souvent comme une sorte de manifeste de la stratégie de cabinet :
Enfin la différence qu’il y a entre la situation présente des affaires du Roy, et celle de l’autre guerre, c’est que dans ce temps-là, toute la fortune de sa majesté et de son royaume estoit entre les mains d’un homme qui, ou pour estre tué, ou par prendre un mauvais party, pouvoit la perdre en un moment, ou du moins la commettre de manière par la perte d’une battaille, qu’il eust esté difficile de la restablir, au lieu que présentement par les grandes conquestes que l’on a faites, et par la scituation avantageuse des places que l’on a fortifiées, le Roy se trouve en estat de faire commander son armée par qui luy plaira, sans avoir lieu de rien apréhender de la capacité médiocre de celuy à qui il la confiera10.
11Le ravage du Palatinat montra cependant toutes les limites de la stratégie de cabinet, puisque ce dispositif n’empêcha pas les alliés de prendre Mayence et Bonn à l’automne 168911.
12En fait, la pratique de la stratégie de cabinet comme les principes stratégiques que nous avons abordés jusqu’ici s’inscrivent dans une vision plus générale de la guerre qui renvoie à sa nature même. Alors qu’aujourd’hui on estime que la guerre est à la fois un art et une science, Louis XIV, Louvois, Chamlay et Vauban avaient tendance à considérer qu’elle était avant tout une science qui obéissait à des règles et des principes objectifs. Pour eux, il fallait donc orienter la direction de la guerre vers plus de rationalité, en éliminant au maximum les contingences et le risque, mais aussi les aspects instinctifs ou intuitifs liés au génie ou au côté « artiste » du général en chef. Il s’agissait de réduire l’art de la guerre à une mécanique, dont il suffirait de connaître parfaitement les rouages pour en sortir victorieux, et éviter ainsi au maximum la part de hasard. On pourrait même avancer que pour ces hommes, la guerre idéale serait celle que l’on gagnerait par l’excellence de la logistique, de la planification et de la poliorcétique, sans jamais avoir à livrer de bataille. Cette vision « scientifique » de la guerre incitait les décideurs de Versailles à préparer le plus minutieusement possible les plans de campagne.
13Au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg se mit en place une méthode qui fut poursuivie en grande partie jusqu’à la fin du règne. Le roi et son ministre de la Guerre consultaient pendant l’hiver les généraux ou des spécialistes comme Vauban, Saint-Pouange et Chamlay pour élaborer un plan d’action pour le printemps. Celui-ci se matérialisait sous la forme d’instructions détaillées ou de mémoires stratégiques rédigés souvent par Chamlay et que l’on envoyait ensuite aux différents commandants d’armée.
14L’organisation et la forme des mémoires de Chamlay suivaient presque toujours le même plan et illustrent parfaitement la pensée rationnelle du personnage. En effet, ce dernier commençait toujours par envisager les diverses possibilités de mouvement ou d’attaque qui s’offraient aux ennemis (si l’on était sur la défensive) ou aux généraux français (si l’on devait passer à l’offensive). Puis il étudiait minutieusement les avantages et les inconvénients de chacun de ces « partis » : estimation de la force, du moral et des effectifs des armées, conséquence et intérêt stratégique d’un mouvement, différents risques et difficultés si l’on se lançait dans un combat ou dans l’attaque d’une place, prise en compte des fortifications et des retranchements ennemis, des divers éléments topographiques, sans oublier les données logistiques (possibilité de fourrages, de ravitailler l’armée en vivres ou en munitions). Lorsque les armées françaises étaient sur la défensive, l’exercice se compliquait, puisqu’il fallait tout d’abord déterminer quel parti le plus probable les ennemis prendraient, pour ensuite proposer la riposte la plus efficace, tout en essayant de parer au maximum d’éventualités. Une fois tous ces facteurs et partis longuement analysés et pesés, Chamlay donnait sa conclusion en privilégiant une des options passées en revue. Il terminait son mémoire en fournissant les moyens concrets de mettre en œuvre sa proposition.
15On ne peut s’empêcher de voir dans l’organisation de ces mémoires l’influence des principes énoncés dans le Discours de la méthode de Descartes. Le philosophe conseille en effet, pour appréhender un problème philosophique, de le diviser en autant de petits éléments que possible, puis de les résoudre séparément en commençant par les plus simples12. Pour cela, chaque élément doit être pesé et mesuré, de manière quasi-mathématique tout en veillant à n’omettre aucun facteur. Pour terminer et tirer une conclusion définitive, reste à synthétiser la manière dont ces problèmes trouvent une solution.
16Pour parfaire cette vision plus rationnelle de la guerre, Louis XIV et ses proches conseillers adoptèrent, avant tout dans les années 1680, une conception géopolitique des relations internationales basée sur la doctrine des « intérêts des États ». Développée au xvie siècle par les auteurs français et italiens de la raison d’État (entre autres Machiavel) et par les ambassadeurs vénitiens chargés de rédiger des comptes rendus détaillés de leurs missions à l’étranger, cette doctrine fut approfondie à l’époque de Richelieu avec les « anatomies d’États » de l’Europe, c’est-à-dire des tableaux analysant la situation géopolitique des puissances européennes13. La notion clé de cette vision géopolitique est évidemment celle d’intérêt, qui est considérée comme un objectif plus important que la religion, l’amitié, les alliances ou les grands principes juridiques. S’il était préférable que ces derniers s’accordassent avec l’intérêt du pays, ils devaient lui être subordonnés. Certains auteurs allaient plus loin : la légitimité d’ordre moral ou religieux n’était même plus nécessaire. Désormais, elle n’était qu’un prétexte ou un sujet de propagande pour soutenir la cause d’un souverain. Ainsi, en 1689, Chamlay ne croyait absolument pas aux arguments religieux avancés par les thuriféraires de Guillaume d’Orange au moment de la Glorieuse Révolution. En réalité, ce dernier suivait avant tout ses intérêts et ceux des Provinces-Unies, qui étaient liés à la politique et au commerce. La raison d’État se justifiait désormais par elle-même et on assistait au triomphe de la « Realpolitik14 ».
17Pour identifier correctement les intérêts de chaque État, il fallait faire appel à des critères purement rationnels et validés par l’expérience. On pouvait les tirer de facteurs internes au pays, tels que son histoire, sa situation politique ou économique, sa démographie, le caractère de sa population… Mais les facteurs externes étaient encore plus importants, tout particulièrement la position géographique de chaque État par rapport aux autres puissances sur l’échiquier européen ou les rapports de force militaires. On retrouve là les principes et les excès de la géopolitique allemande du début du xxe siècle (avec notamment Ratzel), selon lesquels la situation géographique déterminait en grande partie les politiques à suivre. Ainsi l’opposition entre la France et l’Espagne au xvie et xviie siècles s’expliquait avant tout par le fait que les possessions des Habsbourg en Espagne, Italie, Franche-Comté et Pays-Bas encerclaient complètement le royaume des lys, « qui semble invité par la nature à s’opposer aux progrès de cette puissance voisine, car elle se trouve comme une digue contre ce torrent15 ». De même, la situation insulaire de l’Angleterre lui assurait une protection contre les invasions et en faisait un monde à part, voué au commerce et à la puissance navale.
18Une fois posés ces grands principes et les intérêts rationnels de chacune des puissances, chaque souverain devait pouvoir conduire la meilleure politique possible. Malgré ces principes rationnels, on ne pouvait s’empêcher de constater que certains États ne suivaient pas toujours leurs « véritables intérêts », formule que l’on retrouve constamment chez les auteurs de ce courant comme Rohan ou Courtilz de Sandras. En fait, il arrivait souvent que des dirigeants se trompent dans l’analyse de leurs intérêts ou de ceux des autres puissances. C’est pour cela que la politique étrangère n’était pas une pure mécanique rationnelle et comportait une part inévitable d’imprévisible. À cela, trois grandes raisons : l’incapacité intellectuelle des souverains, l’influence néfaste des passions sur leur esprit et celle de mauvais conseillers dans leur entourage, qui privilégiaient leur intérêt privé contre ceux de l’État. C’était le cas par exemple de l’Espagne à la fin du xviie siècle, où les partis francophiles ou pro-Habsbourg s’opposaient et où il existait des séparatismes régionaux toujours puissants. La France devait alors profiter de cette situation et ne pas hésiter à soudoyer certains groupes influents. Elle pouvait également soutenir les jacobites en Angleterre ou les marchands d’Amsterdam généralement attachés à la paix pour leurs affaires.
19Pour Chamlay comme pour Louvois, l’archétype du prince incapable de discerner ses véritables intérêts était Victor-Amédée de Savoie, lorsqu’il avait déclaré la guerre à Louis XIV en juin 1690. En effet, de par sa situation géographique au contact de la France, la Savoie, comme d’ailleurs la Lorraine, n’avait d’autre choix que de s’allier avec le royaume. Manquant de places fortes et n’ayant pas une armée suffisante, le duc ne pouvait empêcher une invasion rapide de la Savoie, voire du comté de Nice. Ne pouvant espérer aucune conquête, il aurait donc dû se montrer conciliant avec Louis XIV, avec lequel il était uni par des liens de famille. En rompant avec la France, il avait ignoré ses intérêts et s’était laissé aveugler par son ambition et les belles promesses de l’empereur et de l’Angleterre. En fait, avec la doctrine des intérêts des États, on avait, dès le xviie siècle, pratiquement tous les éléments fondateurs de la théorie de l’école réaliste des relations internationales16.
20Les différents éléments que nous avons présentés jusqu’ici forment, non pas une doctrine cohérente et bien théorisée, mais bien une vision ayant pour point commun la recherche d’une plus grande rationalité et d’une plus grande maîtrise de la guerre. Cependant ces nouveaux principes ne furent pas toujours bien acceptés et se heurtèrent parfois à de fortes résistances. D’autres fois, ils se révélèrent d’une assez faible efficacité. Face à ces oppositions et à ces limites, loin de faire preuve de dogmatisme ou d’obstination, le roi et ses conseillers militaires se montrèrent, au contraire, pragmatiques, passèrent des compromis ou atténuèrent leur rationalisme excessif.
21Ainsi, certains officiers français virent d’un mauvais œil le renforcement de la discipline et du contrôle des officiers de plume (intendants d’armée, commissaires des guerres…) sur la gestion de leur unité. La pratique des passe-volants ou la fraude sur les fournitures aux armées étaient des pratiques courantes qui permettaient d’améliorer l’ordinaire de nombreux officiers et soldats, même si elles étaient des fléaux pour l’organisation générale de l’armée et les dépenses de l’État. Les Le Tellier réussirent à améliorer nettement la situation, mais ne purent jamais éradiquer totalement des problèmes qui restèrent récurrents pendant tout l’Ancien Régime.
22La nouvelle culture du service, avec ses valeurs stoïciennes et d’économie des forces, fut encore moins acceptée, car elle était loin de faire rêver la noblesse, qui occupait une grande partie des grades élevés de la hiérarchie militaire. Les officiers aristocrates restaient largement imprégnés par l’ancien modèle plus héroïque et préféraient s’enflammer à la lecture des grandes gestes des chevaliers du Moyen Âge. De même, les récits de bataille parus dans les gazettes de l’époque faisaient toujours la part belle au courage et aux exploits individuels. En fait, la culture du service promue par Louvois et Louis XIV ne correspondit jamais au sens de l’honneur reconnu par les officiers et les soldats, car chacun avait sa propre définition de ce qui était acceptable ou intolérable pour son honneur. Les règlements et décisions de discipline ou d’avancement militaires étaient donc soumis à une perpétuelle interprétation reposant sur les conceptions individuelles des officiers. Si certains, comme Saint-Simon, allèrent jusqu’à se retirer du service lorsqu’ils estimèrent que le système allait à l’encontre de leurs principes, la majorité s’y plia néanmoins tant bien que mal. Ces résistances expliquent les jalousies persistantes entre les unités et les individus, ou encore l’impossibilité d’éradiquer les duels. C’est ici que se situe l’irréductibilité du monde militaire aux réformes entreprises par les Le Tellier. D’ailleurs ni Louvois, ni le roi ne voulurent remettre en cause entièrement ce fondement de l’identité nobiliaire, qui était trop bien ancré dans les mentalités. Ils se contentèrent de l’infléchir, passant une sorte de compromis avec la noblesse17.
23Même s’il constituait un grand progrès dans l’art de la guerre et permettait d’épargner des vies humaines, le développement de la poliorcétique impulsé par Vauban ne fut pas toujours bien accepté. Au début, les ingénieurs eurent du mal à s’imposer face aux autres officiers généraux dans la conduite des sièges. Grâce au talent de Vauban et au soutien de Louis XIV et de Louvois, les ingénieurs réussirent cependant à appliquer leurs principes plus scientifiques. Mais cette victoire ne fut pas définitive, puisque, pendant la guerre de Succession d’Espagne, les sièges conduits méthodiquement suivant les préceptes de Vauban se firent plus rares et l’on privilégia de plus en plus les assauts directs, qui épargnaient du temps aux attaquants mais non la vie des hommes18.
24Les résistances furent encore plus grandes à propos de la stratégie de cabinet, avec notamment un conflit important pendant la guerre de Hollande opposant Louvois et Turenne, alors au faîte de sa gloire et de son influence. Au début de la guerre, le maréchal général, qui avait jusque-là l’habitude de disposer d’une grande autonomie de commandement, n’informa que très rarement et très insuffisamment la cour de ses mouvements et de ses choix stratégiques. Cette attitude très indépendante (Saint-Simon parle de son goût pour « l’obscurité ») irritait de plus en plus Louis XIV et son secrétaire d’État de la Guerre. Ce dernier et Turenne avaient une manière de faire la guerre complètement différente. Comme le dit Camille Picavet, Louvois estimait :
que l’on fait la guerre comme l’on fortifie une place ou comme on aménage un magasin d’approvisionnement. Rien n’est laissé au hasard ou à l’improvisation. Par contre, Turenne n’est pas clair dans ses lettres et cultive un goût pour le secret. Il est tour à tour laconique ou prolixe, mais toujours obscur et embarrassé. Une opération militaire n’est nette dans son esprit que quand elle est réalisée. Il échappe à toute direction, tantôt par la discussion, tantôt par l’inertie et le silence19.
25En fait, la guerre qu’il avait menée pendant la guerre de Trente Ans et la minorité de Louis XIV l’avait habitué à avoir une grande indépendance. Il ne supporta pas la tutelle que cherchait à lui imposer Louvois et s’indigna du manque de confiance qu’on lui manifestait.
26Turenne, comme Condé et plus tard Luxembourg ou Villars, s’opposa également à Louvois à propos de la guerre de siège, à laquelle il préférait la guerre de mouvement, voire même les batailles. Ainsi, le maréchal général préconisait à Condé de « faire peu de sièges et donner beaucoup de combats. Quand vous serez bien maître de la campagne, les villages vous vaudront des places20 ». Cependant, il ne faut pas exagérer cette opposition entre les hommes de la cour, qui seraient toujours favorables à la guerre de siège et les généraux, qui ne seraient que des adeptes de la guerre de mouvement et des batailles. La plupart des généraux ne répugnaient pas à diriger des sièges et ils avaient tout à fait conscience de l’importance de prendre des places pour progresser en territoire ennemi. De leur côté, si le roi ou Chamlay préconisaient souvent la prudence, cette attitude n’était pas systématique. Ainsi, au début de la guerre de Hollande, Louvois et Louis XIV poussèrent Turenne à combattre les Impériaux. D’autre part, si Luxembourg remporta une série impressionnante de batailles dans les Flandres dans les années 1690, c’est parce que la cour le lui permit. Enfin, pendant la guerre de Succession d’Espagne, lors des années critiques 1709-1712, le roi fit globalement confiance au jugement de Villars et l’autorisa à combattre, même en infériorité numérique comme ce fut le cas à Malplaquet. Un dernier facteur était considéré comme important : la nécessité de sauvegarder la « réputation du roi », c’est-à-dire son prestige militaire. Or, dans cette optique, les armées françaises ne pouvaient se permettre de refuser trop souvent le combat sous peine de passer pour lâches.
27Le conflit entre Turenne et Louvois s’envenima surtout au cours de la campagne de 1673, ce qui poussa le premier à former durant l’hiver une coalition contre le second. Soutenu par Condé et plus discrètement par Colbert et Pomponne, il demanda à Louis XIV le renvoi du ministre de la Guerre. La position de ce dernier fut alors sérieusement menacée, mais Le Tellier réussit à sauver son fils en persuadant Monsieur le Prince d’abandonner la cause de son rival Turenne. Le roi donna apparemment raison au maréchal général, en obligeant Louvois à lui faire des excuses publiques et en lui accordant le privilège de correspondre directement avec lui. Mais Louis XIV ne voulait se passer des services d’un ministre aussi compétent, tout comme il ne pouvait donner tort à son plus grand général.
28Louvois rencontra moins d’opposition de la part des autres généraux en activité. Condé et Luxembourg se montrèrent par exemple plus conciliants. Le premier était certes un prince du sang et un militaire prestigieux, mais ses incartades pendant la Fronde ne lui permettaient pas de s’opposer aussi fortement que Turenne aux désirs du roi. Luxembourg sortait lui aussi de plusieurs années de disgrâce et comptait sur Louvois pour obtenir de grands commandements. Sur la forme, ils se montrèrent donc soumis entièrement aux volontés du roi. Cette attitude fut d’ailleurs payante, puisqu’elle permit à Condé d’obtenir de hauts commandements et de jouir d’une autonomie aussi grande que celle de Turenne, ce qui ne l’empêcha pas de formuler certaines critiques ou de défendre ses choix stratégiques.
29L’année 1675 est généralement considérée comme un tournant majeur pour la mise en place de la stratégie de cabinet. Avec la mort de Turenne et la retraite de Condé, les deux généraux les plus influents à cette époque, Louvois et Louis XIV perdaient les hommes qui étaient le plus à même de contester leur autorité. Juste après la mort de Turenne, le roi décida de nommer huit nouveaux maréchaux le 30 juillet. Or ces derniers étaient pour la plupart des clients ou du moins des proches du ministre de la Guerre. Louvois avait désormais le champ libre pour compléter sa mainmise sur la direction de la guerre.
30Celle-ci s’accentua encore durant les années 1680 (notamment durant la guerre contre l’Espagne en 1683-1684) et au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Mais l’échec du ravage du Palatinat fit perdre du crédit à la stratégie de cabinet et au ministre de la Guerre. Ce dernier persista néanmoins dans sa volonté de diriger les opérations depuis Versailles. Face à cela, les généraux réagirent de manière contrastée, certains se pliant de plus en plus difficilement aux directives de Louvois. Ce fut le cas du maréchal de Lorge à l’armée d’Allemagne en 1690 et 1691, qui, malgré la présence de Chamlay à ses côtés, n’exécuta pas toujours les mouvements ordonnés par la cour ou y mit une certaine mauvaise volonté. Si cela lui attira des réprimandes du ministre, il ne fut pourtant pas renvoyé et continua à commander sur le front allemand pratiquement jusqu’à la fin de la guerre. En revanche, dans les Flandres, Luxembourg collabora sans trop de problèmes avec Louvois. Son attitude soumise inspira davantage confiance que celle de Lorge et lui permit finalement d’avoir une relative autonomie, en contournant habilement certaines décisions royales.
31La direction des opérations évolua surtout après la mort de Louvois le 16 juillet 1691, avec un assouplissement sensible de la stratégie de cabinet. Louis XIV écrivit désormais personnellement aux généraux et décida des grandes orientations stratégiques avec notamment Chamlay, reléguant son ministre de la Guerre à des tâches avant tout administratives et logistiques. Contrairement à Louvois, le roi se gardait bien d’adopter un ton autoritaire et préférait donner des conseils, que les généraux étaient plus ou moins libres de suivre ou de réfuter. Il demandait avant tout de la franchise et acceptait assez facilement la critique, surtout si elle venait de commandants expérimentés et talentueux. Ces derniers adoptaient désormais le ton de la soumission, voire même la flatterie pour Luxembourg, ce qui ne les empêchait pas de formuler certaines critiques ou suggestions. La stratégie adoptée pour convaincre la cour consistait alors à ne pas s’opposer de front à ses injonctions, mais à démontrer que les ordres envoyés étaient impossibles à exécuter et qu’ils risquaient de porter un immense préjudice au service du roi. Ce dernier se rendait alors compte des difficultés que posait son projet et finissait par adopter le point de vue de ses généraux. Une autre méthode consistait à répéter constamment un même conseil, en espérant convaincre Louis XIV à l’usure. Temporiser, demander des confirmations pour exécuter un ordre, rallier Chamlay à son point de vue étaient d’autres stratégies efficaces pour faire changer d’avis le souverain. Bref, la stratégie de cabinet devint plus un système de compromis, de dialogue et de coordination entre la cour et les généraux qu’un instrument visant à imposer des ordres ne souffrant aucune discussion21.
32La stratégie de cabinet s’assouplit aussi, car elle montrait certaines limites. Dès son apparition, elle fut fortement critiquée par Saint-Simon, puis la plupart des historiens en dressèrent une vision négative. On considéra qu’elle interdisait toute initiative spontanée et qu’elle ne permettait plus de profiter des circonstances ou d’exploiter une victoire. Elle entraînait une prudence excessive chez les hommes du terrain et la promotion de généraux serviles et incapables au détriment de commandants plus impétueux et plus brillants. Si la plupart de ses reproches sont pertinents, il ne faut pas pour autant imputer à ce système de commandement tous les problèmes des armées françaises de cette époque. Ainsi, il aurait été plus important de résoudre le problème de l’unité de commandement ou de se montrer moins complaisant à l’égard de généraux incompétents comme Villeroy ou La Feuillade. Un minimum de contrôle des maréchaux depuis Versailles était nécessaire pour coordonner l’ensemble des armées sur des théâtres d’opérations de plus en plus étendus.
33Louis XIV et ses principaux conseillers militaires cherchaient à mieux maîtriser la guerre et notamment à diminuer au maximum les risques encourus. Mais ils ont analysé de manière erronée la nature même du risque et son rôle dans la stratégie militaire. Pour les décideurs de Versailles, le risque était conçu avant tout comme une contrainte et était assimilé à une autre notion proche mais sensiblement différente, celle de hasard. Dans son traité de tactique théorique, Michel Yakovleff explique bien la nuance entre ces deux termes. Le risque exprime une probabilité d’échec ou de réussite et peut en tant que tel s’évaluer, ce qui n’est pas le cas du hasard, qui, lui, est complètement aléatoire22. Si on ne peut fonder un plan d’opérations en comptant sur la chance, en revanche, le risque fait partie intégrante de la décision militaire et doit être utilisé, dans une certaine mesure, pour remporter l’avantage sur l’adversaire. La prise de risque est surtout importante lorsque l’on est en situation défavorable ou en infériorité. La conclusion qui en découle est que le risque, loin d’être une contrainte ou un handicap, est une opportunité qui permet de compenser une certaine infériorité, à condition bien sûr de ne pas prendre des paris démesurés. Mais pour les stratèges de cabinet de Versailles, le risque était constamment assimilé au hasard et à l’incertitude, qu’il s’agissait d’éliminer au maximum. Ce faisant, au lieu de renforcer leur position, ils ont cependant souvent laissé l’initiative à leur adversaire, comme ce fut le cas au moment du ravage du Palatinat. L’autre inconvénient qui résulte de l’absence de prise de risque est psychologique : un général attentiste devient prévisible et n’est plus redouté par l’ennemi, alors qu’un commandant plus audacieux oblige son adversaire à envisager une multitude de configurations stratégiques, ce qui le laisse davantage dans l’incertitude. Bref, le risque donne un ascendant moral à celui qui sait l’utiliser à bon escient23.
34Paradoxalement, si l’on veut limiter l’impact du risque sur le déroulement d’une campagne, il est préférable que la prise de risque soit déléguée au maximum aux échelons inférieurs de la hiérarchie militaire. En effet, si le chef d’un détachement prend un risque tactique en lançant une attaque, en cas d’échec, son action pourra être corrigée par son supérieur, le général d’armée. Il en va de même pour ce dernier par rapport au commandement général de la guerre (ici le roi et ses proches conseillers à Versailles). En revanche, si ces derniers prennent toutes les décisions, les conséquences d’un échec sont plus difficilement réparables. Donc si l’on veut minimiser et maîtriser le risque, la meilleure solution est de le répartir sur les subordonnés et de développer leur esprit d’initiative. D’ailleurs, aujourd’hui, pratiquement toutes les armées contemporaines mettent l’accent sur la nécessité de ne pas brider l’initiative des subordonnés, qui sont souvent les mieux à même de traiter les imprévus de la guerre et de profiter des opportunités24. Or c’est justement le contraire qui fut pratiqué avec la stratégie de cabinet, car les hommes de la cour étaient réticents à déléguer leur autorité, considérant à tort qu’ils étaient les mieux placés pour évaluer les risques d’une situation.
35Un autre inconvénient grave de la stratégie de cabinet est qu’elle amène à prendre insuffisamment en compte les différents aléas de la guerre. Ces derniers peuvent pourtant déstabiliser les plans les mieux conçus, si la planification manque de souplesse dans son élaboration et son exécution. En fait, on peut même énoncer la maxime suivante : « Plus la planification est détaillée, plus sa réalisation diverge de ses objectifs25. » Cela fut particulièrement net lors du ravage du Palatinat ou pour la campagne sur mer de 1692, qui aboutit au désastre de La Hougue.
36En suivant de manière trop rigide la doctrine des intérêts des États, la diplomatie française a enfin connu de nombreux déboires dans les années 1680 et 1690. En effet, certains stratèges et diplomates français (Louis XIV, Louvois, Chamlay mais aussi Croissy, le ministre des Affaires étrangères) n’arrivaient pas à comprendre que des États veuillent entreprendre une guerre sans avoir pour objectif d’obtenir des gains concrets sur le plan diplomatique ou territorial. Ainsi, en janvier 1689, Chamlay considérait que les princes de l’Empire n’avaient aucun intérêt à poursuivre la guerre contre la France, car ils ne pourraient s’agrandir et ne feraient que renforcer la puissance de l’empereur à leur détriment. De même, l’Angleterre et les Provinces-Unies risquaient selon lui de ruiner leur commerce dans un conflit prolongé avec Louis XIV. Quant à l’empereur, il aurait mieux fait de poursuivre la guerre contre les Turcs plutôt que d’engager une guerre ruineuse sur le Rhin. En fait, en suivant ce raisonnement, seule la France pouvait espérer gagner quelque chose dans cette guerre !
37Imbus de leur supériorité, les dirigeants français pensaient avoir parfaitement défini, avec toute la rationalité et l’objectivité nécessaires, non seulement les « véritables intérêts » de leur pays, mais aussi ceux des autres États européens. Ils se sentaient alors le devoir d’en informer les autres souverains, pour leur ouvrir les yeux sur ce qu’il fallait faire pour le bien de leur État. Les négociations diplomatiques engagées par la France entre 1688 et 1692 avec le pape, la Bavière ou la Savoie furent menées dans cet esprit et aboutirent évidemment à des échecs, car les Français ne prenaient pas assez en compte le point de vue adverse. Les « véritables intérêts » de la Savoie vus par la France ne correspondaient pas aux intérêts que Victor-Amédée II jugeait prioritaires pour son pays. D’où souvent aussi un certain agacement, voire un mépris des Français face à leurs interlocuteurs. Persuadés d’avoir raison, de manière purement objective, ils ne pouvaient accepter l’idée que leur position fût irrationnelle, ou que ce qui paraissait rationnel pour quelqu’un ne l’était pas forcément pour un autre. La seule explication logique était alors de considérer leur interlocuteur comme un personnage stupide et incapable. Face à cela, la France utilisait toujours la même réponse : montrer sa force ou l’utiliser pour contraindre l’autre partie à accepter ses propositions. Évidemment, ces méthodes peu « diplomatiques » furent largement inefficaces et contre-productives, amenant au contraire l’adversaire à se raidir et à s’obstiner.
38En fait, Louis XIV, Louvois, Chamlay et Croissy ne se rendaient pas compte du danger que la France représentait désormais pour ses voisins suite à sa politique agressive pendant la guerre de Hollande et surtout pendant les Réunions. Sans en être pleinement conscients, ils avaient fait du rapport de force militaire le déterminant presque unique des négociations diplomatiques, ce qui fait que, quand leurs adversaires signaient un traité ou une trêve, ce n’était le plus souvent que contraints et forcés. Si cette méthode leur a permis d’obtenir des succès non négligeables quand le contexte international était favorable dans les années 1680, elle a également exaspéré toutes les puissances européennes, qui, dès lors, ont rêvé de prendre leur revanche. La diplomatie n’a jamais été qu’une simple affaire de rapports de forces rationnels. Des facteurs émotionnels, notamment la peur de l’hégémonie française, ou encore la fierté et l’ambition personnelles jouaient également un rôle très important. Suite à des échecs diplomatiques répétés et à l’isolement de plus en plus préoccupant de la France au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, Louis XIV finit par changer de politique en 1691, en profitant de la mort de Louvois et en remplaçant Croissy par Pomponne. Cela aboutit à une certaine modération des ambitions françaises au traité de Ryswick en 1697 et permit au royaume de redorer quelque peu son blason en Europe. Sans cela, il est fort probable que la France n’aurait pas été choisie par Charles II d’Espagne pour hériter de ses possessions en 1700.
39En conclusion, il existe bien sous Louis XIV une volonté de rationaliser et de mieux contrôler la guerre pour en limiter notamment les risques et les incertitudes, même si cette tendance ne fut pas constante tout au long du règne (cette vision connut surtout son apogée dans les années 1680) et s’il existe évidemment des exceptions et des contre-exemples. Le roi et ses conseillers militaires ont voulu abandonner ou gommer au maximum l’idée que la guerre était un art, pour affirmer qu’elle était une science, qui obéissait à des règles et à des principes. Mais les côtés « artistiques » et incontrôlables de la guerre ne peuvent être éliminés aussi radicalement et la prise de décision stratégique a toujours comporté des éléments à la fois « scientifiques » et « artistiques »26.
40La volonté de rendre la guerre plus rationnelle peut être vue comme un phénomène typique du xviie siècle, qui a vu la naissance et le développement du cartésianisme. Pourtant, au-delà, on peut y voir aussi une tendance profonde de la pensée stratégique. En effet, les progrès technologiques dans l’armement, mais surtout dans le renseignement et les communications militaires, ont régulièrement laissé penser qu’il était possible de maîtriser de mieux en mieux les incertitudes de la guerre et d’avoir une vision de plus en plus fiable du théâtre des opérations. Grâce à eux, la guerre deviendrait enfin une véritable science largement contrôlable et prévisible. La récente « révolution dans les affaires militaires » (RMA), lancée par l’armée américaine depuis les années 1990, peut de ce point de vue être considérée comme le dernier avatar de ce courant de pensée. Mais il s’agit là d’une illusion, car ce que Clausewitz appelle le « brouillard » ou les « frictions » de la guerre ne pourront jamais totalement disparaître. En effet, la guerre n’est pas seulement une question de rapports de forces, où il s’agit d’évaluer le nombre et l’équipement des soldats ennemis, pour ensuite choisir la meilleure stratégie possible. Elle reste avant tout une lutte entre des hommes, ayant chacun leur propre volonté, leur liberté d’initiative et où les éléments moraux sont très difficiles à évaluer. Par conséquent, les chefs militaires agissent toujours dans le cadre d’une rationalité limitée, où l’imprévu fera toujours partie du quotidien et ne pourra jamais être totalement éliminé27.
Notes de bas de page
1 Nous évoquerons ici essentiellement son ministre de la Guerre Louvois, le célèbre ingénieur Vauban, Chamlay, son principal conseiller militaire et plus secondairement Croissy, ministre des Affaires étrangères dans les années 1680. Il est probable que les conceptions de ces hommes étaient partagées par d’autres militaires de leur temps, mais nous verrons également que tous ne suivirent pas cette vision trop rationaliste de la guerre.
2 À ce sujet, voir notre Louvois. Louis XIV et son double, Paris, Tallandier, 2015, p. 60-64 et p. 167-174.
3 Arnaud Guinier, L’honneur du soldat. Éthique martiale et discipline guerrière dans la France des Lumières, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2014.
4 Vauban, De la défense et de l’attaque des places, La Haye, éd. De Hondt, 1737-1742. Voir aussi Le triomphe de la méthode. Le traité de l’attaque des places de Monsieur de Vauban, ingénieur du roi, Paris, Gallimard (Découvertes), présenté par N. Faucherre et P. Prost, Paris, 1992.
5 Hervé Drévillon, L’impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005, p. 331-336 et p. 344-347.
6 John Lynn, Feeding Mars. Logistics in Western Warfare from the Middle Ages to the Present, Boulder, Westview Press, 1993.
7 Joël Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993 et Jean-Philippe Cénat, Le roi stratège. Louis XIV et la direction de la guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 23-31.
8 Lucien Poirier, Les voix de la stratégie. Généalogie de la stratégie militaire. Guibert, Jomini, Paris, Fayard, 1985, p. 231-238. Pour un exemple plus précis de ces contraintes, voir les campagnes de Luxembourg étudiées par Bertrand Fonck (Le maréchal de Luxembourg et le commandement des armées au temps de Louis XIV, Seyssel, Champ Vallon, 2014).
9 Sur la stratégie de cabinet, voir Jean-Philippe Cénat, Le roi stratège..., op. cit.
10 SHD, AG, A1 827, n° 50 : Chamlay à Louvois, 9 novembre 1688.
11 Jean-Philippe Cénat, « Le ravage du Palatinat : politique de destruction, stratégie de cabinet et propagande au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg », Revue historique, 633, janvier 2005, p. 97-132 ; John Lynn, « A brutal Necessity? The Devastation of the Palatinate, 1688-1689 », dans Mark Grimsley, Cliford Rogers, Civilians in the Path of War, Lincoln, University of Nebraska Press, 2002 ; Hermann Weber, « La stratégie de la terre brûlée : le cas du Palatinat en 1689 », dans Alain Gérard, Thierry Heckmann, La Vendée dans l’histoire, Paris, Perrin, 1994, p. 193‑208.
12 Descartes, Discours de la méthode, Paris, 1637, notamment la 2e partie, § 7, 8 et 9.
13 Voir François Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Paris, Armand Colin, 1966, p. 309-314. Les auteurs les plus connus de cette période sont le père Joseph, l’éminence grise de Richelieu (Discours des princes et Estats de la Chrestienté plus considérables à la France, selon les diverses qualitéz et conditions, 1624), Henri de Rohan avec son De l’intérêt des princes et des États de la chrétienté (1638) et, plus tard, Courtilz de Sandras avec ses Nouveaux intérêts des princes de l’Europe (1685) ou François de Callières avec sa Manière de négocier avec les souverains (1716).
14 François Thuau, Raison d’État…, op. cit., p. 378-379.
15 Henri de Rohan, De l’intérêt des princes et des États de la chrétienté, op. cit., p. 132.
16 L’école réaliste dans les relations internationales est notamment représentée par Raymond Aron, Hans Morgenthau ou Kenneth Waltz.
17 Sur l’honneur dans l’armée, Hervé Drévillon, L’impôt du sang..., op. cit., p. 391-436 ou encore « L’âme est à Dieu et l’honneur à nous. Honneur et distinction de soi à l’époque moderne », Revue historique, 654, 2010/2, p. 361-395 et Hervé Drévillon, Diego Venturino (dir.), Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, Rennes, Presses universitaires de, 2011.
18 Jamel Ostwald, Vauban’s Siege Legacy in the War of the Spanish Succession, 1702-1712, mémoire partiel pour l’obtention du doctorat, Ohio State University, 2002 et sa contribution « Vauban et la guerre de siège », dans Isabelle Warmoes, V. Sanger (dir.), Vauban, bâtisseur du roi-soleil, catalogue de l’exposition organisée par la cité de l’Architecture et le musée des plans-reliefs, 2007, p. 132-141.
19 Camille-Georges Picavet, Les dernières années de Turenne, Paris, 1914, p. 389-390.
20 Cité par Fernand Gambiez, « Turenne et la renaissance du style indirect », dans Turenne et l’art militaire, actes du colloque de 1975, Paris, Les Belles Lettres, 1979, p. 15-21.
21 Guy Rowlands, « Louis XIV et la stratégie de cabinet, mythe et réalité », Revue historique des armées, numéro spécial « Ancien Régime », 2001, p. 25-48. Pour une étude plus complète, voir Jean-Philippe Cénat, Le roi stratège..., op. cit.
22 Colonel Michel Yakovleff, Tactique théorique, Paris, Économica, 2006.
23 Ibid., p. 53-66.
24 Général Vincent Desportes, Décider dans l’incertitude, Paris, Économica, 2004, p. 118-149.
25 Michel Yakovleff, Tactique théorique, op. cit., p. 82 et Vincent Desportes, Décider…, op. cit.
26 C’est ce que montre bien Michel Yakovleff, Tactique théorique, op. cit., p. 23-33, lorsqu’il décompose le processus de prise de décision militaire. Pour lui, lorsqu’il analyse une situation stratégique ou tactique, le général fait au départ surtout appel à un raisonnement rationnel pour prendre en compte le terrain, évaluer les forces en présence, leur position. Mais ensuite, quand il faut choisir la manœuvre la plus appropriée, il s’agit d’une œuvre d’imagination, qui repose sur des hypothèses comprenant une part de risque et d’imprévu. Le général fait en quelque sorte un pari sur l’avenir, alors qu’il est en situation d’incertitude, car le renseignement n’est jamais parfait. Enfin, une fois la décision prise, son exécution fait à nouveau appel à des éléments plus « scientifiques » pour envoyer les ordres rapidement, sélectionner les unités pour mener l’action, prévoir la logistique nécessaire…
27 Vincent Desportes, Décider…, op. cit., p. 15-48 et 67-84.
Auteur
Jean-Philippe Cénat : agrégé et docteur en histoire, Jean-Philippe Cénat est l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire militaire du règne de Louis XIV. Il a notamment publié Le Roi stratège (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010), une étude de la direction de la guerre sous Louis XIV, et deux biographies : une de Chamlay (Paris, Belin, 2011) et une autre de Louvois (Paris, Tallandier, 2015).
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