Conclusion
Cultures et identités combattantes
p. 319-330
Texte intégral
1« Cultures de guerre », « cultures combattantes », « expérience combattante » : des expressions devenues familières aux historiens, aux étudiants et jusqu’aux élèves de l’enseignement secondaire depuis que les historiens de la Première Guerre mondiale ont pris en compte le lien entre les combattants et la société civile1. Le premier conflit mondial a été, en effet, l’objet principal de cette perspective nouvelle, même si dans des approches différentes, d’autres périodes ont été étudiées, qu’il s’agisse, par exemple, de la période moderne ou de celle de la Deuxième Guerre mondiale2. En reprenant l’étude des pratiques de guerre en tant qu’expressions culturelles sur une longue période (du xve siècle à la Deuxième Guerre mondiale)3, les directeurs de cet ouvrage collectif sur les cultures et les identités combattantes proposent de renouveler la problématique du croisement des sociétés civiles et militaires. Pour ce faire, ils envisagent une approche de la figure du combattant à travers les âges, par le biais de l’étude de cas précis.
2Une évidence ressort : abordées dans une perspective historique longue, les notions de cultures et d’identités combattantes revêtent un caractère inévitablement changeant. Il ne s’agit cependant pas ici de tenir uniquement compte du temps, ni même des espaces, mais de saisir les différentes composantes (sociales, politiques, religieuses) de ces identités. En effet, il a été question, dans chacune des contributions, de la manière dont l’individu appartient à un groupe, dans lequel la culture intervient comme cadre de conservation et de transmission de valeurs collectives. Les auteurs ont également montré que la manière dont les communautés d’individus se trouvent confrontées à l’Autre demeure visiblement déterminée par la culture. Dès lors, les identités combattantes ne peuvent être que variées et multiples.
3L’exploration des dimensions culturelles des pratiques et des identités combattantes menée dans cet ouvrage nous conduit à privilégier trois pistes de réflexion. Elles sont successivement liées à la définition des identités combattantes au sein des groupes sociaux, aux relations des individus avec les différentes échelles de communautés (sociales, institutionnelles, géographiques) et, enfin, à la recherche de modèles culturels liés aux types de lecture de la guerre que proposent les cultures combattantes.
Les identités combattantes se caractérisent par leur multiplicité, l’identité militaire n’étant qu’une composante
4L’affirmation d’une identité plurielle des combattants, rendue possible par les contributions de cet ouvrage et fort justement annoncée par les auteurs de l’introduction, découle également de la lecture des nombreux travaux menés jusqu’à aujourd’hui sur les citoyens français de la IIIe République engagés dans le premier conflit mondial. Les combattants restent, en effet, avant tout des citoyens et des civils engagés dans la défense du pays4. C’est ce qui a permis aux historiens regroupés dans le cadre de l’Historial de Péronne de montrer que la participation des civils à la guerre et la réussite des mobilisations étaient le fait d’une culture de guerre imposée à la société. Civils revêtus d’un uniforme, les combattants de la Grande Guerre revêtent donc une identité multiple. À l’identité sociale, dans laquelle il est possible d’inclure les origines géographique et professionnelle, voire confessionnelle du soldat, s’ajoutent une identité forgée par le statut militaire du citoyen en guerre et, enfin, une identité combattante. Cette dernière n’est d’ailleurs pas commune à tous les participants à la guerre, en raison du degré d’implication des mobilisés dans les combats et de l’éventuelle spécialisation technique qu’ils auront reçue5.
5Pour le champ d’étude des communications ici réunies, champ principalement français mais qui comporte de larges ouvertures européennes, la question des identités multiples apparaît comme une constante historique. L’influence d’expériences sociales et professionnelles variées, tout comme celle des diverses expériences de guerre, participent à la définition de cultures de guerre changeantes. L’ouvrage intègre cette donnée pour une question encore insuffisamment explorée et sujette à controverse. Souvenons-nous du débat entre historiens français qui a porté sur la culture de guerre comme facteur explicatif de la « totalisation » du conflit au cours de la Première Guerre mondiale6. La gageure était d’ouvrir la question de la place de la culture dans les pratiques de guerre à une période historique plus large. Benjamin Deruelle et Arnaud Guinier l’ont soutenue en précisant à juste titre, dans leur introduction, que l’historien ne peut pas faire l’économie ni d’approfondir l’étude des spécificités des sociétés militaires, ni de prendre en compte l’ensemble des contingences inhérentes aux combats et aux campagnes militaires.
6Les identités apparaissent tout d’abord comme des réalités basées sur une appartenance vécue, qu’elles relèvent du milieu social et professionnel ou de l’origine géographique, locale ou nationale. Dans sa communication sur la Maison militaire du roi à l’époque de Louis XIV, Rémi Masson indique bien le caractère hétérogène initial des unités constituées. L’acquisition d’une culture spécifique ne se réalise que progressivement, à l’écart du reste de l’armée royale et au regard d’une culture aristocratique développée par ses chefs. C’est donc bien la proximité de la personne du roi qui forge une identité militaire particulière, celle d’une élite combattante. Cette cohésion basée sur l’affirmation d’une appartenance sociale peut également s’observer dans la formation militaire des chevaliers de la fin du Moyen Âge, étudiée par Loïs Forster. Une catégorie sociale est appelée à mettre en avant les valeurs particulières de sa caste dans le combat pour signifier sa spécificité.
7À l’opposé direct (au moins dans l’échelle sociale) de ces exemples, le cas des combattants recrutés en dépit de leur volonté pose la question de la perception d’une identité guerrière par les guerriers eux-mêmes. Cette identité semble inexistante dans la description que font Éric Roulet et Florence Pauc, respectivement des compagnies de milice dans les Antilles françaises dans la deuxième moitié du xviie siècle et des milices provinciales en France au xviiie siècle. Il ressort du premier cas une réticence des miliciens, en dépit des efforts de leurs officiers, cadres de la société coloniale et rouages essentiels de la hiérarchie. Dans le deuxième cas, la résignation des sujets recrutés est perceptible7. L’identité dominante demeure liée à la priorité donnée par les acteurs eux-mêmes aux impératifs économiques de la vie plutôt qu’à leurs obligations militaires. Par ailleurs, le regard sur les miliciens est avant tout extérieur. Il est lié à la préoccupation unique de l’efficacité militaire de ces recrutés généralement peu motivés et dépourvus de l’expérience du métier des armes.
8L’interrogation sur l’identité combattante conduit au problème que Jean-Paul Bertaud avait rappelé, celui de savoir si l’on devait différencier la culture du guerrier de celle du citoyen (ou du sujet). Question à laquelle Clausewitz préférait répondre par l’affirmative8. La forme de service militaire obligatoire que constituait la milice conduit à la question de la conscription, que l’on retrouve dans l’article d’Emmanuelle Cronier. En insistant sur la « culture civique républicaine » en tant que partie intégrante de la culture combattante chez les soldats permissionnaires de la Grande Guerre, elle démontre que les identités civiles et militaires ne sont pas hermétiques. Les éléments constituants d’une identité militaire, comme l’uniforme9, s’estompent dans la courte période des congés, pendant que surgit chez le citoyen et soldat en permission le sentiment d’une relégation sociale.
9L’appartenance géographique, qu’elle soit nationale, régionale ou locale (à l’échelle du département ou du village), constitue l’élément identitaire le plus récurrent dans les contributions de l’ouvrage. L’importance donnée aux supposés caractères nationaux par les officiers de l’armée française dans la deuxième moitié du xviiie siècle, telle qu’elle est mise en avant dans les contributions d’Arnaud Guinier et de Julia Osman, prouve l’existence de stéréotypes durables. Ces derniers apparaissent également, à l’échelle régionale, chez les combattants de la Grande Guerre, comme le rappellent Michaël Bourlet, Yann Lagadec et Erwan Le Gall. Dans ce dernier cas, le sentiment d’appartenance culturelle régionale est réel, l’armée française constituant même un ensemble d’identités régionales qui se distinguent d’abord par la langue parlée entre les combattants. C’est, en effet, surtout la langue qui permet la manifestation d’une particularité culturelle. Mais il faut ajouter, à la suite des travaux d’Odile Roynette, que, non seulement la langue privilégiée par les autorités demeure à cette époque le français, mais aussi que cette langue évolue avec la formation d’un parler populaire et argotique dans les tranchées10.
10De plus, l’influence des identités régionales connaît des limites au cours de la Grande Guerre. Si le recrutement local peut être une réalité, il n’en va pas de même de l’existence des régiments régionaux. L’amalgame national est, en effet, une règle qui se généralise au cours du conflit. À côté de l’ancrage régional, du sentiment d’appartenance à la petite communauté du régiment, le sentiment national et le patriotisme sont une autre réalité. Enfin, l’armée est traversée par d’autres facteurs d’identité tels que l’appartenance confessionnelle ou la catégorie sociale et professionnelle. L’amalgame évoqué plus haut n’est d’ailleurs pas uniquement le fait de l’armée de la République. Comme l’indique Christopher Tozzi dans sa contribution sur l’armée en France sous l’Ancien Régime, la diversité culturelle peut être telle (les armées incluant aussi nombre d’étrangers) que l’identité nationale s’en trouve fortement réduite. Il n’existe donc pas alors de French way of warfare, nous explique l’auteur.
Les cultures combattantes sont fondées sur l’appartenance des individus à différentes échelles de communautés
11Ce volume ne se limite pas à identifier un kaléidoscope d’identités constitutives des cultures combattantes. Il s’attache davantage à déceler les interactions et les différences de sphères et d’échelles. Il s’agit notamment de la relation entre les sphères politique et militaire qui tourne à l’avantage de la première sur la seconde dans les cas étudiés, à tel point que la nature de la guerre s’en est trouvée transformée. Les pas d’armes et les emprises d’armes évoquées par Loïc Forster ont pour objectif non seulement de souder la communauté chevaleresque, mais aussi de conforter la hiérarchie sociale au bénéfice des princes. Cette soumission de l’aristocratie d’épée passe par l’esprit de service inculqué progressivement aux hommes de guerre, ces derniers n’étant plus des « guerriers par intermittence11 », mais des militaires au service du royaume et de la nation. Cette nouvelle culture combattante, comme l’indique Jean-Philippe Cénat pour la période du règne de Louis XIV, développe l’esprit de discipline et les vertus du sang-froid vantées depuis la Renaissance par les néo-stoïciens. L’impulsion politique favorise alors, dans une démarche de rationalisation, les qualités d’organisation des officiers au détriment, sinon de l’hybris, du moins du faste désordonné des hommes de guerre. Le sens de l’honneur de la noblesse militaire est alors convoqué au service de l’État12. L’inscription du combattant dans les limites des exigences du secrétariat à la Guerre rencontre des résistances fortes, que souligne Jean-Philippe Cénat au sujet de l’esprit de service et à propos de la stratégie de cabinet.
12L’armée se trouve également confrontée, après la guerre de Sept Ans, aux difficultés de l’adaptation d’une culture militaire supposément nationale à une organisation de la guerre inspirée par la Prusse. Là encore, c’est une identité « scientifique » qui prolonge l’identité combattante. La culture combattante des officiers généraux est donc appelée à intégrer les contingences politiques, ce à quoi un Turenne et un Condé auraient souscrit avec difficulté. Ce mouvement est clairement illustré par Laurent Brassart dans son étude du cas des opérations militaires en Picardie en 1793. Le pouvoir politique, dans un moment dramatique pour la défense nationale, profite des carences du commandement militaire pour s’emparer de la conduite de la guerre. C’est un tournant dans l’histoire de la relation entre pouvoir politique et commandement militaire puisque l’autorité des officiers supérieurs est réduite, ces derniers se voyant confinés dans l’application d’une stratégie décidée par le Comité de salut public. Avec la domination du politique dans la période révolutionnaire, la République met en avant l’esprit de service en forgeant une nouvelle identité du militaire, comme l’explique Bernard Gainot dans son analyse du discours de Barère de juillet 1794. La Convention nationale choisit de récompenser les valeurs militaires telles que le courage et la recherche de l’action héroïque. Cette volonté politique affirmée vise à transformer l’armée, elle accompagne ce que Bernard Gainot appelle la « mutation du soldat-citoyen de la République de l’An II » en adaptant les valeurs militaires de l’Ancien Régime et annonce le discours idéologique de la « Grande Nation13 ». Des distinctions peuvent donc exister dans l’armée de la nation. L’honneur, vertu cardinale de la noblesse militaire, conserve son importance. Il est mis en avant sous l’Empire, comme l’ensemble des valeurs militaires devant imprégner la société impériale. Mais la conformité à l’honneur devient également objet d’interrogation pour les officiers français, qui se trouvent confrontés à la défaite. Les catastrophes de Sedan, en 1870 comme en 1940, l’ont montré. La continuation de la lutte ou l’acceptation de la paix humiliante engagent également le sort de la communauté militaire et du pays14.
13La formation d’une armée nationale au sein de la Nation, dans un contexte de guerre, favorise l’éclosion d’une acculturation nationale, l’armée devenant, sous l’effet de l’amalgame, le lieu privilégié de l’intégration des citoyens15. L’héritage révolutionnaire permet ensuite à l’État, d’abord sous Napoléon Ier mais aussi sous la IIIe République, d’exiger cet esprit de service au profit de la nation. La culture combattante, on s’en aperçoit en 1914, intègre la notion de sacrifice. Les particularismes identitaires en viennent à se diluer dans des ensembles culturels englobants. C’est le cas des identités locales et régionales, qui constituent des « sommes d’identités16 » distinctes à l’intérieur de la République, c’est la fusion des petites patries dans la grande. Certes, le pouvoir politique encourage l’affirmation des identités régionales dans toutes ses dimensions, mais, entre 1914 et 1918, non seulement les solidarités locales, celles du village, sont plus fortes que les liens régionaux, mais les structures régionales à l’intérieur des corps militaires correspondent de moins en moins à une réalité17.
Les cultures combattantes émanent de modèles militaires et sociaux ou révèlent la recherche de modèles, en même temps qu’elles expriment des lectures différentes de la guerre
14Les modèles culturels sont nombreux et cet ouvrage ne les cite pas tous, même si les références évoquées permettent de couvrir l’essentiel du spectre chronologique, depuis l’Antiquité romaine jusqu’au milieu du vingtième siècle. Il apparaît d’abord qu’une culture combattante dominante dans l’Europe médiévale et aux débuts des temps modernes repose sur l’idéal chevaleresque, c’est-à-dire sur une culture élitiste réservée à une aristocratie guerrière, qui agit en fonction de codes et de règles de comportement particuliers. Par exemple, une particularité de cette élite chevaleresque est de faire « bonne guerre » en prouvant (au moins en principe) sa capacité à respecter l’adversaire, même dans les pires périodes de guerres civiles18.
15En se perpétuant dans les pratiques « chevaleresques » de la noblesse militaire à l’époque moderne, la culture militaire de l’aristocratie, comme l’affirme Benjamin Deruelle dans sa contribution, prouve ses capacités d’adaptation. Il en va, en effet, de la survie d’une élite militaire confrontée notamment aux bouleversements de la « révolution militaire ». Mais il s’agit essentiellement d’un idéal. Comme le montre Anne Brogini dans son article sur la guerre de course et la chevalerie, avec l’exemple de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Nous nous trouvons dans le cas d’une culture de guerre imaginée, celle qui permet de transformer une activité de razzias et de pillage en une pratique de guerre chevaleresque, à partir du moment où elle trouve comme victime l’ennemi musulman et où elle permet la cohésion d’une noblesse militaire. Ce modèle culturel perpétue clairement l’expérience devenue mythique de la croisade comme modèle de guerre juste.
16Un autre type de modèle apparaissant dans ce livre est de caractère institutionnel. Il est directement lié aux innovations techniques qui modifient les manières de penser la guerre et, bien sûr, de la pratiquer. Nous avons vu, notamment dans la contribution de Jean-Philippe Cénat, qu’une conséquence des changements survenus dans la période de la Renaissance était l’accent porté sur le sang-froid des soldats et la discipline. Un autre corollaire a été le souci croissant du pouvoir royal de contrôler la guerre et de la diriger de la manière la plus rationnelle possible. On pourrait ajouter qu’avec le développement spectaculaire des armements à partir du moment où la production devient industrielle, notamment avec l’apparition de la mélinite, à la fin du xixe siècle, le caractère de la guerre change de manière radicale. La culture de l’attrition, jamais absente de l’horizon des combattants, devient la réalité des guerres totales. La « guerre de sorciers », comme disait Winston Churchill à propos des nouveaux moyens de destruction rendant possibles les bombardements stratégiques, révolutionne les cultures combattantes, la guerre totale étant devenue possible.
17De manière assez récurrente dans cet ouvrage, la manière de faire la guerre est présentée à partir de témoignages de militaires qui mettent en avant l’influence des caractères nationaux. Pour prendre en exemple le cas français, les contributions portant sur le xviiie siècle montrent bien le souci de l’aristocratie de mener un modèle de guerre en accord avec le caractère national, mais aussi conformément aux qualités militaires attendues des officiers. C’est ce qui apparaît dans la description que Julia Osman fait de l’argumentation de la culture noble dans le corps des officiers français. L’association de la condition noble avec les qualités de courage et d’honneur n’est pas une idée nouvelle au lendemain de la guerre de Sept Ans. Nicolas-Rémond Des Cours n’écrivait-il pas, soixante-dix ans plus tôt : « Ainsi le gentilhomme est dans son lieu naturel lorsqu’il est dans une armée, sa naissance l’y appelait, ses devoirs l’y retiennent, et la gloire et l’honneur parmi les hasards lui ouvrent une carrière d’une vaste étendue, dont les routes différentes flattent son ambition : plus il y avance, plus il y trouve de quoi s’y plaire19. » Encore faut-il, ajoute l’auteur, que les nobles d’épée demeurent à la hauteur de ce que la nature leur a accordé et que leur place éminente de commandant soit méritée par les preuves d’un véritable esprit de service.
18Les qualités de noblesse liées au caractère national imprègnent beaucoup d’auteurs du xviiie siècle qui entendent trouver un modèle dans la Prusse victorieuse et chez Frédéric II, modèle de roi de guerre abouti. Arnaud Guinier démêle les enjeux du problème de l’imitation de la Prusse, modèle scientifique de guerre à suivre mais souvent jugé trop étranger au « génie français » de l’époque. La recherche d’un modèle amplifie la force des stéréotypes et pousse à la recherche de modèles de guerre nationaux qui n’existent certainement pas. Les fascinations deviennent des modes, les imitations des caricatures. « En tout on avait pris de l’école de Frédéric que ses leçons les plus faciles à saisir et les moins essentielles. On en avait bien appris les petits secrets qui instruisent et font mouvoir une troupe peu nombreuse, mais on n’avait pas aperçu les grands principes qui donnent un grand ensemble et une sûre direction aux mouvements d’une armée », se lamentait le comte de Ségur20. Encore, la popularité de la Prusse et du modèle militaire prussien en France à l’époque même de la guerre de Sept Ans, si elle était due aux succès militaires, tenait-elle beaucoup de l’habileté de la propagande frédéricienne chez les nations ennemies21. Dans ce cas, la figure de l’ennemi prussien telle qu’elle est ressentie en France tient bien de la fascination : les victoires du très agressif Frédéric II font oublier les défaites qui ont failli entraîner son royaume à sa perte22.
19Les stéréotypes nationaux ont la vie dure, il serait fastidieux de multiplier les exemples. Ils offrent un regard déformé d’abord sur soi-même, comme l’indique la contribution de Marco Gemignani et Jean-Marie Kowalski sur la représentation de la Rome antique dans le discours mussolinien. Il s’agit là d’une réécriture sélective de l’histoire ancienne en vue de propager l’idéologie fasciste dans les rangs de la marine italienne et de servir des objectifs politiques. Le procédé n’avait rien de nouveau, qui visait à projeter les vertus des Anciens sur le présent et, dans ce cas, de prêter aux Anciens les qualités de l’« homme nouveau ». Il était d’autant plus « facile » que les idées reçues viennent pratiquement « naturellement » à l’esprit et font partie intégrante de la culture combattante, aussi bien dans la manière d’appréhender l’ennemi que de considérer l’allié ou le frère d’armes étranger. Les stéréotypes nationaux conduisent à catégoriser l’ennemi, à le déshumaniser dans les cas de guerres à forte teneur idéologique. Ils s’appliquent également aux voisins alliés que l’on côtoie quotidiennement, comme il est possible de s’en rendre compte dans les témoignages portant sur les temps d’alliances, de coalitions, ou dans le cas de contingents internationaux23.
20Enfin, un dernier modèle de culture combattante fortement présent dans ce livre a trait à la nation armée. Réalisation lointaine des préconisations que Machiavel indiquait dans l’Art de la guerre, afin de faire porter sur le citoyen la charge et la responsabilité de la défense de la cité, elle apparaît en France dans la période révolutionnaire (contributions de Laurent Brassart et Bernard Gainot), la nation armée devient le moteur de la guerre juste, celle menée contre les tyrans. La culture militaire devient, jusqu’à aujourd’hui peut-être, l’un des vecteurs essentiels du patriotisme. L’esprit de sacrifice imprègne les combattants de la Grande Guerre, mais dans l’Europe d’après-guerre, il ne quitte plus le discours patriotique de chaque État-nation en butte à l’agression d’un voisin. La culture du combattant devient celle de la nation devenue martyre, qu’il s’agisse de la Serbie de 1915 ou de la Pologne de 1939. L’esprit de sacrifice s’inscrit également dans les mémoires des identités combattantes, dans celles des anciens combattants qui font valoir leurs droits, qu’ils aient combattu pour défendre le sol national ou dans les causes perdues des conflits de décolonisation.
21Objet d’histoire, la notion d’identité et de culture combattantes est un concept en profonde mutation, comme a commencé à le montrer cet ouvrage qui, à lui seul, ne peut en englober tous les aspects. Cette mutation est le corollaire des changements techniques et technologiques, mais aussi et peut-être surtout de la représentation que les combattants se font de la guerre. L’identité combattante peut-elle être la même pour un combattant des tranchées ou le pilote d’un avion bombardier, ou encore pour un conducteur de drone ? La culture combattante signifie-t-elle la même chose pour celui qui prend part au combat dans une Europe livrée à la guerre permanente, au xviie siècle, ou pour le citoyen d’un espace politique européen qui, depuis 1945, refuse et ignore la guerre sur le continent ? Tout indique, enfin, que les formes de cultures combattantes sont aujourd’hui et demeureront multiples (soldats professionnels, combattants des sociétés militaires privées, guérilleros de tous âges), ce qui doit fournir matière à recherche sur la constitution des identités combattantes.
Notes de bas de page
1 Pour ne citer que quelques exemples, après George Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1990, on peut faire référence, entre autres ouvrages, à Jean-Jacques Becker, Jay Winter, Gert Krumeich, Annette Becker, Stéphane Audoin-Rouzeau (dir.), Guerre et cultures, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1994 ; Stéphane Audoin-Rouzeau, A. Becker, 14-18. Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000 ; Frédéric Rousseau, La Guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Seuil, 2003 [2e éd.].
2 Pour la période moderne, voir les nombreux titres cités dans l’introduction de cet ouvrage. Pour la Deuxième Guerre mondiale, voir parmi les premiers ouvrages incluant l’approche culturelle, Paul Fussel, À la guerre. Psychologie et comportements pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Seuil, 1992 ; Omer Bartov, L’Armée d’Hitler. La Wehrmacht, les nazis et la guerre, Paris, Hachette, 1999.
3 Ajoutons aux ouvrages cités en introduction : Hervé Drévillon, L’individu et la guerre. Du chevalier Bayard au soldat inconnu, Paris, Belin, 2013.
4 André Loez, « Militaires, combattants, citoyens civils : les identités des soldats français en 1914-1918 », Pôle Sud. Revue de science politique de l’Europe méridionale, 36, 2012/1, p. 67-85.
5 Alexandre Lafon, La camaraderie au front : 1914-1918, Paris, Armand Colin/Ministère de la Défense, 2014.
6 Pour la critique d’une approche considérée comme globalisante de la culture de guerre portée par l’« école de Péronne », voir Philippe Olivera, Emmanuelle Picard, Nicolas Offenstadt, Frédéric Rousseau, « À propos d’une notion récente : la “culture de guerre” », dans Frédéric Rousseau (dir.), Guerres, paix et sociétés, 1911-1946, Neuilly, Atlande, 2004, p. 667-674.
7 Il ne s’agit nullement ici de lier le thème de l’impopularité du système des milices dans la France du xviiie siècle au débat historiographique opposant les tenants du « consentement » et celui de la « contrainte » dans la Grande Guerre. Voir à ce sujet l’article d’Antoine Prost à propos du livre 14-18. Retrouver la guerre, mentionné plus haut : « La guerre de 1914 n’est pas perdue », Le Mouvement social, 2, 2002.
8 Jean-Paul Bertaud, Guerre et société en France de Louis XIV à Napoléon Ier, Paris, Armand Colin, 1998, p. 184.
9 Ibid., p. 184-195.
10 Odile Roynette, « Unité et diversité : le vocabulaire des combattants français de la Première Guerre mondiale sous le regard des linguistes », Michaël Bourlet, Yann Lagadec, Erwan Le Gall (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 161-173.
11 Joël Cornette, Le roi de guerre. Essai sur la souveraineté dans la France du grand siècle, Paris, Payot, 2000 [1993], p. 294.
12 Hervé Drévillon, L’impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, Tallandier, 2005.
13 Sur ce thème, voir Jacques Godechot, La Grande Nation, Paris, Aubier, 2004 (rééd.).
14 André Bach, L’Armée de Dreyfus. Une histoire politique de l’armée française de Charles X à l’« Affaire », Paris, Tallandier, 2004, p. 79-80.
15 Annie Crépin, Histoire de la conscription, Paris, Gallimard (Folio histoire), 2009, p. 111-112.
16 Voir supra, la contribution de Michaël Bourlet, Yann Lagadec et Erwan Le Gall.
17 Yann Lagadec, « L’approche régionale, quelle pertinence ? Le cas des combattants bretons dans la Grande Guerre », Michaël Bourlet, Yann Lagadec, Erwan Le Gall (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, op. cit., p. 29-69.
18 Benjamin Deruelle, « “Faire bonne guerre”. Idéal chevaleresque, comportements guerriers et régulation sociale dans la bataille de Dreux (1562) », Ariane Boltanski, Yann Lagadec, Franck Mercier (dir.), La bataille. Du fait d’armes au combat idéologique, xie-xixe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 109-122.
19 Nicolas-Rémond Des Cours, Les véritables devoirs de l’homme d’épée, Amsterdam, Adrian Braakman, 1697, p. 5-12.
20 Louis Philippe, comte de Ségur, Mémoires ou souvenirs et anecdotes, Paris, 1826.
21 Edmond Dziembowski, La Guerre de Sept Ans, Paris, Perrin, 2015, p. 447-452.
22 Robert M. Citino, « The German Way of War Revisited », Frédéric Dessberg, Christian Malis, Isabelle Davion (dir.), Les Européens et la guerre, Paris, Publications de la Sorbonne (Guerre et Paix), 2013, p. 247-264.
23 On peut lire, par exemple, l’article de deux sociologues, Claude Weber et Saïd Haddad, « Les forces françaises au Liban : un mandat dans l’ombre du passé. Perceptions et coopérations dans le cadre d’un contexte multinational : le cas de la FINUL », Frédéric Dessberg, Christian Malis, Isabelle Davion, op. cit., p. 297-320.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/CREC Saint-Cyr
Frédéric Dessberg : agrégé et docteur en histoire, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est en détachement aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan où il enseigne l’histoire des relations internationales. Titulaire d’une Chaire européenne Jean Monnet, il est également responsable du pôle « Défense et sécurité européennes » au CREC Saint-Cyr, membre de l’UMR SIRICE et du Labex EHNE. Ses recherches portent sur la politique de la France en Europe centrale et orientale entre les deux guerres mondiales et sur les coopérations militaires. Il a notamment publié Le triangle impossible. Les relations franco-soviétiques et le facteur polonais dans les questions de sécurité en Europe, 1924-1935 (Berne, PIE-Peter Lang, 2009) ; et codirigé Les horizons lointains de la politique extérieure française avec Éric Schnakenbourg (Berne, PIE-Peter Lang, 2011) ; et Les européens et la guerre avec Isabelle Davion et Christian Malis (Paris, Publications de la Sorbonne, 2013).
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