Conclusion. Écarts, interstices, déplacements
p. 161-163
Texte intégral
1Au terme de ce recueil, la matrice foucaldienne semble étendue à l’infini. Qu’elle soit travaillée pour elle-même (comme dans l’essai de reconstitution des sources libérales de la biopolitique au chapitre 5), analysée dans ses extensions (au chapitre 1 sur les relations entre folie et protestantisme) ou évaluée à l’aune de ses usages multiples (dans le chapitre 4 sur la fabrique politique du corps ou dans le chapitre 7 centré sur la circulation des concepts géographiques de Foucault), cette configuration théorique multiforme n’en finit pas de saturer l’horizon des interprétations. En abordant la question du rapport entre savoir et pouvoir, nous avons envisagé la force des propositions foucaldiennes comme des champs d’expérimentation. L’articulation entre les manières de connaître et les façons de gouverner compose, dans l’histoire, un point d’équilibre majeur entre les grands ensembles sociaux, politiques et économiques. Elle est donc le lieu principiel d’où peuvent s’observer des points de bascule, des zones de frottement et des positions de fragilité.
2Nous avons fait le pari, dans cet ouvrage, d’une visée méthodologique. Il s’est agi de considérer la cohérence d’un ensemble conceptuel mouvant dans sa logique pratique de problématisation. Et c’est par la recherche des écarts, des interstices et des déplacements que nous avons envisagé notre parcours de recherche et d’analyse.
3Foucault théorise parfois lui-même les glissements conceptuels : c’est le cas lorsqu’il étudie le passage du disciplinaire à la biopolitique (chapitre 4). L’interprétation n’est pas close pour autant. Jamais le philosophe ne ferme complètement son système d’explication. Et c’est ainsi que la reconstitution du rapport entre biopolitique, libéralisme et asservissement (chapitre 5) est une possibilité crédible d’extension des propositions éparses faites par Foucault. La force intrinsèque de la biopolitique, telle que l’a imaginée Foucault, réside précisément dans cette capacité d’aligner un projet politique (i. e. celui d’un contrôle général des populations par l’État) sur une ambition économique (i. e. celle d’une naturalisation forcée des rapports sociaux).
4Les usages, plus ou moins maîtrisés, des concepts foucaldiens sont l’occasion d’une autre forme d’épreuve dans les écarts et les interstices. C’est ainsi que les notions les plus travaillées par Foucault (comme l’hétérotopie dans le chapitre 7) sont les plus à même de fournir des interprétations convaincantes, robustes, ajustées aux différents corpus d’archives. Il en va de même de l’épistémè, concept clé de l’ouvrage Les mots et les choses. Mise à l’épreuve de ses limites même (i. e. de son dépassement), la notion peut expliquer la promotion, au xvie siècle, d’une politique agricole gouvernementale (chapitre 2) ; elle offre également une vue éclairante sur la transition épistémique qui s’opère, au début du xviie siècle, dans le répertoire des lectures du monde (chapitre 3). Ici, l’histoire religieuse s’impose comme un opérateur de basculement dans les grands équilibres des structures de savoirs. Le protestantisme a participé à la perturbation de l’ordonnancement des connaissances : il a remis en question le rapport à la folie (chapitre 1) et il a accéléré la dissolution de l’analogisme. Les points d’appui de la Réforme ont été variés : de la pauvreté à la mobilisation de la nature, du magnétisme aux logiques de causalité. Le passage à la modernité suit des voies détournées : les écarts ne semblent pas importants, les amalgames entre représentations du monde restent un temps possibles, les craquements ne sont pas immédiats. Cependant, inexorablement, les points de rupture cèdent.
5Cette logique des déplacements et des interstices anime toutes les recherches de Foucault sur la façon dont les cadres de connaissance sont fixés, travaillés, déployés, mis en œuvre. Ce qui intéresse le philosophe, ce ne sont pas les formes locales de constitution des savoirs, mais les conditions de possibilité de leur existence. Cette ambition-là l’inscrit dans l’épistémologie historique française (chapitre 6) ; là encore, sa fidélité est aussi faite de déplacements subreptices ou de transitions discrètes. L’histoire de la vérité, qu’il esquisse dans ses cours au Collège de France, poursuit le même effort théorique qu’il s’est imposé dans ses ouvrages. Il assume un écart vis-à-vis de la norme épistémologique en refusant de condamner les jeux de vérité qui ne seraient pas appuyés sur les pratiques scientifiques. Il tente de reconstituer un immense système de dire-vrai qui inclut tous les discours soutenant la production d’une vérité. Ensuite, seulement, il opère une distinction entre des régimes de vérité qui ne sont pas tous soutenus par la même force du probatoire. Et la vérité scientifique, par les contraintes qu’elle fait peser sur des énoncés toujours référés au réel, prend place dans un répertoire impressionnant de pratiques du dire-vrai. Foucault produit ici un déplacement épistémologique sensible en rendant à l’exercice de vérité sa généralité quasi anthropologique.
6Au final, la politique des écarts, dont nous avons tenté de donner ici un aperçu au travers du rapport savoir/pouvoir, informe une pratique de recherche toujours d’actualité. C’est peut-être cet effort de décentrement et de décalage, cette ambition de constituer historiquement des schèmes d’intellection relativement larges, qui constituent l’héritage foucaldien le plus précieux. Il s’agit de poursuivre et d’étendre cette exigence du déplacement, de s’astreindre à la cartographie minutieuse des intervalles, ces « micro-mondes1 » dans lesquels s’inventent de nouvelles articulations entre les formes de gouvernement et les désirs de connaissance. L’enjeu n’est pas seulement heuristique, il est indiscutablement politique. C’est en puisant dans les expériences interstitielles émancipatrices qu’il sera possible de réinvestir la force subversive des savoirs.
Notes de bas de page
1 Francis Chateauraynaud, Josquin Debaz, Aux bords de l’irréversible. Sociologie pragmatique des transformations, Paris, Pétra, 2017, p. 558-564.
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