Introduction. La texture politique des savoirs
p. 7-20
Texte intégral
« Il s’agit de savoir ce que nous pouvons faire avec Foucault, ce que nous pouvons faire de Foucault, aujourd’hui. Foucault disait à peu près que “la fidélité à la philosophie des Lumières n’est pas la fidélité à une doctrine, mais la fidélité à une attitude”, l’attitude critique. Est-il possible de perpétuer une attitude critique, et de l’instituer efficacement, c’est-à-dire collectivement, dans le monde intellectuel et le monde social ? »
Pierre Bourdieu
« Notre science dans son ensemble, en dépit de toute sa froideur, de sa liberté à l’égard de l’affect, est encore tributaire de la séduction trompeuse du langage […]. »
Friedrich Nietzsche, Éléments pour la généalogie de la morale, Premier traité, 13.
1Postérité(s). L’œuvre de Michel Foucault interroge. Commencé dans les archives de la folie, poursuivi le long des grandes découpes du savoir moderne, lancé sur les traces des pratiques disciplinaires, interrompu en pleine recomposition des sexualités, ce travail immense impressionne. Si on ajoute la publication des Dits et écrits et l’édition des cours, c’est un répertoire immense de concepts, d’enquêtes, de propositions et d’esquisses qui a émergé depuis la mort de Foucault en 1984. Mais comment donner un sens à ce qui se donne à voir comme une diaprure analytique, un kaléidoscope philosophique, un registre d’expérimentations pour les sciences sociales ? Chercher une unité, même fragile, ne serait-il pas vain ? On sait la volonté du philosophe de jouer sur les identités. On se rappelle ainsi qu’au seuil de L’archéologie du savoir, Foucault réclamait le droit à la fuite, au déplacement, à la dispersion :
Eh quoi, vous imaginez-vous que je prendrais à écrire tant de peine et tant de plaisir, croyez-vous que je m’y serais obstiné, tête baissée, si je ne préparais – d’une main un peu fébrile – le labyrinthe où m’aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des terrains, l’enfoncer loin de lui-même, lui trouver des surplombs qui résument et déforment son parcours, où me perdre et apparaître finalement à des yeux que je n’aurai jamais plus à rencontrer. Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état-civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse tranquille quand il s’agit d’écrire1.
2Faut-il donc se résoudre à ne voir dans les écrits de Foucault qu’une série fragmentée de travaux sans cohérence ni direction ? Convient-il d’admettre, une fois pour toutes, que le philosophe n’a fait qu’emprunter des voies qui ne se recoupent jamais ? Judith Revel a proposé de dépasser l’opposition cohérence/dispersion chez Foucault. Elle suggère que « les thèmes de la discontinuité et de la différence », rencontrés chez Gilles Deleuze, entraînent le philosophe vers un type d’analyse « qui n’est thématisé que dans les dernières années de sa recherche […]. Il s’agit de la notion de problématisation2 ». L’enjeu est de questionner des « objets », des « règles d’action » ou des « modes de rapport à soi » pour dégager « leur forme historiquement singulière3 ». Ce qui se joue dans cet écart soudainement ouvert entre l’analyse et les problèmes ainsi constitués, c’est l’instauration d’« une distance critique4 » et, simultanément, l’effort déployé pour reconnaître à la notion de vérité sa densité historique5.
3S’il existe une unité sous-jacente à l’œuvre de Foucault, elle ne se situe donc pas dans la cohérence d’une philosophie déjà là ; elle ne s’impose pas comme un cadre précontraint au sein duquel se déplieraient des schèmes d’analyses soigneusement hiérarchisés. En revanche, par-delà le foisonnement des objets saisis, le point convergent des analyses réside dans une même exigence méthodologique. Foucault ne se contente pas d’aborder des thèmes peu fréquentés par les philosophies (la folie, la prison…), il s’impose des pas de côté, des décalages, des écarts. Jean-François Bert a très bien montré que cette politique de la distance avait été forgée à la lecture des anthropologues du début du xxe siècle :
En l’obligeant sans cesse à produire du décentrement et de la déprise, l’ethnologie lui donnera les moyens de diagnostiquer la contingence de certains objets, phénomènes ou pensées ; de mettre au jour des décalages, des interstices, des déviances qui structurent nos sociétés ; mais aussi d’identifier, dans sa radicale singularité et donc dans sa différence, notre présent. En un mot de penser autrement que l’on ne pense6.
4Cet ouvrage propose de saisir la question de l’écart, de la distance et de l’intervalle dans le rapport entre savoir et pouvoir chez Michel Foucault. Plutôt que de constituer un problème unique reconfiguré par un jeu de concepts cohérents, ce livre prend le parti d’une dispersion des thèmes, d’une pluralité des enjeux, d’une diversité des objets. Les articulations entre les façons de connaître et les manières de gouverner sont particulièrement propices à cette politique du décalage et de l’interstice. Puisqu’il s’agit précisément de restituer des points de contact, des zones de frictions, la problématisation par la prise de distance (temporelle, conceptuelle, pratique) s’impose comme une méthode idéale.
5Foucault s’est obstiné à détailler les différentes articulations possibles entre savoir et pouvoir ; les analyses qu’il a produites connaissent une impressionnante longévité. Les deux termes ne se subsument pas, ni ne se remplacent (ce qui relèverait alors d’un pur relativisme incapacitant et qui n’a jamais été le projet de Michel Foucault). Il s’est bien plutôt agi, pour le philosophe, de reconsidérer les parcours généalogiques sur le long terme des opérations de connaissance et de celles de l’action politique dans leurs mouvements successifs, synchroniques et diachroniques. C’est ce jeu entre des formes spécifiques et différentes de considérer le monde et d’agir sur lui que Michel Foucault s’est donné pour tâche de détailler, de démonter et de recomposer. Cette position de carrefour explique, au moins en partie, la mobilisation massive et parfois peu précautionneuse du philosophe et de ses concepts. L’une des ambitions de ce recueil de textes est précisément de reconsidérer les apports des travaux de Michel Foucault, mais aussi toutes les expériences plus ou moins maîtrisées d’assimilation aux problématiques contemporaines du rapport savoir/pouvoir. Car la tentation est grande parfois, chez certains essayistes pressés, de détacher le verbe foucaldien de sa gangue conceptuelle pour le plaquer sur des situations ou des phénomènes rappelant l’articulation entre l’agir et le connaître. Sans exciper d’une position de surplomb que rien ne justifierait, il ne me semble pas inutile d’opérer un retour critique sur certains usages de Foucault. Et j’entends ici critique au sens précis que le philosophe donnait à ce qui s’apparente à une éthique intellectuelle exigeante : « Une critique ne consiste pas à dire que les choses ne sont pas bien comme elles sont. Elle consiste à voir sur quel type d’évidences, de familiarités, de modes de pensée acquis et non réfléchis reposent les pratiques que l’on accepte7. » Les opérations de décalage, et d’investissement des interstices prônées par Foucault supposent, précisément, une juste appréciation des concepts proposés, de leur portée, de leurs potentialités et de leurs limites.
6À l’inverse des utilisations opportunistes ou négligentes des propositions foucaldiennes, la posture révérencieuse n’est pas plus enviable. Il faut admettre que Michel Foucault n’a pas eu raison sur tout, qu’il n’a pas produit une clé analytique universelle qui permettrait d’ouvrir toutes les serrures problématiques du rapport savoir/pouvoir. Cette désacralisation est une chance pour faire fructifier l’héritage foucaldien bien au-delà du seul corpus (déjà substantiel) qu’il a légué. Il est donc nécessaire de rendre Foucault étranger à lui-même, de transporter (avec raison et méthode) ses concepts sur des terrains empiriques qu’il n’avait même pas imaginés ou qu’il n’a pas eu le temps d’aborder. La belle étude que Jacques Dalarun consacre au gouvernement au Moyen Âge constitue le parangon de l’enquête historique exigeante dépaysant le corps de concepts forgés par Foucault pour lui trouver une réarticulation médiévale impressionnante dans l’analyse du gouvernement par le service8. Dans le même esprit d’une œuvre toujours à saisir dans son incomplétude principielle, les récentes propositions d’Arnault Skornicki sur la théorie foucaldienne de l’État, reconstituée à partir de quelques lignes de fuites, signalent toutes les potentialités d’une lecture désacralisée des propositions du philosophe9.
7Il faut reconnaître que la voie choisie entre un trop grand respect du canon foucaldien et son usage mal maîtrisé est étroite. En témoigne la tentative ratée, par Geoffroy de Lagasnerie, de faire de Foucault un penseur du néolibéralisme comme mise à l’épreuve des concepts politiques classiques10. C’est que si elle se donne dans une plasticité certaine, la pensée du philosophe n’est pas étirable à l’infini ; elle connaît des points de rupture évidents au-delà desquels les usages relèvent au mieux de l’histoire contrefactuelle.
8Passage(s). Les textes de ce recueil oscillent donc entre une tentative d’extension du domaine foucaldien et une évaluation de ses usages dans des domaines variés des sciences sociales. Il s’agit, en somme, d’user de Foucault plutôt que de l’user. On s’attardera donc ici sur toutes les manières d’engager les propositions du philosophe dans des champs inattendus, imprévus, de faire retour sur des usages plus ou moins cohérents, de discuter leurs prolongements, d’investir les écarts ménagés, de proposer des lignes de fuite ; on tentera de repérer des structurations d’ensemble, des logiques que les fragmentations éditoriales ont parfois rendues floues ; on esquissera aussi les filiations intellectuelles dans lesquelles Foucault s’est inscrit ainsi que celles qu’il a générées. La sinuosité des lignes envisagées, l’épaisseur des champs traversés, les détours disciplinaires entrepris sont autant de mises à l’épreuve d’une pensée, d’expérimentation de la politique de l’écart. Car, et c’est un élément que la structure du présent ouvrage entend rappeler avec force, le questionnement de Foucault sur les rapports entre savoir et politique résulte d’une très longue maturation par-delà la diversité des thématiques abordées. Le philosophe n’a jamais cessé, depuis sa thèse sur l’histoire de la folie jusqu’à ses ultimes travaux sur l’histoire de la sexualité, de saisir à bras-le-corps ce passage de la connaissance à l’exercice du pouvoir. Il a ainsi dissipé les remugles couvrant les vieilles catégories nosographiques pour sonder l’épaisseur d’une conscience politique inscrite dans les chairs soumises au regard du clinicien. Il a reconstruit les stratifications épochales donnant leur cohérence intrinsèque aux savoirs et à leur condition de possibilité. Foucault s’est également longuement attardé sur la chaîne qui menait du découpage des savoirs à leur capture politique au profit d’un segment limité de la population. Il a également mis au jour le transfert de la parole confessée vers les aveux de la chair par la voie scientifique d’une scientia sexualis appelant la parole ininterrompue d’un dire-soi érotique. Même en ne retenant que les ouvrages publiés du vivant du philosophe, c’est un kaléidoscope d’interprétations variées et puissantes qui semblent saisir le doublet savoir/pouvoir. Comme si la pulsion scopique entourant les liens complexes entre l’agir et le connaître ne pouvait être saisie que par le foisonnement des cadres d’analyse. Cette frénésie d’intellection n’est d’ailleurs pas sans lien avec le travail de reconfiguration conceptuelle auquel s’attaque Michel Foucault. Le danger des termes « savoir » et « pouvoir » est qu’ils tendent à l’hypostasie la plus sclérosante. Précisément toute l’œuvre du philosophe a consisté à se déprendre de ces réifications ; Maurice Blanchot l’avait précisé en quelques lignes cinglantes :
Savoir, pouvoir, vérité ? Raison, exclusion, répression ? Il faut bien mal connaître Foucault pour croire qu’il se contente de concepts aussi simples ou de liaisons aussi faciles. Si nous disions que la vérité est elle-même un pouvoir nous ne serons guère plus avancés, car le pouvoir est un terme commode pour la polémique, mais presque inutilisable tant que l’analyse ne lui aura pas retiré son caractère de fourre-tout11.
9Découpage(s). Foucault n’a jamais proposé une définition immarcescible du savoir et du pouvoir. Sans tomber dans le jeu d’un changement de pied permanent qui aurait rendu inopérante la critique à son endroit, le philosophe s’est efforcé d’affiner, continuellement, les concepts avec lesquels il travaillait. Il n’est pas inutile, au seuil de ce recueil, de cerner la pratique notionnelle de Foucault. Bien sûr, dès l’Histoire de la folie, les opérations de connaissance ne sont pas au centre de l’analyse ; c’est d’abord le geste d’exclusion qui intéresse le philosophe. Mais, latéralement, la consistance des savoirs émerge comme un sujet d’interrogation. C’est ainsi que l’effondrement de la « hiérarchie verticale » qui structurait le rapport à la folie à l’époque classique laisse place, au xixe siècle, à un « domaine » colonisé simultanément par « la psychologie et la morale », rendant du même coup la « “psychiatrie scientifique” […] possible12 ». C’est donc sous l’empire d’une autonomisation progressive des champs de connaissance que la question du savoir émerge dans l’œuvre de Foucault. Le découpage des savoirs, l’établissement de leurs frontières et leurs subsumations deviennent alors le plan d’analyse à partir duquel il est possible de penser leur composition historique. Naissance de la clinique impose l’ordre et l’articulation des manières de connaître comme le point central de la démarche foucaldienne. C’est moins la structure interne des savoirs qui importe que « les conditions de possibilité de l’expérience médicale13 ». Dans le feuilleté des pratiques, dans l’infini quadrillage des nosographies, dans l’ordonnancement des symptômes, un espace s’ouvre, qui rend lisibles des savoirs requis, soutenus, mobilisés, défendus. Et cette logique de devenir une méthode – l’archéologie – permettant, dans Les mots et les choses, de recomposer les grandes structures de connaissances qui, dans l’histoire, affirment une cohérence sourde entre des éléments en apparence hétérogènes. L’épistémè, cette saisie épochale des matrices de savoir, constituera la conceptualisation la plus puissante – mais aussi la plus difficile à mettre en œuvre – que Foucault proposera pour comprendre la logique de formation et de perpétuation des connaissances. L’archéologie du savoir, en suggérant une gradation fine menant du savoir comme domaine composé d’objets offerts à l’analyse et au discours, à la science comme coagulation spécifique et formalisée d’une pratique discursive14, achèvera la construction d’un cadre analytique aux exigences heuristiques tellement élevées et sévères qu’il intimidera jusqu’à son concepteur. Malgré tout, l’idée d’une autonomie relative des façons de connaître (incluant sans la recouvrir totalement la notion de discipline) continue d’alimenter les problématiques que forge Michel Foucault tout au long des années 1970. Histoire de la sexualité, qu’il entreprend en 1976, prend bien appui sur cette force du découpage dans l’épaisseur des connaissances, mais elle affronte directement la question des conditions sociales et économiques qui rendent un certain type de savoirs (ceux centrés sur la sexualité) non seulement possible, mais absolument nécessaire :
Avançons l’hypothèse générale du travail. La société qui se développe au xviiie siècle – qu’on appellera comme on voudra bourgeoise, capitaliste ou industrielle – n’a pas opposé au sexe un refus fondamental de le reconnaître. Elle a au contraire mis en œuvre tout un appareil pour produire sur lui des discours vrais. Non seulement, elle a beaucoup parlé de lui et contraint chacun à en parler ; mais elle a entrepris d’en formuler la vérité réglée. Comme si elle suspectait en lui un secret capital. Comme si elle avait besoin de cette production de vérité. Comme s’il lui était essentiel que le sexe soit inscrit, non seulement dans une économie du plaisir, mais dans un régime ordonné de savoir15.
10Nœud(s). Ce qui organise l’analyse de Foucault, ce sont précisément les différentes façons dont le savoir et le pouvoir se lient. Car chez le philosophe – et contrairement à une antienne postmoderne aussi lancinante que faussement radicale – les espaces des pratiques savantes et politiques sont d’abord distincts. Ils ne peuvent être reliés dans des institutions ou des pratiques spécifiques que parce qu’ils sont initialement détachés l’un de l’autre. L’une des grandes opérations heuristiques que Michel Foucault s’est efforcé de mener tout au long de son œuvre est celle qui consiste à repérer les nouages serrés de relations savoir/pouvoir, toutes ces formes cristallisées, essentialisées, rendues évidentes par leur propre efficace. Il a non seulement pointé cette fausse naturalisation des liens reliant façon de connaître et manière d’agir, mais il a, de surcroît, proposé de défaire ces ligatures pour mieux repérer ce qui a rendu possible leur solidarité. Ainsi, dans Surveiller et punir, Foucault s’interroge sur l’importance de l’« examen » capable de combiner « les techniques de la hiérarchie qui surveille et celles de la sanction qui normalise16 ». Instrument de la discipline, l’examen fait se rejoindre « la cérémonie du pouvoir et la forme de l’expérience » ; il incarne la « superposition des rapports de pouvoir et des relations de savoirs […]17 ». Ce rituel spécifique d’évaluation des connaissances est, dans le même temps, l’apprentissage d’une norme. L’examen opère comme un régulateur des manières de faire et de connaître, comme un outil de conformation à des attentes extérieures. Et Foucault d’insister sur l’importance de cette pratique dans sa double dimension articulatoire du savoir et du pouvoir :
On fait l’histoire des expériences sur les aveugles-nés, les enfants-loups ou sur l’hypnose. Mais qui fera l’histoire plus générale, plus floue, plus déterminante aussi, de l’« examen » – de ses rituels, de ses méthodes, de ses personnages et de leur rôle, de ses jeux de questions et de réponses, de ses systèmes de notation et de classement ? Car dans cette mince technique se trouvent engagés tout un domaine de savoir, tout un type de pouvoir18.
11Sous l’apparente banalité d’un exercice routinisé de la pédagogie gît l’un des nœuds importants qui combinent une attente de connaissance et une exigence de contrôle. L’intérêt de se focaliser sur des pratiques concrètes réside précisément dans cette attention aux « minces » procédures articulatoires qui structurent nos vies et organisent nos existences. L’enquête sur les écarts suppose donc de s’intéresser aux pratiques peu visibles, occultées par les rapports de domination, oubliées, aussi, parfois, par l’historiographie. Ce que suggère Foucault, in fine, c’est que ces opérations de nouage ne sont pas d’abord théoriques. Elles n’existent pas comme des constructions abstraites imposées d’en haut par un pouvoir omniscient. Elles passent au contraire par des actions concrètes et des rituels rendus invisibles par leur itération infinie.
12Ces articulations du savoir/pouvoir ne sont pas seulement l’apanage d’une domination disciplinaire qui viserait les corps et leurs assujettissements. Elles sont présentes dans toutes les configurations que prend le pouvoir lorsqu’il s’exerce, mais ont des formes variées et reconnaissables en fonction du type d’objet visé. Surtout, ce que Foucault met au jour derrière la diversité des nouages serrés, c’est cette capture du savoir pour que s’exerce le pouvoir. Au fond, si les techniques ritualisées d’articulation du savoir/pouvoir sont si discrètes, si fines et si impalpables, c’est précisément parce qu’elles doivent dissimuler une prédation des connaissances pour que le pouvoir s’exerce davantage et mieux, quelles que soient sa localisation et sa virulence. Dans La volonté de savoir, Foucault décrit l’émergence de deux formes de pouvoir : la première, à partir du xviie siècle, est une « anatomo-politique » visant les corps (la discipline), la seconde, au xviiie siècle, est une « biopolitique des populations19 ». À chaque fois, l’exercice du pouvoir a consisté, entre autres choses, en une prise délibérée sur les connaissances. Le pouvoir disciplinaire s’exerce ainsi en utilisant les ressources de la médecine ou de l’économie pour s’informer sur les meilleures façons de dresser les corps à son avantage. La biopolitique requiert des connaissances démographiques, hygiénistes, biologiques. Dans les deux cas, les savoirs ne sont pas seulement des corpus mis au service d’une puissance d’agir ; ils sont construits et prélevés, établis et absorbés. Ce n’est donc pas la causalité qui organise la jonction entre le savoir et le pouvoir. S’il y a une nécessité qui rend leur articulation indispensable, elle est à chercher du côté du discours, de ce qu’il énonce, de ce qu’il dissimule, de ce qu’il fait et fait faire. Le langage est à la fois ce qui crée les écarts, les pas de côté dans la manière de problématiser les situations, mais il est également ce par quoi la jonction devient possible.
13Langage(s). Dans l’épaisseur de l’œuvre foucaldienne, la trame politique des savoirs est appréhendée par le langage. Et finalement, on verra dans ce recueil que c’est en reposant la question de la commensurabilité des manières de dire (la vérité, le pouvoir, le vrai, la science, la puissance) que Foucault forge les conditions d’analyse d’une texture toujours opaque d’articulations entre savoirs et pouvoirs. Dans Les mots et les choses, le philosophe avait souligné que l’épistémè classique correspondait à ce moment très particulier de l’histoire où
la tâche fondamentale du « discours » classique, c’est d’attribuer un nom aux choses, et en ce nom de nommer leur être. Pendant deux siècles, le discours occidental fut le lieu de l’ontologie. Quand il nommait l’être de toute représentation en général, il était philosophie : théorie de la connaissance et analyse des idées. Quand il attribuait à chaque chose représentée le nom qui convenait et que, sur tout le champ de la représentation, il disposait le réseau d’une langue bien faite, il était science – nomenclature et taxinomie20.
14Superposition entre le savoir et le langage, donc. Mais ce recouvrement n’est pas sans conséquence pour les connaissances. Le rapport entre linguistique et sciences sociales est l’occasion, pour le philosophe, de préciser la place du langage dans l’activité savante au siècle des Lumières. Si l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert « a été bâtie comme un dictionnaire de mots », c’est d’abord pour « pouvoir donner une image, un profil, un tableau et un monument de la civilisation et de la société au xviiie siècle21 ». Foucault voit dans cette saisie première par la langue des conditions d’existence et de connaissance un « décalage » qui a toujours existé entre la langue et les sciences sociales22, la première opérant à un niveau de réflexivité que n’avaient pas les secondes. C’est une question ancienne et entêtante chez Foucault que celle du retour sur soi et de ce qu’on énonce comme vérité. Dès les années 1960, il prend garde à ne pas survaloriser la réflexivité du discours qui risque « de reconduire l’évidence du dehors à la dimension de l’intériorité23 ». Le langage est gonflé de sédiments culturels, politiques et sociaux qui cristallisent des conduites, des manières de faire, des habitudes.
15Le langage est donc une opportunité pour produire des savoirs conscients des configurations politiques qui les portent et les forment. Mais il n’est jamais assuré de ne pas les transporter avec lui, quand bien même il serait informé des conditions de sa genèse. Il y a là, chez Foucault, une crainte toujours répétée de cette capture politique des connaissances que la critique et la réflexivité ne parviendront jamais à complètement réduire. Dans « La vie des hommes infâmes », texte éclatant sur le repliement des corps dans l’épaisseur de l’écriture punitive, Foucault souligne l’importance fondamentale des lettres de cachet qui sont la première possibilité d’expression écrite et ritualisée du plus grand nombre. Mais ce discours est contraint « dans un dispositif de pouvoir bien défini » puisqu’il s’agit de donner « la possibilité d’une intervention souveraine24 ». Cette machine normative bavarde est consubstantielle à la « constitution de nouveaux savoirs », ceux-là mêmes qui transportent avec eux « une grille d’intelligibilité que l’Occident a entrepris de poser sur nos gestes, nos manières d’être et de faire25 ».
16La texture politique des savoirs, c’est donc ce langage qui s’ordonne comme la possibilité de tenir un discours sur les êtres et les choses, et, par là même, de s’en saisir, de les gouverner et de les contrôler.
17Ce recueil d’études envisage donc le savoir/pouvoir en lien avec les conditions de leur formulation discursive. Car, nous dit Foucault, il n’y a nulle possibilité pour le savoir de s’extraire du langage qui lui donne corps. Et comme ce langage est celui qui dit aussi le pouvoir, les possibilités d’une captation sont toujours présentes, à défaut d’être systématiquement activées.
18Strate(s). Le présent recueil est organisé selon des strates qui recoupent l’élaboration de l’œuvre foucaldienne. Plutôt que de saisir frontalement un corpus qui s’est donné dans une hétérogénéité relative, les études proposées abordent les articulations du savoir et du pouvoir sous des angles variés. L’enjeu n’est pas d’appliquer une grille qui aurait été élaborée par Foucault sur des objets divers. Il s’est agi, bien plutôt, de mettre à l’épreuve des propositions et des concepts, de mesurer les effets produits par les travaux théoriques et empiriques du philosophe sur ceux qui s’en sont saisis, de retracer des généalogies prétendument (parfois par Foucault lui-même) fracturées dans l’élaboration des grilles d’analyse. Éprouver l’œuvre de Foucault doit s’entendre dans les deux sens : évaluer sa résistance aux fragmentations empiriques et à la diaprure des domaines investigués, d’une part, ressentir la complexité d’une pensée qui s’est construite per se, avec ses allers-retours, ses abandons et ses reprises impromptues, d’autre part. En ce sens, ce recueil est un parcours dans l’épaisseur des écrits foucaldiens, mais un parcours qui emprunterait des pistes parfois juste esquissées ou des voies qui n’étaient même pas tracées.
19La première partie vise donc à explorer les potentialités des concepts foucaldiens. Les trois chapitres qui la composent se centrent sur la question de la folie et de l’épistémè, cette première période dans l’œuvre de Foucault au cours de laquelle les savoirs sont interrogés dans leur rapport de cohérence et de convergence. J’aborde donc l’histoire de la folie en saisissant les quelques éléments que le philosophe a incidemment notés pour signaler la place singulière de la Réforme protestante dans le grand geste d’exclusion qui construit le partage, à l’époque moderne, entre le fou et le raisonnable. Car quelque chose court sous l’apparente uniformité des rapports entre l’enfermement et l’affirmation d’un savoir positif de l’esprit : un puissant mouvement de sécularisation dont la Réforme pose les premiers jalons. Ici, l’interstice qui sert de point d’appui à l’analyse est creusé dans le texte même de Foucault, au sein des petites anfractuosités qu’il a ménagées en son discours pour interroger le rapport du protestantisme à la folie. Le deuxième chapitre s’empare de la notion d’épistémè, ce socle repérable et robuste de discours qui, jusque dans leurs contradictions, disent l’unité d’une époque. En parcourant l’Europe botanique de Pierre Belon, il est possible de pointer ce moment de basculement au cours duquel l’épistémè de la Renaissance, faite de ressemblance et de conjonctions, cède la place à une science taxonomique des arbres et des végétaux. Dans cette opération mentale, c’est aussi le souci de fournir au souverain des outils cohérents pour la prospérité de son royaume qui est à l’œuvre. Cette réflexion sur la transition entre les épistémaï se prolonge dans le troisième chapitre, avec l’analyse de la Mecometrie de leyment de Guillaume de Nautonier au début du xviie siècle. Si les jeux de correspondance entre la pierre aimantée et les forces naturelles animent encore la pulsion de connaissance, la structure des relations entre les objets et les savoirs qu’on tire d’eux s’apprête à voler en éclat. En visant les tensions qui travaillent l’épistémè de la Renaissance, je propose d’introduire, à l’intérieur même du système proposé par Foucault, des points de rupture laissant percevoir la dynamique constitutive des savoirs.
20Les deux chapitres suivants, composant la deuxième partie du livre, abordent le passage, chez Foucault, d’une attention portée au corps à un intérêt sur les populations. Il s’agit, dans le quatrième chapitre, de revenir sur les interprétations nombreuses auxquelles ont donné lieu les relectures des rapports entre prises somatiques et pouvoir. Le fait que Foucault ait pensé le corps comme un point d’activation double, en direction du pouvoir et en direction des savoirs, a ouvert la voie à une multitude de possibles heuristiques qui ne cessent de déborder le corps, sans parvenir totalement à circonscrire les nœuds d’articulation du politique et de l’anatomique. Le cinquième chapitre est, lui, consacré à la biopolitique, qui est l’un des concepts génériques du rapport savoir/pouvoir chez Foucault. Mais précisément parce qu’il fait l’objet de multiples interprétations parfois contradictoires, j’envisage un retour sur sa constitution dans le cœur même de l’œuvre de Foucault : en liant la question du libéralisme à celle du gouvernement des populations, le philosophe a proposé, en creux et en pointillé, une lecture corrosive du naturalisme sous-jacent au libéralisme. L’écart, ici, c’est aussi la distance progressive prise avec un objet. Le corps, parce qu’il engageait le système disciplinaire dans une prise individuée, a soudain cessé d’être pertinent. L’extension aux populations constitue non pas seulement un déplacement heuristique, mais également une reconfiguration générale de la problématique. Il fallait, pour Foucault, songer à articuler la politique discplinaire à la biopolitique.
21La troisième partie de l’ouvrage propose, en trois chapitres, une série de réflexions sur la façon dont l’épistémologie, ce savoir sur les savoirs, fait sens dans les écrits de Foucault. Le sixième chapitre s’organise autour de l’héritage épistémologique que Michel Foucault a fait fructifier, celui de Bachelard et Canguilhem, cette philosophie du concept qu’il opposait à la philosophie du sujet. Je propose ensuite, dans le septième chapitre, de retracer les principaux usages des concepts géographiques du philosophe appliqués aux opérations de connaissance. Et l’on verra que l’embarras domine lorsqu’il s’agit de convertir une analytique rigoureuse des modalités de production de savoirs en heuristique passe-partout. Foucault n’a pas été seulement fidèle à une certaine façon de faire de l’histoire – celle qui revendiquait le droit de questionner la cumulativité des savoirs et les conditions générales de leur manifestation –, il a aussi affronté un problème majeur de l’épistémologie avec une grande constance, celui de la vérité. Dans le huitième et dernier chapitre, je retrace, à partir des cours au Collège de France, le point de vue historique que Foucault entend donner au concept de vérité.
22Les écarts et les déplacements se donnent à voir, ici, en trois directions distinctes : il s’agit d’interroger la matrice intellectuelle à partir de laquelle Foucault a pensé son travail épistémologique, de recomposer les usages faits de ses propres concepts (ici l’hétérotopie) et de mesurer ses déplacements successifs autour d’une histoire de la vérité. Ces vues éclatées permettent de délaisser la question de la complétude d’une œuvre ; elles ouvrent en revanche sur l’obsession foucaldienne de se rendre étranger à soi-même dans le travail intellectuel.
23Point de projection et de diffraction d’une œuvre multiforme et complexe, le rapport du savoir au pouvoir n’en finit pas de hanter l’histoire des sciences – et plus généralement toutes les disciplines qui se donnent la production de savoirs comme objet. Michel Foucault a tenté une série de décentrements productifs que ce recueil se propose de restituer dans leur potentialité la plus ouverte qui soit.
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 28.
2 Judith Revel, « La pensée verticale : une éthique de la problématisation », dans Frédéric Gros (dir.), Foucault. Le courage de la vérité, Paris, PUF, 2002, p. 80.
3 Ibid.
4 Ibid., p. 81.
5 Ibid., p. 82.
6 Jean-François Bert, « Michel Foucault défenseur de l’ethnologie. “La magie – le fait social total”, une leçon inédite des années 1950 », Zilsel, 2, 2017, p. 303.
7 Michel Foucault, « Est-il donc important de penser ? », dans Id., Dits et écrits, 2, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 999.
8 Jacques Dalarun, Gouverner c’est servir. Essai de démocratie médiévale, Paris, Alma, 2012.
9 Arnault Skornicki, La grande soif de l’État. Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, Les Prairies ordinaires, 2015.
10 Geoffroy de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Paris, Fayard, 2012.
11 Maurice Blanchot, Une voix venue d’ailleurs, Paris, Gallimard, 2002, p. 127.
12 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 374.
13 Michel Foucault, Naissance de la clinique. Archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963, p. xv.
14 Id., L’archéologie du savoir, op. cit., p. 241-242.
15 Id., Histoire de la sexualité, 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 92-93.
16 Id., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 227.
17 Ibid.
18 Ibid., p. 217.
19 Michel Foucault, La volonté de savoir, op. cit., p. 183.
20 Id., Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1967, p. 136.
21 Id., « Linguistique et sciences sociales », dans Id., Dits et écrits, 1, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 850.
22 Ibid., p. 851.
23 Id., « La pensée du dehors », dans Id., Dits et écrits, 1, op. cit., p. 551.
24 Id., « La vie des hommes infâmes », dans Id., Dits et écrits, 2, op. cit., p. 251.
25 Ibid., p. 248.
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