Chapitre 6. L’épistémologie historique : entre fidélité et déplacements
p. 103-113
Note de l’éditeur
Version remaniée du chapitre « Foucault et l’épistémologie historique : entre fidélité et déplacements », dans Jean-François Bert, Jérôme Lamy (dir.), Michel Foucault, un héritage critique, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 113-123.
Texte intégral
1Parmi les tout premiers textes publiés par Michel Foucault figure une recension de l’ouvrage d’Alexandre Koyré, La révolution astronomique, pour la Nouvelle Revue française (Foucault 1961). Il y décrit le travail de l’historien des sciences comme une dissipation des illusions rétrospectives qui oublient, dans le projet des astronomes du xvie siècle, le « grand projet pythagoricien à l’œuvre1 ». Ce faisant, Foucault ébauche une piste de recherche qu’il ne cessera d’explorer, au moins jusqu’aux années 1970 : la stratification des savoirs rend difficile la saisie historicisée des conditions de leur émergence. Ainsi donc, très tôt dans sa carrière, le philosophe entend poursuivre une voie épistémologique singulière, celle que l’on qualifie d’historique et qui s’est surtout développée en France. Dominique Lecourt a, le premier, esquissé cette configuration intellectuelle dont le triangle principal est composé de Gaston Bachelard, Georges Canguilhem et Michel Foucault. Avec plus de prudence, on ajoute parfois à cette triade les noms d’Alexandre Koyré et de Jean Cavaillès. Qu’est-ce qui relie entre eux ces auteurs ? Le « non-positivisme », répond Dominique Lecourt en 1972 dans son essai intitulé Pour une critique de l’épistémologie2. Un « non-positivisme » s’opposant radicalement à l’idéalisme d’une « science de la science » qui, à force d’homogénéité et d’unité, fait des pratiques scientifiques une abstraction desséchée. S’ajoute à cela un « anti-évolutionnisme » qui refuse la quête des précurseurs3. Voici donc une tradition philosophique soucieuse de tenir un discours historien sur les conditions d’émergence des connaissances. Il s’agit pour nous de savoir comment Foucault s’inscrit dans ce qui semble être une tradition heuristique ancrée. Je me centrerai ici sur ses relations (intellectuelles) avec Bachelard et Canguilhem, qu’il a côtoyés et avec lesquels il a cheminé dans son œuvre. Gaston Bachelard et Georges Canguilhem, qui se sont succédé en Sorbonne à la chaire d’histoire et de philosophie des sciences, occupent une place centrale dans le champ de la philosophie française. Michel Foucault a soutenu sa thèse sous la direction de Georges Canguilhem et Bachelard évoquera en termes élogieux (« votre grand livre4 ») son Histoire de la folie, qui se veut précisément un examen rigoureux de la catégorie « folie » dans la longue durée historienne. Mais il s’agit ici d’autre chose que des marqueurs institutionnels et des signes de sympathie – même s’ils jouent leur rôle dans cet enracinement philosophique. D’une part, je suivrai le fil, solide, d’une fidélité, jamais prise en défaut, à une certaine posture épistémologique non entièrement réductible aux propositions de Bachelard et de Canguilhem, mais s’inscrivant nettement à leur suite. D’autre part, je proposerai, à propos d’un dialogue qui n’a jamais cessé avec Canguilhem, de situer les déplacements que Foucault a opérés dans l’épistémologie historique française, au point de la transformer entièrement.
Les marques d’une fidélité
2Foucault dit et répète sa dette à l’endroit de quelques-uns des philosophes français que l’on peut rapprocher sous le syntagme d’épistémologie historique : Canguilhem, Bachelard, Koyré, Hyppolite sont des marqueurs d’identification intellectuelle auxquels il se rattache avec constance. Dans sa célèbre « Réponse au Cercle d’épistémologie » en 1968, Foucault oppose une histoire de la longue durée attentive à isoler des « strates » objectivables d’évènements, à une histoire des idées détaillant « les phénomènes de rupture ». Ainsi, « Gaston Bachelard a repéré des seuils épistémologiques qui rompent le cumul indéfini des connaissances […] » et Georges Canguilhem « a analysé les mutations, les déplacements, les transformations dans le champ de validité et les règles d’usages des concepts5 ». Mais fondamentalement, « c’est la notion de discontinuité qui a changé de statut6 ». Foucault s’appuie donc sur cette épistémologie de la coupure, du seuil, pour repenser la positivité des discours. Il s’est interrogé, notamment dans Les mots et les choses, sur les nappes discursives cohérentes qui, pour une époque donnée, prenaient un sens spécifique irréductible à d’autres périodes historiques. Ces épistémaï sont cernées par des ruptures abruptes qui nous les rendent inintelligibles. Au fondement donc d’une épistémologie historique inspirée par Bachelard et Canguilhem, il y a l’idée d’une scission dans l’ordre des savoirs. Gaston Bachelard a théorisé l’idée d’une indispensable série de ruptures avec le sens commun pour que la pratique scientifique soit possible, car « c’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles7 ». Le réel n’est discernable et compréhensible qu’une fois ces obstacles franchis. Bachelard poursuit : « On connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation8. » L’historien et philosophe des sciences se donne pour tâche, dans La formation de l’esprit scientifique, d’identifier ces obstacles (notamment le substantialisme, l’animisme, la connaissance unitaire et pragmatique…) et de cerner les ruptures que le chercheur se doit d’effectuer pour produire une connaissance scientifique. On le voit, Foucault s’inscrit bien dans une heuristique bachelardienne (puisqu’il cherche ce qui fracture les socles communs de saisie des phénomènes), mais il s’en éloigne aussi (en étendant au spectre large des opérations de connaissance ce que Bachelard restreint à la connaissance scientifique). Dans L’archéologie du savoir, Foucault précise, plus en détail, le lien qui relie sa pratique archéologique aux propositions bachelardiennes sur la rupture : les « actes et seuils épistémologiques décrits par G. Bachelard […] suspendent le cumul indéfini des connaissances, brisent leur lente maturation et les font entrer dans un temps nouveau, les coupent de leur origine empirique et de leurs motivations initiales, les purifient de leurs complicités imaginaires ; ils prescrivent ainsi à l’analyse historique non plus la recherche des commencements silencieux, non plus la remontée sans terme vers les premiers précurseurs, mais le repérage d’un type nouveau de rationalité et ses effets multiples9 ». Et avant d’entreprendre une mise en forme de la méthode archéologique, Foucault en revient à la pratique bachelardienne d’un « travail négatif » ; il s’agit de « s’affranchir de tout un jeu de notions qui diversifient, chacune à leur manière, le thème de la continuité10 ». Avant même de comprendre l’importance des seuils séparant les épistémaï entre elles, il faut pointer les allants de soi continuistes qui guident, contre lui, l’historien ou le philosophe. Dans un jeu de rapprochement et de distance, Foucault dialogue avec les propositions de Bachelard. Il conserve l’idée d’une rupture, mais chez lui elle n’est pas seulement une pratique rationnelle pour approcher le réel et les phénomènes naturels, elle est une réflexion historienne sur les cohérences épochales des manières de connaître.
3Avec Canguilhem, la fidélité (elle aussi répétée tout au long de la carrière de Foucault) se situe davantage sur le plan des concepts, de leur formation et de leurs usages. Dans sa thèse Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem entend proposer une interprétation discontinuiste du pathologique : « L’état pathologique peut être dit, sans absurdité, normal, dans la mesure où il exprime un rapport à la normativité de la vie. Mais ce normal ne saurait être dit sans absurdité identique au normal physiologique car il s’agit d’autres normes. L’anormal n’est pas tel par absence de normalité. Il n’y a point de vie sans normes de vie, et l’état morbide est toujours une certaine façon de vivre11. » Autrement dit, le concept de pathologie ne peut se situer dans le même plan que celui d’une normalité fixatrice. La pathologie, même objectivée, n’est pas séparable d’une forme de subjectivité dans sa saisie et son traitement. L’idée d’une césure, d’une rupture est à prendre dans un sens plus large encore lorsqu’il s’agit d’examiner les rapports entre l’idéologie et la science. La première est un ensemble d’explications « dont l’objet est hyperbolique, relativement à la norme de scientificité qui lui est appliquée par emprunt » ; la seconde lui succède dans l’ordre des intelligibilités12. Il n’y a, dès lors, plus d’histoire de la vérité qui soit possible, l’articulation de l’idéologique et du scientifique rend caduque l’idée d’un pur positivisme. C’est à ce point précis que l’épistémologie historique de Canguilhem, soucieuse d’extraire les concepts de leur gangue historique, s’impose en heuristique de la rupture. Et Foucault de reprendre à son compte, dans L’archéologie du savoir, l’importance des « déplacements » et des « transformations des concepts » dont Canguilhem a été l’initiateur : « Les analyses de G. Canguilhem peuvent servir de modèles ; elles montrent que l’histoire d’un concept n’est pas, en tout et pour tout, celle de son affinement progressif, de sa rationalité continûment croissante, de son gradient d’abstraction, mais celle de ses divers champs de constitution et de validité, celle de ses règles successives d’usage, des milieux théoriques multiples où s’est poursuivie et achevée son élaboration13. »
4L’archéologie du savoir – cette matrice méthodologique ex-post, censée expliquer Les mots et les choses – réaffirme donc, sur deux points précis, les attachements foucaldiens à l’épistémologie historique de Bachelard et Canguilhem notamment. Mais l’ouvrage, pour fidèle qu’il soit à l’idée d’une historisation complète des formes du connaître, n’en effectue pas moins quelques subtils déplacements qui permettent à Foucault de moduler sa propre interprétation des épistémaï. Ces dernières ne sont pas des figures spécifiques de la rationalité pour une période donnée, elles sont un « ensemble de relations […] entre les sciences, quand on les analyse au niveau des régularités14 ».
5L’accord entre Canguilhem et Foucault est également d’ordre méthodologique, comme l’a bien montré Luca Paltrinieri. L’un comme l’autre fixent leur « point de départ d’une recherche » dans « le rapport entre la philosophie et ses nombreux “dehors”15 ». L’expérience philosophique n’a plus pour socle unique les travaux antérieurs des philosophes ; elle ne tire pas sa légitimité d’un pur auto-référencement disciplinaire. Il faut désormais « plonger dans les archives16 » et frotter ses concepts sur les manifestations de l’actuel. Cette parenté dans l’ancrage disciplinaire se retrouve dans la délimitation du rapport aux sciences humaines. Jean-François Braunstein a notamment mis en évidence une approche parallèle de la psychologie. Foucault soupçonne cette discipline de vouloir infiltrer toutes les analyses des manifestations humaines et, partant, de les réduire à des positions normatives17. Canguilhem se méfie de la position de surplomb qu’elle entendrait exercer sur les autres sciences humaines18.
6Pierre Macherey a identifié un point d’accroche particulièrement solide entre les propositions de Georges Canguilhem et celles de Michel Foucault concernant l’histoire de la médecine : « Ces deux pensées se sont développées autour d’une réflexion consacrée au problème des normes […]19. » Les deux philosophes se rapprochent autour d’une « critique radicale de la prétention d’objectivité du positivisme biologique20 ». L’auteur de l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique développe son propos à partir du « concept de “valeurs négatives” […]21 » : les manifestations vitales surgissent « à travers les erreurs de la vie qui, en tout vivant, révèlent son constitutif inachèvement22 ». Canguilhem déploie une « perspective qu’on pourrait dire phénoménologique sur le jeu des normes, saisi au point où il est issu de l’essentielle de la normativité de la vie23 ». Foucault, quant à lui, dans Naissance de la clinique, place l’origine de cette norme dans « un processus social et politique » ; il développe donc une archéologie « des normes médicales24 » produites par les nosographes. Les points d’appui pour saisir le travail normatif sont donc très différents : chez Canguilhem, ils s’enracinent dans la maladie et ce qu’elle révèle du vivant ; chez Foucault, ils émergent de l’exercice d’un certain pouvoir. Pierre Macherey, en poursuivant le parallèle entre les deux philosophes, remarque que le concept d’expérience est, lui aussi, projeté le long de deux axes bien distincts. Foucault fixe son attention sur le malade, les médecins procédant aux observations et les institutions « qui légitim[ent] socialement le rapport de l’objet regardé au sujet regardant25 ». Les acteurs sont saisis dans de grandes catégories structurelles, formes historiquement condensées de découpages sociaux et politiques qui s’imposent à tous. Canguilhem cherche, lui, à retracer une expérience clinique qui informe les malades du processus vivant dans lequel ils sont pris, mais qui reste toujours menacé par les attaques morbides. L’historicité, ici, est celle des « conditions qui promeuvent cette expérience26 ».
7On mesure donc, à l’aune de cette éclairante lecture de Pierre Macherey, que ce qui unit Canguilhem et Foucault dans leur démarche, c’est une même attention aux processus de sédimentation temporelle des pratiques et manières de faire. Leurs objets diffèrent (le vivant pour l’un, la force politique des institutions pour l’autre), mais dans leurs manières d’aborder la norme comme l’expérience, c’est un même souci de restituer la complexité des configurations historiques sous-jacentes à toutes les manifestations nosographiques.
8Foucault poursuit, tout au long des années 1970, son compagnonnage philosophique avec les principaux contributeurs à une épistémologie historique. Dans la préface qu’il rédige en 1978 pour l’édition américaine de l’ouvrage de Canguilhem Le normal et le pathologique, Michel Foucault soutient qu’il existe un partage dans le champ philosophique français entre d’un côté Sartre et Merleau-Ponty, représentant une « philosophie de l’expérience, du sens du sujet […] » et de l’autre côté Cavaillès, Canguilhem, Bachelard, menant une « philosophie du savoir, de la rationalité et du concept27 ». C’est cette ligne théorique qui a « joué le rôle le plus important au cours des années soixante […]28 ». L’ancrage de cette épistémologie attachée à l’historicisation des concepts et à la formation des connaissances est ancien. Foucault revient sur le point d’inflexion fondamental dans la science occidentale qu’a constitué l’interrogation kantienne sur l’Aufklärung. La rationalité a une histoire et cette histoire interroge, pour le présent, notre rapport aux manières de connaître. Foucault ajoute que « des œuvres comme celles de Koyré, de Bachelard ou de Canguilhem peuvent avoir eu pour centres de références des domaines précis, régionaux, chronologiquement bien déterminés de l’histoire des sciences ; elles ont fonctionné comme des foyers d’élaboration philosophique importants, dans la mesure où elles faisaient jouer sous différentes facettes cette question de l’Aufklärung essentielle à la philosophie contemporaine29 ». Parce que Bachelard, Koyré et Canguilhem s’attaquent au problème d’une raison interrogée sur elle-même par un jeu de réflexivité qui varie d’un auteur à l’autre, l’Aufklärung est le point d’entrée de leur commune interrogation. Foucault se place clairement à leur suite. Il explique, en 1980, que s’il n’a « pas été directement l’élève de Bachelard », il a « lu ses livres ; dans ses réflexions sur la discontinuité dans l’histoire des sciences et dans l’idée d’un travail de la raison sur elle-même au moment où elle se constitue des objets d’analyse, il y avait toute une série d’éléments dont [il a] tiré profit et qu[’il a] repris ». Toutefois, précise-t-il, « celui qui a peut-être exercé sur [lui] la plus forte influence a été Georges Canguilhem ». Foucault retient de son maître l’idée que « c’était bien l’homme en tant qu’être vivant qui se mettait en question […]30 » dans les sciences de la vie.
9C’est en 1984, dans un entretien avec Arlette Farge au Matin, que Foucault renoue les fils d’une généalogie intellectuelle à laquelle il n’a cessé de proclamer sa loyauté. Il remarque que jusque dans les années 1960, c’est « la société qui a été l’objet fondamental de l’histoire. Il ajoute, provocateur :
Il est remarquable que les Annales n’ont jamais parlé des historiens français des sciences comme Bachelard et Canguilhem, du moins avant 1970. Ce n’était pas de l’histoire puisque ce n’était pas de l’histoire sociale. Faire l’histoire du recrutement de la population des médecins, c’était de l’histoire mais les transformations mêmes du concept de normal, ce n’en était pas. Et pourtant, ces transformations ont eu sur les pratiques médicales, donc sur la santé des populations, des effets non négligeables31.
10Près de vingt-cinq ans après sa thèse, alors qu’il s’est engagé dans une histoire du gouvernement de soi et des autres, Foucault n’en reste pas moins attaché à défendre une tradition heuristique à laquelle il a contribué. L’épistémologie historique, cette enquête sur les concepts, les façons d’organiser le savoir, les usages de la rationalité, continue d’irriguer ses réflexions. C’est dans cette perspective que son dialogue avec Georges Canguilhem ne s’est interrompu qu’avec sa mort.
Déplacer les seuils : Foucault, Canguilhem, un dialogue continu
11Nous l’avons vu, Foucault reconnaît s’être inspiré des déplacements proposés par Canguilhem pour penser ses épistémaï. Mais les rapports entre le maître et l’élève se sont peu à peu transformés en un long entretien par publications interposées. C’est une sorte de conversation épistémologique à laquelle se livrent les deux hommes, éprouvant pour eux-mêmes la force d’une question contrariante de l’autre, repoussant ici des seuils d’interprétation, interrogeant là des constructions théoriques.
12Il est assez symptomatique qu’un des premiers entretiens publics de Foucault, pour la radio-télévision scolaire en 1965, se fasse en compagnie de Canguilhem (mais aussi de Paul Ricœur, de Dina Dreyfus et de Jean Hyppolite) et porte sur le thème philosophie et vérité. Dina Dreyfus s’interroge : est-il possible d’admettre « qu’il y a une vérité du discours philosophique […] c’est-à-dire qu’il puisse être dit vrai ou faux ? Ou qu’on puisse dire qu’un système philosophique est vrai ou faux ? » La réponse de Canguilhem cingle : « Personnellement je ne l’admets pas. Je ne vois pas quel est le critère auquel vous pourriez référer un système philosophique pour dire de lui qu’il est vrai ou faux. » Foucault enchaîne dans la même veine : « Moi non plus je ne l’admets pas. Il y a une volonté de vérité32… » Interrompu par Dina Dreyfus, Foucault ne poursuit pas son argumentation. Mais nous sommes là au cœur de ce qui fait accord pour les deux philosophes : la philosophie ne peut, pour elle-même, décréter des critères de véridiction qu’elle s’appliquera de façon transcendante. Cette parole jumelle, qui est aussi le rappel d’une parenté heuristique forte, va prendre la forme d’une étonnante discussion (à distance) lorsque paraît Les mots et les choses. Canguilhem rend compte de l’ouvrage dans la revue Critique, sous le titre « Mort de l’homme ou épuisement du cogito ». Il note d’abord que les métaphores géologiques (nombreuses) qui parsèment le livre ont servi de prétexte à certains pour qualifier Foucault de « géologue » naturalisant « la culture en la retirant à l’histoire ». Canguilhem poursuit : « Les enfants de Marie de l’existentialisme peuvent alors le taxer de positivisme, injure suprême33. » Surtout, le philosophe pointe chez son (ancien) élève l’apport central de son livre, le concept pivot autour duquel s’organise la réflexion sur l’« archéologie des sciences humaines » : l’épistémè. La critique a déjà pointé l’aporie possible de la proposition foucaldienne radicale : si les épistémaï sont étrangères les unes aux autres, si elles ne peuvent plus dialoguer, parce que les soubassements épistémologiques sur lesquels elles reposent sont à ce point méconnaissables qu’aucune traduction n’est possible, comment peut-on connaître, découper, déchiffrer les épistémaï du passé ? Canguilhem, le premier, propose une solution :
[…] sans être transparentes l’une pour l’autre, l’épistémè d’une époque et l’histoire des idées de cette époque sous-tendue par l’épistémè d’une autre ne sont pas tout à fait étrangères. Si elles l’étaient, comment comprendre l’apparition, aujourd’hui, dans un champ épistémologique sans précédent, d’un ouvrage tel que Les mots et les choses34 ?
13Foucault, explique Canguilhem, fournit quelques échappatoires dans son texte qui permettent de repérer une continuité : parlant de l’épistémè classique, Foucault « invoque alors une “technique laborieuse et lente” qui permettrait la reconstitution d’un réseau », il « déclare que la pensée classique a cessé de nous être “directement accessible”35 ». Prévenant, Canguilhem l’est encore lorsqu’il est convié, par la revue marxiste Raison présente, à évoquer le thème « Les structures et les hommes », avec l’astrophysicien Evry Schatzman, le philosophe Noël Mouloud, le psychophysiologue Yves Galifret et l’historien des sciences Jacques Roger. Foucault n’est pas là, mais ses épistémaï sont vertement attaquées. Galifret, notamment, reproche au philosophe de n’avoir pas su articuler les discours et les pratiques. Ces dernières auraient obligé à prendre compte un « mouvement » entre la théorie et la praxis qui aurait empêché « la cristallisation à un certain moment d’une épistémè36 ». Georges Canguilhem répond, avec un certain agacement :
Il y a une façon identique de poser le problème qui est le problème médical, le problème de l’hygiène, le problème de la santé comme politique en termes comparables, et alors on retrouvera au niveau des pratiques, quelque chose de commun qui correspondra à cette cohérence ou à cet ensemble qui, au niveau des concepts, a été décelé par Foucault. Au niveau des pratiques, cela ne s’appellera plus épistémè, cela s’appellera autrement. Il y aura une espèce de cohérence des praxis37.
14Cette explication est étonnamment prémonitoire. En effet, Foucault introduira, dans les années 1970, la notion de dispositif de savoir, conçu comme un opérateur matériel (parmi d’autres) permettant de saisir le pouvoir et ses expressions38. Les discours et les pratiques sont pris dans une même matrice explicative et viennent caractériser l’expression du pouvoir. Canguilhem a anticipé la proposition foucaldienne et s’est efforcé de défendre la possibilité d’une étude des épistémaï en réduisant l’aporie de leur irréductibilité.
15Foucault, dans L’archéologie du savoir, tente de reconfigurer son projet méthodologique en puisant, nous l’avons vu, chez Canguilhem la possibilité d’un déplacement et d’une transformation des concepts qui laisse entrevoir le réseau d’interactions entre des discours d’une même époque. Le philosophe reprend également à son ancien maître l’idée d’un jeu d’échelle entre le macro- et le microscopique dans l’histoire des sciences : les découvertes, les échecs, les travaux d’un savant « ne se distribuent pas de la même façon39 ». Sans encore réinscrire les épistémaï dans l’ordre d’un comparatisme les rendant intelligibles entre elles, Foucault distingue désormais des niveaux de profondeur, des points d’ancrage dispersés pour saisir l’épistémè d’une époque. Les propositions de Canguilhem cheminent donc dans l’œuvre de Foucault et participent du remuement infini de son projet archéologique. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1971, Foucault retrace les origines de ses spéculations sur les épistémaï :
C’est à [Georges Canguilhem] que je dois d’avoir compris que l’histoire des sciences n’est pas prise forcément dans l’alternative : chronique des découvertes, ou descriptions des idées et opinions qui bordent la science du côté de sa genèse indécise ou du côté de ses retombées extérieures ; mais qu’on pouvait, qu’on devait, faire l’histoire de la science comme d’un ensemble à la fois cohérent et transformable de modèles théoriques et d’instruments conceptuels40.
L’idéologie précédant la science, ce n’est pas la genèse d’une épistémè, c’est, en quelque sorte, déjà l’épistémè.
16De son côté, Canguilhem tente de mettre en pratique les épistémaï foucaldiennes, notamment dans son ouvrage Idéologie et rationalité. Il se demande, dans l’avant-propos, si les seuils que Foucault distingue dans L’archéologie du savoir, « seuil de positivité, seuil d’épistémologisation, seuil de scientificité, seuil de formalisation41 » peuvent réellement être mis en œuvre. On voit bien ce qui intéresse Canguilhem dans les seuils d’autonomisation d’une épistémè que Foucault a tenté d’établir : une forme de gradation qui pourrait mener de l’idéologie à la science, un nuancier permettant d’organiser, en historien, la formation des savoirs, une gamme de solidification des manières de connaître. Mais Canguilhem reconnaît les limites d’une telle entreprise, notamment pour la médecine et les sciences du vivant :
Je ne suis pas sûr d’avoir […] bien distingué, comme le souhaiterait Michel Foucault, les différents seuils franchis par les disciplines dont j’esquisse l’histoire. Il me semble, en tout état de cause, qu’aucune d’entre elles, hors la prétention de quelques généticiens, n’est parvenue à franchir le seuil de la formalisation. Mais je crois à la différence de M. Foucault […] que la médecine bernardienne et la microbiologie pastorienne ne sont pas à égalité dans l’insuffisance de leur contribution à la scientificité de la médecine clinique42.
17Et dans sa recherche des origines du concept de régulation en biologie à l’époque moderne, Canguilhem s’approche, plus encore, des propositions épistémiques foucaldiennes. Il remarque, en effet, que la montée en puissance d’une « cosmologie sans théologie » s’accorde avec les objets économiques de Ricardo et ceux, physiologiques, de Magendie, rendant compte de ce « qu’on peut nommer avec Michel Foucault les “régularités énonciatives” d’une époque […]43 ».
18Se déplaçant l’un et l’autre le long d’une diagonale dialogique, Foucault et Canguilhem conversent sur un problème fondamental de l’épistémologie historique : la cohérence intrinsèque des ensembles de connaissances et la possibilité, par la fixation de seuils successifs, d’une formation discursive de plus en plus discernable. Bien sûr, ce projet n’est plus celui de Foucault à partir de la fin des années 1970. Pourtant, le dernier texte repris par Foucault avant sa mort, c’est cette préface à l’édition américaine de l’ouvrage de Canguilhem, Le normal et le pathologique, qu’il donne pour la Revue de métaphysique et de morale. Foucault y insiste, une dernière fois, sur l’apport de Canguilhem à la philosophie. Il réaffirme l’opposition entre une phénoménologie centrée sur le sujet et une philosophie des sciences qui plaçait le cogito au centre de ses interrogations44. Ce faisant, Foucault rapporte aussi sa propre expérience d’élève et de collègue de Georges Canguilhem. La fracturation du champ philosophique d’après guerre n’était plus de mise au milieu des années 1980, mais cette double option théorique et heuristique avait contribué à façonner le jeune Foucault. Le passage par l’historicisation des concepts et le questionnement inquiet sur la généalogie de la raison ont laissé une trace profonde dans la pratique philosophique de Foucault. L’épistémologie historique a constitué non pas un modèle pour son propre parcours intellectuel, mais une ressource, un ensemble cohérent de pratiques d’analyse, une matrice heuristique à partir de laquelle il a déployé ses propres grilles d’analyse.
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, « Alexandre Koyré : la révolution astronomique, Copernic, Kepler, Borelli » [1961], dans Id., Dits et écrits, 1, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 198.
2 Dominique Lecourt, Pour une critique de l’épistémologie (Bachelard, Canguilhem, Foucault), Paris, François Maspero, 1972, p. 7 (c’est Dominique Lecourt qui souligne).
3 Ibid., p. 14 (c’est toujours Dominique Lecourt qui souligne).
4 Cité dans Didier Eribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 2011, p. 205.
5 Michel Foucault, « Sur l’archéologie des sciences. Réponse au Cercle d’épistémologie » [1968], dans Id., Dits et écrits, 1, op. cit., p. 725-726.
6 Ibid., p. 726.
7 Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance, Paris, Vrin, 1938, p. 13.
8 Ibid., p. 14.
9 Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 11.
10 Ibid., p. 31.
11 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966, p. 165.
12 Id., Idéologie et rationalité dans les sciences de la vie, Paris, Vrin, 2009, p. 53-54.
13 Michel Foucault, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 11.
14 Ibid., p. 250.
15 Luca Paltrinieri, L’expérience du concept. Michel Foucault entre épistémologie et histoire, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 26.
16 Ibid.
17 Jean-François Braunstein, « Foucault, Canguilhem et l’histoire des sciences humaines », Archives de philosophie, 79, 2016, p. 19.
18 Ibid., p. 21.
19 Pierre Macherey, De Canguilhem à Foucault. La force des normes, Paris, La Fabrique, 2009, p. 98.
20 Ibid., p. 102.
21 Ibid., p. 98.
22 Ibid.
23 Ibid., p. 102.
24 Ibid., p. 103.
25 Pierre Macherey, De Canguilhem à Foucault. La force des normes, op. cit., p. 104.
26 Ibid., p. 105.
27 Michel Foucault, « Introduction par Michel Foucault » [1978], dans Id., Dits et écrits, 2, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 430.
28 Ibid., p. 430-431.
29 Ibid., p. 432.
30 Id., « Entretien avec Michel Foucault » [1980], dans Id., Dits et écrits, 2, op. cit., p. 875.
31 Id., « Le style de l’histoire » [1984], dans ibid., p. 1474.
32 Michel Foucault, « Philosophie et vérité » [1965], dans Dits et écrits, 1, op. cit., p. 480.
33 Georges Canguilhem, « Mort de l’homme ou épuisement du cogito », dans Jean-François Braunstein (dir.), L’histoire des sciences. Méthodes, styles et controverses, Paris, Vrin, 2008, p. 325.
34 Ibid., p. 329.
35 Ibid., p. 329-330.
36 Structuralisme et marxisme, Paris, Union générale d’édition, 1970, p. 259.
37 Ibid., p. 260.
38 Michel Foucault, « Cours du 14 janvier 1976 » [1977], dans Id., Dits et écrits, 2, op. cit., p. 184.
39 Michel Foucault, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 11.
40 Id., L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 73-74.
41 Georges Canguilhem, Idéologie et rationalité dans les sciences de la vie, Paris, Vrin, 2009, p. 8.
42 Ibid.
43 Ibid., p. 110.
44 Michel Foucault, « La vie : l’expérience et la science » [1985], dans Id., Dits et écrits, 2, op. cit., p. 1595.
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