Chapitre 1. Une Réforme de la déraison ?
Protestantisme et folie
p. 23-32
Note de l’éditeur
Version remaniée du chapitre « Une Réforme de la déraison ? Foucault, le protestantisme et la raison », dans Jean-François Bert (dir.), Foucault et les religions, Genève, Le Manuscrit, 2015, p. 221-234.
Texte intégral
1Michel Foucault a peu abordé la question du protestantisme, de la Réforme et des sectes puritaines. Néanmoins, il a placé suffisamment d’indices dans ses travaux pour montrer qu’il n’était pas indifférent à l’importance historique de ces mouvements de rupture avec le catholicisme. C’est en particulier dans l’Histoire de la folie qu’il entreprend de saisir la place du protestantisme dans l’avènement d’une nouvelle moralisation de la pauvreté et, par conséquent, sa place dans le processus général menant au Grand Renfermement. À la fin de l’ouvrage, il évoque les expériences quakers d’accueil des fous à partir de la fin du xviiie siècle. En somme, le protestantisme – sous ses formes les plus diverses – ouvre et ferme l’Histoire de la folie. Mais il reste, à l’intérieur même de l’œuvre, des points aveugles sur les pratiques réformées de traitement spirituel de la folie : Foucault trace en pointillé une histoire protestante de la folie que des travaux plus récents permettent de compléter et d’étendre.
2Il reste à déplier cette généalogie réformée du Grand Renfermement : comment Foucault articule-t-il pauvreté et claustration, prédestination et déchéance ? En suivant les analyses de Jeremy Schmidt et de Mary Ann Lund, je montrerai que les intuitions de Foucault concernant la pauvreté et son importance dans l’économie générale du partage des êtres peuvent être étendues à la désignation de la folie ainsi qu’aux manifestations mélancoliques.
3Mais il faut aussi questionner l’importance des réflexions protestantes pour la psychologie naissante à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. À partir des travaux d’Hervé Guillemain sur les « cures d’âme », je mettrai en exergue le dépassement dialectique de l’aveu catholique dans le soin moral d’une pastorale réformée anti-autoritaire. On retrouvera, chemin faisant, les propositions foucaldiennes sur l’importance des pratiques thérapeutiques quakers à partir de la fin du xviiie siècle.
4Ce que je propose, c’est une tentative d’approfondissement de ces deux moments du protestantisme dans l’histoire de la folie. En pointant des césures associées à la Réforme et à ses différentes manifestations, je propose de poser la question du rapport de la Réforme aux manières de connaître la nature et de comprendre ses mécanismes.
Pauvreté, folie, mélancolie et protestantisme
5Dans le fameux chapitre que Foucault consacre au Grand Renfermement dans l’Histoire de la folie, il note que « la Renaissance a dépouillé la misère de sa positivité mystique1 ». Il ajoute :
Dans le monde de Luther, dans celui de Calvin surtout, les volontés particulières de Dieu – cette singulière bonté de Dieu envers chacun – ne laissent pas au bonheur ou au malheur, à la richesse ou à la pauvreté, à la gloire ou à la misère, le soin de parler pour eux2.
6La prédestination calviniste rompt avec l’idée d’une inégalité infligée par Dieu. L’Institution de la religion chrestienne de Calvin3 permet à Foucault de montrer combien la pauvreté est une expression singulière et assumée de la colère de Dieu. La pauvreté exprime la puissance divine ; elle n’est pas l’exaltation d’une humilité jamais suffisante ; « la pauvreté désigne un châtiment4 ». Dès lors quelle est la place des œuvres dans la théologie réformée ? Foucault montre qu’elle est double. D’une part, sur le plan du salut, elles ne servent à rien si l’on espère atteindre la sainteté. D’autre part, dans l’ordre quotidien, elles sont un témoignage de la foi renouvelée. Les établissements hospitaliers réformés sont donc nombreux en Allemagne et en Angleterre5. Foucault conclut :
C’est un lieu commun de dire que la Réforme a conduit en pays protestant à une laïcisation des œuvres. Mais en reprenant à leur compte toute cette population de pauvres et d’incapables, l’État ou la cité préparent une forme nouvelle de sensibilité à la misère : une expérience du pathétique allait naître qui ne parle plus d’une glorification de la douleur, ni d’un salut commun à la Pauvreté et à la Charité, mais qui n’entretient l’homme que de ses devoirs à l’égard de la société et montre dans le misérable à la fois un effet du désordre et un obstacle à l’ordre6.
7La laïcisation de la misère que la voix protestante inaugure est aussi une condamnation morale7 qui la rend illégitime et impose donc aux États des moyens d’y remédier. Foucault ne prolonge pas plus avant sa réflexion sur l’importance du protestantisme dans l’économie générale du Grand Renfermement. Tout juste précisera-t-il, bien plus tard – dans les débats qui suivent ses conférences au Dartmouth College en 1980 et dans son cours à Louvain, un an après –, que « la Réforme – Luther, Calvin –, ce sera bien l’immense effort pour déjuridifier le rapport entre l’homme et Dieu8 ». On peut donc s’interroger sur ce que la Réforme fait, non pas seulement au traitement de la misère, mais aussi à celui de la folie. Car c’est bien dans le processus de forclusion que le protestantisme vient désacraliser la pauvreté, la fait entrer dans la Cité et impose sa gestion politique.
8Plusieurs analyses récentes permettent de mieux comprendre la part centrale que la Réforme joue dans la qualification moderne de la folie et notamment dans la typologie de ses manifestations les plus diverses.
9Jeremy Schmidt, dans son étude de la mélancolie et des soins de l’âme dans l’Angleterre du début de la modernité, repart de la thèse foucaldienne d’une rupture dans l’histoire de la folie à la Renaissance. Il suggère que la mélancolie – qui n’est pas la folie, mais s’inscrit dans l’espace des désordres mentaux interrogeant aussi bien les pratiques politiques que les travaux savants – n’est pas simplement un « territoire » que la rationalité chercherait à quadriller à l’époque moderne. Elle serait aussi, pour les acteurs de l’époque, un point de capiton à partir duquel la période dans laquelle ils vivent, la culture dans laquelle ils sont immergés seraient, soudainement, compréhensibles à travers leur propre expérience émotionnelle9. La littérature religieuse, philosophique et morale des débuts de la modernité donne, selon Schmidt, l’occasion de saisir une forme de consolation pour ceux qui ressentent et expriment des états mentaux troublés. La mélancolie n’est pas laissée aux seules mains de médecins, elle appelle une réponse d’un autre ordre. Puisqu’elle est considérée comme un état de lutte intérieure visant à atteindre un bien-être spirituel, elle pose d’emblée la question du rapport à la foi et aux formes de croyance les plus diverses. Les théologiens protestants anglais travaillent, dès la fin du xvie siècle et tout au long du xviie siècle, sur les « afflictions de conscience10 ». Réinscrivant le corps dans l’équation de la mélancolie – et plus généralement de la folie –, certains ministres du culte protestant opèrent, dans les cercles puritains anglo-saxons du début de l’époque moderne, un rapprochement entre les détresses somatiques et les tourments de l’âme11.
10Jeremy Schmidt repère un groupe important d’universitaires théologiens réformés qui, dans les années 1640, produisent en Angleterre un corpus conséquent d’analyses sur la folie et la mélancolie. L’historien soutient que l’idée d’une parole religieuse capable d’aider à calmer l’âme, susceptible même de relever de la folie ceux qui y sont tombés, pénètre profondément dans la culture anglaise du xviie siècle. L’influence de la prédestination calviniste dans l’Angleterre de la première modernité ne doit pas faire se confondre l’idéal d’une âme sauvée pour des raisons de contingences divines et la célébration d’un désespoir religieux qui mènerait à la folie12.
11Sur ce point, les plus récentes études de l’ouvrage de Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, publié en 1621, permettent de mesurer combien la diversité des approches protestantes est l’occasion de repenser la désignation de la folie dans l’ordre réformé. Mary Ann Lund, dans son livre Melancholy, Medecine and Religion in Early Modern England, montre dans les sources de Robert Burton comment celui-ci s’est peu à peu éloigné de la perspective calviniste (et donc d’une prédestination sans prise pour ceux qui étaient touchés par la mélancolie et la folie) pour rejoindre une vision luthérienne des troubles de l’âme. L’ouvrage de Robert Burton constitue le témoignage d’une crainte protestante que le suivi rigoureux des serments associé au fatalisme de la prédestination ne conduise à une forme de démence mélancolique13.
12Les considérations protestantes sur la folie offrent l’opportunité d’interroger la place de la Réforme dans la grande exclusion dont Foucault a montré qu’elle constituait le cœur d’une rationalité inscrivant les corps dans des catégories et distinguant les tourments mentaux selon des typologies14. De la même façon que le protestantisme du début de la modernité s’est efforcé de laïciser la pauvreté, de la remettre au cœur des préoccupations politiques, la double réflexion théologique et médicale sur les troubles de l’âme que mènent les penseurs réformés conduit à dé-essentialiser la folie. Le rejet par Burton de la prédestination calviniste conduit à chercher dans la mélancolie – et dans la folie considérée comme une de ses manifestations extrêmes – non pas une anomalie susceptible d’entrer dans un jeu de classifications multiples, mais une source d’interrogation sur l’état de l’esprit et du corps que la raison (médicale et théologique) doit pouvoir informer. Qu’un auteur anglais comme Burton se propose d’entreprendre une Anatomie de la mélancolie dit assez le souci de réassigner à la folie sa place dans le somatique. Le protestantisme s’éloigne encore des logiques de renfermement en ce qu’il oppose, dans sa période moderne, une logique de la cure à celle de la correction. En revanche, là où le protestantisme participe pleinement de l’économie générale du Grand Renfermement, c’est dans cette gradation qu’il instaure entre folie et mélancolie. Bien que ces catégories restent le plus souvent flottantes, elles désignent malgré tout des états mentaux distincts ; ce faisant, la théologie réformée recrée les conditions d’une assignation médicale. Elle laisse donc la possibilité d’opérer des partages, de créer des seuils et, donc, de baliser le territoire de la démence par des symptômes.
13On le voit, l’intuition de Foucault concernant le rôle du protestantisme dans la laïcisation de la pauvreté et des lieux qui l’accueillent peut être prolongée jusqu’aux mécanismes de désignation de l’aliénation. Cependant, en deçà d’un dés-assujettissement de l’homme à sa maladie, le travail protestant sur la mélancolie et ses manifestations accentue les dispositions médicales à une typologisation conduisant à l’exclusion.
Les Quakers, l’asile et la direction d’âme
14Dans le chapitre de l’Histoire de la folie consacré à la « Naissance de l’asile », Foucault prend l’exemple de la délivrance des aliénés par Pinel et de l’établissement par des Quakers d’une maison d’aliénés à York à la fin du xviiie siècle. Le philosophe note bien que les protestants – plus particulièrement les sectes mystiques – ont, depuis le début de l’époque moderne, eu partie liée avec la désignation de la folie, puisqu’ils ont participé au processus général du Grand Renfermement tout en devant se défendre d’être les pourvoyeurs d’une religion de la désespérance menant à la folie15. Foucault s’appuie sur l’exemple de la Retreat d’York, construite par des Quakers protestants et qui, finalement, jouera un rôle actif dans l’abolition en 1795 du Settlement Act16. Il remarque que l’initiative des Quakers s’inscrit
exactement dans la grande réorganisation légale de l’assistance à la fin du xviiie siècle dans cette série de mesures par lesquelles l’État bourgeois invente, pour ses besoins propres, la bienfaisance privée17.
15Plus profondément encore, l’asile en pleine campagne des Quakers est la marque d’une nouvelle forme de considération de la folie, maladie produite par la société et non par les hommes eux-mêmes. Au principe de cette nouvelle pratique de la bienfaisance protestante se trouve une façon nouvelle de rendre raison de la folie. Foucault remarque que l’enracinement psychique de la folie est « décalé » vers le corps. On retrouve bien ici la ligature que les théologiens de la première modernité avaient opérée entre l’âme et le corps pour composer avec une folie organique. Il s’agit, nous dit Foucault, de faire jouer, en dessous des apparences, la Nature contre la Nature : dans les activités potagères de la Retreat, dans le bon air de la campagne anglaise, dans le contact quotidien avec les végétaux, la cure symbolise une redistribution des catégories classiques de Nature, Raison, Vérité et Santé :
Il y a là tout un mécanisme de compensation : dans la folie, la nature est oubliée, non abolie, ou plutôt décalée de l’esprit vers le corps, de manière que la démence garantit en quelque sorte une solide santé ; mais qu’une maladie se produise, et la nature bouleversée dans le corps, réapparaît dans l’esprit, plus pure, plus claire qu’elle n’a jamais été18.
16Si le rapport de la Santé à la Nature peut être maîtrisé, si celui de la Raison à la Nature peut être caché, le rapport de la Nature à la Vérité ne peut exister que dans une pure adéquation. Ce faisant, les Quakers réinscrivent l’aliénation dans le nouage le plus étroit qui puisse être (que la Raison ignore et que la Santé veut limiter) avec son évidence originelle, la Nature. Mais dans le même temps, insiste Foucault, le système de l’assistance suppose une contractualisation des plus formelles entre un souscripteur et un malade auquel il veut prêter secours19. Autrement dit, là où la maladie mentale devait faire corps avec son essence naturelle, elle trouve à s’inscrire dans un quadrillage social serré s’apparentant à la famille. Le retour à cette famille n’est pas – cependant – en contradiction avec le souci d’un retour de l’aliéné à la Nature. En effet, affirme Foucault, c’est la famille originelle, celle qui sort tout juste de l’état de Nature, que les Quakers tentent de reconstituer pour les aliénés20. Ce sont les « artifices » et les « troubles vains » de la société qui devraient être effacés de « l’esprit aliéné21 ». Pour Foucault, l’expérience quaker est une forme de retour de la Raison dans le jeu de la folie : l’idéal protestant d’une vie débarrassée des scories et des errements du monde social se matérialise dans cette retraite anglaise pour les aliénés. En les remettant en contact avec une Nature primitive et en les assignant – contractuellement – à une famille originelle, c’est l’espérance réformée d’une Raison arraisonnant le déraisonnable qui se trouve matérialisée.
17Foucault ne pousse cependant pas plus loin les conséquences de cette cosmologie mentale puritaine22. Il s’agit pour lui de construire, en regard de l’expérience menée par Pinel, une fresque plus large, un panorama plus grand encore des nouvelles façons de considérer la folie à l’aube du xixe siècle.
18Cependant, les travaux récents d’Hervé Guillemain sur la direction de l’âme dans les milieux protestants à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle prolongent l’analyse foucaldienne. Ils permettent notamment de comprendre comment la théologie protestante transforme son rapport à la folie, à son traitement et à sa signification.
19Le déplacement opéré au début du xixe siècle vers une Nature primitive mettant le fou en contact avec sa propre folie s’est accentué par la suite pour devenir une forme spécifique d’investigation des troubles mentaux à partir du discours protestant. En effet, parallèlement à l’émergence d’une psychologie scientifique au xixe siècle, c’est la question de la « cure d’âme » qui anime les cercles théologiques protestants, en France notamment. Si la folie est une conséquence des dérèglements de la société, si, dans le même temps, elle opère à partir d’une raison déraisonnable, alors la science (psychologique en l’occurrence) devient un moyen (le seul ?) non seulement de tenir un discours sur les troubles mentaux, mais encore de dénouer le complexe d’aliénation. Hervé Guillemain montre notamment qu’au xixe siècle la question de la cure d’âme chez le théologien suisse Alexandre Vinet est centrale23.
20En posant les bases d’une réflexion sur les ressources du protestantisme pour aider les malades mentaux, Vinet met au jour les apories d’une démarche qui emprunte à la fois à la théologie (et va par exemple interroger le lien avec la confession catholique) et à la psychologie (qui offre des moyens nouveaux d’investigation). Les années 1920-1930 sont celles d’un « regain d’intérêt pour la direction spirituelle24 ». De nombreuses publications « paraissent toucher un ensemble conséquent de courants du protestantisme français25 ». D’un côté les médecins et les pasteurs protestants questionnent la possibilité d’une réponse théologique aux souffrances mentales qui ont été rendues plus visibles après les traumatismes de la Grande Guerre ; de l’autre, la « culture thérapeutique » diffusée par Freud remplace les expériences intrusives de Charcot26. Il y a donc une articulation nouvelle entre « réveil religieux, demande de direction et psychologie27 ». Ce dispositif n’est d’ailleurs pas propre aux protestants et concerne également les catholiques. Mais la réponse réformée renoue avec l’idée d’une pratique curative indexée sur un état de Nature supposé régénérant.
21Hervé Guillemain constate, en effet, que les « protestants refusent l’idée d’une pratique directive28 ». La direction comme la confession – à laquelle la psychanalyse débutante s’apparente – sont totalement incompatibles avec la théologie protestante. Cette dernière ne prévoit aucune intercession entre le croyant et la parole de Dieu. Certains protestants de stricte obédience s’en tiennent à l’idée d’une « annonce du pardon des péchés comme unique source de consolation29 ». La transcendance absolue devrait alors servir de moyen privilégié pour soutenir les défaillances psychiques. Mais dans les milieux du protestantisme libéral de l’entre-deux-guerres, la réponse est beaucoup plus nuancée. La cure d’âme est acceptée tant qu’elle s’interdit tout autoritarisme. On retrouve, en ce point de tension traversant la théologie protestante des années 1930, l’ambition d’une « naturalisation » des réponses thérapeutiques à l’aliénation dont Foucault avait pointé les ferments chez les Quakers de York.
22Mais le double basculement opéré par les développements de la science psychologique et le renouveau des questions autour de la cure d’âme permettent aux théologiens réformés de reconfigurer leurs problématiques d’une naturalisation de la folie. C’est donc sous l’angle d’une série « d’analogie[s] entre le champ thérapeutique et le champ religieux » que certains pasteurs travaillent. C’est le cas notamment d’Henry Rey Lescure, théologie, médecin et directeur des asiles John Bost à La Force. Il transforme la « cure d’âme » en une activité pastorale de plein exercice tout à la fois « curative » et « préventive30 ». La « consolation des âmes » est un double exercice psychologique et théologique qui vise non seulement à délivrer des conseils mais aussi à libérer l’état de détresse morale menant à la folie. Des psychologues
reprennent ce projet de création de cures d’âme laïques dans les années d’entre-deux-guerres. Les praticiens helvétiques sont particulièrement actifs dans ce domaine31.
23La théologie protestante, plus de cent ans après l’expérience quaker de York, poursuit, sous une forme différente, inscrite dans les contingences propres aux années 1930, une réflexion sur le rapport de la folie à la nature. Dans le quadrilatère dessiné par Foucault entre Nature, Vérité, Santé et Raison, les jeux d’interrelations se sont peu à peu complexifiés. La Raison psychologique est devenue le point d’attraction du système construit autour de la cure d’âme. La Nature, cet état premier des êtres dans lequel leurs maux sont débarrassés des scories de la société, prend la forme d’un dialogue sans intercession autoritaire entre le pasteur et le patient/croyant. Finalement la Vérité scientifique se déploie dans la nouvelle culture thérapeutique qui fait de l’écoute et de l’acceptation des troubles psychiques l’essence même d’une pratique de Santé.
24Foucault, en dégageant le rapport proprement anthropologique que le protestantisme entretient avec la Nature, la Raison, la Santé et la Vérité, avait fourni la grammaire explicative d’une pastorale en voie de laïcisation. Cette pastorale ne prenait plus la folie pour un dérèglement dans l’ordre de la Nature, mais au contraire, pour une perturbation sociale des catégories naturelles. La réponse réformée n’a finalement jamais cessé d’être un retour à la Nature. Mais, selon les époques, ce retour a pris des formes différentes. D’abord parce que l’idée même de Nature s’est transformée tout au long du xixe siècle : peu à peu, l’investigation scientifique s’est imposée comme un moyen (parmi d’autres) de renouer avec les structures profondes de la nature. En ce sens, c’est moins l’idéal d’une raison qui faisait obstacle à l’articulation de la psychologie et de la théologie protestante que le souci de ne pas réintroduire un lien autoritaire (et donc une forme d’aliénation sociale) dans le colloque singulier d’une cure d’âme.
25Foucault évoque à nouveau les Quakers dans son cours « La société punitive ». Il rappelle que cette secte protestante était opposée à la peine de mort. Ce refus s’enracine dans une réflexion singulière sur le mal : « N’est-ce pas Dieu lui-même, qui a laissé faire le mal, qui doit le supprimer32 ? » La lumière divine, que chacun peut trouver en soi selon les Quakers, n’est accessible qu’à condition de s’imposer une « rectitude » morale qui n’est possible que dans le retrait et la solitude. C’est bien dans le rapport au monde que s’instaure un choix moral protestant. Dans la folie comme dans la punition du crime, cette exigence éthique n’est atteignable que par un rapprochement sensible avec l’ordre naturel.
26Même incidentes, même à bas bruit, les réflexions foucaldiennes sur le protestantisme dans l’histoire de la folie éclairent d’un jour nouveau les spécificités de la Réforme dans la construction (et la contestation) des normes de la maladie mentale. Parce qu’il opère, au sein du christianisme, une rupture profonde dans la manière de considérer les rapports entre Raison et Nature, le courant réformé ouvre la voie à des manières inédites de penser et considérer la folie. Dans un premier temps, bien que les écrits de Luther et Calvin permettent d’envisager une laïcisation de la pauvreté, le maintien d’une économie de la catégorisation constitue une sorte de continuité latente avec le catholicisme organisateur du Grand Renfermement. Par la suite, la progressive séparation des pôles de la Raison et de la Nature, via l’expérience quaker de York, ouvre la perspective d’une articulation approfondie entre la compréhension de l’état de folie et les moyens de soulager ceux qui en souffrent. Les premiers coins enfoncés dans l’épaisseur du discours médical et social organisant le partage de la maladie mentale d’avec le reste du monde semblent en apparence inoffensifs – ou à tout le moins superficiels. Ils paraissent suivre les lignes symétriques d’un catholicisme et d’une nosographie plaçant la folie dans l’immense registre des assignations sociales de l’époque moderne, ce répertoire des fixations scellées. Mais, par-delà les siècles, l’encoche réformée s’est avérée plus profonde qu’il n’y paraissait : car le jeu des catégories du monde impliquait des séparations séculières entre la maîtrise de la Raison et l’ordre de la Nature. Le travail de catégorisation – qui maintenait l’assujettissement des fous à leur état nosographique – s’est poursuivi sur le mode d’une prédestination qui oblige à chercher les partages entre les hommes plus loin encore que leur condition terrestre. Et la folie s’est alors trouvée prise dans un quadrilatère étroit (la Nature, la Raison, la Santé, la Vérité) qui dé-essentialise le social et la maladie pour les rendre à l’histoire.
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 80.
2 Ibid., p. 80-81.
3 Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne, Genève, Michel Du Bois, 1541.
4 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 81.
5 Ibid., p. 82.
6 Ibid., p. 83.
7 Ibid., p. 84.
8 Id., Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2013, p. 85.
9 Jeremy Schmidt, Melancholy and the Care of the Soul. Religion, Moral Philosophy and Madness in Early Modern England, Aldershot, Ashgate, 2007, p. 15.
10 Ibid., p. 49.
11 Ibid.
12 Jeremy Schmidt, Melancholy and the Care of the Soul. Religion, Moral Philosophy and Madness in Early Modern England, op. cit., p. 54.
13 Mary Ann Lund, Melancholy, Medecine and Religion in Early Modern England. Reading “The Anatomy of Melancholy”, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 76.
14 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 241-246.
15 Ibid., p. 579.
16 Ibid., p. 581. Établi en 1662, le Settlement Act assignait les individus à une paroisse donnée. L’aide aux pauvres est ainsi reconfigurée par cet acte ; en 1795, il est modifié par le Parlement pour permettre une plus grande circulation des populations. L’industrialisation croissante de l’Angleterre oblige ainsi à transformer les anciennes lois (Guy Lemarchand, « Un cas de transition du féodalisme au capitalisme : l’Angleterre », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 25/2, 1978, p. 293).
17 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 581.
18 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 588.
19 Ibid., p. 589.
20 Ibid., p. 590.
21 Ibid.
22 Dans son cours « La société punitive », Foucault examine la façon dont les Quakers américains ont envisagé la punition. Leur refus de la peine de mort se double d’une réflexion sur l’origine du mal : « Le problème qui se pose est alors celui-ci : s’il est vrai que le mal existe et qu’il faut bien un pouvoir pour essayer de le résorber, de quel droit le pouvoir humain peut-il prétendre à une tâche aussi gigantesque que celle de supprimer le mal ? N’est-ce pas Dieu lui-même, qui a laissé faire le mal, qui doit le supprimer ? S’il est vrai que le mal est universel, il est également vrai que les voies du salut sont toujours ouvertes et à tout moment. Personne n’est damné d’avancé […]. Ainsi, Dieu ne s’est retiré de personne, chacun peut donc le retrouver ; et, si en chacun il y a du bien, il appartient à tous de prendre en main la tâche qui consiste à faire éclater et briller cette lumière. Le rapport à Dieu. Pour saisir en soi cette lumière, il faut deux conditions : la rectitude d’un esprit non troublé par les passions et les images du monde, et donc, la retraite. Mais on peut aider chacun à trouver la lumière qui est en lui ; d’où l’importance de la solitude, de la retraite, mais aussi du dialogue, de l’enseignement, de la recherche en commun » (Michel Foucault, La société punitive, Paris, Éditions de l’EHESS/Gallimard/Seuil, 2013, p. 89). En cherchant dans la distance avec le monde les raisons d’une pathologie sociale, les Quakers veulent aussi y trouver une réponse morale. L’éloignement d’avec le cœur des sociétés est au principe d’une reconstruction des individus qui ont commis le mal. En somme, Foucault retrouve, pour les condamnés, la logique d’un rapprochement avec l’ordre naturel, sa simplicité et son austérité, qu’il avait mis en évidence dans l’Histoire de la folie.
23 Hervé Guillemain, « Direction spirituelle et cure d’âme dans l’entre-deux-guerres. Des pratiques en débat », Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français, 152, 2007, p. 246.
24 Hervé Guillemain, « Direction spirituelle et cure d’âme dans l’entre-deux-guerres. Des pratiques en débat », art. cité, p. 247.
25 Ibid..
26 Ibid., p. 249.
27 Ibid., p. 250.
28 Ibid., p. 252.
29 Ibid., p. 253.
30 Ibid., p. 258.
31 Ibid.
32 Michel Foucault, La société punitive, op. cit., p. 90.
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