Chapitre quinzième. Le néojacobinisme sous le second Directoire
p. 331-362
Texte intégral
1C’est indiscutablement le coup d’État du 18 fructidor qui libère l’énergie républicaine dans l’Ouest comme dans la majeure partie de la France. Le mouvement associatif renaît avec le soutien de toutes les autorités politiques de la République, car la loi interdisant les sociétés politiques a été abrogée et la députation des départements normands hostile au pouvoir exécutif a été décrétée d’arrestation par la force publique. Ce néojacobinisme du Directoire présente-t-il des caractères communs avec les clubs des premières années de la Révolution ? Est-ce une simple résurgence ou une création originale ? Qui sont ces derniers militants républicains ?
Vive à jamais la République !
2Après trois années de répression politique et l’illégalité de la pétition en nom collectif, c’est un incontestable retour au droit à l’expression publique qui se manifeste dans le phénomène pétitionnaire dès la fin de l’an V. Les adresses de soutien au Directoire exécutif, après le 18 fructidor, émanent des autorités constituées qui, comme toutes les administrations départementales ne peuvent guère que choisir de féliciter le nouveau régime, mais aussi d’un bonne soixantaine de municipalités cantonales et, surtout, d’une cinquantaine de collectifs de « citoyens », « républicains » ou « amis de la liberté » qui signent individuellement une pétition.
3Les thèmes de ces pétitions, au delà de l’enthousiasme général qu’elles manifestent, permettent de dresser un état de l’opinion républicaine dans les départements. Prenons l’exemple de la municipalité de Conlie, dans l’ouest de la Sarthe, qui dès le 21 fructidor adresse ses félicitations au gouvernement, contresignées par 22 habitants qui ajoutent : « Et, nous aussi, patriotes exécrés et proscrits par les aristofanatiques royaux, sommes jaloux d’unir nos vœux aux patriotes qui s’empressent de vous témoigner leur sincère reconnaissance. Oh ! mémorable journée, 18 fructidor, tu ne cèdes en rien aux journées les plus marquantes de la Révolution. Vive à jamais la République ! »1 Cet enthousiasme républicain est particulièrement perceptible dans les bourgs qui ont été confrontés en permanence à la chouannerie et qui se définissent comme des camps retranchés ou des rochers défensifs. Dans la Sarthe, c’est de l’Ouest que montent la plupart des pétitions rurales. Cette résistance de noyaux républicains est, sans conteste, un des thèmes majeurs de l’expression citoyenne. On la trouve aussi bien, par exemple, chez « Les citoyens du bourg de Tennie » (Sarthe) qui n’avaient pas connu de club et qui, au nombre d’une trentaine, s’honorent de « porter le beau nom et titre de républicain » et se flattent de n’avoir pas « craint les bandes royales et fanatiques » que chez les vieux clubistes de Condé-sur-Noireau qui, dans ce coin protestant du Calvados, sont une centaine à déclarer au Directoire exécutif : « Nous avons combattu dans nos murs pendant dix-huit mois pour la République. Nous avons conservé cette commune à la France libre et républicaine. Plus de dix-huit cents Français égarés s’étaient armés et rassemblés sous les drapeaux d’émigrés, de prêtres rebelles et de traîtres de l’intérieur pour relever un trône souillé de crimes, une noblesse tyrannique et un clergé scandaleux. Résistance ! »2
4Cet appel à la résistance de la France libre passe par une justification du coup d’État et de l’arrestation consécutive des députés royalistes ou réacteurs. Car le 18 fructidor s’inscrit dans la suite logique, quoiqu’inespérée, des grandes journées révolutionnaires. A ce titre, l’analyse de « la journée » selon les émetteurs, révèle les diverses composantes du mouvement républicain. Dans le chef-lieu de la Sarthe, les citoyens ont été invités par La Chronique qui, le 20 fructidor n’a pu consacrer sa Une à l’événement, mais a tiré un numéro spécial, à venir signer deux pétitions destinées, l’une aux « membres du Corps législatif restés fidèles au peuple », l’autre au Directoire exécutif. Ils ont été finalement 316 à apposer leurs signatures à côté de celles de Bazin, du général Cambray et de l’ex-conventionnel Levasseur. On comprend qu’avec un tel média, la Sarthe soit, avec le Calvados, le département où les républicains sont les plus nombreux à pétitionner. Dans ce département pro-monta-gnard en 1793, il est beaucoup question de la rupture du mouvement révolutionnaire en thermidor qui est jugée responsable de la terreur blanche. Ainsi, à Château-du-Loir la pétition, rédigée par Clairian, déclare : « Il est donc renversé ce colosse épouvantable qui, depuis trois ans, s’élevant sur les débris de la République, écrasait les enfants de la liberté, ses fondateurs et ses amis. Vous l’avez enfin comblé cet abîme qui nous engloutissait. Le génie de la République l’emporte : nous respirons. Vous raviverez les sublimes institutions populaires si scélératement proscrites par ces odieux criminels », tandis que les membres du Cercle constitutionnel de Saint-Calais écrivent : « Comprimés par la réaction thermidorienne qui a pesé sur le canton de Saint-Calais, les patriotes ont vu avec une joie indicible l’immortelle journée du 18 fructidor les rendre à la liberté qu’on voulait leur ravir et à la République qu’on voulait assassiner ».
5La lecture du 9 thermidor ne doit pas s’arrêter en l’an III et mérite d’être continuée sous le Directoire quand les républicains ont de nouveau la parole. Dans le Calvados ci-devant fédéraliste ou fédéralisé, il est intéressant de lire la réflexion des quatre-vingt quatre patriotes du canton de Moyaux - des vétérans du mouvement associatif - qui témoigne de la recomposition politique : « Non ! Ce n’est point le triomphe de l’anarchie sur les hommes vertueux, ce n’est point un 31 Mai, c’est le triomphe de la liberté sur l’affreux royalisme ! (...) Depuis plus de deux ans, les patriotes étaient agressés, pillés, assassinés et nul n’osait élever la voix. Le soi-disant fédéraliste qui osa s’armer avec courage contre les excès de l’anarchie était poursuivi sous la dénomination de terroriste. Ce silence politique des Républicains était commandé par la prudence et l’amour de la patrie... Trop de modération serait un crime ». Dans le chef-lieu du département, on réunit plus de signatures en évoquant le royalisme que la réaction thermidorienne. Les 655 républicains de Caen, parmi lesquels figure l’imprimeur de la Gazette du Calvados, font état le 22 fructidor de la situation du département en ces termes : « Ne marchons-nous pas sur un sol ensanglanté par le royalisme ? Ne comptons-nous pas dans le Calvados trois cents républicains assassinés dans l’ombre de la nuit, au sein de leurs familles ? Les criminels n’ont presque jamais été atteints et nous les avons vus, malgré l’évidence de leurs forfaits, braver la vindicte publique devant des jurés choisis à dessein pour innocenter les sicaires de la Contre-Révolution. Citoyens Directeurs, les accents douloureux des martyrs de la liberté retentissent encore dans le fond de nos cœurs : ils nous ont légué la République à soutenir, leur mémoire à honorer, leur mort à venger. Mais quelle vengeance plus digne d’eux que le triomphe de la liberté pour laquelle ils ont péri ?(...) Évitez une terreur sanguinaire. Loin de vous l’atroce tyrannie. Mais prudence et fermeté contre le fanatisme ».
6La question de l’après-fructidor est ainsi clairement posée et suscite des prises de position divergentes. Comment rendre concret l’espoir en « une nouvelle vie » qu’évoquent les vingt-quatre républicains de Touques, dans cette commune rurale où aucun club ne s’était implanté mais qui a connu la guerre civile déclenchée par « les royalistes et fanatiques, compagnons d’émigrés, anthropophages de l’humanité et brigands qui désolent la campagne » ? L’intervention des juges dans ce débat public est très significative. Ceux des tribunaux criminels à Coutances, Laval et Le Mans ont fait acte d’allégeance au nouveau régime et dans l’Orne, se sont joints aux félicitations un juge du tribunal d’Alençon ainsi que les membres des tribunaux de paix de Mortagne et de La Carneille. Si professionnels et simples citoyens sont unanimes à reconnaître que « la République était livrée à ses assassins », comme l’indiquent laconiquement les républicains de Château-Gontier réunis en cercle constitutionnel, les méthodes pour régénérer la République, à laquelle tous sont restés fidèles, sont l’enjeu du débat politique. Les 183 républicains de Mayenne, réunis autour des ex-conventionnels Grosse-Durocher et Bissy, ne partagent pas l’opinion première des Caennais. Ils demandent aux Directeurs de « frapper sans ménagement les féroces agents de Louis XVIII. N’avons-nous pas vu des administrateurs solliciter l’incarcération des patriotes les plus purs, sous le système prétendu de terrorisme, tandis que les dénonciateurs ne devaient leur vie qu’à ceux qu’ils poursuivaient ? »3
7Si, selon les lieux et les personnalités dominantes, la mémoire de 1793 dispute sa place à celle de la répression de l’an III dans l’opinion républicaine, la conscience d’une nécessaire refonte de l’organisation des corps judiciaires est partout présente. Le 20 frimaire an VI, les 198 membres du cercle constitutionnel, siégeant dans une des salles de la Maison commune de Caen, écrivent : « Songez que les ennemis de la patrie reprennent haleine et que les fruits de la mémorable journée du 18 fructidor sont perdus si vous ne vous empressez pas d’éloigner des administrations secondaires et des tribunaux les créatures de la faction capétienne (...) Que les juges des tribunaux qui ont réintégré les émigrés dans leurs biens et organisé l’anarchie judiciaire ne soient plus les arbitres de nos fortunes et de nos propriétés ». Plus précocement, quatre-vingt huit « Français de la cité de Mortagne » avaient invité le gouvernement, dès le 20 fructidor, « à épurer toutes les autorités publiques, à n’y conserver aucun alliage impur : il est temps que seuls les principes triomphent et que la morale républicaine soit, au moins, un accessoire exigible pour être admis aux fonctions publiques ! Des Républicains ne peuvent être gouvernés que par des hommes vertueux et d’un franc républicanisme »4. De même, les cent un républicains de Verneuil avaient recommandé au Directoire exécutif, le 3ème jour complémentaire de l’an V, de « continuer à purger le sol de la liberté de ces monstres qui ne voient le jour que pour l’ôter à leurs semblables »5. Dans cet ancien district où se localise le principal noyau de républicains de l’Eure, tous les maîtres de forges ont signé une pétition républicaine : à Breteuil, le clan Levacher tient toujours la municipalité avec les Gautier, Blanchet et Bucaille.
8La soixantaine de citoyens de Bourth (Eure) réclament non seulement une purge générale dans les administrations publiques, mais encore « l’exclusion des assemblées primaires de tous ceux qui ont soutenu le parti des royalistes, des chouans et des prêtres réfractaires ». La question électorale est également au centre des préoccupations des trente-trois citoyens du canton de Moulins-la-Marche (Orne), dont le chef-lieu ne compte pas 900 habitants mais avait aussi son club en 1793. Ils accablent les députés qui « après avoir, pendant dix-huit mois, royalisé l’opinion avaient usurpé toutes les fonctions » et préconisent une révision constitutionnelle, notamment, de l’article 53 qui prévoit le renouvellement des Conseils par tiers tous les ans.
9La bonne nouvelle du « triomphe de la République » passe, d’abord, par la réactualisation d’une fameuse « institution populaire » : l’association politique.
La structuration du mouvement républicain de fructidor à floréan an VI
10Devant le péril royaliste, les dirigeants de la République directoriale ont, en effet, reconnu la nécessité de constituer un bloc de défense républicaine dans le cadre constitutionnel du régime et promu les cercles constitutionnels. Les républicains renouent donc avec la pratique de la société politique et de la réunion publique dans leur commune.
11L’analyse géographique de l’implantation de ces cercles ou de ces collectifs de citoyens qui se sont formés, au moins pour rédiger une pétition, montre que peu de grandes villes administratives n’ont pas été touchées par le renouveau républicain, même si Alençon, Louviers, Les Andelys, Vire et Avranches brillent par leur absence6. Grâce à la forte mobilisation de la Sarthe et du Calvados, les deux-tiers des anciens chefs-lieux de district ont été concernés. Certes, la comparaison quantitative avec les clubs révolutionnaires qui se sont établis de 1790 à 1795 n’est pas favorable aux quelques quatre-vingt cinq associations créées au cours des huit premiers mois de l’an VI. Néanmoins, elle est très suggestive car un quart des communes qui expriment alors leur attachement à la République n’ont jamais eu de société populaire : c’est, sans doute, un des enseignements les plus notables. Dans un ensemble régional où, comparativement au reste de la France, on ne s’est guère associé précédemment, la chouannerie a créé les conditions d’un regroupement de citoyens attachés à l’œuvre révolutionnaire, notamment, en milieu rural. Par contrecoup, le travail différentiel de la mémoire fait apparaître la superficialité de la société populaire en l’an II, sans parler de celle de l’an III. On constate, en effet, que plus la création des clubs a été tardive, plus elle met à jour son faible impact sur la conscience républicaine des habitants. Si les deux-tiers des communes dotées d’une société des Amis de la Constitution retrouvent naturellement le chemin associatif, en revanche ce n’est guère le cas que de 7 % de celles où une société populaire a été créée en l’an II et l’on n’assiste à aucune reviviscence de société créée en l’an III. A cet égard, l’expression citoyenne sous le Directoire n’est pas celle d’un pur conformisme politique et l’extraordinaire floraison des clubs dans l’Eure en l’an II se réduit à une peau de chagrin quatre ans plus tard. Subsiste, néanmoins, une nébuleuse républicaine dans l’ancien district de Verneuil où l’effet d’entraînement porte ses fruits dans des communes proches du ci-devant chef-lieu. L’acculturation politique des citoyens est nécessairement plus forte dans les villes où le club a, pendant cinq années, façonné la vie publique. Il est aussi naturel de retrouver parmi ces pétitionnaires de l’an VI tous les militants républicains de la première heure.
12La date de création des Cercles constitutionnels varie beaucoup d’une ville à l’autre. Dès le mois de vendémiaire, il existe un cercle à Caen, au Mans et à Cherbourg où les municipalités ont offert un local, soit une salle de la maison commune, la ci-devant église de La Couture ou « une chambre, au second étage » d’une maison particulière qui a servi précédemment de caserne aux vétérans nationaux. En revanche, celle de Coutances a fait obstacle tant qu’elle a pu à la vogue du cercle patriotique. Le commissaire du Directoire exécutif auprès de l’administration centrale écrivait au début du mois de brumaire : « Les Républicains sont encore tout étourdis du coup terrible qui les a frappés pendant la réaction. Ils sont tous isolés »7. Le 17 brumaire, le cercle de Coutances, installé provisoirement dans la salle du tribunal de paix, se constitue à partir de 77 citoyens qui informent les officiers municipaux de leur « désir de concourir aux progrès des sciences, des lettres et des arts » et de la création de leur « Société littéraire sous le nom de Cercle constitutionnel »8. Evreux attendra le 1er ventôse pour avoir son cercle, en raison de la désunion des républicains9. Les attaques acerbes de Touquet contre les autorités locales lui ont valu, en brumaire, la suspension de son Bulletin de l’Eure. Puis, lorsque le Cercle constitutionnel est installé aux Ursulines, le substitut du commissaire près le tribunal criminel rapporte au ministre de la Police, le 11 ventôse : « Il y a parmi eux de bons républicains mais aussi des gens que j’ai entendus dire devant plus de cent personnes que Babeuf avait été assassiné à Vendôme. Je doute que ceux-ci soient de chauds partisans de la constitution de l’an III ». Le surlendemain, il apprend la formation d’un second cercle et pense, déjà, à la nécessité de leur fermeture car ils lui paraissent être « de véritables ateliers de discorde »10. Tandis que Touquet et ses amis s’interrogent publiquement sur les raisons de cette création, un bourgeois d’Evreux qui a tenu son journal sous la Révolution résume vite la situation : le premier cercle qui se disait celui « des républicains purs » était celui des « terroristes », le nouveau cercle réunissait au collège du chef-lieu ceux qui se reconnaissaient comme « les vrais constitutionnels » et qui se composaient de « presque tous les membres des corps constitués et des fédéralistes »11. Le souvenir de 93 a pesé, sans doute aussi, sur les Caennais qui, avant leur réunion, fréquentaient les uns la « salle du Civisme » et les autres « la salle du Commerce ».
13Le nombre des adhérents, leur milieu social et leur itinéraire politique sont difficiles à établir avec précision partout. A Evreux, la polémique entre les deux cercles empêche de donner beaucoup de crédits aux chiffres fournis par les administrateurs de l’Eure. Le 3 germinal, ils font état pour discréditer le premier cercle d’une « cinquantaine de membres », comprenant « beaucoup d’étrangers à la ville » tandis que le second rassemblerait « 200 républicains, amis de la paix et du gouvernement ». Pourtant, ce même mois, on ne relève que 52 signatures sur la pétition de soutien à ce dernier cercle alors que cent personnes sont mentionnées lors de l’apposition des scellés au cercle des Ursulines.
14Du Cercle constitutionnel de Coutances, on ne possède que la liste des signataires fondateurs dont le nombre ne représente qu’un cinquième des pétitionnaires au Directoire exécutif. Cette liste est, malgré tout, précieuse car elle peut être confrontée à celles des sociétaires de l’an III. Les fondateurs du cercle républicain ne se recrutent pas parmi ceux qui refusaient alors d’entendre les accents de La Marseillaise : aucun membre de la société anti-jacobine, fondée en germinal an III, ne figure dans cette liste12. En revanche, un tiers faisaient partie de la société populaire en vendémiaire de la même année ainsi que deux leaders jacobins de 1793 et de l’an II, emprisonnés sous la réaction thermidorienne, les juges Delalande et Hervieu. On note, parmi les professions signalées, la présence de quelques artisans (imprimeurs, tailleur, menuisier, marchand) aux côtés de nombreux hommes de loi (juges, assesseurs, huissiers, greffiers) qui se réunissent dans la salle du juge de paix de Coutances.
15Le cercle de Cherbourg a été composé de 97 membres, dont 5 ont été rayés. L’itinéraire de la majorité de ces adhérents de l’an VI est bien connu : 24 ont adhéré au club l’année de sa fondation, 10 en 1791, 4 en 1792, 10 en 1793 et 8 en l’an II. Les principaux militants de 1793 se retrouvent au cercle où se mélangent les pro-montagnards d’alors, tels Bourgeoise, Le Fourdrey et Fossard, et les pro-girondins, comme l’ancien journaliste du club, Jubé qui, avant de faire sa brillante carrière sous l’Empire, a repris du service comme orateur républicain pour célébrer, par exemple, l’anniversaire du « dernier Capet ». La défense de la République fait taire tous les ressentiments : les leaders exclus de la société populaire après la chute de Robespierre se sont réunis aux membres influents rejetés après la chute des Girondins ; les gardiens de la vieille maison, au nombre d’une vingtaine, qui avaient échappé à toutes les purges politiques, sont encore fidèles à leur association ; les babouvistes Rayebois et Fossard sont, malgré leur traduction devant le tribunal de Vendôme, toujours sur la brèche ; enfin, la qualité de membre honoraire a été décernée - est-ce symboliquement ? - à Dalihan, l’ex-président du district exclu dans l’été 1793 et à l’ex-capitaine Rayebois, exclu de la société thermidorienne en l’an III et arrêté lors de la conjuration des Égaux.
16Les séances du Cercle constitutionnel ont lieu tous les jours impairs, en raison de l’arrivée de la poste, et tous les décadis pour célébrer le calendrier républicain. Il est abonné à La Sentinelle et au Journal des Hommes Libres. Cherbourg comptait, d’ailleurs, deux autres abonnés à ce dernier titre qui se sont plaints, le 6 brumaire, de recevoir à la place une autre feuille glissée, avec un cachet royal, sous la bande de leur journal habituel : l’imprimeur Giguet, membre du cercle et un détenu illustre du fort national, Buonarroti13. Si depuis sa formation, le cercle a accueilli chaque mois une dizaine de nouveaux membres, on est loin de l’enthousiasme de 1790 : avec une centaine de républicains convaincus, sans doute à la date des élections, l’engagement sociétaire est devenu une option nettement partisane et militante. Socio-professionnellement, le groupe des artisans et des marchands qui n’a jamais été notable à la société populaire de Cherbourg est plus important qu’autrefois. En revanche, les militaires s’effacent massivement et donnent plus de relief à la bourgeoisie intellectuelle. Un adversaire du cercle dira, d’ailleurs, en germinal que « quantité d’officiers avaient été sollicités pour se réunir au cercle contre les bourgeois modérés, mais qu’ils étaient restés imperturbables ».
17Les républicains caennais ont procédé à la réunion des deux cercles pour préparer unitairement les élections. Le Cercle constitutionnel de Caen compte 320 membres dont une cinquantaine, toutefois n’étaient pas à jour de leur cotisation en ventôse an VI14. Le nouveau règlement, confectionné par les membres réunis, a été discuté, adopté et diffusé à 600 exemplaires. L’adhésion au cercle comporte un droit de réception, fixé à 1 F et une cotisation mensuelle de 50 centimes. Elle nécessite l’avis positif d’une commission, composée de six membres élus à la majorité des suffrages, et elle impose au récipiendaire la prestation d’un serment. Pour accélérer les formalités, le 4 ventôse, il est décidé de procéder à l’appel nominal des 87 premiers adhérents qui se présenteront au bureau, le décadi suivant, pour dire simplement « Je le jure ». Le 7 germinal, 162 anciens sociétaires seulement ont rempli les obligations règlementaires tandis que 24 nouveaux membres ont été reçus dont 14 ont prêté le serment.
18Le cercle, réservé aux adhérents qui sont munis d’une carte d’entrée, peut s’ouvrir sinon au public, du moins aux non-Caennais, à condition que ces citoyens aient été présentés par cinq membres de la commission et acceptés par l’assemblée générale. Outre sa commission épuratoire, son bureau est composé d’un président, d’un secrétaire et d’un trésorier. Son activité interne, dans le contexte de la campagne électorale, nécessite une modification de la tenue des séances, fixée initialement aux jours pairs, c’est-à-dire aux jours de poste, afin de prendre très vite connaissance des dernières nouvelles. Du 24 ventôse au 1er germinal an VI, qui marque le début des opérations électorales, le cercle de Caen est ouvert tous les jours. Le concierge ouvre ses portes dès son retour de la poste jusqu’à 13 heures, puis de 14 à 16 heures et, enfin, à 17h30 précises pour les séances du soir. Le cercle diffuse très largement ses adresses, ainsi celle du 10 ventôse a été éditée à 3000 exemplaires. Son activité publique est, par ailleurs, importante puisque ses membres participent activement aux fêtes républicaines, aux banquets civiques et aux lectures des nouvelles organisées dans les salles des sections de la ville. Ces diverses activités du cercle rappellent, bien sûr, celles des sociétés populaires mais avec une très grande nouveauté : l’organisation de la campagne électorale. Avant de développer cet aspect, il est nécessaire de présenter une nouvelle pratique politique qui se met en place dans la Sarthe.
L’ambulance des Cercles constitutionnels
19L’originalité sarthoise, bien valorisée par M. Reinhard15, mérite une interrogation nouvelle sur ses origines et ses caractéristiques. Car l’ambulance du Cercle constitutionnel a, dans l’Ouest, un précédent historique majeur avec la Société ambulante des Amis de la Constitution en Vendée qui tenait des réunions publiques dans des villes où les clubs ne pouvaient s’implanter. Puis, de nombreux départements ont connu en l’an II les courses civiques des missionnaires patriotes du club du chef-lieu dans les campagnes avoisinantes. Néanmoins, l’étude de cette pratique politique sous le Directoire révèle une autre influence que régionale.
20Dans sa Chronique de la Sarthe du 18 ventôse an VI, Bazin a clairement exposé l’origine du Cercle ambulant : « L’idée en fut conçue et suggérée par un général républicain dans une réunion patriotique à Mayet ; le plan en fut adopté, mûri, régularisé le 1er frimaire au Grand-Lucé ». L’initiative revient donc au général Cambray, né à Douai en 1762 et mort pour la patrie en messidor an VII en Italie. Ce fils d’épicier du nord de la France, devenu général en l’an II, servit la République dans l’armée du Nord, dans celle des Côtes de Brest et de Cherbourg et dans l’armée de l’Ouest : le département de la Sarthe fut placé sous son autorité en messidor an V. Ses mesures énergiques dans les cantons chouans et son républicanisme ardent lui valurent l’hostilité des modérés qui, en brumaire an VI, le firent muter à Rennes d’où ses nombreux amis sarthois le firent très vite revenir. Pendant six mois, de vendémiaire à ventôse, le général républicain joue un rôle politique de premier plan dans la Sarthe et le Loir-et-Cher et réconcilie les jacobins manceaux avec « les épaule-tiers ». On mesure bien le cheminement de l’idée républicaine depuis l’époque où ils rejetaient vigoureusement les principes et les mœurs de l’armée révolutionnaire et celle, plus récente, où ils condamnaient « le proconsulat » des généraux pendant l’état de siège. Le réconfort politique des militants sarthois est souvent venu en l’an V des brillants succès du général Bonaparte en Italie dont les proclamations remplissaient les colonnes du journal. Ailleurs, à Coutances dès l’an III, à Laval au printemps de l’an VI, l’armée tend également à représenter le dernier refuge des valeurs républicaines. Au Mans, même, ce sont des officiers du Sud-Ouest qui osaient chanter La Marseillaise en l’an IV.
21La lutte contre les chouans détermine désormais toute la stratégie des républicains sarthois dont les journalistes martèlent les mots d’ordre : unité politique de toutes les forces hostiles au royalisme et rapprochement des patriotes des villes avec les citoyens des campagnes. Dans ce contexte précis, d’une part l’armée républicaine qui sillonne tout le pays peut jouer un rôle plus concret que le Cercle urbain et, d’autre part, l’unité administrative de base qu’est la municipalité cantonale se voit conférer, avec la garde nationale, des fonctions politiques. Si la mobilisation sarthoise en l’an VI ressemble à celle du peuple citoyen en armes, elle n’implique pas pour autant un infléchissement de la pensée républicaine. L’organisation d’un mouvement républicain, très structuré, n’est pas destinée à prendre la place prédominante attribuée constitutionnellement au pouvoir législatif : « C’est à la composition d’un excellent Corps législatif que nous devons tendre le plus fortement. C’est lui qui, dans un gouvernement réprésentatif, est la source des malheurs du peuple ou de sa prospérité. Les premiers magistrats de la nation sont nommés par lui. Il rédige et sanctionne les lois qui règlent et facilitent l’exécution de l’acte constitutionnel. Il crèe les institutions nationales. En un mot, il est le centre de tous les pouvoirs, de toutes les actions, de toutes les volontés »16. Les « moyens », clairement définis à la réunion centrale, tenue au Mans le 15 ventôse, pour faire « de bons électeurs » sont les réunions des patriotes dans les cercles constitutionnels et l’action du Cercle ambulant.
22C’est une nouvelle conception de l’action politique qui émerge pendant le premier semestre de l’an VI. Elle bénéficie dans la Sarthe d’une conjonction particulièrement favorable avec le journal de Rigomer Bazin qui sert de bulletin de liaison à tous les patriotes, la présence du général Cambray qui fait régner l’ordre républicain dans les campagnes et l’action conjointe du commissaire du pouvoir exécutif auprès de l’administration centrale, le très républicain Houdbert qui, après l’assassinat de Maguin, soutient politiquement l’action du Cercle ambulant. Précisons, d’abord, la nouveauté de la réflexion politique avant de présenter l’expérimentation sarthoise de ce nouveau modèle associatif.
23C’est une réflexion sur les conditions d’émergence d’un parti républicain : si le mot de « parti » ne figure nulle part, l’idée est bien là. L’institution des Cercles constitutionnels, décidée par le gouvernement républicain pour établir un pouvoir communicationnel avec les citoyens, a « rendu l’essor à l’opinion publique, revivifié l’énergie populaire et secondé la marche du gouvernement vers la régénération de tous les pouvoirs, de toutes les opinions et de tout le peuple français ». A partir de ce constat des résultats du 18 fructidor, les républicains sarthois qui attendent, notamment de la prochaine législature, la légalisation de l’association politique sont amenés à agir dans le cadre constitutionnel. Les principes jacobins de correspondance, d’affiliation et de distinction sont délaissés dans l’organisation nouvelle d’autant plus aisément que, depuis la fermeture du club du Panthéon, la capitale ne peut plus exercer de rôle hégémonique : en conséquence, la réalité départementale devient le cadre de l’action politique. Néanmoins, l’expérience du Club des Jacobins, comme groupe de pression auprès des autorités publiques, pour seconder leurs activités politiques n’a pas plus été oubliée que l’enthousiasme fédératif des sociétés montagnardes dans le nord de la France à l’automne 1793 par le général Cambray17. Pour autant, le cercle ambulant tire son originalité propre de l’existence d’un régime représentatif qui établit sa légitimité théorique sur des élections annuelles. La bipolarisation de la vie politique entre républicains et royalistes - faisant oublier aux démocrates la composante gouvernementale qu’ils apprendront à leurs dépens - les conduit à penser un système de propagande démocratique plus efficace dans la campagne électorale que le Cercle constitutionnel, compte-tenu de l’importance des électeurs ruraux.
24Ainsi, peut-on mieux comprendre le programme d’action défini dans La Chronique de la Sarthe : « Il fallait une autre institution qui imprimât sur tous les points et dans le même instant une volonté, un mouvement, une direction uniformes ; il fallait aussi concilier cette institution avec les dispositions de la constitution qui nous régit. Tout était facile à des hommes dont les intentions étaient pures, le caractère prononcé, les principes invariables : le cercle ambulant fut créé (...). Il fut arrêté (au Grand-Lucé) qu’il serait composé d’un républicain pris dans chaque canton du département ; que chaque membre était spécialement chargé de surveiller les ennemis de la République et d’instruire sur leurs manœuvres l’autorité publique ou les secrétaires du cercle placés auprès d’elle. Enfin, que de temps à autre, des réunions centrales se feraient dans la commune du Mans afin de maintenir, par une fréquentation habituelle, les sentiments de fraternité qui doivent lier tous les républicains, de s’instruire mutuellement et de nourrir sans cesse le zèle et l’activité nécessaires aux républicains pour conserver à jamais l’empire des lois dans toute sa force et l’esprit public à la hauteur des vrais principes ». Comme le reportage journalistique constitue la principale source d’information, il convient de définir le rôle étonnamment moderne du journal de Bazin. Celui-ci communique le calendrier des réunions quinze jours ou trois semaines à l’avance, donne le compte rendu des séances du cercle ambulant et coordonne les activités républicaines du département en signalant les plantations d’arbres de la liberté, les fêtes locales et les banquets civiques. Il mentionne les discours de Cambray dans les différents cercles ou réunions publiques et fait état des moindres initiatives cantonales qui lui parviennent. Même si les correspondants des cercles de Saint-Calais, La Flèche ou Mamers ne sont pas aussi minutieux que ceux de Château-du-Loir, Mayet ou Ecommoy, le journal est une chronique exceptionnelle de la propagande républicaine. Au delà de ces citoyens qui font le journal, comblant le vœu initial de son directeur, Rouvin signe des articles de fond sur l’idéologie du mouvement, Clairian couvre les déplacements du général Cambray dans le Loir-et-Cher et les activités du cercle ambulant voisin tandis qu’Hésine communique les nouvelles du cercle de Vendôme. A nulle autre période de l’histoire journalistique révolutionnaire, le reportage sur le terrain n’a été aussi riche et vivant.
25Ensuite, on peut suivre sur les cartes cantonales du département, mois par mois, la campagne républicaine pour les élections de germinal an VI. En vendémiaire, le Cercle constitutionnel du Mans, déjà en pleine activité, a envoyé plusieurs pétitions au Directoire exécutif. Le cercle de Beaumont-sur-Sarthe se prévaudra également d’avoir été créé à cette époque. La présence du général Cambray est surtout attestée dans les cantons méridionaux. Les patriotes du Grand-Lucé l’ont invité à la fête du 1er vendémiaire, qu’ils ont remise au 3 pour avoir l’honneur de fêter l’anniversaire de la République avec celui qu’ils appellent « le Sauveur de la Sarthe ». En présence de tous les gardes nationaux et administrateurs du canton, la journée a été marquée par des discours, des chansons, un serment de haine à la royauté et d’attachement à la constitution de l’an III, le baptême républicain d’une petite Victoire, née la veille, la couronne civique décernée au général, le banquet, des jeux, des courses, des danses et un feu d’artifices. La petite commune du Grand-Lucé qui n’avait pas connu de société populaire devient le lieu de référence de la fraternité républicaine en l’an VI.
26En brumaire, tandis que tous les membres de cette municipalité adhéraient au cercle, deux nouveaux cercles apparaissent, l’un à La Ferté-Bernard, l’autre à Mayet. L’activité du cercle manceau a consisté, d’abord, à rendre une série d’hommages à la mémoire du général Hoche par des discours de l’ex-conventionnel Levasseur qui l’avait personnellement connu, de l’administrateur départemental Blavette qui était présent lors de la bataille du Mans en décembre 1793 et d’un officier municipal, tous membres du cercle constitutionnel ; puis, de fêter la nouvelle de « la Paix » et l’acquisition de la « liberté française par plus de six millions d’hommes » ; enfin, de s’occuper de faire annuler la mutation du général Cambray. Le passage à Mayet du « brave général » a donné lieu à une fête, le 7 du mois, qui a rassemblé des républicains de tous les cantons voisins : l’idée d’une réunion mensuelle jusqu’aux élections de germinal a alors été lancée et Le Grand-Lucé, choisi pour celle du 1er frimaire. C’est dans cette région que la famille du général va s’installer durablement, que l’une de ses filles, née au Mans, va être placée en nourrice et confiée à son ami Bottu lorsque Cambray va partir en Italie. Il entretiendra une très intéressante correspondance avec celui qui était l’ancien curé constitutionnel de Mayet, abdicataire, marié et présentement juge de paix du canton avant de devenir notaire sous l’Empire18. Tandis que le général s’en va dans l’ancien district de Sillé organiser les colonnes mobiles du canton, Mayet forme son cercle en se flattant de n’accueillir « ni noble, ni prêtre » mais en espérant que « beaucoup de patriotes, retenus en ce moment par les travaux urgents de l’agriculture », se réuniront « aux deux-cents républicains » qui le composent. Ces premiers résultats encourageants dans la Sarthe et les environs sont loin de constituer toute l’actualité. L’assassinat du commissaire du Directoire exécutif fait la Une de plusieurs numéros de La Chronique de la Sarthe. Le meurtre de Maguin, membre du cercle constitutionnel, dans la nuit du 21 brumaire en pleine ville, devient le symbole de la terreur royale et cléricale : l’ancien prêtre abdicataire et marié est présenté comme celui « qui avait mieux aimé être le ministre des lois républicaines que celui de la superstition » et qui est la première victime au Mans du fanatisme depuis le début de la Révolution19.
27C’est en frimaire que commencent les tournées du Cercle ambulant. Le point de départ n’est pas forcément Le Mans, comme tend à l’indiquer la représentation graphique, puisqu’il est formé de représentants de divers cantons sarthois, mais il est vraisemblable que Cambray, arrivé la veille au Mans, se soit rendu le 1er frimaire au Grand-Lucé en compagnie de Bazin. Selon le journaliste, la « première réunion des zélateurs de la liberté » a établi « les règles de sa conduite qui sera celle de tous les cercles ambulants dont l’intérêt est de conserver l’unité d’action ». Selon le commissaire du gouvernement, on y désigna : « 1) dans chaque canton, des commissaires qui feraient le dispositif de la fête. 2) les patriotes qui, alternativement, se rendraient d’un canton à l’autre, à frais communs pour éviter la dépense ce qui, à proprement parler, a constitué l’ambulance. 3) on décida de surveiller les ennemis de la constitution et 4) d’établir un point central de réunion au chef-lieu du département tous les 5 de chaque mois »20. Le rassemblement se porta ensuite au pied de l’arbre de la liberté pour y prononcer ce serment : « Nous jurons attachement inviolable à la constitution de l’an III, union entre les républicains, haine à tous les tyrans, surveillance active, vengeance terrible, autorisée par nos lois et notre énergie, vengeance prompte contre tous les assassins, mort au crime, indulgence à l’erreur et nous vouons à l’animadversion du peuple français les prêtres insoumis, les nobles non convertis et les chouans, leurs criminels agents ».
28C’est ce serment qui fut répété dans toutes les réunions du cercle ambulant. Initialement prévues au nombre d’une par mois, les missions « apostoliques républicaines » eurent lieu chaque décadi dans les anciens chef-lieux de district. Saint-Calais profita de la réunion du 10 pour former son cercle constitutionnel. A La Ferté-Bernard, la fête dura deux jours. Commencée le 20 au temple décadaire municipal, où les élèves d’un instituteur, tenant un drapeau tricolore à la main, ont animé la séance par leurs discours et chansons, la réunion a continué dans le local du cercle et s’est terminée par un banquet civique. Le lendemain du décadi étant un jour de marché, on a profité de la présence d’un grand nombre d’habitants de la campagne pour propager les principes républicains en rappelant les acquis de la Révolution depuis 1789. Très bien préparée par les citoyens de La Ferté-Bernard, la réunion a été, d’après Bazin, une grande réussite à cause aussi de la participation du « beau sexe » et de l’enthousiasme général. Le chroniqueur en profite pour annoncer que la prochaine réunion est fixée à Château-du-Loir et pour rappeler « l’importance de la réunion centrale » au Mans le 5 nivôse pendant que le cercle de Mamers fait de la publicité pour sa réunion ultérieure en assurant que « les Mamertins tendent les bras à tous les Républicains de la Sarthe » et en promettant que « la cérémonie sera terminée par un banquet civique où présideront la frugalité et l’allégresse républicaines ». Dans cet état d’esprit, la réunion du 30 frimaire à Château-du-Loir est marquée par la création d’un cercle constitutionnel et par la décision de former des subdivisions cantonales du cercle ambulant qui iront « parcourir les campagnes jusqu’au hameau le plus obscur, y porter le flambeau de l’instruction, le langage de la vérité, le sentiment de la concorde et l’amour brûlant de la patrie ».
29En nivôse, un autre cercle s’établit dans la petite commune de Nogent-le-Bernard, composée pourtant « d’un petit nombre de républicains » qui ont reçu des lettres anonymes annonçant le massacre dans la nuit de Noël d’une quinzaine de « patriotes exaltés ». Celui de Château-du-Loir communique par voie de presse son ouverture à tous les républicains « chaque quintidi et décadi, à la salle de spectacle, à 5 heures du soir » et son entière soumission aux articles 360, 361 et 362 de la constitution. Le compte rendu de la réunion centrale au Mans fait regretter à Bazin qu’il n’y eut pas « un commissaire-observateur » de tous les départements pour communiquer à la France entière « l’enthousiasme des plus beaux jours de la liberté ». Le soir, après les discours dans le local du cercle du chef-lieu et le serment prêté autour de l’arbre de la liberté, le banquet civique a eu lieu à La Couture dans une salle décorée par des gardes nationaux avec des banderoles portant « Les républicains ne forment qu’une seule famille », « Gloire immortelle aux martyrs de la liberté, aux défenseurs de la patrie vainqueurs des tyrans coalisés ! » ou encore « Guerre aux tyrans des mers ! », « Guerre aux assassins royaux ! », « Amitié aux peuples libres », « Liberté aux nations esclaves ! ». Pendant le repas frugal, des toasts ont été portés, parmi lesquels le chroniqueur a retenu : « A l’île de Madagascar ! », « Puissent tous les ennemis de la République être tôt vomis de son sein ! » et « A la République universelle ! ». Un bal à la salle de spectacle a terminé la soirée. Il ajoute : « Le lendemain, les républicains des divers cantons, venus à la réunion centrale, se sont rassemblés et ont décidé entre eux de rédiger une adresse à leurs concitoyens, expositive de leurs principes, des mesures qu’ils prennent pour seconder la marche régénératrice du gouvernement et du but qu’ils se sont proposé en les adoptant. L’adresse sera souscrite par tous les républicains des cantons et envoyée à tous les départements afin que notre exemple soit universellement imité ».
30Le cercle ambulant est le 9 du mois à Bonnétable, invité par les républicains qui ont formé un cercle dans l’ancien local de la société populaire, avant de se rendre le lendemain à Mamers où « une fête brillante était préparée ». Quinze cents citoyens de la garde nationale du chef-lieu, des communes voisines et de la garnison étaient sous les armes, y compris une compagnie d’enfants sous le nom d’« Espérance de la Patrie ». Les républicains, munis de fleurs et de branches de laurier, marchaient deux à deux dans le cortège qui fit le tour de la ville. Après « le discours aussi simple que laconique » du général Cambray, l’intervention du commissaire du gouvernement auprès de la municipalité et d’autres orateurs, puis la prestation du serment sur l’autel de la patrie et le feu d’artifice, le banquet a réuni, enfin, trois cents républicains avec leurs citoyennes dans le local du cercle où elles étaient, d’ailleurs, admises. C’est alors la grande vogue du banquet républicain : beaucoup de communes rurales comme Dollon, Courgains ou Loué tiennent à faire connaître dans le journal qu’elles participent ainsi au mouvement. Le 19, le cercle ambulant est à Beaumont où la municipalité a fait pavoiser les maisons de branches de chêne et de laurier et rassembler la garde nationale pour l’accueillir. Le lendemain, à Fresnay, le chroniqueur constate qu’« il y avait moins de chaleur et de gaieté. Il semble que tout le patriotisme de cette commune se soit concentré dans la maison d’un républicain où n’a cessé de se réunir, pendant la réaction, le petit nombre de patriotes prononcés qui s’y trouvent sous le nom de Petite Convention ; les royalistes l’appellent eux La Maison Infernale ». C’est sous le terme de fête de la Réunion que La Chronique annonce le parcours des cantons de Sillé-Le-Guillaume, Conlie et Lavardin les 29 et 30 nivôse avec une agréable participation féminine tandis que le cercle ambulant de Château-du-Loir propage le républicanisme dans les cantons ruraux de Vaas et de Chahaignes, situés dans son ancien district.
31L’exemple est imité par le cercle d’Ecommoy qui décide d’organiser l’ambulance à l’intérieur de son canton. Pendant toute le mois de pluviôse, les membres du cercle parcourent diverses communes, où ils sont accueillis par la garde nationale et les agents municipaux, pour y replanter l’arbre de la liberté, discourir dans la salle décadaire et participer au bal avec « toute la jeunesse du pays ». Le cercle qui vient de se constituer à Vallon demande à celui du Mans l’envoi de son règlement pour l’adopter au moment où celui de Sillé-le-Guillaume, créé par « 40 républicains très prononcés », finit par compter une centaine de membres21. Le sud-ouest de la Sarthe n’est pas en marge de cette fébrilité patriotique : La Chronique mentionne que la fête du 21 janvier ou 2 pluviôse a été dignement célébrée à La Suze et à La Flèche. Cette ville est la seule où le cercle ambulant, venu le 10 pluviôse, n’a pas été accueilli par la municipalité. Sur la route de Sablé le lendemain, les commissaires du cercle ambulant, tant du Mans que de La Flèche, ont reçu en revanche une escorte de 20 gardes nationaux à cheval, dépêchée par la municipalité sabolienne. La tournée dans ce dernier ancien chef-lieu de district a permis d’inaugurer un nouveau cercle, avec le même enthousiasme festif qu’à Bessé-sur-Braye à la fin du mois.
32C’est la stratégie unitaire du camp républicain que Bazin rappelle fraternellement, le 16 du mois, aux membres du cercle fléchois, confrontés à une municipalité hostile. Son expérience clubiste au Mans lui donne des arguments décisifs : « (Le cercle de La Flèche) n’est encore composé que de chauds républicains, vu la rigueur qu’il a mise dans la réception de ses membres et qui a retenu certains patriotes modérés qui ont craint pour eux le tour du scrutin. De sorte qu’il y a une ligne de démarcation entre les républicains de telle étoffe et ceux de telle autre. Ces nuances, quelqu’imperceptibles qu’elles soient, ne doivent pourtant pas exister. Peu à peu, elles se fortifieront et deviendront des barrières difficiles à surmonter si, des deux côtés, on n’abjure réciproquement de petits sujets de division et d’animosité. Ces minutieuses tracasseries ne conviennent point à des âmes républicaines. Patriotes de La Flèche, moins l’effort qui doit vous réunir sera pénible, plus tôt vous devez le faire. Le temps change souvent en passion la plus légère fantaisie et le plus petit ressentiment en haine. N’attendez pas qu’il ait fait chez vous de si funestes ravages ! Que les uns relâchent un peu de leur sévère défiance, que les autres sachent que, pour être républicain, il faut être ami de l’égalité et voir un frère dans chaque Français qui l’environne ».
33En ventôse, Ballon annonce l’ouverture de son cercle au public. Les républicains de Fresnay organisent à Douillet une réunion des gardes nationaux du canton. Le cercle fléchois a formé « une commission apostolique pour parcourir les cantons environnants et encourager l’institution des cercles constitutionnels » et réunit le 10 du mois les républicains de son ancien district, le jour où Mayet reçoit une dernière fois le général Cambray. Lorsque se tient au Mans la réunion centrale de tous les commissaires cantonaux, c’est un bilan remarquable qui peut être dressé de la propagande républicaine dans la Sarthe. On a tenu autant de réunions politiques dans ce premier semestre de l’an VI qu’il y a eu de sociétés populaires de 1790 à 1795. Les réunions du cercle ambulant et les créations de cercles constitutionnels concernèrent plus de la moitié des cantons. Vingt-six cercles ont alors été implantés dont sept dans des communes qui n’avaient pas connu de club comme Bourg-la-Loi et Nogent-le-Bernard ou, dans le Sud-Est, Le Grand-Lucé, Chahaignes, Mayet, Vaas et Précigné. C’est, d’ailleurs, dans cette région particulièrement bien représentée en l’an VI que la culture républicaine va fructifier sur le terreau de l’anticléricalisme et, bientôt, de la libre pensée.
Les cercles constitutionnels et l’enjeu électoral
34L’originalité majeure du mouvement associatif sous le Directoire réside, en effet, dans une activité nouvelle : l’organisation de la campagne électorale. Après le triomphe de leurs adversaires en l’an V, les républicains axent tous leurs efforts sur les élections de germinal an VI avec le soutien du gouvernement. La circulaire du ministre de la Police Générale du 19 pluviôse recommande aux sociétés politiques de s’occuper des prochaines échéances électorales et aux magistrats républicains de se servir de ces réunions comme d’un levier puissant pour remonter l’opinion républicaine et préparer des élections dignes du peuple français. L’administration centrale de la Sarthe fait publier dans La Chronique, datée du 16 ventôse, la circulaire du 27 pluviôse, sans doute la dernière reçue du ministère, qui louait le mérite des cercles constitutionnels. Rouvin fait seulement remarquer l’inutilité de l’allusion à une possible « licence » de ces institutions populaires. Dans le numéro suivant, en présentant les principes et les buts du cercle ambulant, Bazin décrie, à son tour, « le vain fantôme de l’anarchie créée par l’infernal génie de la contre-révolution ».
35C’est pour préparer unitairement les élections que les républicains caennais ont procédé à la réunion des deux cercles de la ville. Un travail préparatoire est présenté au cercle, le 8 ventôse, par le citoyen Legris et trois rapporteurs sont alors nommés pour en faire le compte rendu à l’assemblée générale du décadi suivant. Les questions matérielles du vote sont discutées au cercle. Ainsi, le 16 ventôse, le cercle écrit à l’administration centrale du Calvados pour lui demander de fixer le lieu des bureaux de vote des cinq sections de Caen car les locaux des quinze arrondissements de la commune, utilisés l’année précédente, ne sont plus disponibles. Toutefois, c’est la question des listes électorales qui constitue une des préoccupations majeures. Une motion est ainsi adoptée pour refuser le droit de citoyenneté à tous les déserteurs. Le 18 ventôse, les membres du cercle sont invités à former quinze bureaux pour dresser « la liste de tous ceux que les lois excluent des assemblées primaires ». Huit jours plus tard, des commissaires sont chargés de demander à la municipalité les registres des sections de l’an III et de l’an IV ; mais les administrateurs municipaux ne leur permettent pas d’emporter les listes électorales dans leur local voisin. Aussi, le cercle invite ses adhérents à la plus grande vigilance tout en recommandant « la plus parfaite union avec les républicains de la commune pour parvenir à obtenir de bons électeurs ». Enfin, on invite la municipalité à convoquer les citoyens dans leurs assemblées primaires « par le signal d’un coup de canon, au lieu du son de la cloche qui est devenu le ralliement des fanatiques ». Dans les premiers jours de germinal, on ne commente guère les premiers résultats électoraux au cercle de Caen où on ouvre les séances aux cris de « Vive la République et le 18 fructidor ! ».
36Au Mans, la réunion centrale du 15 ventôse a pour but de confectionner la liste des candidats républicains aux élections, notamment législatives, avec Bazin, Rouvin et Clairian pour le Conseil des Cinq-Cents et Jouennault et Houdbert pour celui des Anciens. C’est le jour où le Directoire exécutif arrête la dissolution des cercles constitutionnels du Mans, de Vendôme et de Blois. Quinze jours avant les élections, le gouvernement sanctionne, à la fois, le cercle ambulant dans la Sarthe et le Loir-et-Cher comme masquant une correspondance et une affiliation effectives et incrimine l’inconstitutionnalité des principes professés dans ces cercles. Houdbert, ex-oratorien, ancien chef de bureau du département de la Sarthe, signataire de la pétition pour le maintien de Jouennault en l’an V, membre du cercle manceau et commissaire du gouvernement avait largement informé le ministère, dans ses compte-rendus décadaires, de l’organisation des cercles dans la Sarthe. Toutefois, Sotin, le ministre de la Police, quelques jours avant son renvoi, l’avait alerté dans une lettre du 24 pluviôse en lui demandant un rapport circonstancié sur les membres du Cercle constitutionnel du Mans qu’il devait lui transmettre sous double enveloppe, dont la première porterait « Affaires de famille », de façon à ce qu’il ne soit lu que de lui seul22. Houdbert répond, le 6 ventôse, à son successeur à la tête du ministère que le cercle manceau est composé « pour la majeure partie de fonctionnaires publics résidant dans la commune et, en outre, d’une masse respectable de patriotes reconnus pour leurs lumières, leur moralité et leur courage durant la crise réactionnaire ». Par ailleurs, « il se réunit assez rarement, trop rarement peut-être et on s’y occupe uniquement de la lecture des papiers-publics, des lois, des arrêtés de l’autorité, quelquefois de questions politiques mais jamais de personnes (...) On peut même dire que, par la monotonie silencieuse de sa tenue, l’insignifiance de ses résolutions ou délibérations, le peu d’ensemble dans la réunion de ses membres, ce cercle peut, du moins jusqu’ici, être plutôt considéré dans un état de nullité que d’autorité : il est comme s’il n’existait pas ». Craignant à ce moment là de son rapport, sinon d’en faire trop, du moins de laisser croire que sa fermeture passerait inaperçue, il s’empresse d’ajouter que son existence, même théorique, est un rempart contre le royalisme. Ensuite, il explique le fonctionnement du cercle ambulant pour démontrer que si « le mot sent l’inconstitutionnalité », la réalité, elle, ne l’est pas. Bref, le bilan est globalement positif pour le gouvernement23. C’est donc un républicain consterné par la décision politique qui écrit au ministre de la Police, le 24 ventôse, que la clôture du cercle manceau a fait éclater « l’allégresse des ennemis connus du gouvernement » et lui fait craindre « une influence malheureuse sur les élections prochaines ». Bazin dans sa Chronique du 20 ventôse ne se contente pas de protester de la bonne foi constitutionnelle du cercle du Mans, mais appelle les patriotes à serrer les rangs et à « redoubler d’énergie pour déjouer les manœuvres infâmes du royalisme qui se cache aujourd’hui sous le manteau d’une perfide modération ». Prétextant que l’arrêté du gouvernement n’était pas officiellement connu, la réunion du soir a été maintenue. L’auto-dissolution a été jugée préférable à une perquisition municipale et une pétition au Directoire exécutif a été préparée pour défendre « le dévouement sans exemple des apôtres de la constitution et des défenseurs du droit du peuple ». Dans le numéro suivant, le chroniqueur déplore « l’erreur du gouvernement » mais conseille aux républicains d’aller dans les autres cercles du département pour préparer les élections. Le brusque revirement de la politique directoriale s’accentua dans les derniers jours de la campagne électorale avec la fermeture d’autres cercles en France.
37Cette troisième force politique, balançant entre la droite et la gauche pour se maintenir au pouvoir, intervient brutalement au cours de la campagne électorale dans la Sarthe. Le ministre de la Police demande le 3 ventôse à recevoir deux exemplaires de La Chronique de la Sarthe, suite aux nombreuses dénonciations, insérées dans les journaux parisiens. Le Journal de Paris de Roederer citait comme députés du cercle ambulant Bazin, Clairian, Rouvin mais aussi Jouennault à Paris, Barret et Vérité administrateurs sarthois et Houdbert, commissaire du Directoire exécutif. La Chronique est alors partagée entre son souci de rendre compte des élections, si bien préparées et dont les premiers résultats sont très favorables aux démocrates, et son envie de dénoncer les sombres manœuvres du président de la municipalité du Mans. Le citoyen Besnard, depuis qu’il a fait afficher dans toute la ville l’arrêté du Directoire exécutif avec la délibération municipale du 22 ventôse, parlant de « cercle soi-disant constitutionnel », paraît être à l’origine de la fermeture du cercle manceau. Bazin ne manque pas de railler son zèle à « fermer des portes qui n’étaient plus ouvertes », de demander pourquoi « il n’a pas fait fermer le club dit de Clichy, tenant ses séances au Bourg d’Anguy » dont Besnard était également membre, d’évoquer « la rapidité de sa fortune » et, surtout, de retracer la carrière tortueuse de l’ancien curé de Nouans, près de Ballon. Car le distingué membre du Cercle constitutionnel non seulement « affichait dans ses discours une exagération imprudente ou perfide », mais encore il avait ouvert la première séance du cercle ambulant au Mans et à celle du 5 pluviôse, encore, il « avait été nommé commissaire pour se concerter avec les artistes dramatiques pour faire coïncider l’heure du spectacle et l’exécution des chants patriotiques avec la présence des républicains étrangers ».
38Le 8 germinal, munie d’ordres du ministère de la Guerre, la gendarmerie vient au domicile du journaliste pour l’arrêter et lui faire rejoindre comme réquisitionnaire l’armée la plus proche. Bazin peut alors exhiber la copie de son congé de réforme, délivré par le conseil d’administration du premier bataillon de la Sarthe, pour blessure grave, le 14 septembre 1792, aux Champs de la Croix-aux-Bois qui, sans doute, l’a rendu boiteux. Le lendemain, l’imprimeur Bazin est élu administrateur municipal du canton du Mans intra-muros avec ses amis Rouvin, chef de brigade de la garde nationale, et Théophile Leclerc, ancien administrateur de la Sarthe. Dans le numéro de La Chronique du 10 germinal, qu’il sait être le dernier, il affiche sa sérénité : « On peut briser notre plume, on peut enfreindre à notre égard toutes les lois, mais il est un asile où la méchanceté des hommes ne pourra nous atteindre, c’est notre conscience qui ne sut jamais fléchir devant les persécutions et qu’aucune puissance de la terre n’intimidera jamais ». Ce même jour, les scellés sont apposés sur la presse servant à l’édition du journal « rédigé dans des principes contraires à la constitution de l’an III », selon l’arrêté du gouvernement du 7 germinal. En introduisant le commissaire municipal dans son « laboratoire », Bazin lui assure que les autres presses servent à l’impression des ouvrages administratifs et obtient la garde des scellés. C’est aussi le 10 germinal que le général Cambray est destitué de son commandement dans la Sarthe et le Loir-et-Cher. Rappelé en activité le 15 floréal, il est expédié sur le front italien quand Bonaparte entreprend son expédition d’Égypte. Quelques jours plus tard, les administrateurs Baret et Vérité, le commandant de la garde nationale Rouvin et le commissaire Houdbert, sont révoqués de leurs fonctions. Celui-ci s’incline devant le pouvoir exécutif mais tient à rappeler les conditions de sa nomination après l’assassinat de son prédécesseur et à interroger le gouvernement : « J’ai été persécuté comme fédéraliste sous le régime révolutionnaire, comme modéré et j’étais ce que je suis ; sous le régime constitutionnel, serais-je accusé de terrorisme ? Je suis encore ce que j’étais alors ». Il termine sa lettre au Directoire exécutif en affichant sa détermination « à braver les dangers pour l’affermissement de notre constitution et la prospérité de la République ».
39L’enjeu des élections provoque d’autres interventions du pouvoir politique, gêné par la concurrence républicaine des démocrates qu’il avait encouragée. A Caen, c’est un adversaire du cercle qui dénonce au ministère de la Police, le 16 germinal, « le plan des terroristes du Calvados ». Les élections doivent être cassées car, selon lui, « elles ont été oppressives : les jacobino-terroristes n’ont laissé voter que leurs adhérents ». Les membres cu Cercle constitutionnel voudraient « renverser la constitution, en créer une nouvelle à l’imitation de celle de Robespierre et créer un gouvernement révolutionnaire. Ils font entrevoir au bon peuple qu’il ne peut être vraiment heureux que sous un pareil gouvernement, que les fortunes seront divisées et qu’il y aura part ». Le dénonciateur ajoute « qu’ils sont aidés dans leurs opérations par le général qui commande ici (Larue et son lieutenant Logier), en allant dans les cantons des environs y prêcher de ne souffrir que les vrais sans-culottes et en chasser à coups de bâton ceux qui ne leur conviendraient pas »24. A Cherbourg, c’est le commandant de la place et des forts extérieurs (dont celui de l’île Pelée où se trouvent les babouvistes) qui affiche son hostilité au Cercle constitutionnel dont la composition est, à ses yeux, « immorale » et dont les séances sont hostiles au gouvernement et à la constitution de l’an III. D’autres accusent les adhérents du cercle d’avoir soutenu la candidature de Le Fourdrey comme juge de paix, d’avoir invité « les pauvres à voter contre les riches » et d’avoir défendu la mémoire de Robespierre qui « n’était accablé de témoignages que parce qu’il était mort et qui, s’il pouvait revenir, imposerait silence et ferait punir bien des membres de la Convention nationale »25. C’est la raison pour laquelle le commandant militaire s’est opposé à l’utilisation d’un chantier de la marine comme lieu de leur banquet civique, aux huit-cent cinquante couverts, en prétextant la proximité d’un magasin d’explosifs. Il n’a pu empêché toutefois les républicains cherbourgeois de célébrer du matin au soir la fête de la Souveraineté du Peuple le 30 ventôse. L’enquête ministérielle, conduite à la suite de ce rapport adressé, le 6 germinal, au président du Directoire exécutif, n’aboutit pas à la fermeture du cercle. Constatant qu’il n’a pas établi de communication avec d’autres cercles, notamment celui de Valognes, ses activités politiques dans la campagne électorale sont justifiées par les recommandations officielles du gouvernement à soutenir les candidats républicains. Pour le reste, c’est-à-dire la nomination d’un président et la règlementation interne concernant l’admission et le rejet des membres, le rapport ministériel s’en remet à la municipalité de Cherbourg. Celle-ci, le 16 floréal, ne trouve « rien d’anarchique » à l’élection d’un président ou censeur, à l’admission des récipiendaires ni à l’attachement du cercle à la constitution en vigueur.
40En revanche, les troubles électoraux dans la Mayenne et l’Eure aboutissent à la dissolution des cercles. Dans la Mayenne, l’adversaire des fonctionnaires publics de l’an II, Enjubault devenu député au Conseil des Cinq-Cents dénonce, avec deux de ses collègues des Anciens, le rôle des « anarchistes » dans les troubles du 21 ventôse à Laval. A l’occasion de la cérémonie de réception, en l’honneur d’une colonne de l’Armée d’Italie, des toasts auraient été portés à la santé des terroristes. Les troubles ont duré jusqu’au 25, opposant cette colonne et les membres du Cercle constitutionnel aux soldats de la 30ème brigade d’infanterie à cause des tresses de leur uniforme, prises pour des signes chouans. De plus, le directeur du cercle lavallois, l’ancien jacobin Le Roux ainsi que Béziers, le commandant de la garde nationale du chef-lieu, auraient signalés des personnalités locales à la vindicte des vainqueurs de la République en Italie26. Après cette algarade pré-électorale, les membres du cercle de Laval sont accusés d’avoir troublé le bon déroulement des assemblées primaires, en contestant l’établissement des listes électorales. Constatant l’exclusion du droit de vote de 150 républicains et l’imputant aux « intrigues des compagnons de Jésus, des déserteurs et des parents d’émigrés », Boisard, adjudant de la garde nationale, a appelé le renfort de la force armée de Château-Gontier le premier jour du scrutin. Les opposants mettent également en cause deux autres dirigeants du cercle de Laval, à savoir Le Roux et Chollet, emprisonnés avec Boisard en l’an III comme anciens membres du Comité révolutionnaire, et demandent, le 23 germinal, l’annulation des élections. A Mayenne, les adversaires du cercle dénoncent le rôle joué par l’ex-conventionnel Grosse-Durocher et par le général Dutertre dans la formation d’une assemblée primaire, composée uniquement de membres du Cercle constitutionnel. Dès le 17 germinal, deux administrateurs de la Mayenne et membres du cercle de Laval sont destitués de leurs fonctions : Juliot-Morandière et Dutertre, frère du général. La pétition lavalloise contre ces destitutions de républicains et contre ces accusations de manipulations électorales qui recueille près de 150 signatures le 30 germinal n’a aucune chance d’aboutir dans le nouveau contexte politique27.
41A Evreux, la rivalité entre les deux cercles décuple avec l’enjeu électoral. Un correspondant du ministre de la Police fait état, le 29 ventôse, des apostrophes que se lançaient dans le chef-lieu d’un côté, « les Jacobins, les terroristes » et, de l’autre, les « Clichyens, les chouans et les royalistes ». Son propre vocabulaire politique distingue « les exclusifs » des « amis de l’ordre » : aussi, juge-t-il « désolantes » les autres réunions politiques de l’Eure, comme celle très dynamique de Verneuil, parce qu’« il s’y prêche un système d’exclusion qui décourage les vrais républicains ». Le ministre de la Police décide, d’abord, le 6 germinal la fermeture du cercle se réunissant au collège d’Evreux à la grande surprise des administrateurs de l’Eure qui, quatre jours après, dénoncent « l’existence d’un cercle d’exclusifs qui ne peut que nuire à la liberté des suffrages » et réclament, de surcroît, la censure du journal de Touquet. Le commissaire du pouvoir exécutif renchérit en signalant que « les exclusifs s’intitulent, comme aux jours affreux du règne de Robespierre, les seuls républicains prononcés » alors que dans le cercle prohibé, dont il avait été un fondateur, on n’avait jamais lu que les textes gouvernementaux et un discours de Benjamin Constant. Il rapporte également que le cercle siégeant aux Ursulines est « l’antre de l’anarchie où l’on voit les agents les plus exécrés de la terreur qui faisaient réimprimer et placarder à leurs frais les infâmes écrits de Babeuf en l’an IV »28. Le Bulletin de l’Eure et le cercle constitutionnel des Ursulines sont supprimés pratiquement en même temps, les 21 et 22 germinal an VI.
La résistance républicaine dans la Sarthe
42Les mesures d’intimidation du pouvoir politique pendant les élections butent sur la résistance des démocrates sarthois. Elle s’organise, d’abord, dans les autres cercles constitutionnels. Dès le 4 germinal, Dondeau, le nouveau ministre de la Police demandait des renseignements sur celui de Château-du-Loir, suite à la dénonciation du juge de paix du canton. Celui-ci rapportait que le cercle « avait nommé des commissaires qui le représentent aux réunions centrales et qui parcourent les campagnes environnantes en qualité d’émissaires de la société »29. La veille de sa destitution, le commissaire Houdbert calquait sa réponse sur celles du commissaire auprès de l’administration municipale et d’un autre citoyen de Château-du-Loir, connu du ministère pour son « civisme », en rejetant ces imputations purement calomnieuses. Le 6 floréal, le ministre fait part à son remplaçant des dénonciations contre le cercle de La Flèche. Le jour du coup d’État parisien, l’administration municipale répondit qu’il « n’est jamais sorti des limites constitutionnelles »30. La propagande unitaire du Cercle ambulant et de la Chronique de la Sarthe ont porté leurs fruits : le bloc républicain est d’autant plus soudé qu’il n’a pas laissé passer les élections sans se doter d’un nouvel organe de presse.
43A la différence de Touquet à Evreux, Bazin n’a pas beaucoup « balancé à prendre la plume » : ses abonnés ont reçu, sans interruption, sa chronique électorale et politique dans L’Indicateur du département de la Sarthe. Ce qui était le supplément décadaire de deux pages à la Chronique depuis le mois de brumaire, destiné à recevoir tous les avis et annonces des particuliers qui étaient trop nombreux pour être publiés dans le journal et qui en révélaient le succès éditorial, devient le 12 germinal le substitut de la feuille politique censurée par le gouvernement. Considérant le journal comme un « aliment d’habitude publique » et les élections trop importantes pour être abandonnées aux « influences du fanatisme et de l’anarchie royale » ou bien aux « haines et vengeances particulières », le citoyen sort de ses presses restantes un périodique de même format, pagination et périodicité que la défunte Chronique. Toulippe, son chef-imprimeur, est chargé de recevoir les lettres et paquets tandis que son camarade Rouvin endosse la responsabilité rédactionnelle du journal qui publie la suite des résultats électoraux des assemblées primaires. C’est la première fois qu’une élection est ainsi quasi- totalement couverte. La rédaction se félicite du triomphe des « vrais républicains » sur les « réactionnaires » dont le nom est cité en italique et qui ne sont qu’une quinzaine sur plus de deux cents électeurs. En attendant la réunion de l’assemblée électorale qui, à partir du 20 germinal, nommera les députés, les administrateurs du département et les principaux membres des tribunaux, les électeurs manceaux ont élu Bazin, Rouvin et Leclerc comme administrateurs municipaux, le 8 germinal, soit le lendemain de la visite domiciliaire de la gendarmerie chez l’imprimeur.
44Le journal salue le départ du général Cambray, « entouré de l’estime de tous les républicains » et répond aux imputations de l’officiel Ami des Lois faisant de la Sarthe un des principaux fils de la prétendue conspiration découverte par le Directoire. Bazin signe un long éditorial de deux pages dans le numéro du 16 germinal pour tenter de déjouer l’annulation des élections qui se prépare par « le débordements d’injures, de calomnies et de persécutions » contre « les ardents amis de la patrie », désignés une nouvelle fois comme des « anarchistes ». Il termine son plaidoyer républicain par une mise en garde : « Dans une République démocratique, le gouvernement qui croirait tirer sa force du jeu des factions ne tarderait pas d’être la victime de son imprudence ou de sa déloyauté ; Machiavel peut fournir des armes pour combattre les tyrans, et non pas des leçons pour régir un peuple libre ». Le journaliste, alors, se cache car un nouvel ordre est parvenu à la gendarmerie, notifiant rigoureusement son arrestation et son enrôlement, sans avoir égard à ses papiers militaires. Rouvin prend sa place désormais pour dénoncer l’arbitraire du pouvoir, démontrer l’inconstitutionnalité de sa révocation de la garde nationale et révéler l’existence d’un plan de proscription de tous les républicains. C’est dans ce contexte que s’ouvre l’assemblée électorale qui constitue son bureau le premier jour en choisissant comme président l’ex-conventionnel Boutroue, un ancien Montagnard et Jacobin, comme secrétaire Houdbert, le commissaire destitué et comme scrutateurs des militants républicains. Cette assemblée électorale qui affronte sereinement le pouvoir politique en place, est composée très majoritairement encore d’électeurs ruraux quoique les citadins aient une meilleure représentation que naguère. Surtout, la moitié des cantons de la Sarthe ont choisi lors des assemblées primaires au moins le quart de leurs électeurs parmi ceux qui avaient fait élire les Conventionnels. Se distingue, tout particulièrement, l’ancien district de La Ferté-Bernard où les trois-quarts de ses représentants à l’assemblée électorale de germinal an VI sont des anciens électeurs de 1792. Si la mobilisation républicaine dans cette grande campagne électorale rappelait à plus d’un titre la patriotique levée en masse accompagnant la fondation du régime, c’était la première fois qu’une assemblée électorale dans la Sarthe était sinon jacobine, du moins néojacobine. L’Indicateur n’a pas eu le temps de donner les résultats des opérations de vote et de poursuivre sa parution au delà du 24 germinal. Trois jours plus tôt, un arrêté du Directoire exécutif interdisait la parution du journal « considérant que les maximes dangereuses qui se publiaient dans la Chronique de la Sarthe, justement prohibée, se reproduisent avec un esprit d’anarchie encore plus prononcé dans L’Indicateur dont les auteurs et éditeurs sont les mêmes que précédemment et que ce moyen indécent et dérisoire de se soustraire à l’effet des mesures prises par le gouvernement pour assurer la tranquillité publique décèle de la part des auteurs de cette feuille une intention bien marquée d’exciter à la révolte contre les premières autorités de la République »31.
45Ces pressions du pouvoir politique pendant toute la durée des élections semblent avoir eu l’effet inverse sur le corps électoral sarthois : la gauche remporte pratiquement tous les sièges à pourvoir. Au Corps législatif, sont élus les ex-conventionnels Boutroue et Lehault, membre sortant des Anciens, le juge et ami de Bazin Ménard-Lagroye, ancien constituant, le commissaire révoqué Houdbert, chef de bureau au département, Hardouin (commissaire du Directoire exécutif près le tribunal de Mamers) et Ysambart (président du Tribunal criminel et parrain de Bazin). A l’administration départementale, sont choisis Théophile Le Clerc, administrateur suspendu, et Charles Goyet, traduit avec Bazin devant le Tribunal révolutionnaire et alors commisssaire du Directoire près l’administration municipale de Montfort, tandis que les trois anciens administrateurs Blavette, Léger et Paré sont maintenus. Au Tribunal criminel, la présidence a été confiée à un autre administrateur révoqué Baret et la place d’accusateur public à Cornilleau, ex-conventionnel. Dès le 1er floréal, la municipalité du Mans s’était installée sous la présidence de Rouvin avec, comme derniers élus, Bance (marchand épicier, membre de la Société Fraternelle en 1791, épuré en 1793, bon sans-culotte et membre du comité de surveillance de vendémiaire à nivôse an II), Leroux (marchand de sabots et baziniste), Angoulvent (marchand colporteur et adhérent au club en 1793) et Thuillier (sellier, adhérent de 91, épuré en 93, bon sans-culotte, membre du Comité de surveillance de vendémiaire à prairial an II, puis de frimaire an III à son arrestation par Dubois-Dubais le 30 prairial). Le commissaire du gouvernement près l’administration municipale s’empresse d’écrire son mépris pour ces élus des quartiers populaires, « de peu de « moyens » ou « sans aucun moyen »32. Pareillement horrifié par le résultat de ces élections, le député Delahaye qui s’était déjà adressé aux Directeurs pour faire arrêter Bazin et le conduire à l’armée la plus proche, « sauf, ensuite, à examiner la valeur de son congé de bataillon », insiste dans sa lettre sur la profession manuelle des nouveaux élus pour faire éclater son indignation : « C’est à de pareils hommes qu’est confié le sort de 20.000 habitants ! »33.
46La ville en question n’est pas restée une décade sans journal d’opinion : le 2 floréal, paraissait L’Abeille pour communiquer les résultats de ces élections au plan local et national. Publier la liste départementale des élus aux Conseils dans toute la France est encore une grande nouveauté dans la presse révolutionnaire. La précipitation mise à sortir un journal, seulement quatre jours de courrier après l’interdiction de L’Indicateur, a fait omettre le nom et l’adresse de l’imprimeur. Le troisième numéro apprend aux Manceaux que c’est l’ouvrier de Bazin, Toulippe, qui l’imprime ailleurs, évidemment, que dans la maison d’un élu du peuple placée sous haute surveillance et le pseudonyme du présumé rédacteur Brosses disparait alors, sans qu’aucun autre nom ne le remplace. Si la périodicité n’est pas modifiée, la feuille dont la qualité typographique n’est pas parfaite est revenue au format du livre des premiers journaux, avec une présentation nouvelle sur deux colonnes. Surtout, l’éditorial a disparu de la Une, les commentaires de l’actualité politique reçoivent la portion congrue ainsi que les formes discursives habituelles des journaux militants. Les rédacteurs remplissent les colonnes de nouvelles brèves, surtout en provenance de l’étranger, tout en accordant aux séances du Corps législatif une place honorable. Sous cette présentation terne, résultat de la censure gouvernementale, le journal peut donner la parole au commissaire révoqué Houdbert, protestant contre un article calomnieux d’un journal parisien, ou retrouver avec le feuilleton des « Soirées du Bonhomme Barbe » le style des dialogues jacobins.
47La valorisation de l’humble travailleur agricole, vivant du fruit de son labeur, n’a plus l’innocence qui présidait à la découverte des vertueux « pères Gérard » des premières années révolutionnaires : c’est une violente critique sociale contre tous « les grands hommes du jour » qui n’aiment que « l’éclat de l’or » et qui « foulent aux pieds tout ce qui porte la triste empreinte du malheur ou l’humble vêtement de l’obscurité ». C’est, ensuite, un plaidoyer pour le vote populaire. Le bonhomme Barbe, de retour dans son hameau après les élections, raconte à ses amis les pressions qu’il a subies comme électeur, mais qui ne l’ont pas détourné de son vote républicain. Car le mépris de son propriétaire, « Monsieur d’Agiot », à qui il apportait sa demi-ferme avant de se rendre à l’assemblée électorale, pour le suffrage d’un aussi piètre bonhomme visait aussi sa croyance républicaine aux vertus du vote. Le fournisseur de la République, anciennement garçon-perruquier, somptueusement logé en ville conseillait à son fermier de rentrer chez lui car il savait de bonne source que « les élections de cette année seront cassées comme les dernières »34.
48L’agioteur avait raison : le Directoire exécutif destitua tous les administrateurs du département, à l’exception de Le Clerc, complètement marginalisé dans la nouvelle équipe dirigée par l’ex-curé Besnard, devenu manufacturier et fournisseur de la République. Il révoqua, ensuite, tous les membres de la municipalité du Mans comme « professant des principes anarchiques, manifestant la haine de la constitution de l’an III et n’ayant point les talents nécessaires pour bien administrer ». Le coup d’État du 22 floréal frappa particulièrement la Sarthe comme « centre de jacobinisme actif », selon l’expression de M. Reinhard, puisque furent invalidées également les élections judiciaires et celles, au Corps législatif, de Boutroue, Houdbert et Hardouin tandis que le Calvados et l’Orne ne furent pas touchés. Un député fut « floréalisé » dans la Manche, un autre dans la Mayenne ainsi que les frères Lindet dans l’Eure. En jouant le jeu constitutionnel, la gauche a été victime comme la droite, un an plus tôt, du centre républicain mais pas démocrate.
49L’Abeille invita « les vrais républicains », le 27 floréal, à se tenir sur leurs gardes car le bruit courait dans la ville qu’on voulait impliquer des citoyens dans la conspiration dénoncée par le gouvernement. Tandis que Bazin décide de quitter Le Mans et de poursuivre son combat dans la capitale, le commissaire du Directoire exécutif dénonce le journal au ministère de la Police comme centre de propagande des « anarchistes ». Ceux-ci « ont des émissaires dans les ateliers qui crient contre l’acte épuratoire du 22 floréal et exaltent ces malheureux ouvriers patriotes qui croient à la légère tout ce qui vient des gens qui paraissent animés de sentiments républicains ». Baudet-Dubourg ne cesse dans sa correspondance, du 1er prairial au 11 messidor, de demander au ministre la prohibition du journal, rédigé par « Clairian et Rouvin qui jouissent d’une grande popularité dans la classe ignorante et crédule qui forme toujours le plus grand nombre ». L’Abeille, comme successeur de la Chronique de la Sarthe et de L’Indicateur de la Sarthe est interdite de parution, le 14 messidor, avec onze autres titres provinciaux ou parisiens parmi lesquels Le Républicain, ci-devant Journal des Hommes Libres. Mais le jour où les commissaires de police sont venus apposer les scellés sur les presses du journal, ils ne les ont point trouvées au grand dépit du commissaire du Directoire exécutif : « J’avais lieu de m’y attendre, écrit-il au ministre de la Police, puisque deux jours avant que je ne reçusse ledit arrêté du Directoire, un des rédacteurs avait dit au commissaire de police : Tu viendras bientôt pour sceller nos presses, mais tu ne trouveras pas le nid. Vous concluerez de là même sans doute, Citoyen ministre, qu’il existe dans vos bureaux des hommes qui informent exactement les anarchistes du Mans »35.
50La résistance républicaine dans la Sarthe a été momentanément vaincue et le dernier numéro de L’Abeille, du 18 messidor an VI, ne pouvait que déplorer le retour en force des crimes de la chouannerie dans le département. C’est dans l’ombre que les citoyens se préparent aux nouvelles échéances électorales.
Le mouvement des citoyens en l’an VII
51Dix ans après 1789, c’est désormais le calendrier électoral qui rythme la vie politique. L’usage du bulletin de vote a donné aux républicains la victoire aux élections législatives de germinal an VII et la question des droits du citoyen sous une République est clairement posée par la majorité du Conseil des Cinq-Cents qui organise la journée parlementaire du 30 prairial contre le Directoire exécutif. Ni coup d’État, ni journée révolutionnaire, celle-ci permet de redonner la parole aux citoyens.
52En ce dernier printemps et été du siècle, le mouvement des citoyens dans l’Ouest exprime surtout son inquiétude et son désenchantement. La dernière campagne pétitionnaire de la Révolution, du lendemain des élections au coup d’État de brumaire an VIII, a été quantitativement trois fois moins importante que celle qui a salué le 18 fructidor. Les émetteurs administratifs ont pratiquement disparu, à l’exception notamment de l’administration centrale de la Mayenne qui manifeste son hostilité au « triumvirat » directorial déchu. Ce sont des collectifs de républicains qui rédigent une pétition au Conseil des Cinq-Cents, voire au Conseil des Anciens, sans faire référence à l’existence d’un cercle politique dans leur commune. On ignore, par conséquent, si les Cercles constitutionnels de l’an VI se sont maintenus là où ils n’ont pas été interdits par le pouvoir exécutif. Si de nouveaux lieux d’émission apparaissent comme Bayeux, Pierre-sur-Dives, Avranches ou Alençon, laissant supposer qu’ils existaient déjà l’année précédente dans un meilleur contexte politique, la moitié des groupes républicains ont disparu. Le républicanisme de l’an VII se réduit à quelques bastions, essentiellement urbains.
53L’assassinat des plénipotentiaires français à Rastadt a déclenché une première vague d’expressions collectives, correspondant à l’installation de la nouvelle législature dans laquelle les derniers espoirs des citoyens sont placés. Elles émanent des Républicains de Caen, de Pierre-sur-Dives, de Falaise dans le Calvados, de Valognes, de Cherbourg, d’Avranches dans la Manche et d’un émetteur isolé dans l’Orne. A cette dernière exception près, ce sont des centaines de pétitionnaires qui ont tenu à exprimer l’émotion considérable, créée par la situation extérieure. Le patriotisme est la première source à laquelle s’alimente la conscience républicaine car l’appel à la vengeance contre la maison d’Autriche, responsable du crime, s’insère dans l’inquiétude née des récentes défaites militaires. Toutefois, ce grave incident diplomatique provoque non seulement la mise en cause de la conduite de la guerre à l’extérieur, mais aussi de toute la politique intérieure. Dans la dilapidation des finances publiques, dans la censure de la presse, dans l’opprobre jeté sur les militants comme dans l’organisation de la garde nationale ou dans le fonctionnement de la justice, les républicains de l’Ouest ont peine à reconnaître la République. Les 320 Caennais réclament, dans leur adresse reçue par le Corps législatif seulement le 3 messidor, des mesures urgentes dans l’Ouest qui, « comme le Midi, est en proie au royalisme et au fanatisme ». La guerre ne se déroule pas uniquement au dehors des frontières, la guérilla chouanne est une réalité vécue au quotidien ; aussi, exigent-ils la protection des républicains, des lois sévères contre tous les ennemis de la République et la responsabilité des ministres devant le peuple.
54La journée parlementaire du 30 prairial suscite davantage le soulagement que l’enthousiasme post-fructidorien. L’adresse des 52 républicains du canton du Grand-Lucé est seule à parler de leur « joie » à cette bonne nouvelle bien qu’ils n’oublient pas « la proscription des généraux patriotes » et l’oppression des républicains par « les triumvirs et leurs agents ». Le souvenir du général Cambray, de « tous les amis de la liberté » proscrits sous le nom d’« anarchistes » et de l’annulation des élections précédentes hante trop la mémoire des 146 pétitionnaires manceaux pour qu’ils partagent une véritable allégresse36. Les trois-quarts sont des anciens clubistes bien connus. Ces bourgeois et ces artisans ont adhéré au club du Mans dès 1790, comme l’un de ses fondateurs, le chirugien Levasseur, l’ancien conventionnel montagnard et jacobin arrêté en l’an III et emprisonné au fort de Besançon, ou bien ont fait partie en 1791 de la Société fraternelle comme le jardinier Rouillard ou le sellier Thuillier, arrêtés en l’an II comme bazinistes ; d’autres, en 1792 comme le chef de bureau Baret, administrateur révoqué en l’an VI ou bien en 1793, comme le notaire Chauvel, arrêté comme terroriste en l’an III ou le colporteur Angoulvent, officier municipal destitué après le coup d’État du 22 floréal. Si le quart de ces pétitionnaires n’ont pas été membres de la société populaire, comme le nouveau professeur de l’École Centrale Moulinneuf venant de la Ferté-Bernard où il présidait la municipalité cantonale, ce sont tous des vétérans des luttes révolutionnaires dont la moyenne des âges connus est de 55 ans.
55On ne devient pas républicain dans les orages de l’an VII ; partout, on retrouve les leaders de 1793 : à Cherbourg, c’est Le Fourdrey, à Mayenne c’est Grosse-Durocher, à Bayeux, c’est le notaire Vautier. Dans cette dernière ville, les anciens clubistes répertoriés sont très largement majoritaires. C’est dans la lutte pour la Constitution civile du clergé que se sont engagés ceux qui réclament des législateurs de l’an VII « d’étendre la loi des otages aux receleurs d’émigrés et de prêtres réfractaires »37. L’âge de ces Amis de la Liberté confirme les données mancelles : un seul a moins de 30 ans, un seul est sexagénaire, la tranche d’âge la plus nombreuse est celle des quinquagénaires. Un cinquième des clubistes de l’an II, autour desquels gravitent une trentaine de citoyens, restent attachés à défendre l’héritage révolutionnaire. Les convictions républicaines sont restées plus profondément ancrées dans le milieu de l’échoppe et de la boutique (53 %) que dans le groupe des professions libérales et des employés (37 %) qui était alors majoritaire. Si on ne retrouve plus guère les anciens administrateurs, la proportion des hommes de loi est plus importante qu’alors ; celle des cultivateurs et des rentiers reste par ailleurs inchangée. Dans les rangs clairsemés des clubistes de Bayeux, le néojacobin de l’an VII est un artisan de 46 ans, membre du club de sa fondation à sa suppression.
56Sans qu’un programme d’action ait pu être concerté, on peut dégager les principales mesures préconisées dans ces pétitions. La première est la revendication de la place de l’opinion publique dans un régime représentatif. A Caen, on est formel : « C’est en vain qu’on voudrait le dissimuler : la cause première des malheurs qui nous menacent est l’anéantissement de l’esprit public, dans le système de balance politique, inventé par Cochon, constamment suivi depuis son ministère et dont les républicains ont été, tour à tour, les jouets et les victimes, dans l’impunité des dilapidateurs et, enfin, dans le chaos des finances ». La patrie en danger tend à unifier l’opinion républicaine dans la même analyse historique. A Cherbourg, on écrit : « Réveillez l’esprit public, endormi depuis plusieurs années par les réactions qui ont, tout à tour, servi la haine, la vengeance, la cupidité de ces monstres à plusieurs faces qui n’ont vu dans la Révolution que leur intérêt personnel et non celui de la patrie. Que l’on cesse de confondre avec ces hommes infâmes les patriotes purs et énergiques qui, entraînés dans le tourbillon révolutionnaire, en sont sortis les mains pures ! Que l’on cesse de comprimer les écrivains qui ont le courage de dénoncer les traîtres, les dilapidateurs, les scélérats au pouvoir et que l’on rende à la presse la liberté qui lui est assurée par la constitution de l’an III ! ». La revendication première de la liberté d’opinion des républicains accompagne la radicale mise en cause d’une classe politique corrompue et machiavélique.
57Les pétitions consécutives au 30 prairial ne se limitent pas, comme celle du Mans, à dénoncer l’oppression dont ont été victimes les militants dans la Sarthe, à revendiquer la liberté de presse et à condamner toutes les appositions de scellés sur les presses des « hommes libres » mais réclament « des lois populaires » qui, pour « faire renaître l’esprit public de 89 », doivent dépasser le cadre fixé par la constitution. Cette réforme de la République dans un sens démocratique est attendue des législateurs qui ont renversé les triumvirs. « La garantie des droits du peuple réside essentiellement dans le Corps législatif » écrivent 120 militants lavallois qui reconnaissent, en même temps, que la responsabilité des représentants du peuple est redoutable lorsque « la Mayenne est de nouveau infectée par les rebelles » et que les citoyens de base attendent impatiemment des mesures énergiques. Aussi, leur adresse est, surtout, une mise en garde : « Songez que lorsque le peuple est opprimé, ses représentants ne sont plus libres »38. La volonté de concilier le régime représentatif avec les droits du peuple constitue bien le socle du républicanisme ici comme à la tribune des Cinq-Cents où un tel programme politique est mis à l’ordre du jour39.
58Mais alors que dans la capitale le débat va être courcircuité par l’arrivée de Siéyès au Directoire exécutif et l’influence grandissante des révisionnistes dans la classe politique, dans l’Ouest la question majeure est celle de la lutte contre les chouans. Après avoir posé la question aux députés : « Jusques à quand, Citoyens Représentants, serons-nous exposés à la férocité des royalistes qui nous entourent et qui trouvent, dans l’impunité des massacres qu’ils ordonnent, le moyen de les multiplier sans cesse ? »40, des réponses sont apportées. C’est le greffier du juge de paix de Vimoutiers qui donne son opinion dès le 28 prairial en imputant la crise actuelle, tant extérieure qu’intérieure, « au modérantisme » qui a suivi la chute de Robespierre, en s’élevant contre « les demi-mesures » qui paralysent le gouvernement républicain et en considérant que « la prétendue terreur a servi autant la chose publique que le modérantisme lui a été préjudiciable ». Ce sont les 118 citoyens de Mayenne qui critiquent « la mauvaise composition des tribunaux et l’impunité presque certaine des chefs de chouans arrêtés et remis en liberté un temps après ». Ce sont dix acquéreurs de biens nationaux de la commune rurale de Mandeville dans l’Eure qui dénoncent « la funeste réaction depuis le 9 thermidor » et demandent que les législateurs fassent « poursuivre les conspirateurs, les complices, les monstres dénaturés composant l’administration de l’Eure »41. C’est tout l’apparail d’État qui, à travers la justice et l’administration, est mis en cause avant que le projet de loi sur la réorganisation de la garde nationale n’accable tous les républicains du Calvados à Bayeux, Falaise ou Caen. Prenons l’exemple de la pétition des 250 Caennais, envoyée le 11 thermidor aux Cinq-Cents et aux Anciens : « L’article qui supprime les compagnies de grenadiers et de chasseurs a occasionné la surprise, fait naître l’inquiétude, nous ne dirons pas le découragement, parmi les républicains. Ces compagnies ont été l’effroi du royalisme. Sentinelles de la Révolution, qu’elles soient encore aux avant-postes, notre position le veut : sans leur courage, leur dévouement, leur brûlant et constant amour pour la liberté, le Calvados n’offrirait que les ruines fumantes du carnage, l’image hideuse du brigandage et de l’assassinat. Oui, c’est là, Législateurs, qu’est le foyer du républicanisme ! Si vous aviez été à portée de connaître les services signalés qu’elles ont rendus à la patrie, vous auriez maintenu le principe qui les conservait. Nous ne voulons cependant pas donner à entendre que les citoyens qui n’en font pas partie soient tous ennemis de la République, mais nous vous disons franchement que, par des craintes mal fondées, vous relevez les espérances de ceux qui soupirent après le rétablissement du trône. Les amis de la liberté ne se soutiennent contre ses nombreux ennemis que par l’union et l’énergie que produit en eux la sainteté de leur cause : si vous rompez cette union, si vous les isolez dans des compagnies où ils verraient, à leurs côtés, des hommes qui, depuis longtemps, les ont voués aux poignards des assassins royaux, leur force, si redoutable lorsqu’elle est unie, devient nulle et la liberté court le plus grand danger »42.
59Avant de se désoler eux-aussi de la suppression des compagnies de grenadiers et de chasseurs dans la garde nationale, qui ont « porté tant de secours aux cantons ruraux », les Amis de la Liberté de Bayeux avaient signé une autre adresse, le 4 thermidor, dans laquelle ils affichaient clairement leur impatience : « Qui n’est pas pour le peuple, est absolument contre lui. Se montrer indulgents envers les grands criminels, c’est se déclarer le tyran des citoyens paisibles et vertueux. Chaque instant de négligence à poursuivre les déprédateurs est un attentat contre la source de vos pouvoirs : vous poignardez les républicains en laissant respirer leurs ennemis. Laissez dormir Schérer sur la fortune nationale, c’est exhumer Hoche ! ». L’expérience politique acquise par ces militants de la Révolution, éprouvés par tant de proscriptions gouvernementales et confrontés aux « brigands sacerdotaux et royaux » qui font régner la terreur blanche, les mobilise encore mais, également, les désabuse très vite. Dès le 5 thermidor, les 95 Amis de la République de Pont-de-L’Arche constatent « le peu d’effet des journées de prairial pour la régénération de l’esprit public et le salut de la patrie ». L’espoir déçu, tant dans le débat avorté sur l’association politique que dans l’absence d’une politique populaire, ne s’exprime plus dans des adresses au delà du mois de thermidor dans l’Ouest.
60C’est dire que la création du Club du Manège à Paris n’a pas eu un grand effet d’entraînement dans ces départements. Les témoignages qui émanent des cercles de Caen et du Mans ne relatent guère que le profond découragement des adhérents.
61La lettre d’un membre du cercle du chef-lieu du Calvados à « un frère et ami », nous apprend qu’on y a lu, quatre jours seulement après le 30 prairial, un texte intitulé « Confession et Testament de notre souveraine prête d’expirer » dont il lui envoie une copie manuscrite. Dans ce poème, la République qui vit la dernière année de son règne et a déjà fait appeler un prêtre (Sieyès), rédige en douze strophes un bilan sarcastique et amer de la décennie révolutionnaire : l’humour noir du poème se conjugue avec le récit de la situation que fait l’auteur de la lettre. Le républicain désenchanté, très critique vis à vis de « tous ces scélérats du Directoire » et de « nos imbéciles de représentants » qui étouffent la République, fait part de ses regrets : « Tous ces coquins d’aristocrates insultent déjà notre malheur. Eh ! que ne battions-nous le fer pendant qu’il était chaud ! En 93, nous pouvions tous les écraser ». Les défaites militaires, le sacrifice des meilleurs patriotes, la misère du peuple, le luxe insultant des parvenus et le discrédit des militants composent une lettre pleine d’amertume : « L’esprit du peuple a changé et cela n’est pas surprenant. Nous lui avions promis qu’il partagerait les biens du clergé et de la noblesse, qu’il serait à portée de manger la poule au pot et nous ne lui avons laissé que les yeux pour pleurer. J’en suis inconsolable car, en bon français, nous voilà foutus ! ». Nullement prêt à mourir pour cette République-là, le marchand qui revient de la campagne ornaise, contrôlée par les chouans, avoue à son ami qu’il a préféré crier « Vive le Roi, Vive la Religion ! » tandis que « l’agent du pouvoir exécutif avec deux de ses amis préférèrent se laisser griller comme des cochons dans leur maison plutôt que de se rendre »43. C’est dans ce contexte qu’on a lu au cercle de Caen l’épitaphe de la République, tout en continuant d’envoyer des messages aux députés.
62A cette date, la Société politique du Mans n’est pas encore constituée malgré les invitations pressantes du nouveau président de l’administration municipale, l’ex-journaliste Rouvin et futur médecin à La Ferté-Bernard, et du nouveau commissaire du Directoire exécutif auprès de l’administration centrale, Jouennault révoqué au début de l’an V et installé dans ses fonctions le 8 messidor après la destitution de l’équipe de Besnard et de Baudet-Dubourg. Ce n’est que le 8 thermidor an VII que le cercle républicain du Mans s’est installé à St-Benoit, dans le bas de la ville, tandis qu’on faisait de même à Sillé-le-Guillaume et La Ferté-Bernard le lendemain. On ignore si les républicains de Mamers, Bonnétable et Beaumont notamment, qui seront bien connus du préfet de la Sarthe, ont suivi le mouvement.
63L’inauguration du cercle manceau a eu lieu le 10 thermidor. Un cortège, précédé de la musique et des tambours, est allé chercher les bannières et le drapeau tricolore de la société populaire, à la ci-devant église de la Visitation, place des Halles ; puis, Julien Le Prince-Clairsigny, vénérable de la loge de 1787 à 1790, membre des Amis de la Constitution, jacobin épuré en août 1793, auteur et acteur sans-culotte en l’an II, prononça le discours inaugural. Le riche négociant manceau, anobli à la veille de la Révolution et fermement républicain en l’an VII, avoua quelques jours après au nouveau député Houdbert, membre du Conseil des Cinq-Cents : « Si je n’ai pu déployer beaucoup de talent, j’ai fait voir de la bonne volonté et du patriotisme »44. Son exposé devait « rappeler ce que nous avons été et pressentir ce que nous allons devenir ». Des luttes passées pour fonder la liberté, l’orateur insistait sur l’année 1793, celle de « l’irrévocable destruction de la monarchie ». Le 31 mai et le 9 thermidor sont, comme le 13 vendémiaire, le 19 fructidor et le 22 floréal des « journées désastreuses » qui « ont tourné au profit de nos ennemis ». Brossant le tableau de la situation politique et évoquant les progrès de la chouannerie dans les campagnes de l’Ouest depuis le printemps, le républicain veut trouver espoir dans les leçons du passé : en se remémorant 1792, en évoquant « un gouvernement régénéré », en espérant beaucoup de la loi Jourdan sur la levée en masse et de la discussion sur les sociétés politiques. Il termine son discours en évoquant la mémoire du général Cambray45.
64La Société politique élit son bureau, avec Jouennault comme régulateur sinon président, Turbat, vice-régulateur, Langlechère, Moulinneuf et Clairsigny comme notateurs ou secrétaires. Pierre Turbat, traduit devant le Tribunal révolutionnaire en l’an II se fit, ensuite, avoué et devint un membre influent de la loge mancelle dès 1801, en compagnie de Clairsigny. Aux avant-postes de la lutte contre le retour des Bourbons en 1815, il fut l’avocat des « Vautours de Bonaparte », un des procès fameux de la Sarthe sous la Restauration. Le juge Leguicheux-Langlechère n’est pas un ancien clubiste ; abonné aux Lettres Philosophiques de Bazin en 1807, il est président du tribunal de Saint-Calais et, pendant les Cent-Jours, fut un éphémère sous-préfet de Mamers. Moulinneuf, anciennement professeur de dessin à Paris, enseigne à l’École Centrale du Mans ; en 1815, le maître de dessin est arrêté, en compagnie de Levasseur, par les Prussiens.
65La société se dote d’un conservatoire, pour ne pas dire comité, qui est chargé « d’examiner les observations secrètes, afin de ne point divulguer d’avance des mesures qu’on paralyserait par là même ». Pendant le mois de sa création, les séances quotidiennes sont souvent occupées à enregistrer les adhésions ; René Levasseur est alors un des principaux orateurs. Au mois de fructidor, un cycle de conférences est organisé parmi lesquelles Rouvin se charge de traiter « L’instruction publique, comme base sur laquelle la République doit être posée » ; Lamouque, homme de loi et journaliste, compare les régimes républicain et monarchique ; Turbat avec Pôté, un ancien doctrinaire de La Flèche, professeur de mathématiques à l’École Centrale, parlent de l’amour de la patrie ; l’ancien conventionnel Levasseur était bien placé pour discourir sur les effets des réactions politiques. Certains orateurs inscrits nous sont inconnus, soit parce que ce sont de nouveaux résidents, soit parce qu’ils affichent seulement alors, comme le rédacteur du Courrier de la Sarthe, leurs convictions républicaines.
66Seul, ce département voit naître un journal militant en l’an VII, même si La Gazette du Calvados continue de paraître jusqu’au 25 prairial au moins et, sans doute, au delà même si ce 498ème numéro est le dernier à être conservé. La gazette officielle qui lui succède dès vendémiaire an VIII n’intéresse plus notre sujet. C’est au lendemain de la journée du 30 prairial, que L. Lamouque - un défenseur officieux près les tribunaux civil et criminel du Mans dont le verbe pompeux a été raillé par Bazin dans la Chronique, puis par Rouvin dans L’Abeille et, enfin, par Reinhard dans sa thèse - décide de publier un journal au nom des « amis du peuple ». Le 19 thermidor, Jouennault et les administrateurs sarthois décident de soutenir la bonne volonté patriotique d’un citoyen, complètement inconnu du public républicain, en faisant diffuser son prospectus dans toutes les municipalités de la Sarthe par les commissaires du pouvoir exécutif, chargés officiellement de la distribution auprès des citoyens susceptibles de s’abonner. Le journal qui sort des presses de Merruau, imprimeur du département, paraît tous les deux jours à partir du 16 fructidor et jusqu’au 22 vendémiaire an VIII. Sur les conseils avisés de républicains, il a abaissé ses tarifs pour porter l’abonnement à 7,50F pour trois mois et 30 F par an. Prenant pour modèle le précédent journal manceau qui avait été édité dans des conditions difficiles, Le Courrier de la Sarthe ne peut prétendre à une grande originalité, si ce n’est qu’il assure le compte rendu des séances de la Société politique mancelle et qu’il a le mérite d’exister, à une époque où les journaux d’opinion ont été contraints de disparaître. Il est évident que les nouvelles qu’il donne ne peuvent guère susciter l’enthousiasme car les attaques des bandes royalistes occupent, très vite, l’essentiel des colonnes.
67Le 28 fructidor, le département est officiellement déclaré en état généralisé de troubles. Déjà, le mois précédent, l’activité essentielle d’un membre du cercle républicain ne consistait pas à participer à ses travaux ni à conseiller la députation sarthoise sur les projets de loi en discussion, même si la question de l’emprunt forcé de 100 millions intéressa au plus haut point le notateur Le Prince-Clairsigny, indiquant à Houdbert le bon moyen de « rançonner tous ces enrichis, toutes ces sangsues de la République et agioteurs » sans léser la fortune des « amis de la Révolution » qui, comme lui, ayant toutes ses propriétés au Mans allait payer cinquante fois plus que d’autres. Le riche négociant, par ailleurs abonné au nouveau journal de Bazin Le Démocrate ou le Défenseur des principes qu’il trouve « un peu moins ardent » et « dont il aime beaucoup le style », participait en franc républicain à toutes les expéditions des colonnes mobiles de la garde nationale du Mans. Il raconte ainsi au député, le 13 thermidor, son expédition de onze heures à cheval, à la tête d’une des quatre colonnes parties à la recherche d’indices sur l’enlèvement d’un ancien fonctionnaire. Les battues dans les alentours n’ont rien donné pas plus que l’enfermement momentané de six royalistes connus, conformément à la loi sur les otages, mais le kidnappé a été libéré par les chouans, après le versement de 4000 F de rançon par sa femme. Quand Le Courrier de la Sarthe n’a pas un crime de plus à déplorer dans les rangs républicains, il annonce à ses lecteurs la censure du journal parisien de R. Bazin et R.F. Bescher par le Directoire. Le Démocrate était devenu, en effet, un des principaux journaux d’opposition de gauche au gouvernement. Reparu momentanément sous le titre de L’Ennemi des Tyrans, il fut victime à nouveau d’une apposition de scellés sur ses presses46. Au bout de 22 numéros, le dernier journal républicain manceau dut, lui aussi, cesser de paraître tandis que la dernière société politique décida qu’elle ne se réunirait plus que le quintidi et le décadi, en assurant toutefois qu’elle maintiendrait la lecture quotidienne des nouvelles. La prise du Mans par les chouans en allait décider autrement. Toutefois, une tradition républicaine est déjà née dans la Sarthe : quatre ans plus tard, nombre d’anciens Jacobins tenteront de former une Société Libre de Commerce et de Littérature, dans un des anciens locaux de la société populaire en attendant que les journaux de Rigomer Bazin et de Charles Goyet, sous la Restauration, ne deviennent « l’organisateur collectif » du parti du mouvement47.
68Cette période ombreuse de la décennie révolutionnaire, du printemps 1795 à l’été 1799, n’est pas seulement une période de transition entre deux régimes politiques et deux organisations sociales : c’est, aussi, celle de la fondation de la culture républicaine et démocratique comme culture d’opposition.
69Dans la déroute politique et l’éradication des institutions populaires, se mettent en place un récit de l’Histoire et un ensemble de pratiques qui définissent la tradition républicaine. Thermidor, vécu si différemment selon les lieux et les options antérieures, devient sous le Directoire le tournant majeur à partir duquel les acteurs de l’Histoire, dans la Sarthe comme dans le Calvados, définissent un avant et un après. C’est cette mémoire des grandes années révolutionnaires qu’évoquent pathétiquement les députés de gauche au Conseil des Cinq-Cents pour tenter, dans ce dernier été du siècle, de faire entrer dans le droit positif l’association politique qui en est un des symboles. La réflexion politique sur la réforme démocratique de la République, en garantissant aux citoyens les droits de réunion et d’expression publique et aux individus la liberté de leur opinion et de leur suffrage, n’a pas le temps d’aboutir même si les jalons de la pensée républicaine ont alors été posés. Le rôle des Jacobins de l’Ouest ne s’achève pas avec la chute du Directoire et le coup d’État de Brumaire, mais c’est l’histoire d’une organisation collective qui prend fin.
Notes de bas de page
1 AN. AF III 259, Sarthe.
2 AN. AF III 218, Calvados.
3 AN. AF III 247, Mayenne.
4 AN. AF III 252, Orne.
5 AN. AF III 226, Eure.
6 Nous remercions Bernard Gainot pour les données qu’il nous a obligeamment fournies. Ces pétitions constituent une source essentielle et, parfois, unique dans l’étude du mouvement néojacobin ; la pauvreté des sources permet d’expliquer l’absence de ces villes dans le paysage républicain de l’an VI.
7 AN. F7/3682. Toutefois, la pétition des citoyens de Coutances qui félicitait le pouvoir exécutif avait recueilli 368 signatures (AF III 245, Manche).
8 AC. Coutances 49. Affaires Diverses.
9 Voir Woloch (129) p. 193 et suivantes.
10 AN. F7/7401.
11 N.P.C. Rogue, Souvenirs et journal d’un bourgeois d’Evreux (1740-1830), Evreux, 1850, 374 p.
12 AN. F7/7408.
13 AN. F7/3682.
14 AC Caen. I 278. Notes du Cercle constitutionnel de l’an VI.
15 Reinhard (261) p. 298-307.
16 Chronique de la Sarthe, 18 ventôse an VI.
17 Voir F. Wartelle « Contre-pouvoir populaire ou complot maximaliste ? Les fédérations montagnardes dans le nord de la France, oct-déc. 1793 » (86), p 59-90.
18 H. Roquet, « le général Cambray », La Révolution dans la Sarthe. 1909, p 191-200.
19 Ch. de la Sarthe. du 22 brumaire au 6 frimaire an VI. L’enterrement civique de Maguin, le lendemain de sa mort, donne lieu à un cérémonial funèbre évoquant celui de Marat. Du lieu de son assassinat au « champ des tombeaux », la foule a formé un long cortège derrière le corps poignardé et couvert de sang du fonctionnaire républicain, présenté sur un brancard où on lisait : « Le fanatisme n’ayant pu le corrompre l’a fait assassiner ».
20 ADS. L 130. Minutes de la correspondance entre l’administration de la Sarthe et le ministère de l’Intérieur.
21 ADS. L 207. Lettre du commissaire de Sillé.
22 ADS. L 180.
23 ADS. L 130. Réponse à la lettre confidentielle du ministre de la Police générale par le commissaire du Directoire exécutif près l’administration centrale, le 6 ventôse an VI.
24 AN. F7/3661.
25 AN. F7/7408.
26 AN. F7/3417.
27 AN. AF III 247, Mayenne.
28 AN. F7/7401.
29 ADS. L 161.
30 ADS. L 130, 250 et 264.
31 ADS. L 181.
32 AN. AF III 259, Sarthe.
33 AN. F7/3449. Correspondance de Delahaye au président du Directoire exécutif, les 16 et 18 germinal an VI.
34 L’Abeille, 8 et 10 floréal an VI.
35 ADS. L 167. Registre de correspondance du commissaire du Directoire exécutif de la Sarthe.
36 AN. C 686. Dans ce fonds important, se trouvent aussi les pétitions de Caen et de Cherbourg.
37 AN. C 685.
38 AN. C 461.
39 Peyrard(113).
40 Adresse des Républicains d’Avranches, le 27 prairial (AN. C 685).
41 AN. C 686.
42 AN. C 463 et 473.
43 AC Caen I 278. Lettre du 4 messidor an VII de Laplace avec la « Confession et testament d’une grande Dame, adressée à tous ses vassaux, an 7 et dernier de son règne ».
44 ADS. 1J 60. Correspondance de Le Prince-Clairsigny à Houdbert, 13 thermidor et 30 messidor an VII.
45 Le Courrier de la Sarthe, 22 fructidor an VII.
46 Peyrard(114).
47 ADS. M 78 ter 3. Cette association de l’an XI, composée de 116 « négociants, marchands et fabriquants » parmi lesquels la moitié sont des anciens clubistes, a été considérée par le préfet comme trop proche de « ces sociétés démagogiques » qu’étaient les clubs révolutionnaires pour être autorisée. Voir notre communication au colloque de 1992 Révolution et République : l’exception française, s.d. Michel Vovelle.
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