Chapitre treizième. Les réactions thermidoriennes en l’an III
p. 271-305
Texte intégral
1Au singulier, la réaction thermidorienne a un sens politique précis : celui d’une éradication des institutions populaires et des idées révolutionnaires. L’heure est à la déjacobinisation dans l’Ouest après les événements parisiens de germinal et prairial an III. Mais le changement de cap ayant été progressif, il convient d’étudier les manifestations contraires et opposées à la politique de l’an II qui caractérisent la période de transition qui s’ouvre après thermidor. Période complexe où de nouveaux suspects apparaissent : « les complices de Robespierre », « les buveurs de sang », « les terroristes » alors que subsistent les sociétés populaires et le gouvernement révolutionnaire.
L’esprit nouveau des institutions révolutionnaires
2Le nouveau discours politique est, en effet, produit par les mêmes hommes et dans le cadre des mêmes institutions. Le gouvernement révolutionnaire, réorganisé par le décret du 7 fructidor (24 août 1794), est maintenu jusqu’à la fin de la Convention et la mise en place de la nouvelle constitution (27 oct. 1795). Par conséquent, les représentants en mission continuent de jouer un rôle déterminant dans les départements.
3Prenons l’exemple de Boursault dans la Mayenne. Sur le front de l’Ouest, dans un département traversé à trois reprises par l’armée vendéenne où les sociétés populaires n’avaient guère pu fleurir en l’an II, deux commissions militaires avaient été établies, en nivôse et en messidor, par de précédents représentants du peuple. De la suppression de ces tribunaux d’exception aux lendemains de thermidor à l’exigence de punir les responsables politiques locaux, il y a un phénomène de mentalité collective, bien perçu par B. Baczko lorsqu’il souligne que « les procès légitimaient, en quelque sorte, le droit à la vengeance »2. Mais l’ampleur procédurière de la répression dans la Mayenne est également due à l’activisme d’un représentant du peuple, le parisien J.F. Boursault, radié de la Société des Jacobins le 30 décembre 1792 et, quoique banqueroutier, admis à siéger à la Convention le 19 mars 1793. Sévèrement rappelé à l’ordre par le Comité de Salut Public au mois d’octobre suivant au cours de sa première mission dans l’Ouest, et particulièrent dans ce département, il ne put jamais réintéger le club parisien à cause d’un train de vie opulent malgré la faillite de ses affaires3.
4La chute de l’Incorruptible est, incontestablement, une revanche pour ce député qui reçoit une nouvelle mission aux armées des Côtes-de-Brest et de Cherbourg en fructidor an II jusqu’en ventôse an III. De celui qui est surnommé « père des chouans » dans le Calvados pour ses complaisances envers la terreur blanche, son rôle dans la Mayenne est moins connu. Comme à Rennes, il crée à Laval une « commission philanthropique » le 8 brumaire an III pour « s’occuper des motifs de détention » de tous les suspects emprisonnés4. Composée de neuf membres « probes, humains et patriotes », où figurent quatre juges, elle a fonctionné jusqu’au 7 frimaire. Après avoir fait donner un congé de trois mois à une cinquantaine de jeunes gens de la première réquisition, affectés de « la maladie des prisons », elle interrogea 132 détenus. Emprisonnés à Laval ou, pour quelques-uns à Chartres, ces suspects de l’an II sont majoritairement des femmes, parentes d’émigrés, ex-nobles ou religieuses (61 %). Originaires pour moitié du chef-lieu et, pour les autres, du département, les nombreux prêtres et ci-devants fraient avec le négoce, l’échoppe, la boutique et la tenure. Les sexagénaires sont cinq fois plus nombreux que les jeunes de moins de 20 ans. La Commission philanthropique décida le maintien en détention ou en résidence surveillée d’une trentaine sur qui pesaient les charges les plus lourdes, allant de leur « haine invétérée pour la Révolution » à la participation armée contre la République. Les trois-quarts des suspects ne sont pas encore libérés qu’entrent en prison les principaux responsables de leur arrestation, les anciens fonctionnaires de la Mayenne.
5En effet, dès le 24 brumaire Boursault proclame à Laval : « J’ai déjà paru dans cinq districts et, déjà, j’ai rendu au peuple toute son énergie en faisant cesser la compression robespierriste qui s’y était établie en permanence »5. Les poursuites judiciaires contre « les terroristes » commencent donc très précocement avec trois arrestations à Lassay le 19 brumaire, six à Laval quatre jours plus tard et une douzaine encore avant les événements de germinal. Les représentants du peuple qui succèdent à Boursault décident alors le transfert d’une quinzaine de ces détenus à Alençon. Ces suspects de l’an III vont rester une année en prison jusqu’à l’amnistie votée par la Convention.
6Examinons plus particulièrement les rapports entre les représentants du peuple et les sociétés populaires dans les anciens bastions montagnards de Coutances, du Mans et de Bernay.
7La société du chef-lieu de la Manche, présidée en thermidor par Delalande, un de ces jacobins de 1793 qui avaient résisté au fédéralisme et empêché l’arrestation des conventionnels Prieur et Lecointre, a fêté dans la rue la nouvelle de la chute de Robespierre, apprise dans le journal. Dix jours après, son président met au compte de « la faction du nouveau tyran » le retard apporté au jugement des fédéralistes du département, traduits devant le Tribunal révolutionnaire depuis le mois d’août 1793. Pourtant, il est accusé ensuite d’être « un partisan de Robespierre » dans la société qui déplore, en même temps, la compression de l’esprit public depuis la chute de ladite faction. La confusion idéologique est alors générale : un membre rapporte, le 22 fructidor, que s’il y avait peu de monde à la réunion du décadi, c’est qu’on a entendu dire que « les décades étaient l’ouvrage de Robespierre ». Le 28, on donne lecture de la lettre du représentant Le Carpentier qui, en messidor, avait participé aux fêtes de la société populaire de Coutances, dans laquelle le Montagnard expose que « la révolution du 9 thermidor a été faite par et pour les patriotes, mais (que) les aristocrates veulent la tourner à leur profit »6.
8Des 268 membres qui sortent épurés du scrutin du 1er au 26 vendémiaire, il ne reste que six militants sur les 38 jacobins connus pour avoir joué un rôle décisif en juin 1793, en ferraillant aux avant-postes contre les Carabots. Jusqu’au mois de nivôse, la société épurée qui a intégré un ancien carabot tient des réunions quasi-journalières, consacrées surtout à la lecture des journaux parisiens. Les titres qui reviennent le plus souvent, Le Journal Universel, Le Journal des Hommes Libres et le nouvel Ami du Peuple, illustrent assez bien la volonté de stabilisation gouvernementale, sans révision de l’œuvre révolutionnaire, que préconisent les thermidoriens de gauche à la Convention7. S’inquiétant des progrès du « fanatisme et de la superstition », la société populaire décide à la fin de brumaire de consacrer les séances du quintidi à la lecture expliquée de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793 afin de « réchauffer l’amour de la liberté dans le peuple ». L’arrivée de Legot, fondateur de la société de Falaise, envoyé en mission dans la Manche du 24 frimaire au 24 ventôse, ranime la participation aux séances. Après avoir destitué Delalande et d’autres administrateurs de Coutances comme « terroristes », il conseille à la société de constituer un comité pour s’occuper de « l’humanité souffrante » en distribuant des secours aux malheureux. Mais les clubistes sortent de cette fonction attribuée par le représentant en mission à la société populaire en réclamant à la Convention « le rétablissement de la loi sur le Maximum ou de promptes et efficaces mesures de salut public qui assurent le prix des denrées de première nécessité à un taux que tous les citoyens puissent atteindre ». Couverte de sept pages de signatures, cette adresse du 24 pluviôse reçoit l’appui de la municipalité. La dépanthéonisation de Marat, portée à l’ordre du jour le lendemain par un membre, reste sans réponse. C’est le commissaire de police qui vient perquisitionner dans les locaux du club et emporter les statues de Marat et Le Peletier. La société qui pétitionnait pour le Maximum et refusait de jeter à la voierie le buste et les nombreuses estampes de Marat décorant son local, est dissoute par le représentant du peuple le 24 ventôse.
9Le même jour, Legot décide la formation d’une nouvelle société populaire. Adoptant le slogan « Liberté, égalité, humanité, justice », celle-ci est présidée le premier mois par le juge Le Bastard qui, en juin 1793, parti de Coutances jacobin était revenu carabot de sa mission à Caen. A ses côtés, sept autres ci-devant carabots qui, pas plus que lui, n’avaient réintégré la société après son épuration de vendémiaire. Ils ne représentent qu’un tiers toutefois des leaders fédéralistes qui ont bénéficié de la lenteur ou de la clémence du tribunal révolutionnaire. Le 14 germinal, la société des « Messieurs » comme diront ses adversaires, s’installe dans le local de l’ancienne. La salle des séances est alors décorée de fresques murales et toujours encombrée de dix piques portant différents étendards dont l’œil de la surveillance et deux bonnets rouges aux rubans tricolores. Derrière le bureau, placé sur une estrade et éclairé par trois chandeliers, se détache une grande carte de la Déclaration des Droits de 1793 qu’on juge nécessaire d’enlever, le 20 messidor, à cause de certains « articles excessifs et, particulièrement, celui relatif au droit du peuple à l’insurrection »8. De part et d’autre du bureau, deux piédestaux en chêne servaient à exposer les bustes précédemment retirés et qu’on parle de remplacer par ceux de Rousseau et Franklin.
10Le règlement de la société, établi le 18 germinal an III, définit ses principes : « la liberté, l’égalité, l’humanité, la souveraineté du peuple, la haine des tyrans, le maintien de la république une et indivisible, le respect des personnes et des propriétés ». Il prévoit trois séances, en soirée seulement, par décade qui, pendant trois mois, ont été effectivement tenues. Toutefois, l’institution d’un lecteur, nommé et renouvelé par le président à chaque décade, a nécessité l’ouverture quotidienne et matinale de la société pour la lecture publique des nouvelles. L’organisation interne est restée traditionnelle avec élection du bureau, définition de ses fonctions, mode de réception des candidats et ordre dans l’assemblée. Le pouvoir présidentiel est renforcé puisque le président nomme les membres du « Conseil des malheureux » dont les fonctions honorables avaient été définies par le conventionnel Legot. La cotisation, fixée à 30 sols par trimestre, n’a permis l’adhésion que de 126 membres. Néanmoins, les artisans et commerçants ont adhéré à cette société dans une proportion comparable à la précédente (moins du tiers des membres). Les commis de district ou de département comme les paysans y sont même proportionnellement plus nombreux. Les fonctionnaires et les fils de famille représentent toutefois le quart de ses effectifs. Les anciens sociétaires ne fréquentent pas la nouvelle société, à l’exception d’un laboureur, d’un filandier, d’un huissier et de sept fonctionnaires.
11Son activité, à l’époque des insurrections populaires dans la capitale, est de seconder la Convention en la félicitant pour ses mesures répressives, en se préoccupant de surveiller « les infâmes satellites de Robespierre qui, partout, se réunissent encore » ou en organisant une cérémonie expiatoire dans les rues de Coutances pour se débarrasser, le 17 germinal, de « l’ombre de Marat ». Aux cris de « Marat à la voirie ! » et de « Vive la Convention ! », le cortège a transporté sa statue, peinte en rouge et installée sur du fumier, avant de la briser et de la jeter à la rivière. Revenus dans le lieu de leurs séances en chantant Le Réveil du Peuple, les « bons citoyens » estiment nécessaire de « prouver que l’opinion publique applaudit aux décrets de la Convention ». Une adresse, destinée à déjouer la calomnie, est ainsi rédigée et diffusée à mille exemplaires pour annoncer que « la société populaire de Coutances est fermement décidée à rendre aux hommes de sang le même honneur qu’à Marat ». Il ne semble pas que sa propagande ait été très efficace, car on apprend à une séance suivante que « les partisans des jacobins égarent le peuple des campagnes et l’indisposent contre la nouvelle société ». Un membre qui voulait présenter une motion sur les subsistances s’est vu rappeler à l’ordre par le président : « Nous ne devons jamais nous permettre de traiter cet article : c’est un moyen sûr d’alarmer le peuple. Les autorités s’en occupent ! » Elle s’attache, plutôt, à confectionner un réquisitoire sur le « proconsulat » du montagnard Le Carpentier et ses affidés locaux au moment où la société de Granville demande sa déportation en le qualifiant « de Collot du département de la Manche ».
12L’arrêté du 25 germinal du représentant en mission Bouret, annonçant le désarmement des terroristes, est salué par des applaudissements mais, jugé insuffisant le mois suivant, il est complété par une liste de tous les opposants locaux. Apprenant que ce représentant avait fait fermer la société de Valognes parce qu’elle était « emplie et infectée de partisans du jacobinisme et de l’infâme Montagne » et qu’il avait fait arrêter six clubistes, la société de Coutances décide, le 26 prairial, de vérifier que les terroristes locaux désarmés n’ont réellement plus d’armes et de demander à la Convention les raisons pour lesquelles Le Carpentier n’est pas encore traduit devant une commission militaire. Un mois plus tard, elle réclame encore la mise en jugement du conventionnel après avoir célébré « les 1er et 2 prairial comme jours de gloire pour l’humanité, car la Montagne n’est plus ». La dernière délibération connue de la société est celle du 3 thermidor où elle décide de se réunir désormais les dimanches. La dernière fête qu’elle ait célébrée en grande pompe, en chantant Le Réveil du Peuple et aux cris de « A bas les hommes de sang, les enragés et les traîtres ! » a été l’anniversaire du 9 thermidor. Car ce n’est pas par son registre de délibérations qu’on connait le récit de la séance du 22 et la manière dont les patriotes de Coutances ont commémoré le 10 Août, mais par le témoignage de 110 habitants, interrogés du 27 thermidor au 15 fructidor an III.
13Les femmes de Coutances sont à l’origine des troubles qui ont agité la commune les 22, 23 et 24 thermidor9, celles dont les maris, pères ou amis ont été arrêtés et poursuivis devant le Tribunal criminel du département pour « dilapidations et abus de pouvoir ». On ignore le nombre exact de fonctionnaires de l’an II qui ont été traduits en justice, avant d’être transférés dans le Calvados et amnistiés au début de l’an IV. Toujours est-il que « la guerre aux patriotes », menée par le nouveau club, indispose une grande partie de la population. La présence d’un bataillon de volontaires dans le chef-lieu de la Manche enhardit les femmes qui ont décidé de venir en masse à la séance du 22 thermidor. L’agitation semble être partie de la proposition du maire, membre du club, de faire chanter Le Réveil du Peuple pour l’anniversaire du 10 Août. Aussitôt, des voix s’élèvent de la tribune des femmes, soutenues par celles des soldats-citoyens, pour dire que « c’était afficher son parti ». Puis, des chansons sont reprises en chœur dans les tribunes dont l’une se terminait par : « Il faut envoyer les Messieurs de la Société à la frontière et Lorin au cimetière ». Pierre Lorin, l’ancien chevalier de Saint-Louis, élu deux fois commandant de la garde nationale et chef de légion au début de la Révolution était le président de la société des Carabots de Coutances en juin-juillet 1793 et avait été traduit devant le Tribunal révolutionnaire. Après son retour, le ci-devant receveur particulier des finances devenu receveur du district, avait adhéré à la nouvelle société qu’il présida en prairial. Traité dans la chanson d’« homme des bois et chouan », l’ancien chef des fédéralistes est la principale victime du charivari consécutif à la séance tumultueuse de la société.
14Le chahut dans les tribunes contraint les sociétaires à laisser le local aux femmes et aux volontaires de la garnison qui décident de fêter révolutionnairement la chute de la monarchie. Pour inviter les gens de la campagne à la fête populaire, on fait sonner le tocsin et, pendant deux nuits et deux jours, la rue appartient aux adversaires des « aristocrates de la commune » et de « la société des royalistes ». Banquet républicain, bal populaire, farandoles et charivaris devant les fenêtres de particuliers marquent les festivités. Il n’y eut pas de discours officiel, évidemment, mais des discussions dans lesquelles on a entendu « plusieurs personnes regretter le règne de Robespierre » ou encore « que les patriotes de la ville faisaient bien de se divertir avec les militaires parce que, quand ils seraient partis, ils payeraient cher la journée du 10 août ». Les maisons où on a chanté fort tard dans la nuit et où on a crié : « Vivent les Jacobins ! Vivent les Sans-Culottes ! » ont surtout été signalées dans un quartier de la ville qui s’était baptisé, en juin 1793, le faubourg Antoine. De là sont venus les groupes qui donnaient des sérénades aux portes des « Messieurs », en leur faisant entendre le Çà Ira et La Marseillaise. C’est, surtout, ce dernier chant révolutionnaire qui, avait suscité à la séance de la société, selon un témoin, « la plus grande terreur ». Car « tous les grenadiers et les officiers, en chantant le refrain de cet hymne : Qu’un sang impur abreuve vos sillons, Aux armes, Citoyens, Aux armes !, présentaient la pointe de leur sabre et la tournaient vers le citoyen Lorin, ce qui fit craindre pour ses jours ».
15Les femmes auraient tenté de persuader les volontaires de libérer tous les patriotes détenus, arrêtés les uns par Legot et les autres par Bouret. Ainsi, une couturière a entendu la sœur Delalande dire à un grenadier : « Citoyen, je vous en prie, ne nous abandonnez pas. Si vous ne nous prêtez pas la main, nos pauvres gens ne sortiront pas de la maison d’arrêt ». Même si la fête n’a pas tourné à l’émeute, l’information judiciaire a été ainsi justifiée par le procureur de la commune : « On a entendu hautement dire que le règne de Robespierre valait mieux que celui-là parce que, sous Robespierre, les têtes des riches tombaient ». Témoignage corroboré par le greffier du juge de paix qui a entendu la bouchère dire chez son épicier, en présence d’autres clients : « Dans le temps de Robespierre, on était mieux gouverné : on mangeait du pain à 6 ou 7 livres le boisseau. A présent, nous sommes gouvernés à la diable : on ne peut pas trouver de l’orge pour 200 livres le boisseau ! Ces bougres-là se sont plaints de lui : on a tort. Qu’a-t-il fait ? Il faisait guillotiner les riches, les pauvres y profitaient. Il sera révéré avant deux ans ».
16On ignore le résultat de l’enquête sur la célébration populaire et anarchique de la prise des Tuileries à Coutances, très éloignée des pompes officielles de la commémoration du 9 thermidor. Toujours est-il que la création d’une société populaire, dévouée au nouveau pouvoir, empruntant au club jacobin sa structure et son local, a été un échec. La culture jacobine ne se réduisait pas à une mode associative ou à un formalisme gouvernemental : l’emprisonnement des jacobins et l’abolition du maximum, tout autant que le décri de la Marseillaise et de la constitution de 1793, ont nourri l’antagonisme au sein de la mémoire collective dans une ville très marquée par les clivages politiques et sociaux de juin 1793.
17L’exemple manceau est plus original puisque la chute de Robespierre a entraîné la libération des leaders du club et de leurs partisans. Malgré les démarches de Garnier de Saintes, ceux-ci retrouvent progressivement toute leur influence locale. La réintégration civique des anciens détenus commence dans la garde nationale du Mans, réorganisée sous l’égide du nouveau représentant, Génissieu, en mission dans la Sarthe et l’Orne du 28 vendémiaire au 26 nivôse an III. Les 197 signataires de la pétition du 28 frimaire affirment que la déclaration du chef de légion, le 1er messidor an II, à La Couture était fausse et calomnieuse. Les gardes nationaux qui avaient demandé alors que « justice fut rendue à nos concitoyens traduits devant le Tribunal révolutionnaire », ne mettent pas en doute « leurs qualités civiques et leur énergie révolutionnaire » et dénoncent « le système de terreur établi contre les patriotes à l’époque du 7 germinal ». L’adjudant-général, faisant office de chef de légion, l’ex-taxateur Girard demande le 29 nivôse à l’imprimeur des Affiches du Mans de publier la pétition dans son journal.
18A cette date, les bazinistes ont repris le contrôle de la société populaire. Deux mois après son épuration de brumaire, il ne reste plus dans celle-ci que trois des membres épurés dont l’entrepeneur Dutertre continuellement membre de la société depuis sa fondation. Jacques-Rigomer Bazin rédige une pétition pour signaler au directoire du district que « les sentinelles vigilantes de la Révolution » sont toujours debout malgré « les orages révolutionnaires ». Les quelques 70 signataires sont majoritairement des clubistes de 1793 et de l’an II, parmi lesquels figurent sept anciens détenus : le notaire Chauvel, le tireur d’étain Brossard, le traiteur Coutard, le jardinier Rouillard, le cordonnier Grassin, le marchand Freulon et l’ex-cordelier Lebreton. Ils exigent d’abord, l’annulation de l’arrêté relatif à la nomination, comme commissaire aux subsistances, d’un citoyen qui « n’a pas la confiance du peuple », puis l’épuration dans les bureaux du district, « infectés en partie de la plus virulente aristocratie », ensuite le local des Visitandines pour la société populaire et, enfin, la reconnaissance publique de l’innocence des anciens détenus :
19« ... Si l’on désire sincèrement l’oubli du passé, il faut chasser toute affection de morgue et tout vestige de discorde. Songez qu’aujourd’hui vous êtes à la place de celui qui vous succèdera demain et que le peuple est là qui vous observe et vous juge. La dignité du fonctionnaire public consiste moins à mépriser les avis de ses concitoyens qu’à les accueillir avec franchise, décence et fraternité. Citoyens, rapprochez-vous des sans-culottes, vous connaîtrez leurs principes et vous discernerez l’homme juste de l’intrigant (...) Vous ne délibérerez plus au milieu des malveillants et des lâches apostats de la cause du peuple qui circulent aujourd’hui dans vos bureaux, vous communiquerez avec plus de confiance et d’assiduité avec les amis du peuple, et la raison publique, longtemps aliénée, reprendra les bases fondées sur l’œuvre du peuple et des magistrats »10.
20Cette pétition du 6 nivôse, portée au district par le président Busson, secrétaire de la gendarmerie, accompagné d’une importante délégation aboutit, après l’intervention de Bazin, à l’annulation de la nomination du commissaire Couppel qui devait se rendre à Paris le lendemain. Le 12 nivôse (1er janvier 1795), la municipalité mancelle, invitée par la société populaire à délibérer sur son arrêté du 3 messidor an II, désavoue ses prises de position contre les clubistes traduits devant le Tribunal révolutionnaire et invite « tous ses concitoyens à l’union et à l’oubli généreux de tous motifs de scission, s’il en existait encore : la haine du crime et des tyrans étant la seule permise à des républicains »11.
21Si la pression de la société populaire est à nouveau si forte sur les autorités constituées qui réhabilitent Bazin et ses amis, c’est grâce au soutien que lui apporte le conventionnel en mission. D’Alençon, le 20 nivôse, Génissieu conseille ainsi aux administrateurs de fréquenter la société populaire afin de retrouver l’énergie et l’enthousiasme de 1793, propres à convaincre les Manceaux de s’enrôler dans la garde nationale et de lutter, avec la troupe, contre les rebelles enhardis depuis l’armistice12. Dans ces circonstances, Timoléon Bazin est appelé à diriger le bureau militaire du district du Mans tandis que la société populaire confectionne son nouveau règlement, adopté le 15 pluviôse an III. Les différences avec celui que Coutances adoptera deux mois plus tard concernent essentiellement les fonctions de la société. Six comités, composés de cinq membres élus par l’assemblée et renouvelables par moitié chaque mois, sont constitués : celui des inspecteurs de la salle, de rédaction, d’instruction, de subsistances et de commerce, de défenseurs officieux pour les indigents, la veuve et l’orphelin, et, enfin, de surveillance ; celui-ci est composé de onze membres et chargé de recueillir les dénonciations. D’après son règlement, la société « dont le nombre des membres ne peut être fixé » (article premier), se réunit « tous les jours impairs de la décade, au commencement de la nuit », « réserve l’enceinte de la salle aux membres de la société et aux défenseurs de la patrie » et fixe la contribution minimum à trois livres par an, payables d’avance, « à moins que l’indigence n’y porte obstacle ». L’essentiel de son règlement est consacrée, toutefois, à l’ordre de la parole dans l’assemblée13. De ses débats politiques, il n’est resté que le jugement porté par le nouveau représentant en mission, Dubois-Dubais, estimant qu’« on y professe des principes opposés à ceux consacrés par la Convention nationale et l’assentiment du peuple entier, depuis l’heureuse journée du 9 thermidor » et décidant la dissolution, le 10 ventôse, de « la société dite populaire du Mans ».
22C’est une évolution bien différente qui caractérise le chef-lieu de district de l’Eure. A Bernay, en effet, surgit alors une presse thermidorienne. Le Journal des Campagnes est un hebdomadaire dont le premier numéro est publié le 3 ventôse an III par les frères Philippe.
23Grâce à l’étude d’un érudit local, on connait la vie éphémère du premier journal de la ville et les difficultés, notamment financières, qui l’ont contraint à disparaître après trois mois d’existence14. Le coût de l’abonnement annuel était, en effet, monté à 40 livres, lors de l’édition du treizième et dernier numéro du 27 floréal, alors qu’à sa création il avait été fixé à 25 livres. La vente au numéro, décidée au cours du second mois pour la somme de 15 sous, n’a sans doute pas permis de compenser l’insuffisance du nombre d’abonnés ni l’augmentation du prix de papier, mentionnée par les éditeurs. Les frères Philippe sont des anciens clubistes de Bernay. Nicolas-Etienne vivait de son bien à 48 ans quand il eut l’idée de devenir imprimeur du chef-lieu en septembre 1793. Entré à la société populaire en prairial an II, il poussa vraisemblablement son cadet, Louis-Gilles, un ancien marchand de toiles de 36 ans, à le rejoindre au club en vendémiaire an III comme il l’avait engagé dans une reconversion professionnelle quelques mois plus tôt.
24Ces clubistes de la dernière heure ou presque veulent participer à « la régénération politique du pays » en éditant ce journal qui doit « servir de guide à l’opinion publique, assurer le développement et l’action de la souveraineté du peuple et faire trembler les royalistes, les terroristes, tous les ennemis de la liberté et de l’humanité ». Selon un autre érudit local, Le Journal des Campagnes aurait été créé à l’instigation de Robert Lindet et de ses partisans à Bernay 15 Composé de quelques articles de politique générale, de nouvelles des armées, des décrêts officiels et de petits faits locaux, le journal tente, en ce printemps 1795, de propager, très médiocrement il faut le dire, le discours thermidorien de gauche, celui que F. Brunel a appelé « le discours de la stabilisation sans révision » par opposition à celui de « la réaction ».
25L’éditorial du premier numéro est ainsi consacré à établir cette ligne politique : d’un côté, il se félicite des « heureux résultats de la révolution du 9 thermidor » comme de l’emprisonnement des « terroristes et buveurs de sang » et, de l’autre, il affirme son attachement à « la cause du peuple et aux principes d’égalité qui constituent la République ». Dans cette dialectique où le désir d’un « gouvernement stable » se lie au développement de la « souveraineté populaire », on peut effectivement reconnaître les positions de l’ancien membre du comité de Salut Public. Lorsque parait le fameux rapport Courtois, le journal s’empresse de dissocier le « vertueux Robert Lindet » de ses collègues, complices de Robespierre. Lors de l’annonce de son décret d’arrestation, le journal de Bernay a cessé de paraître.
26S’il est difficile de confirmer entièrement l’hypothèse de l’érudit, avec si peu d’éléments, il faut admettre toutefois qu’une bonne conscience thermidorienne a existé, avant l’été 1795, chez quelques jacobins de l’Ouest. Mais le caractère essentiel de la période, c’est bien sûr l’émergence de nouveaux suspects.
Portrait collectif et itinéraires individuels de « terroristes » : les militants de la Mayenne
27Les vingt-trois militants politiques inculpés en l’an III dans la Mayenne par le représentant Boursault et incarcérés à Laval, dès le mois de brumaire pour certains, sont des hommes jeunes qui n’avaient pas, en moyenne, 26 ans en 1789. Entre le benjamin, âgé de 22 ans, et le vétéran de 49 ans, les moins de trente ans représentent encore à l’époque de leur arrestation la tranche d’âge majoritaire. Ce ne sont pas des étrangers au pays, comme l’accusation thermidorienne le laissera entendre : à la majorité des deux-tiers, ils sont originaires de la Mayenne. A l’exception d’un Ariégeois, les autres sont nés dans les départements voisins de l’Ouest.
28Au tableau des talents et des vertus en 1789, ces roturiers inscrivent leur passage au collège, voire à l’université ou bien leur apprentissage dans la vie active. Si on ne connait pas toujours la durée, le contenu et le lieu d’études de douze d’entre eux, certains ont apporté des réponses précises au cours de leurs interrogatoires. Les études de droit sont les plus courantes et ont conduit Jean-Baptiste Juliot-Lerardière à pratiquer les métiers d’avocat et de notaire, comme Louis Saint-Martin, avocat au parlement de Paris, à postuler en différentes hautes justices et, particulièrement, à La Ferté-Macé dans l’Orne. Julien Quantin, un breton né à Fougères, âgé de 29 ans, décrit le parcours ordinaire d’un petit bourgeois : « Avant la Révolution, je passais ma jeunesse à finir mes études en droit ; ensuite, j’ai travaillé en qualité de clerc chez divers procureurs et avocats ; j’ai donné une année pour connaître les anciennes écritures en qualité d’archiviste et j’ai passé deux ans dans la partie des devoirs : c’était l’état des jeunes gens alors, voilà le compte de ma vie jusqu’en 1789 »16. Cet état de praticien, on le retrouve comme étape obligée dans la carrière de René-François Bescher : « Après mes études à Laval, j’ai fait ma philosophie au séminaire d’Angers ; ensuite, j’ai travaillé chez mon cousin Bescher, avocat à Château-Gontier, dans la pratique ; puis, je me suis engagé dans le régiment de Turenne où j’ai servi vingt-six mois avant d’acheter mon congé. De retour à Château-Gontier, je suis entré dans l’étude du citoyen Thoré, avocat, où j’ai travaillé pendant trois ans en qualité de premier clerc. Je me suis marié en exerçant cet état et c’est à cette époque que la révolution a commencé »17.
29A côté de ces parcours classiques, on constate l’attrait d’une profession liée au livre. Ainsi, l’angevin François Mélouin, à sa « sortie de l’Université en 1787 », s’est fait à 20 ans « typographe jusqu’en 1791 ». Le mayennais Pierre-François Pottier, originaire également d’une commune rurale, après avoir « étudié dans divers collèges » a exercé le métier d’imprimeur à Paris. C’est cette profession qu’a choisi Michel Faur, l’ariégeois de 36 ans. A son âge, il ne parle pas de ses études mais des divers lieux où il a travaillé : « Paris, puis Orléans, ensuite Angers où la révolution a commencé ». Il précise qu’il est venu « en mai 1790 travailler à Laval chez le citoyen Dariot » avant de s’établir à son compte et d’éditer notamment Le Patriote, puis Le Sans-Culotte de la Mayenne.
30Quant aux plus jeunes, comme le benjamin Augustin Garot et François Huchedé, ils étaient encore au collège en 1789. Ce dernier, qui échappa à son arrestation, écrira plus tard au préfet du département, en 1817 : « La Révolution me prit sur les bancs du collège de La Flèche. Je la vis et l’embrassai »18. Néanmoins, tous les militants de l’an II dans la Mayenne ne sortent pas de l’université : l’apprentissage a été la voie suivie par tous les autres, artisans et boutiquiers. Ainsi, le graveur et fondeur lavallois, Gervais Le Roux, âgé de 24 ans, dit sobrement : « J’apprenais et je travaillais de mon état ». Un seul mentionne son défaut d’instruction, René Pannard, maréchal de 41 ans dans la ville de Mayenne. Tous les autres possèdent parfaitement l’art de faire un discours à la société populaire et de rédiger une motion ou une requête administrative. C’est parmi les plus instruits des fils du peuple que la République jacobine a trouvé ses cadres politiques. On sait que Saint-Martin était fils d’un marchand de fer possèdant une manufacture à La Sauvagère dans l’Orne et que le père de Bescher était marchand-teinturier à Château-Gontier. Celui de Garot exerçait, toutefois, la profession d’avocat alors qu’Huchedé avait des origines très modestes, avec un père tourneur et des frères, tisserands ou vanneurs. La Révolution va infléchir trop singulièrement leur carrière professionnelle pour qu’on s’attarde sur la situation connue en 1789 des neuf artisans ou marchands, des cinq avocats, notaires ou clercs de justice et des deux étudiants. Car, très vite, des vocations nouvelles surgissent, notamment, celles de prêtre constitutionnel et d’instituteur républicain.
31Plusieurs patriotes de 1789 vont se mobiliser entièrement dans la première grande bataille idéologique, celle de la constitution civile du clergé. Être prêtre constitutionnel en 1791 dans l’Ouest devient une mission que choisissent Louis-Zacharie Thulot dans l’Eure-et-Loir, Mélouin dans le Maine-et-Loire, Guilbert, Volcler et Pottier dans la Mayenne. Celui-ci explique bien les raisons de ce choix : « Quand j’ai cru que les prêtres constitutionnels pouvaient, en défanatisant le peuple, amener le règne de la Raison, je pris ce métier dans lequel je n’ai prêché que les principes de la Révolution. Vicaire à Mayenne, seul j’y ai bravé le préjugé du costume et plus d’une fois les fanatiques m’ont reproché de n’employer que dans la société populaire le peu de talents que la nature m’a donnés (...)Aussitôt que je me suis aperçu que la superstition n’était qu’un mensonge et qu’il était temps de désabuser le peuple et de détruire les préjugés, le 30 vendémiaire an II j’abdiquai les fonctions de prêtre devant l’administration du district de Mayenne. Je renouvelai cette abdication le 19 brumaire suivant à la Convention nationale qui m’accorda mention honorable dans son bulletin du 20. Dans le mois de pluviôse suivant, par un contrat civil, je consacrai une alliance que le cœur de la Raison m’avait délié depuis longtemps : je suis époux et père »19. Dans ces parcours révolutionnaires rectilignes qui aboutissent tous à la remise précoce des lettres de prêtrise, il convient de mentionner le récit, en forme d’épopée, que fit le réfugié François Mélouin à ses juges républicains.
32L’ancien typographe devenu en 1791 curé constitutionnel d’Andrezé, dans le district de Cholet où il est né, a été pris dans la tourmente catholique et royale. Aux lendemains du décret sur la levée des 300.000 hommes, il échappa le 13 mars 1793 à la fureur de ses paroissiens. A Jallais, chef-lieu de canton, le curé-jureur en fuite trouva une soixantaine de gardes nationaux de la commune de Chalonnes avec une douzaine de canonniers. Le lendemain, les Bleus furent attaqués par les paysans d’une vingtaine de communes qui tuèrent une cinquantaine d’hommes et s’emparèrent de la pièce de canon. S’échappant au galop de la scène de carnage, il se réfugia à Cholet, en pleine effervescence. Dès son arrivée, armé d’un fusil à deux coups, il se mit dans une compagnie de tirailleurs. Avec les sept à huit cents patriotes de tout le district, soutenus par une compagnie de dragons du 18ème, il combattit les rebelles à l’entrée de la ville. Cernés de tous les côtés, les républicains furent à nouveau mis en déroute le même jour. Arrêté le 15 mars dans une commune proche, le curé intrus fut conduit dans les prisons de Cholet et délivré le 17 avril par l’armée républicaine, commandée par le général Leigonyer. Muni d’un passeport, il se rendit à Angers où il resta jusqu’au 9 juin, date à laquelle les autorités constituées évacuèrent la ville après la prise de Saumur. C’est ainsi qu’il se retira en leur compagnie à Laval où il accepta, le 15 juin, les lettres de vicariat pour Mayenne, alors en pleine agitation fédéraliste. Reçu à la société populaire, il déploya toute son énergie pour défendre la Convention. Non seulement la retraite mayennaise n’était pas de tout repos, mais encore le chef-lieu de département fut, à trois reprises, envahi par l’armée catholique et royale dans l’hiver 1793. Choisi au poste d’administrateur de département, c’est à Laval qu’il se trouve lors de la première arrivée des « brigands » en octobre et qu’il se voit confier la mission de transporter les archives à Mayenne ainsi que d’y conduire les détenus. Aussitôt après la prise de Laval, il est commissaire pour réclamer des secours à Paris et prévenir le comité de Salut Public. De retour à Laval pour assister au second passage des Vendéens et faire évacuer la ville, il se retire avec l’armée à Angers, puis aux Ponts-de-Cé. Jouant à cache-cache avec les Blancs, les administrateurs du département reviennent à Laval mais fuient, à toute hâte, devant les débris de l’armée vendéenne, qui vient d’être défaite au Mans. En s’arrêtant à Vitré et Chateaubriant, il arrive à Nantes avec les autres responsables et rencontre Carrier en décembre. Trois jours plus tard, il est envoyé à Paris afin de réclamer des subsistances pour les Lavallois.
33Sans connaître l’aventure de ce réfugié politique, les autres ci-devant prêtres et abdicataires ont exercé leur mission apostolique et patriotique dans les districts de Laval comme J. Guilbert, de Lassay pour Volcler ou de Chateauneuf-en-Thimerais comme L.Z. Thulot. Parmi tous ces militants de diverses sociétés populaires (Laval, Mayenne et Lassay surtout), l’enseignement a représenté une autre tribune où construire l’homme nouveau. Cette ambition révolutionnaire a tenté, entre autres, Augustin Garot et François Huchedé qui avaient, respectivement, 18 et 20 ans en 1789.
34Le rayonnement des professeurs du collège de La Flèche a exercé sur le jeune Huchedé, né dans une famille populaire de huit enfants à Laval, une influence décisive pour son orientation tant politique que professionnelle. Pour expliquer la formule lapidaire de son biographe : « La Flèche en a fait un révolutionnaire, Laval un jacobin, Château-Gontier un terroriste », il est nécessaire de rappeler l’itinéraire géographique des Doctrinaires fléchois. Nombre de ces enseignants d’origine méridionale ont suivi à Laval leur recteur, Noël Villar, après son élection à l’évêché. Parmi eux, nous avons distingué Séguéla et Rabard, co-rédacteurs du journal du club avant leur désaccord politique de 1793. Ce dernier, principal du collège de Laval en janvier 1792 et chargé des cours de seconde et de rhétorique, fit appel à Huchedé, son disciple et cadet de huit ans seulement, pour s’occuper des classes de quatrième et de troisième tandis qu’Augustin Garot et René Cordier trouvaient un emploi dans les petites classes. Lorsque Dominique Rabard quitta Laval pour diriger le collège de Château-Gontier en avril 1793, Huchedé comme Garot, Cordier et, également, P.F. Epiard suivirent le directeur du Sans-Culotte du département de la Mayenne. En continuant d’exercer les fonctions d’instituteur public, malgré la fermeture du collège à l’automne 1793, François Huchedé se maria en pluviôse an II avec Perrine Chevalier, fille d’un chirurgien.
35On se rappelle que Rabard, comme le jeune Cordier, furent tués en combattant les Vendéens le 19 septembre 1793 à Beaulieu. Engagé dans le même bataillon de volontaires, malgré sa qualité de fonctionnaire public, Garot fut fait prisonnier et conduit à Chemillé. Sauvé de la mort par un rebelle qui le fit sortir de prison et l’hébergea chez lui, il repassa la Loire en sa compagnie et fut arrêté par la gendarmerie. Traduit devant le comité révolutionnaire d’Angers, Garot n’eut pas trop de peine à prouver sa bonne foi républicaine mais La Sorinière, qu’il avait convaincu d’abandonner l’armée vendéenne, fut condamné à mort à Saumur. Dès lors, Garot abandonne le métier d’instituteur pour se mêler à l’activité politique de défense républicaine dans le département.
36Si l’on perd sa trace après l’an III, il n’en est pas de même pour Huchedé qui s’était alors soustrait à la justice thermidorienne. L’ancien président de la commission militaire de la Mayenne en l’an II va prêter comme tous les enseignants, le 22 prairial an VI, le serment de « haine à la royauté et à l’anarchie, fidélité et attachement à la République et à la constitution de l’an III ». L’instituteur lavallois est alors considéré par les administrateurs comme particulièrement compétent, « de bonne vie et mœurs », en plus, doté « d’un caractère très doux ». Ils ne font aucune référence à son passé politique ni à son expérience pédagogique qui le distingue très nettement de ses collègues, instituteurs primaires comme lui20. Membre du cercle constitutionnel de Laval, il doit avoir pour élèves les enfants des jacobins, anciens et nouveaux. Plus tard, en butte à l’administration impériale depuis l’organisation d’un défilé des élèves dans la rue, puis en conflit avec l’administration monarchique qui mit en cause sa moralité « puisqu’il ne pratique aucune religion et a la réputation de ne pas y croire », l’instituteur Huchedé écrivit au recteur de l’académie d’Angers, le 13 octobre 1815 : « Je suis en paix avec ma conscience. Si j’ai été, dans ma jeunesse, l’instrument et le jouet de factions, je n’ai cru, moi, que servir ma patrie ». Fidèle à ses idées politiques comme à sa mission d’enseignant, le militant jacobin de l’an II a terminé sa carrière en donnant des leçons sous la surveillance du curé de la paroisse. A sa mort, à 51 ans, il ne possèdait que sa maison et ses meubles.
Du porte-parole au délégué du peuple
37Les cadres politiques de la Mayenne en l’an II n’appartiennent pas à une génération spontanée : un engagement précoce leur a permis d’expérimenter toutes les pratiques politiques qui se sont affirmées depuis 1789. En situant les individus dans le mouvement collectif qui donne forme et contenu aux aspirations politiques, on peut apprécier l’originalité de ces porte-parole, avant et pendant la République jacobine.
38L’entrée en révolution de Marat-Martin, arrêté à Lassay le 19 brumaire an III, inaugure la forme d’action directe. Compromis avec son père, Charles de Saint-Martin de la Rigaudière, marchand de fer à La Sauvagère, dans l’organisation de la révolte agraire du bocage normand en juillet 1789, le jeune avocat, né en 1765, avait rédigé un mémoire destiné à obtenir l’élargissement de son père. Puis, délaissant très vite l’affectation de la particule nobiliaire mais pas la tradition bourgeoise et régionale consistant à faire suivre son patronyme du nom d’une terre non soumise à fief, Louis Saint-Martin du Plessis commence sa carrière d’avocat à La Ferté-Macé dans l’Orne et se marie, sans contrat civil, à La Sauvagère avec Adélaïde Perrier dont la famille est d’une égale aisance financière à la sienne. Installé ensuite à Lassay comme avoué et prenant le nom de Saint-Martin-La Rigaudière, sans doute à la mort de son père, le leader du mouvement populaire de 1789 crèe un club dans cette commune en juin 1793 pour lutter contre le fédéralisme. L’épithète de maratiste qu’on lui accole alors, il la revendique après la mort de l’Ami du Peuple : c’est son nom qu’il s’honore de porter en l’an II.
39Le parcours du journaliste René-François Bescher, surnommé le « Marat de la Mayenne » quoiqu’il ait pour lui-même choisi le prénom de Brutus en l’an II, et celui de l’imprimeur Michel Faur ont déjà été évoqués. Leur influence acquise à la société populaire et dans l’opinion publique les amène à faire parti des premiers lavallois à être arrêtés le 23 brumaire, en compagnie de Juliot-Lerardière et Quantin.
40Avec Jean-Baptiste Juliot-Lerardière, s’incarne un autre modèle de comportement patriotique. Pour ce notaire de Lignières, dans le district de Lassay, âgé de 49 ans, c’est par le commandement de la garde nationale que débute son rôle public. De cette période où il a fait exécuter la loi, il retient surtout sa participation à la Fête de la Fédération à Paris en 1790. Ce notable rural est ensuite élu et réélu juge au tribunal du district. Dans l’été 1793, il est nommé commissaire pour porter à la Convention l’adhésion de son canton à la constitution. Tout en étant honoré de la confiance de ces concitoyens, Juliot-Lerardière juge a posteriori « ces fonctions pénibles ». La difficulté majeure d’un responsable patriote et jacobin dans les campagnes réside dans la levée des défenseurs de la patrie dont il est chargé par l’administration de district. Si la levée de la première réquisition et du contingent de cavaliers a pu s’opérer en un jour et demi, la formation du second bataillon de la Mayenne a nécessité promesses et garanties : le bourgeois patriote a enrôlé son fils aîné, âgé alors de 19 ans, et a promis une paye aux jeunes gens qui s’enrôlaient et une rente pendant la durée de la guerre. Commissaire de son canton pour la levée des 300.000 hommes, il dut affronter le mouvement populaire dont le slogan était : « Aux acquéreurs de biens nationaux de fournir le contingent ! ». Hué par la foule, il revint avec un mandat d’arrêt de l’administration départementale et une force armée de gardes nationaux, dirigée par le chef de légion du district. Ayant pris ces précautions, il leva le contingent du canton en payant l’habillement du premier des volontaires et 90 livres aux neuf suivants : « Je ne parlerai pas de la suite et des dépenses énormes que ces différents recrutements m’occasionnèrent »21. Lors de la création de l’École de Mars, le jacobin « bon père et bon mari » envoya son second fils se préparer à rejoindre son frère sur le front patriotique. En dépit de tous ces sacrifices pour la révolution, il ne fit pas taire les ennemis de la patrie qui menacèrent d’incendier sa maison et de l’égorger pendant la nuit lorsque les Vendéens pénétrèrent dans le département en criant : « Vive le Roi ! Vivent nos bons prêtres ! », mais il organisa, une fois de plus, la levée en masse pour défendre Mayenne. A côté de l’engagement dans la garde nationale qui concerne également Boulau, l’adjudant de la garde nationale d’Ernée, l’exercice de fonctions électives représente une autre école de formation des cadres politiques jacobins.
41« Défenseur désintéressé de la cause populaire », Julien Quantin, âgé de 29 ans au moment de son arrestation, a plaidé en justice « de préférence, la cause des malheureux ». Le procès dont l’avoué, établi à Ernée depuis 1789, est le plus fier concerne la restitution des terres, accaparées par un seigneur depuis une vingtaine d’années, à un pauvre cultivateur. Sa victoire juridique contre « la féodalité » intègre ce breton dans le chef-lieu de district dont il devient le maire en 1792. Il rendit son écharpe en octobre 1793 après avoir affronté et surmonté la grave crise de subsistances de l’automne 1792, puis la crise fédéraliste du printemps et de l’été 1793 où le maire d’Ernée se distingua en refusant de signer « tout arrêté liberticide ». Lui aussi, en l’an II, choisit de s’appeler Marat-Quantin.
42Parmi les élus du peuple, il ne convient pas de limiter l’inventaire à l’exercice des fonctions municipales qu’ont pratiquée également, comme officier municipal ou notable de Laval, Pierre Boisard, un fabricant d’étoffes de 27 ans et Noël Chollet, un chapelier de 29 ans. Les juges de paix dans les cantons, surtout ruraux, ont joué un rôle souvent décisif de porte-parole. C’est cette fonction qu’exercent Jean-François Marie dans le canton de Juvigné, âgé de 45 ans en l’an III, Legros dans celui de Laval et Néré dans le canton de Parné. Les autres jacobins ont simplement milité dans des clubs. A Laval, on trouve les jeunes Garot et Huchedé, Ambroise Le Mercier, un marchand de 41 ans, le graveur Le Roux, l’ex-prêtre et ex-secrétaire de son district d’Eure-et-Loir, Louis-Zacharie Thulot âgé de 33 ans ; à Mayenne, le maréchal Pannard de 41 ans et les prêtres abdicataires Mélouin, Guilbert et Pottier ; à Lassay, c’est Laporte ou l’ancien curé Volcler.
43Tous ces porte-parole de la « République démocratique et populaire », ainsi qu’ils vont qualifier le régime de l’an II, issus de la bourgeoisie ou des rangs de l’échoppe et de la boutique, sont devenus des délégués du peuple avec l’établissement du gouvernement révolutionnaire. Car ce sont les fonctions que leur ont déléguées, en assemblées générales, les divers représentants en mission dans la Mayenne qui les conduisent en prison à partir de brumaire an III. Cinq vont échapper à leur arrestation : Guilbert, vicaire épiscopal déprêtrisé et marié, devenu agent national de Laval, membre du comité révolutionnaire puis, secrétaire-greffier de la commission militaire ; le notaire Clément, juge de paix à Ernée et président de la première commission militaire du département ; Huchedé, membre du comité révolutionnaire puis président de la deuxième commission ; Volcler, prêtre abdicataire de Lassay et accusateur près la commission et Laporte, ex-suppléant du procureur-syndic du district de Lassay et président du comité révolutionnaire de la commune.
44Les agents mayennais de la Terreur partagent l’idéal politique de la sans-culotte-rie parisienne, tel qu’il a été analysé par A. Soboul, mais sans que leur conception de la souveraineté populaire rencontre de contradictions avec la politique du gouvernement révolutionnaire. Les circonstances très particulières de ce département, traversé trois fois par les Vendéens lors de la Virée de Galerne, expliquent cette symbiose.
45D’abord, les fonctions qu’ils exercent, pour la plupart, encore au moment de leur arrestation leur ont été confiées par les conventionnels en mission. Le 3 octobre 1793, Thirion et Esnue-Lavallée, chargés d’épurer les autorités constituées, font appel aux sociétés populaires pour leur soumettre des candidats. Tous ceux qui ont milité contre le fédéralisme obtiennent ainsi des postes de responsabilité : comme administrateurs du département, Bescher, Quantin, Juliot-Lerardière et Mélouin (jusqu’à sa démission le 15 germinal) ; comme agent national de district, Thulot à Laval, Pottier à Mayenne (jusqu’en prairial) et Saint-Martin à Lassay ; Le Roux, nommé substitut du procureur de la commune de Laval, Guilbert agent national de la commune, Boisard et Faur comme officiers municipaux. Le comité de surveillance, constitué à cette date, n’aura pas l’occasion de tenir ses séances, Laval étant occupée une première fois par l’armée des rebelles du 23 octobre au 1er novembre, puis une seconde fois à la fin du mois. Rappelé à la Convention le 9 brumaire, Thirion rentre à Paris en novembre, non sans avoir conseillé au comité de Salut Public d’envoyer un autre représentant dans la Mayenne où règnent famine et désolation. Quant à Esnue-Lavallée, seul député montagnard de la Mayenne avec Grosse-Durocher, il diffère son départ pour empêcher l’entrée des Vendéens en Bretagne et reste sur le front, en circulant avec l’armée républicaine dans un triangle Rennes-Angers-Laval jusqu’à la fin de l’an II.
46Les circonstances motivent une réorganisation des autorités locales, du fait de la défection de membres et de la retraite des autorités à Angers. Esnue-Lavallée constitue le 22 frimaire, c’est-à-dire le jour précédent la défaite de l’armée vendéenne au Mans, un comité révolutionnaire comprenant les principaux administrateurs du département, parmi lesquels Bescher, Quantin, Mélouin et d’autres fonctionnaires publics comme Le Roux, Thulot, Boisard, Guilbert, Huchedé, Garot (garde-magasin au Timbre) ainsi que les militants Chollet, puis Le Mercier et Legros. Un seul des membres de ce comité ne sera pas inquiété en l’an III, Durand qui, aux dires des inculpés, était le plus constamment présent à ses réunions car il était le seul à ne pas avoir d’autres fonctions. Le comité révolutionnaire ne tiendra sa première séance que le 12 nivôse, une fois que tous les membres seront revenus à Laval après avoir suivi Esnue-Lavallée à Rennes ou rejoint Carrier à Nantes. Il est renouvelé le 12 germinal par François-Primaudière chargé, conjointement avec son collègue mayennais souvent malade à partir de cette date, d’établir le gouvernement révolutionnaire dans ce département et en Ille-et-Vilaine. Conformément à la loi, les fonctionnaires qui sont confirmés dans leur poste n’en sont plus membres : c’est le cas de Bescher, Quantin, Le Roux, Boisard et Guilbert tandis que d’autres membres sont appelés à siéger dans les commissions militaires et révolutionnaires du département, établies par les représentants du peuple Bourbotte et Bissy en nivôse, à savoir Faur, Marie, Pannard, Clément (président de la première commission), Volcler (accusateur public), Garot (accusateur public du 15 germinal à son arrestation), Huchedé (président de la seconde commission) et Guilbert (secrétaire).
47Examinons, ensuite, ces militants dans l’exercice de leurs fonctions. Nommés par les représentants de l’autorité exécutive, ils n’oublient pas qu’ils sont devenus fonctionnaires de la République sur proposition de leur société populaire. Surtout pas René Pannard qui déclare, en floréal an III, « avoir fait tout ce qu’il a pu pour refuser la place de juge à laquelle il avait été nommé par le représentant du peuple Bissy » mais, convoqué devant la société populaire, il dut accepter « de crainte d’être regardé comme suspect »22 A la différence des sans-culottes parisiens, il n’y a pas antagonisme entre les clubs (ou les sections) et l’appareil gouvernemental de l’an II puisque ceux qui dirigent l’assemblée du peuple, contrôlent aussi l’exécutif révolutionnaire à travers le comité et sont souverains juges dans la commission militaire. Les délégués du peuple concentrent, de fait, tous les pouvoirs sous la tutelle plus ou moins lointaine des différents représentants en mission. Aussi, certains d’entre eux, n’hésitent pas à affirmer hautement cette souveraineté révolutionnaire.
48C’est le cas de Marat-Martin à Lassay. Membre du comité de surveillance de la commune, puis agent national du district, il se distingue à partir de l’automne 1793 dans l’application des mesures de salut public par des méthodes qui lui vaudront un autre surnom, celui de « Martin-Bâton ». Moins d’un mois après la chute de Robespierre, une dénonciation parvient au comité de Salut Public. Elle émane d’un de ses concitoyens, Thoumin, ancien procureur-syndic du district, élu suppléant à la Convention nationale et, ce qu’il ne précise pas, juré au Tribunal révolutionnaire à Paris depuis juin 179323. Ce républicain a soutenu la politique de la Convention en l’an II, en particulier par sa correspondance avec les habitants de Lassay, et a approuvé chaleureusement la politique robespierriste de tolérance religieuse ce qui l’oppose à l’anticlérical virulent qu’est Marat-Martin.
49Faut-il suivre au pied de la lettre le contenu de cette accusation, comme l’a fait Richard Cobb, lorsqu’il affirmait que « la petite bande de Lassay vit du produit des amendes et des taxes que ses chefs font lever chez les riches et chez les fanatiques sous la menace de la force » ou encore que « la petite armée de Lassay (était un) instrument des passions partisanes de trois ou quatre notables, hommes violents, entourés de leur garde de casseurs qui font bâtonner dans la rue leurs adversaires »24 ? Si l’on examine le point de vue de la défense, il convient de nuancer ces formulations trop abruptes. Les termes de « bande » ou d’« armée » ne conviennent pas si on les comprend comme organisation illégale ou para-légale. Ces fonctionnaires publics tiennent des registres de délibérations et requièrent la force de la garde nationale pour arrêter les suspects d’après la loi de septembre. Si l’on donne à ces expressions une connotation politique, alors on peut parler de bandes de républicains, confrontées à l’invasion du département à trois reprises par l’armée des rebelles. Dans ce contexte bien précis, la levée des volontaires ne pouvait se faire sans verser une solde importante - que tous les militants n’ont pas payée de leurs deniers comme Juliot-Lerardière. Avant que le gouvernement révolutionnaire n’interdise la perception de taxes révolutionnaires et que celui-ci soit organisé dans le département, à Lassay comme dans d’autres lieux, les ci-devant nobles et les bourgeois cossus ont effectivement été mis à contribution. Mais c’est laisser courir la plume que de laisser entendre qu’ils vivaient de ces prélèvements. « Ruiner les gens riches », Marat-Martin s’en défend vu que « j’aurais d’ailleurs agi contre moi-même puisque la famille de ma femme et la mienne sont au nombre des plus aisés du pays. Je sais que les gens riches n’aiment pas au fond l’égalité mais il faut espérer que les principes professés par la Convention leur en feront goûter les agréments »25 Incontestablement, la terreur était à l’ordre du jour dans le district de Lassay. Les fermiers et autres producteurs de grains ont vu réquisitionner leur récolte après de fréquentes visites domiciliaires du comité de surveillance. Reconnaissant avoir « un caractère trop vif », Saint-Martin ne nie pas que les insultes pleuvaient sur les femmes qui ne respectaient pas le décadi et les coups de bâton sur les hommes suspects de « fanatisme ». La violence révolutionnaire de l’agent du district empruntait davantage ses formes - en particulier les opérations punitives des femmes et des hommes tondus que l’on a vu pratiquer, ailleurs, par les volontaires de l’automne 1792 - à la violence archaïque qu’aux principes de la vertu robespierriste et aux lois de la Convention montagnarde.
50De la délégation de pouvoirs à l’attribution de tous les pouvoirs, c’est aussi une application de la théorie du gouvernement direct que l’on retrouve chez Marat-Quantin. Nommé le 11 nivôse par le député mayennais Bissy, commissaire civil dans les districts de Fougères, Vitré et Ernée, en compagnie d’Houdiard commandant de la force armée de Laval, pour surveiller les chouans, le voici à Mayenne le 14 nivôse an II. Il y provoque une telle agitation que la société populaire juge nécessaire de faire ouvrir une enquête par le comité de surveillance tandis que la municipalité soustrait le commissaire à la fureur de la foule26. Déchristianisateur fervent la veille à Ernée où il avait fait descendre les cloches, réquisitionner l’argenterie et briser les figures sacerdotales, les croix et les crucifix, Quantin avait convoqué dans cet autre chef-lieu de district une assemblée populaire pour dénoncer les risques d’une nouvelle Vendée dans l’idôlatrie subsistante et dans l’assistance à la messe des prêtres assermentés. Après avoir pris à partie dans la rue le curé constitutionnel qui allait dire la messe (« Où vas-tu, sacré calotin ? »), un officier municipal (« Tu as mis ta culotte des dimanches ? Tu es un fanatique ! ») et la femme d’un tisserand (« Les femmes vont à la messe avec leurs manchons pour faire leurs maris cocus ! »), son discours devant l’assemblée publique est violemment contesté. Un maçon lui demande ainsi « s’il avait lu les discours de Robespierre tendant à la liberté des cultes » tandis qu’un menuisier soutient que « ce qu’il disait était contraire aux discours de Robespierre ». L’orateur leur répondit « qu’il se foutait de Robespierre comme des décrets de la Convention » ou encore que « Robespierre était un factieux et que sa tête tomberait comme celle des autres ». Maintenu en prison pendant une semaine par le comité de surveillance de Mayenne qui refuse la demande de mise en liberté émanant de l’administrateur Mélouin, il est finalement libéré le 21 nivôse par Garot et Juliot-Lerardière, commissaires envoyés par la société populaire de Laval, accompagnés par l’agent national Pottier et tout le bureau du club de la ville. Deux mois plus tard, nommé commissaire avec l’adjudant-général Boulau, par le conventionnel François-Primaudière, pour réorganiser la garde nationale d’Ernée, Quantin en profite pour épurer la société populaire de la ville dont il a été le maire en 1792. Critiquant « les apitoiements des modérés et des égoïstes qui ont égaré l’esprit public », il déclare à la tribune du club, le 27 ventôse, qu’« il voit une assemblée de citoyens, là où il croyait trouver une société populaire ». C’était dire autrement, en anticipant quelque peu la formule de Payan du 16 floréal devant les sections parisiennes : « Sous le gouvernement révolutionnaire, il n’y a pas d’assemblée primaire, on n’y connait que des assemblées générales ». Ladite société populaire est dissoute et recomposée à partir d’un noyau épuratoire de « sept vrais sans-culottes ». Quantin peut écrire à Garot, Mélouin, Le Roux et Huchedé le 29 ventôse : « Tout est pur et le peuple, le bon peuple, a sanctionné notre choix »27.
51Le mythe du héros républicain, porte-parole et délégué du peuple pour assurer son bonheur, fait partie de l’imaginaire de l’an II. Au comité révolutionnaire de Laval, faisant la chasse à tous les suspects pour établir l’ordre républicain après la terrible épreuve de la Virée de Galerne, on est particulièrent habité par les héros antiques. Ceux qui ont fondé la République romaine inspirent particulièrement Brutus-Bescher ou Valerius-Publicola Garot, mais aussi ceux qui ont combattu les forces coalisées comme Fabius-Boisard ou Paul-Emile Huchedé. L’exercice collectif du pouvoir suprême, délégué pendant une année aux consuls romains, se prête à l’analogie ; mais les généraux et consuls romains, comme encore Fabricius-Le Roux, ne sont pas les seuls à être invoqués. La démocratie athénienne fournit à Mélouin l’exemple de Phocion, la philosophie des Lumières offre Voltaire à Durand et Franklin-Guilbert rappelle le modèle américain.
Quel procès ?
52Chargé de « mettre la justice à l’ordre du jour », le représentant en mission Boursault a diligenté le procès des agents du gouvernement révolutionnaire dans la Mayenne, sur le modèle du procès du comité révolutionnaire de Nantes, accéléré par la Convention en vendémiaire : les volumineuses liasses de procédure en témoignent. La direction de l’enquête judiciaire est confiée à l’accusateur public près le tribunal criminel du département, François Midy, qui interroge les inculpés, délivre de nombreux mandats d’arrêt ou assignations à témoigner et fait rechercher les documents à l’appui de l’accusation. Le procès des principes de la Terreur et de leur application dans la guerre de Vendée pouvait-il se renouveler à Laval après celui de Nantes ? A coup sûr, l’image de la Mayenne ensanglantée comme la Loire à la sortie d’une ville livrée à l’arbitraire d’une bande de buveurs de sang ne pouvait fonctionner. Mais une autre image symbolique de la Terreur était substituable, celle des têtes embrochées à Laval du chef vendéen Talmond, de l’ex-constituant Enjulbault-la-Roche et de l’administrateur du département Jourdain, compromis également dans le fédéralisme. En dépit de l’horreur suscitée par l’exhibition des corps rappelant les gibets d’hier et de la responsabilité du comité révolutionnaire qui, avec l’accord d’Esnue-Lavallée, a obtenu le transfert de ces prisonniers de Rennes à Laval pour être exécutés, conformément aux verdicts de la commission militaire de Rennes, puis de Laval, cette représentation de la Terreur ne parvient pas à s’imposer tout à fait. Plusieurs circonstances permettent de l’expliquer.
53D’abord, le procès desdits terroristes est instruit à Laval même par François Midy qui est, si on peut dire, de la même promotion que les inculpés. Installé dans ses fonctions d’accusateur public par Esnue-Lavallée en octobre 1793, c’est un fonctionnaire rallié à la nouvelle politique qui manifeste tout le zèle qu’on est en droit d’attendre de celui qui cherche à effacer la macule originelle. Chaque interrogatoire se termine par la formule répétitive : « N’a pas réussi à détruire les inculpations faites contre lui », alors même que les questions de l’accusateur sont loin de déstabiliser ses anciens frères et amis. C’est le jeune Garot qui dissimule le moins le caractère artificiel ou fallacieux des questions relatives au premier chef d’inculpation : « la compression de l’opinion publique par la terreur ». Interrogé sur le contenu de ses motions terroristes au club, non seulement il lui rétorque : « Je prononçais presque tous mes discours en ta présence ! », mais encore il lui demande pourquoi il ne s’est pas opposé au vote de l’adresse demandant l’expulsion de la Convention de cinq députés mayennais.
54Ensuite, la ligne de défense adoptée par les fonctionnaires publics, nommés et confirmés dans leur poste par divers représentants du peuple, constitue un autre élément d’explication. Hommes politiques, ils plaident les responsabilités collectives, comme Mélouin : « Si mes collègues ont agi révolutionnairement, ils ne l’ont fait que d’après le gouvernement qui s’était déclaré provisoirement révolutionnaire ». Certains, comme Juliot-Lerardière, cherchent à défendre leur mémoire de républicain : « Je n’ai jamais tenu de discours incendiaires, je n’ai jamais porté la terreur, j’ai toujours parlé et écrit le langage d’un républicain : celui de la vérité, de la justice et de la probité. Je n’ai jamais prêché que l’exécution des lois, l’amour pour la patrie, l’attachement et le respect pour la Convention. Bien loin d’avoir inspiré de la terreur, lors du monstrueux fédéralisme, j’ai été forcé pour éviter la fureur de ces contre-révolutionnaires de me cacher sans quoi ma vie courait le plus grand danger. La terreur n’entre jamais dans le cœur du citoyen. Les mesures de sûreté, prises dans la loi même, n’ont été faites et ne firent craindre que le coupable ». D’autres, comme Quantin, justifient historiquement l’action du Gouvernement révolutionnaire : « (II) était alors dans toute sa vigueur car il était en butte à toutes les crises. Le soupçon était légitime dans ce temps-là (...) et les mesures de rigueur nécessaires au salut du peuple ». Il avait auparavant lancé à son accusateur : « Il est naturel de voir que les individus qui, depuis cinq ans, cherchent à ramener le despotisme fassent aujourd’hui le procès du Gouvernement révolutionnaire et de ses agents, en traitant d’acte arbitraire et tyrannique tout ce qui fut fait pour la tranquillité publique. » La meilleure défense étant l’attaque, il conclut ainsi : « Le plus grand crime chez un peuple qui recouvre sa liberté et qui combat pour elle est, sans doute, celui qui persécuterait les patriotes ».
55Enfin, la durée du procès joue un rôle essentiel. Le procès du robespierrisme commencé en brumaire et qui se prolonge, par de nouveaux interrogatoires, en floréal risque de se transformer en procès de la Convention et de la Révolution.
56Le principal dénonciateur est l’ancien receveur du district de Laval, G. Frin-Cormeré, destitué en octobre 1793 par Thirion et Esnue-Lavallée. Poursuivi pour fédéralisme et agiotage par le comité de Sûreté Générale et décrété d’accusation sur un rapport de Julien de Toulouse, le négociant-banquier de Laval réussit à échapper à la justice pendant l’été jusqu’à son arrestation en octobre. Au cours de sa détention mouvementée, à cause du transfert des prisonniers, comme d’ailleurs des archives et du personnel administratif, d’une ville à l’autre pendant la durée de la Virée de Galerne, il a beaucoup à se plaindre des « insultes et outrages » dont il a été accablés par Guilbert et Mélouin. En nivôse an II, suite à un mémoire justificatif dans lequel il proclamait son innocence et à la pétition d’une trentaine de négociants lavallois, il sort de prison grâce au représentant Letourneur et obtint ensuite, en floréal, un passeport du conventionnel François pour se rendre à Alençon, son nouveau domicile. C’est après le décret de la Convention du 30 prairial an III qu’il rédige son cahier de dénonciations contre les membres du comité révolutionnaire de Laval. Dès le mois précédent, après l’échec de l’insurrection parisienne et l’arrestation de plusieurs Montagnards, il avait signé une pétition le 14 germinal avec le frère d’Enjubault-la-Roche et un autre ci-devant administrateur, destitués également par Esnue-Lavallée et inculpés en 1793. Elle réclamait le transfert des détenus dans une autre ville que Laval où ils avaient encore des partisans, leur comparution devant une autre juridiction que le tribunal criminel de la Mayenne, présidé par le beau-frère d’Esnue-Lavallée et, surtout, l’inculpation du conventionnel mayennais. Lue à la Convention le 5 floréal, elle a été renvoyée aux comités pour rapport, malgré l’intervention de Boursault. Après les événements de prairial, elle resurgit pour faire décréter d’arrestation Esnue-Lavallée qui, toutefois, réussit à se sauver. Faute d’avoir pu organiser le procès d’un autre Montagnard, après celui de Carrier, les pétitionnaires obtinrent le transfert des détenus mayennais à Alençon, le 13 floréal, par les représentants Grenot, Guezno et Guermeur « prévenus que, dans les prisons, ces individus sont encore nuisibles à la tranquillité publique dans la commune de Laval et même dans le département de la Mayenne »28.
57Dans un contexte politique évolutif, les complices de « la compression robespier-riste » initiale finissent par être surtout accusés de « négligence, prévarication et dilapidation dans leurs fonctions ». Les malversations financières dont ils sont accusés concernent les taxes révolutionnaires prélevées chez les riches pour payer, par exemple, le déplacement des gardes nationaux dans des communes insurgées comme Couptrains, la distribution des biens meubles du clergé ou des condamnés, comme ceux d’Enjubault aux pauvres de Laval, ou encore, sans être exhaustif, les sommes réclamées aux détenus pour subvenir aux frais de garde et autres dépenses. Parmi ces « autres dépenses », dans le registre des comptes ouvert à cet effet, sont mentionnés non seulement les frais de perruquiers pour les suspects emprisonnés, mais aussi le paiement de statues de la Liberté, de bustes de Le Peletier et de Marat et de drapeaux tricolores. L’inculpation pour « négligence » dit bien l’impossibilité de trancher le débat sur les responsabilités individuelles ou collectives de la Terreur, sans mettre en cause la responsabilité de la Convention.
Militer dans les prisons thermidoriennes
58Pendant les six mois de leur incarcération à Laval, les accusés ne sont pas restés totalement inactifs. Ils ont, notamment, beaucoup écrit. Lors de leur transfert à Alençon, le concierge a ramassé dans leurs « chambres » de nombreux papiers. Tous les écrits conservés, qu’ils soient à l’état de brouillon, sans date et sans signature, de manuscrit daté et signé, ou encore d’imprimé appartiennent à une même catégorie par leur contenu : ce sont des textes militants. Les destinataires sont Grosse-Durocher, l’autre député montagnard de la Mayenne, la Convention nationale, les journalistes et députés Audouin et Duval et, enfin, leurs concitoyens par l’entremise des associés-imprimeurs de Faur. Cette question « à qui écrire » et son corollaire « comment écrire » a soulevé quelques dissensions entre les dix premiers fonctionnaires arrêtés.
59Il y a ceux qui ont jugé utile de solliciter l’attention du député qui, depuis la Législative, avait toujours voté à gauche et s’était trouvé dans le département pendant son invasion par les Vendéens. Aussi, Quantin, Mélouin et Faur s’adressent à Grosse-Durocher, le 14 nivôse, pour dénoncer le « procès des plus zélés partisans du gouvernement démocratique par les ennemis naturels de la liberté et du peuple ». Ils considèrent que la procédure judiciaire est « une épreuve inquisitoriale », mettant en œuvre quelques trois cents témoins qualifiés de « fédéralistes, royalistes, aristocratiques ou fanatiques » et établissant comme jurés « quelques républicains » parmi une masse d’« administrateurs naguère incarcérés, de négociants égoïstes et d’individus suspects et arrêtés au nom de l’application de la loi du 13 septembre ». Ils font état, également, de « la corruption subite de la morale républicaine » en prenant soin de distinguer l’opinion du peuple du nouvel « esprit public », qui n’est que l’opinion de « trois ou quatre fripons politiques », et en dénigrant tous « les réviseurs de la constitution de 93 ». Juliot, Néré et Pottier se joignent ensuite à eux pour lui adresser une nouvelle lettre dans laquelle ils se démarquent des initiatives de Bescher, Garot et Le Roux.
60Le premier, notamment, a sévèrement critiqué toute démarche particulière auprès d’un représentant du peuple en ces termes : « Je n’ai pas besoin que l’on parle en ma faveur, je laisse à certains intrigants le soin de se presser autour de ces hommes puissants qui feraient le bien, sans doute, s’ils n’étaient point trompés ; mais il en est qui abusent trop souvent de leur immense pouvoir pour se jouer légèrement de la liberté des citoyens : je n’ai besoin que de justice, je l’attends depuis trois mois et je suis persuadé que, tôt ou tard, elle me sera rendue »29. Sans préjuger de l’attitude qu’adoptera le Montagnard, qui va demander, avec Lecointre, un appel nominal sur le décret relatif à la déportation de Billaud, Collot, Barère et Vadier, mais sans doute, plus réservé sur la marge de manœuvre des derniers Montagnards, Bescher a préféré en appeler à l’opinion publique. Son Dialogue entre un patriote détenu et un citoyen ami de la Vérité, rédigé « de la Maison dite de Justice, à Laval, le 20 pluviôse de l’an troisième de la République une, indivisible et démocratique », a été édité à Laval, dans l’imprimerie de Faur, par ses ouvriers devenus en la circonstance associés, Grandpré et Portier. Cette brochure de seize pages a été communiqué aussi aux journaux parisiens, dirigés par les Montagnards Audouin et Duval, Le Journal Universel et Le Journal des Hommes Libres.
61Dans ce dialogue habile avec un Français moyen, c’est-à-dire un républicain sincèrement indigné par le récit thermidorien de la Terreur, l’auteur analyse l’idéologie dominante en ce premier semestre de l’an III. Pour mieux la critiquer, il souligne en italique tous les mots-clés du discours thermidorien qui oppose « les honnêtes gens, les citoyens opprimés et les bons prêtres » aux « prévaricateurs, dilapidateurs et compresseurs de l’opinion » et qui valorise le slogan « justice et humanité » en rejetant dans les ténèbres du passé « la terreur et l’oppression ». De son propre itinéraire en révolution, le détenu retient que « depuis 1789, la calomnie de ceux qui n’aiment pas la démocratie est attachée sur mes pas ». Le vocabulaire du jour s’inscrit, en fait, dans une continuelle dépréciation des patriotes et des républicains que l’on dénommait, il y a peu, « les désorganisateurs » et « les factieux ». Après avoir rappelé les circonstances qui ont provoqué l’installation du Gouvernement révolutionnaire, il interroge ses contemporains : « Mais qu’eussiez-vous fait à notre place, vous qui trouvez si aisé de nous calomnier aujourd’hui et qui, alors, vous teniez à l’écart comme le poltron qui craint les éclats de la bombe ? » Enfin, en dénonçant la « proscription générale des républicains », il déplore la fermeture des sociétés populaires et, son corollaire, le réveil du fanatisme qui ne peuvent aboutir qu’à la guerre civile. A son tour, Augustin Garot publie, le 25 pluviôse, une lettre-ouverte à ses concitoyens dans laquelle il plaide non coupable dans le procès intenté contre lui.
62Même si leurs co-détenus n’ont pas apprécié cette démarche publicitaire, il ressort de tous ces écrits, individuels ou collectifs, un même attachement viscéral à la constitution de 1793, qui devient le point de ralliement des opposants à la politique de la Convention et entraîne une défense et illustration du mot « démocratie », face à l’ampleur de la réaction dans le pays. Quand en nivôse, Juliot, Quantin, Saint-Martin et Faur écrivent à leurs concitoyens pour faire « appel à la raison et à la justice souveraine et populaire », ils ne manquent pas de faire référence à « l’immortelle constitution » qualifiée de « républicaine et démocratique ». Quand le 13 ventôse, les mêmes avec Mélouin, Néré et Pottier s’adressent à la Convention nationale, ils opposent « l’acception imaginaire d’un mot vide de sens : le terrorisme » sous laquelle « depuis cinq mois on nous tient enchaînés entre les murs d’une nouvelle Bastille » aux combats réels et communs des législateurs régicides avec « les républicains énergiques qui ont juré, sur la cendre du tyran, le triomphe de la démocratie ». Quand, le mois suivant, les détenus rédigent le Procès-verbal de la fête du 2 pluviôse, célébrée en la maison d’arrêt de Laval, c’est d’elle encore qu’il est question. Pour commémorer civiquement le jour anniversaire du 21 janvier, les militants ont organisé dans la cour de la prison l’autodafé d’un « mannequin représentant l’effigie de l’infâme Capet sans tête » en invitant les autres détenus à « former le cercle avec nous ». Parmi les participants, il y avait « plusieurs véritables sans-culottes, venus de la commune ». La petite fête républicaine présidée par Juliot-Leradière, le vétéran du groupe, appelé en la circonstance « le vieillard respectable » - soit parce qu’il est le père de deux défenseurs de la patrie ou parce que depuis son arrestation il est atteint de fièvres violentes qui l’ont prématurément vieilli car, autrement, il n’a pas encore dépassé la cinquantaine - a donné matière à un serment, des chansons et une farandole. L’animation de la prison était telle toutefois et les cris de « Vive la République démocratique et purement populaire ! » si forts que le maire de Laval décida, « au nom des principes que la Convention professe depuis le 9 thermidor », d’installer le lendemain de nouveaux verrous, de mettre en place une surveillance plus rigoureuse et d’interdire toute communication avec l’extérieur. Réduits à consigner, à la date du 4 ventôse an III « de la République démocratique », la chronique des festivités thermidoriennes, Mélouin, Quantin et Faur ne peuvent traduire que leur amertume : « Le peuple doré n’est pas moins, dans notre commune, qu’au Palais Royal à la hauteur des circonstances. Il y a un an, on rendait hommage aux vertus civiques des martyrs de la liberté ; aujourd’hui, saint-jour de dimanche, une bande d’enfants, patriotiquement organisés par leurs parents, portent au bout d’un bâton et traînent dans la boue les bustes de Marat et de Le Peletier (...) Les chouans se fortifient chaque jour dans leur repaire, ils mettent à contribution les patriotes des campagnes, ils brûlent, ils pillent, ils assassinent : voilà leur réponse jusqu’ici au pardon généreux du peuple français. La population des villes augmente chaque jour par le nombre de réfugiés des diverses communes. Le pain est maintenant à 20 sols la livre et toutes les autres denrées s’achètent sur le prix de ce maximum ! Les patriotes traînent une existence de fer au milieu de ce torrent d’amertume et de malheur ! Pauvres sans-culottes, serez-vous plus longtemps encore la proie du million doré ? »
63Désormais plongés dans une obscurité profonde après les événements de germinal, les détenus mayennais participent à la construction des valeurs d’une opposition démocratique au gouvernement républicain. Trois idées-force la caractérisent : la propagande officielle ne représente point l’opinion d’un peuple muselé ; la morale républicaine a été fondée sur « les tables éternelles de la Déclaration des droits de l’homme » et la démocratie, consacrée par la constitution de 1793 ; enfin, « un jour viendra » où le peuple jouira « des avantages du gouvernement démocratique et populaire ». Dans cet entrecroisement des temps, où la projection vers le futur des espérances passées permet aux militants d’affronter le présent, se lit déjà l’héritage de la Révolution. Leur dernier message à leurs concitoyens a été imprimé par les ouvriers de Faur sous forme de grande affiche, tiré à 300 exemplaires et financé par Mélouin, Bescher, Le Roux, Faur, Garot, Juliot-Lerardière, Saint-Martin, Quantin, Boulau et Pottier. Daté du 23 germinal, le placard met en garde les citoyens contre la diffusion d’une rumeur sur le complot des prisonniers, leur rappelle l’obéissance aux lois et se termine par une profession de foi : « Quant à nous, dûssions-nous en être victimes, nous ne cesserons d’aimer la République une, indivisible et démocratique ». Suite à cet appel à l’opinion publique, dans le contexte de la répression du mouvement populaire parisien, les détenus vont être transférés à Alençon.
Les partisans des détenus
64Ce n’est pas seulement à Laval que l’on dénombre leurs partisans, car leurs frères et amis de Château-Gontier ou d’Ernée se sont mobilisés dès leur arrestation pour les faire libérer. Ainsi, le maire, l’agent national, les officiers municipaux et les notables de Château-Gontier ont voulu attester, par écrit le 14 frimaire, la conduite privée et publique d’« honnête homme » et de « vrai républicain » de Bescher et Garot qui ont « mérité la confiance de leurs concitoyens ». La pétition de 65 citoyens d’Ernée, adressée au tribunal criminel le 29 du mois, réclama l’élargissement de Quantin avec l’espoir que « vous saurez, sans doute, apprécier les fermes soutiens du peuple depuis 89 de ceux qui ne se montrent que depuis le 9 thermidor ». Ces clubistes et gardes nationaux avaient déjà donné lecture d’un extrait du Journal des Hommes Libres, à la fête du décadi précédent. Intitulé « Coup d’œil sur les dangers présents de la patrie », ce commentaire de l’actualité, réédité en série dans l’imprimerie jacobine de Laval, ne tendait rien moins selon le maire d’Ernée qu’« à égarer le peuple, à semer la division et l’insurrection ». Il en interrompit la lecture, interdit la diffusion et exigea de lire préalablement les textes proposés à la décade. Pour avoir amené soixante exemplaires de Laval, les avoir fait distribuer dans l’assistance par le chef de légion et avoir soutenu à haute voix « qu’on ne devait point s’opposer à l’instruction publique », un gendarme de la brigade d’Ernée s’est vu notifier 24 heures de détention30.
65Avec l’application de la loi du 21 germinal, sous l’autorité du représentant du peuple Baudran, envoyé en mission dans la Mayenne par le décret du 29 nivôse, c’est « la queue de Robespierre » qui apparait dans le département. A Laval, seize citoyens ont été désignés par la municipalité pour « avoir participé aux horreurs commises sous la tyrannie qui a précédé le 9 thermidor ». Le désarmement de ces clubistes, tous membres de l’échoppe et de la boutique, opéré le 2 floréal au domicile des citoyens par des officiers municipaux accompagnés d’un peloton de la force armée a créé beaucoup d’agitation. Même le capitaine de la garde nationale, requis par la municipalité pour diriger l’opération, ne pouvait s’empêcher de dire tout au long du parcours qu’« il était bien malheureux et bien injuste que l’on désarme les bons patriotes, que les aristocrates triomphaient, mais que cela ne durerait pas longtemps »31. Certains de ces citoyens désarmés seront arrêtés en prairial. Le désarmement à Craon de « huit complices de Robespierre seulement, les autres n’ayant paru qu’égarés » provoque dans cette petite ville la rédaction d’une pétition, adressée au comité de Sûreté Générale de la Convention. Inquiètes de l’air triomphant des pétitionnaires après leur entrevue avec le représentant Baudran, les autorités de la commune et du district organisent une contre-pétition le 8 floréal. « Les honnêtes gens et vrais amis de la patrie », dont nombre de signataires précisent toutefois qu’ils n’ont pas connaissance de tous les faits incriminés rapportés par la voix publique, dénoncent surtout l’ancien agent national du district, actuellement juge au tribunal, et un médecin, ex-administrateur du district « digne ami d’un Marat-Quantin » et « comme lui, apôtre ardent et missionnaire des jacobins robespierristes ». Ils leur reprochent pêle-mêle d’avoir excité les grenadiers qui partaient sur les frontières en août 1792 à lever une contribution forcée sur certains habitants, d’avoir réprimé le soulèvement de mars 1793, désigné les volontaires et libéré les mutins après seulement quelques mois de détention, d’avoir fait fusiller les insurgés de la Vendée qui restèrent après la déroute du Mans et d’avoir excité les soldats contre les gens de la campagne. Les autres « anarchistes » désarmés sont des artisans qui composaient le comité de surveillance et un ancien-curé, devenu sergent-major dans la garde territoriale32. Alors que le district d’Ernée considère, le 1er prairial, qu’il n’a pas toutes les connaissances nécessaires pour faire exécuter les lois du 21 germinal et du 12 floréal, la municipalité d’Ernée soutient l’initiative d’une vingtaine de jeunes gens de la ville. Suivant l’exemple de ceux de Rennes qui, le 16 floréal, ont lancé le mouvement, les muscadins d’Ernée décident d’assurer par eux-mêmes « la sûreté des personnes et des propriétés » afin de « dissiper les rassemblements nocturnes et clandestins des terroristes ». A la fin du mois, une coordination de milices parallèles dans la région se met en place avec l’approbation des autorités municipales33.
66Pendant ce temps, le Tribunal criminel du département de l’Orne continue d’instruire le procès des anciens fonctionnaires de la Mayenne. Il étend le champ de ses investigations à Calais où Volcler aurait été repéré comme ouvrier-imprimeur et y fait rechercher aussi Guilbert ; surtout, le nombre des « prévenus de propos contre-révolutionaires, vexations et autres dilapidations » s’accroît34. Les correspondants anonymes des détenus font ainsi l’objet d’une enquête de la municipalité d’Alençon qui demande, le 3 prairial, à leurs collègues de Laval de reconnaître l’écriture de ceux qui informent les prisonniers sur la disette des subsistances à Laval, le progrès des chouans et l’épuration menée dans le tribunal criminel de la Mayenne avec l’exclusion « des terroristes et des Marat ». Quelques jours plus tard, Chollet, Le Mercier et Marie sont arrêtés et transférés dans ce qu’ils vont appeler « la Bastille » d’Alençon. Outre leur « correspondance mensongère et calomniatrice » il leur est reproché « les propos incendiaires tenus publiquement tendant à exciter le peuple à la révolte et les insultes de fédéralistes, aristocrates et chouans contre des personnes paisibles ».
67C’est en lisant Le Journal des Hommes Libres que les détenus prennent connaissance de la loi du 22 vendémiaire an IV qui ordonne la libération de tout citoyen qui ne serait pas prévenu ou accusé de meurtre, assassinat, vol, attentat contre la sûreté ou autre crime spécifié par les lois. Aussitôt, ils rédigent le 25 une pétition individuelle pour réclamer l’exécution de la loi auprès du président du tribunal. Saint-Martin lui fait même passer l’exemplaire du journal tandis que Pottier lui copie la loi du 17 fructidor an III qui abolit toute procédure relative aux actes effectués par les administrateurs dans l’exercice de leurs fonctions et que Mélouin le rassure en précisant que la dernière loi prévoit, en cas de difficulté, d’en référer au comité de Législation. Exhibant chacun leur mandat d’arrêt où il n’est question, comme pour Bescher et Mélouin, que de « négligence, prévarication et dilapidation » et pour certains, tels Saint-Martin et Quantin, d’avoir en plus « comprimé l’opinion publique par la terreur », les pétitionnaires demandent de confronter celui-ci avec le texte de la loi. Le lendemain, le tribunal criminel de l’Orne arrête leur mise en liberté. Mais, le 3 brumaire an IV, le président se ravise en « considérant que la loi du 22 vendémiaire n’est pas applicable et que cet arrêté est un acte irréfléchi et surpris par diverses circonstances » et requiert leur arrestation. La loi votée le lendemain par la Convention met fin à cet excès de zèle.
68Leur libération suscite l’inquiétude leur principal accusateur, Frin-Cormeré, qui demande le 23 nivôse an IV copie de l’information judiciaire, conformément à la loi d’amnistie qui réserve, aux parties lésées, le droit de réclamer leur intérêt. Les anciens fonctionnaires de la Mayenne rentrent chez eux comme Pottier à Lassay, Le Roux, Garot et Chollet à Laval tandis que d’autres, tels Saint-Martin et Bescher choisissent d’aller à Paris. Quantin ne rentre à Laval que le 15 floréal an IV, mais c’est pour recevoir l’ordre du général Chabot de quitter la commune dans les 24 heures. Le fils de Juliot-Leradière, âgé de 19 ans, a reçu le même avertissement lorsqu’il s’est rendu au chef-lieu du département pour faire lever les scellés apposés sur les papiers de son père. Quantin se réfugie chez des amis à la campagne, puis à Mayenne chez Grosse-Durocher, ex-conventionnel. La découverte de la conspiration des Egaux et l’arrestation de Babeuf à Paris provoque la perquisition de son domicile par les gendarmes, le 3 prairial au petit matin. Quoique le procès-verbal dressé par le juge de paix ne mentionne aucune preuve de participation à la conspiration babouviste, le général La Barolière ordonne au citoyen Quantin de sortir du département. C’est d’Alençon, le 5 messidor et « premier mois de mon exil », qu’il publie un opuscule intitulé Violation des droits de l’homme et du citoyen, portant en exergue le troisième vers des Bucoliques dont la traduction libre est « Exilé de mes murs, errant sur les montagnes, il faut que je vous quitte agréables campagnes »35
La défaite des sans-culottes manceaux
69Après la fermeture du club jacobin par le représentant Dubois-Dubais, l’épuration des autorités locales et l’installation de nouveaux administrateurs du département, parmi lesquels l’ex-commissaire Couppel et l’ancien procureur syndic Chicault destitué en 1793 et emprisonné à Chartres pour fédéralisme, le retard pris au Mans dans la compression des « complices de Robespierre » va être compensé par l’ampleur de la répression consécutive aux journées parisiennes de germinal an III. Tandis que la Convention vote la mise en arrestation du député jacobin et montagnard René Levasseur, le nouveau représentant en mission dans la Sarthe demande au comité de Salut Public de surveiller le général Hoche, considéré comme suspect, et aux administrateurs sarthois de diligenter l’application de la loi du 21 germinal sur le désarmement des terroristes manceaux.
70La municipalité fournit en floréal une liste de 35 personnes, aux premiers rangs desquelles figurent les noms de Potier-Morandière et Bazin. Puis, le 19 prairial, le directoire du département établit une double liste distinguant « les meneurs » des « agents subalternes » et précisant leur domicile, profession, motifs d’accusation, preuves et observations particulières36. Dix jours plus tard, Dubois-Dubais promulgue le décret d’arrestation de « 22 individus responsables au Mans de la terreur et de l’anarchie » et le désarmement de 50 agents subalternes. C’est une autre époque de la répression politique qui s’ouvre avec une organisation policière méthodique et l’inculpation de militants qui ne sont pas comme dans la Mayenne, quelques mois plus tôt, les anciens fonctionnaires et agents du Gouvernement révolutionnaire, mais les derniers clubistes de l’an III. Enfin, ladite terreur ne date pas, pour les administrateurs sarthois, de l’installation du grand Comité de Salut Public ni de l’établissement du Gouvernement révolutionnaire et, encore moins, des lois de prairial : sa naissance remonte aux premiers mois de la République.
71En effet, l’ennemi public numéro un reste, au Mans et dans la Sarthe, Potier-Morandière, le taxateur de novembre 1792. On accuse l’ancien maire du Mans en 1793 et l’ancien commissaire de guerre de l’an II d’être « un chef de sédition qui a marché à la tête d’attroupements armés contre les autorités constituées, un oppresseur qui a imposé des taxes arbitraires à tous ses concitoyens, un provocateur au désordre et au meurtre, un anarchiste ». Les preuves sont dans « les procès-verbaux des autorités de Château-du-Loir » comme dans « des milliers de témoins qui attestent ses actes d’oppression ». Ledit anarchiste qui a porté la taxe départementale à Château-du-Loir, ne s’est pas signalé au Mans depuis sa traduction devant le Tribunal révolutionnaire. Selon les informations des administrateurs, il est avec Sallet, l’ancien professeur de philosophie du collège, « un des conjurés du 4 prairial » lors de l’insurrection du faubourg Antoine et « se trouve actuellement à Paris ». Malgré les mandats d’arrêt lancés contre eux et toutes les investigations policières, Potier et Sallet échappèrent à leur arrestation37.
72Le second sur la liste est Bazin dont la dernière profession a été celle de commis au district. Pour les administrateurs, épurés par Dubois-Dubais, c’est « un chef d’attroupement et de révolte contre les autorités constituées, un rédacteur de liste de proscription, un motionnaire exaspéré soudoyant des stipendiés rebellionnaires à la Convention nationale, un provocateur au meurtre et à l’assassinat ». Les preuves résident dans « les procès-verbaux de l’administration du département, l’information devant le juge de paix de La Couture, le compte-rendu par Garnier de Saintes, les registres de la société et du comité révolutionnaire ». Jacques-Rigomer Bazin, ci-devant Timoléon Bazin, est arrêté le 30 prairial an III. Il n’est pas le seul à être victime d’une seconde arrestation puisqu’il retrouve nombre de ses partisans dans les prisons du Mans qui, par ailleurs, sont tellement pleines en l’an III que le maire demande l’autorisation d’ouvrir de nouveaux lieux de détention. Le militant toujours sur la brèche est moins heureux que cinq de ses frères et amis, traduits avec lui devant le Tribunal révolutionnaire, et accusés d’être « des meneurs de la société, des apologistes du meurtre, du pillage, des assassinats et des massacres des 2 et 3 septembre qui auraient tenté de faire égorger les détenus de la commune du Mans ». Car, outre Potier et Sallet introuvables, Goyet « s’est soustrait à l’arrestation », Delélée « est actuellement à Dourdan ou Paris » et Jourdain « chef de bureau au district de Nogent-le-Rotrou ».
73Parmi les bazinistes du printemps précédent, on retrouve le notaire Louis Chauvel accusé d’être « un partisan actif des fureurs et des principes de la société, un apologiste des massacres de septembre qui se serait offert d’égorger lui-même les détenus et un orateur des bas-quartiers qui a démoralisé le peuple par ses discours ». La preuve en étant la notoriété publique et sa signature sur toutes les pétitions de la société populaire. Figurent également l’ex-greffier de la municipalité de La Bazoge et ex-commis du district du Mans, Pierre-René Blot, connu comme « un orateur des députations de la société populaire, l’auteur de tous les troubles de La Bazoge, un insigne mauvais sujet » et, plus original, « un piéton de la société populaire » ; l’ancien marchand Jacques Sargeuil et le cordonnier Louis Grassin-L’Epine comme « sicaires de la société, provocateurs à la révolte et à l’assassinat des administrateurs, orateurs de groupes propageant les maximes de fureurs et de persécutions, tenant journellement des propos incendiaires ».
74Les nouveaux meneurs du club jacobin en l’an III sont l’ex-secrétaire de gendarmerie Busson, le cabaretier Girard, déjà impliqué dans le mouvement taxateur, l’ex-curé constitutionnel Michel-Simon Haloppé, l’ex-commis du district Pierre Tournois dit Desilles, « placé comme espion par la société dans les bureaux de l’administration », le sellier Joseph Thuillier, membre du comité de surveillance de vendémiaire à prairial an II, puis de frimaire à germinal an III, qui « a provoqué depuis le 9 thermidor l’incarcération de plus de 600 individus et qui tient chaque jour encore les propos les plus incendiaires », son collègue le marchand Cuvellier, Jean Dupré ancien serger et les cordonniers Jacques Beaugé et Antoine Leriche. D’autres ont échappé à l’arrestation, ce sont Moreau, l’ancien vicaire du Pré qui « s’en est retourné dans sa Vendée natale », l’ex-administrateur du district Allain dit Dupré-fils qui est supposé être à Paris « au nombre des conjurés du 4 prairial » et l’ancien agent de la commune Rouvin, dont nous aurons l’occasion de reparler.
75La moitié de ces clubistes inculpés sont des adhérents de 1793 et de 1794. Aucun n’a fait partie de la société épurée en brumaire an III. Dix ont déjà été arrêtés au printemps de l’an II. L’itinéraire politique des 50 citoyens désarmés est quelque peu différent. D’abord, parce que si les trois-quarts nous sont bien connus, une dizaine n’ont pas été membres du club : la répression dépasse le cadre des adhérents de la société populaire pour atteindre les citoyens des tribunes (22 %). Les clubistes désarmés ont adhéré également en 1793 et 1794 (54 %), mais il y a aussi de vieux sociétaires avec deux membres fondateurs de la société des Amis de la Constitution en mars 1790 et, surtout, une dizaine de membres de la Société fraternelle de 1791 (24 %). Ensuite, il faut noter que cinq ont été arrêtés comme bazinistes en prairial an II alors que six clubistes ont fait partie de la société thermidorienne. Enfin, la répression de l’an III frappe majoritairement le monde de l’échoppe et de la boutique : les aubergistes, tisserands, cordonniers, menuisiers et maçons représentent, avec les trois retraités, 71 % du total. Elle touche particulièrement le quartier populaire où, depuis 1789, l’effervescence est grande : celui qui réclamait les prisonniers de Ballon en se révoltant à l’automne, celui qui a fourni les bataillons de taxateurs en 1792, celui où les sans-culottes dévoués au maintien des lois étaient nombreux en l’an II, celui qui a protesté contre l’incarcération de Bazin et de ses amis, ce qu’on appelle désormais « les bas-quartiers ».
76Car ces « 50 agents subalternes » sont des « orateurs » soit de la société populaire, soit « des groupes des bas-quartiers ». On retrouve un ancien taxateur de novembre 1792, reconnu responsable par le jury d’accusation de février 1793, Mathurin Huet, un marchand de fil quadragénaire dans le quartier du Pré et six clubistes, déjà incarcérés, à savoir Michel Boyer « l’instituteur provocateur, partisan des mesures acerbes, profond hypocrite et flagorneur du peuple », et cinq « bazinistes » en la personne de Coutard, Morin, Lebreton, Chanteau et Freulon. Il y a aussi Ledru le curé du quartier populaire du Pré, qui deviendra un grand érudit local après avoir fait le tour du monde, qui est accusé alors d’être « un orateur exalté de la société dite-populaire lorsqu’elle a été un foyer de troubles et d’anarchie, un signataire d’adresses calomnieuses lancées par ladite société lors de l’épuration des autorités constituées par le représentant du peuple Génissieu, qui se présenta à la tête d’un attroupement pour forcer le directoire de district à rapporter des arrêtés que la sagesse et les circonstances avaient dictés ». C’est encore Rocheteau, l’ancien chef de légion, considéré comme « un partisan de la faction baziniste » ou bien Monrocq, l’ex-curé de Coulans devenu imprimeur, désigné comme « un anti-thermidorien prononcé ».
77En prison à partir du 30 prairial ou du 1er messidor, les prévenus de terrorisme ne sont interrogés que trois mois plus tard. Leurs pétitions collectives, signées par sept d’entre eux, à savoir Bazin, Chauvel, Haloppé, Blot, Busson, Tournois et Dupré, pour exiger l’ouverture de l’information judiciaire et « la plus prompte exécution » du décret du 12 fructidor dont le texte a paru dans les journaux, n’ont pas eu beaucoup de succès. Adressée au juge de paix Vallée, qui avait déjà instruit la fameuse affaire du Mans en l’an II, celle du 15 fructidor est ainsi rédigée : « Le temps est venu où la seule influence de la justice doit diriger la conduite des républicains ; toutes les opinions doivent se fondre en une seule et, si la raison ne suffisait pas pour déterminer l’abandon de toute idée de vengeance, la politique et la nécessité des circonstances actuelles le commanderaient impérieusement. Tu ne peux te dissimuler à toi-même, citoyen, notre innocence et l’utilité dont nous fûmes pour le succès de la Révolution. Cette seule considération doit te déterminer à presser, à notre égard, les formes prescrites par la loi afin que nous puissions être présents à l’acceptation de l’acte constitutionnel »38.
78C’est l’époque où les journaux arrivent plus vite dans les prisons que les textes des lois aux autorités. Le juge de paix leur répond d’abord, qu’il attend les renseignements et les pièces officielles, puis le 24, qu’il n’a pas reçu le texte de la loi. Ce qui est faux puisque « sur la réclamation des détenus », le procureur-syndic du district lui a fait parvenir, deux jours plus tôt, le décret de la Convention relatif à la nécessité de l’instruction judiciaire pour tout prisonnier. En fait, Vallée a voulu refuser l’affaire en se plaignant auprès de l’accusateur public Bordier d’avoir été « injurié grossièrement » par les clubistes qui ont dit à la tribune « qu’il avait été un faussaire dans la première instruction », et « traité de perfide » par les femmes. Le 29, Bordier lui répond sèchement de se mettre au travail, avec un autre juge de paix, sur les dossiers qui lui ont été envoyés « il y a plus de huit jours », en précisant : « On m’a assuré que ce ne sont pas les détenus qui ont tenu les propos dont tu te plains ». Le 1er vendémiaire an IV, il les presse encore de ne point ralentir l’instruction.
79C’est dans la soirée du 1er jour complémentaire de l’an III que le benjamin et leader du groupe, J.R. Bazin, est interrogé. Après avoir écouté les chefs d’inculpation et les preuves mentionnées, il prend aussitôt la parole pour déclarer : « Qu’il n’a jamais été chef d’attroupement que choisi par la société populaire pour être de la députation vers les autorités constituées ; comme rédacteur et orateur de pétitions, il ne s’est jamais trouvé qu’à la tête d’un nombre plus ou moins grand de citoyens paisibles et usant de leurs droits. Quant aux listes de proscription, il défie qu’on lui montre aucune, soit suggérée, soit rédigée par lui. Il a pensé seulement que la loi du 17 septembre 1793, vieux style, et autres décrets révolutionnaires devaient être exécutés parce qu’ils étaient en vigueur. Il est dérisoire de l’accuser d’avoir soudoyé des stipendiés : c’est un mensonge. Accusé d’être révolté contre la Convention nationale, il a été acquitté sur ce fait par le Tribunal révolutionnaire. Quant à la provocation au meurtre, il se croit dispensé de répondre jusqu’à ce qu’un seul témoin l’atteste »39.
80Le volontaire de 1791 qui a obtenu en juillet 1793 un congé de convalescence, puis un congé absolu de réforme (on ignore si c’est à l’armée du Nord qu’il est devenu boiteux) dit au juge qui l’interroge son mépris républicain pour l’injure d’avoir échappé à la réquisition patriotique. Le militant jacobin ne se souvient pas d’avoir donné, au nom du peuple souverain, des ordres aux autorités du département le 13 juin 1793, et demande un complément de recherche dans les archives du département. L’orateur de la société populaire ne daigne pas répondre aux questions de son ex-frère et ami sur l’éventualité de motions tendant à « lanterner les administrateurs », « piller les riches » ou à « égorger les détenus » sur lesquelles il n’existe pas l’ombre d’une preuve. Il dément, ensuite, avoir « voulu former un parti et distribuer des cartes de ralliement » et précise que « sur sa motion, la société arrêta qu’elle donnerait, à l’instar des autres sociétés populaires de la République, des cartes non seulement à ses membres, mais encore aux citoyennes connues pour leur patriotisme et leurs assiduité aux séances ; et que ces cartes devaient servir, en outre, de contremarques pour entrer au spectacle de la Société Dramatique du Mans ». Enfin, interrogé sur la pétition du 6 nivôse an III, son rédacteur n’a pas de peine à « mettre en contradiction la municipalité et le district avec eux-mêmes » en citant les arrêtés qui ont suivi et en faisant part de sa nomination le 17 du mois comme chef du bureau militaire de district.
81Devant le vide du dossier de l’accusation, révélé par ces interrogatoires, le juge de paix demande les jours suivants de nouveaux documents aux autorités. Les administrateurs de la Sarthe reçoivent du comité de Sûreté Générale de la Convention l’ordre de continuer l’information judiciaire dans une lettre du 8 vendémiaire an IV, portant à gauche « Guerre aux partisans de la Terreur » et, à droite, « Guerre aux partisans des émissaires de la Royauté ». L’audition des témoins en présence des accusés a finalement lieu du 13 au 16 vendémiaire. Sur les vingt-et-un citoyens appelés à témoigner, deux n’ont pas comparu, un a refusé de déposer contre les détenus étant administrateur, cinq ont dit ne rien savoir et sept ont affirmé que les inculpés n’avaient jamais tenu les propos incriminés. Restent six témoins à charge. Seul, l’employé municipal aux subsistances déplore « l’avilissement des autorités constituées » lors de l’attroupement des clubistes le 6 nivôse an III. Aussitôt, « les citoyens détenus ci-présents se sont plaint de ce que le déclarant ne se soit pas tenu à la simple déclaration des faits et ait manifesté ses sentiments sur une démarche dont il avoue lui-même ne pas connaître les causes premières ». Trois autres manceaux avouent avoir entendu dire que Chauvel aurait proposé de faire égorger les détenus, lors de l’invasion du Mans par l’armée vendéenne, mais reconnaissent qu’ils n’étaient pas témoins directs. C’est un pharmacien, attaché à l’armée de l’Ouest et en convalescence au Mans, qui déclare avoir entendu Potier faire une motion, applaudie par la société, pour transférer ces détenus à Chartres ou les anéantir. Le lendemain de son intervention, Bazin dépose sur le bureau du juge la copie de l’arrêté de l’acte d’accusation du 9 floréal an II et demande la parole pour dire que Potier a été, comme lui, acquitté « de prétendus délits qu’on leur impute encore dans la procédure actuelle ». Enfin, c’est un notaire de Challes qui rapporte qu’au cours d’un dîner chez Goyet, alors administrateur du département, Bazin a dit que « quand il était à la société populaire, il était sûr d’avoir le suffrage de douze sans-culottes moyennant 24 livres », en prenant soin de préciser que c’était avant leur comparution devant le Tribunal révolutionnaire. Fort de son expérience acquise, Bazin explique que la cotisation des sociétaires, fixée alors à 40 sols minimum, permettait aux plus fortunés de faire adhérer en masse les sans-culottes indigents en payant eux-mêmes leur contribution et il prend la peine d’ajouter que « les 40 sols n’entraient pas dans les poches des sans-culottes, mais bien dans la caissse de la société ».
82Suite à cette dernière intervention de la défense, le jugement est rendu le 16 vendémiaire an IV par les deux juges de paix manceaux. Les considérations qui entrent officiellement en jeu dans le verdict de non-lieu sont, d’abord, « qu’il n’y a eu ni meurtre, ni pillage dans notre département ». Ensuite, qu’aucune preuve d’approbation des massacres de septembre, de formation d’un parti ou de menaces faites par les pétitionnaires du 6 nivôse n’a pu être apportée. Quant à l’attroupement et la manifestation des clubistes les 13 et 14 juin 1793 contre le département, « on doit considérer que ces journées n’étaient qu’une suite de celles passées à Paris le 31 mai et jours suivants, que la France a trop longtemps été partagée sur ces journées, préconisées dans le temps par la Convention même et aujourd’hui abhorrées, et que Bazin, l’un des orateurs, a été traduit depuis au Tribunal révolutionnaire pour des faits d’exaspération contre la Convention infiniment plus graves et dont il a été acquitté ».
83Le non-lieu et la libération immédiate des « prévenus de terrorisme » dans la Sarthe éclairent la singularité de ce département qui n’a pas moins appliqué les mesures de salut public en l’an II que celui de la Mayenne. Certes, le procès des agents locaux a déjà eu lieu avant Thermidor et le brillant avocat qu’est Bazin sait confondre de main de maître les témoins étrangers à la ville ou clients des autorités et décourager les Manceaux, qui l’ont entendu diriger les débats du club ou porter la parole aux autorités, à venir témoigner contre lui à son procès. Même si les personnalités locales vont jouer un rôle déterminant dans les années à venir, il faut bien admettre aussi que la diffusion du modèle du « buveur de sang » n’a pas emporté la conviction devant la réalité des faits dans le chef-lieu du département. Malgré les violents affrontements de 1793 qui ont abouti à l’emprisonnement de tous les protagonistes, qu’ils aient été pro-girondins ou pro-montagnards, la mentalité républicaine l’emporte sur le désir effréné de vengeance lorsque les chouans entrent en scène. Dans la défaite politique des sans-culottes manceaux, Bazin incarne déjà la résistance à l’idéologie dominante.
Le retour des brigands ou les révoltes populaires de l’an III
84Après la Grande Peur des gens sans feu ni lieu, celle des Brigands de l’armée catholique et royale, voici le temps où le menu peuple qui crie sa détresse lors des manifestations frumentaires est renvoyé, dans le discours des honnêtes gens, aux chouans qui tiennent la campagne, s’emparent des récoltes et font la guerre aux républicains ou aux bandes organisées qui courent les grandes plaines, volent les fermiers et chauffent les pieds des récalcitrants. Dans la Sarthe, après une année relativement calme, l’an III voit le début des innombrables affaires liées à la chouannerie : les plaintes des particuliers et des municipalités rurales éclipsent alors toute autre forme de protestation populaire que celle des extorsions des chouans.
85Dans l’Orne, au contraire, les belles sources du tribunal criminel montrent l’importance des émeutes de subsistance. Déjà signalées dans l’hiver de 1795, elles continuent jusqu’au printemps, avec une forte poussée en germinal et prairial, et se poursuivent jusqu’au mois de fructidor an III. On peut analyser le point de vue des autorités sur la question des grains avant de présenter ces mouvements populaires.
86Les émeutes de subsistances qui se produisent, par exemple à L’Aigle en germinal an III, peuvent être situées sur fond de misère endémique40. Déjà, au printemps 1792, l’administration du district avait souligné l’importance de la classe indigente dans cette commune par temps de crise. La disette du fil de laiton, servant à la fabrication des épingles, forçait alors les négociants de la ville et des environs à débaucher les ouvriers des manufactures dont le nombre était évalué à plus de 20.000. Aussi, nourrir les habitants du district est une des préoccupations constantes des administrateurs. Le cahier des comptes généraux des subsistances, tenu par le district, permet de mesurer l’aire de ravitaillement d’une petite ville en l’an II et en l’an III. Vu que les campagnes du district ne fournissent pas 1 % de l’état général des grains, celle-ci est considérable, s’étend sur une dizaine de départements et concerne une vingtaine de communes où les commissaires vont chercher toutes sortes de blés, voire les pommes de terre. Les sommes dépensées s’élèvent à plus d’un million de livres, frais de transport compris. Les plus gros centres d’approvisionnement sont les marchés de l’Eure voisine, la région parisienne et les ports qui reçoivent les grains étrangers comme Honfleur, Le Havre, Cherbourg et même La Rochelle41.
87Aux lendemains de Thermidor, les autorités constituées de l’Orne, imputant au mauvais gré paysan le manque soudain de subsistances, font ouvrir de nombreuses enquêtes judiciaires42. La bonne vingtaine de maires ou agents nationaux de communes rurales, accusés d’avoir refusé, pendant les mois de fructidor an II et vendémiaire an III, d’approvisionner les halles d’Alençon, de Sées ou du Meslé-sur-Sarthe, doivent se justifier devant le tribunal et expliquer que la disette de grains était réelle. Le comité de surveillance d’Alençon fait également traduire en justice un marchand quinquagénaire de la petite commune de Sarton-Libre, ci-devant Saint-Ellier-les-Bois, pour avoir protesté contre l’insuffisance du rationnement, le 7 pluviôse an III, en allant chercher à la municipalité son bon pour avoir des grains. Le secrétaire lui ayant rétorqué que « par la suite, il pensait en avoir encore moins, (le prévenu) dit alors que ceux qui achetaient les grains s’assembleraient pour aller dans la commune chez les bourgeois qui disaient ne pas avoir de grains à vendre et ils en auraient »43. Tandis que le comité de surveillance sert désormais d’instrument à une politique de réaction sociale, il est instructif de se pencher sur l’attitude d’un grand patron de forges.
88La correspondance de Levacher, maire de Breteuil, anobli à la veille de 89 et sans-culotte en l’an II, avec l’administration du district de Mortagne où se trouve sa forge de Randonnai, distante d’une trentaine de kilomètres de sa résidence, offre une belle source d’informations44. Aux lendemains de la politique d’économie dirigée, les relations d’un industriel avec l’administration républicaine sont très intéressantes. Rappelons qu’après avoir tempêté contre le maximum du prix des fers qui, dans ce district dirigé en l’an II par des patriotes énergiques, ne lui était pas favorable, le grand patron de forges s’était plié à ce qu’il appelait « le service public ». Désormais, le voici confronté à la libéralisation du marché.
89Son inquiétude devant la détresse de ses employés apparait avant même l’abolition officielle du Maximum. Dès le 6 brumaire, le maître de forges rappelle les arrêtés du comité de Salut Public concernant les droits aux subsistances des ouvriers et de leur famille qui sont mobilisés dans l’industrie d’armement. En frimaire, c’est son régisseur qui parle de la crainte « du chômage de misère » à cause du manque de minerais et aussi de pain : « J’ai toujours fait patienter les ouvriers, mais il est impossible qu’ils patientent davantage puisqu’il y en a qui, depuis plus de quinze jours, ne sont pas rentrés à leurs ateliers, faute de subsistances. Il y a des municipalités qui délivrent maintenant pour cinq livres par décade à des hommes qui mangeaient ordinairement, à cause de leurs pénibles travaux, environ trois livres de pain par jour. Si vous ne venez pas de ce côté à notre secours, nos forges vont devenir enfin désertes et tous les ouvriers vont être contraints de fuir pour s’en aller dans des endroits où les subsistances seront plus abondantes ». Ce même jour, 30 frimaire, trois marchands-cloutiers se plaignent au maître de forges de ne pas recevoir la matière première indispensable à leur entreprise et au travail de leur trentaine d’ouvriers.
90Avec l’abolition du Maximum le mois suivant, les Levacher, quoique confrontés à la concurrence et à la libéralisation du marché, cherchent à établir le prix de leurs fers sur la base du prix du blé et demandent aux administrateurs du district de le leur indiquer en sachant bien, toutefois, la différence qu’il existe entre le prix de vente des grains sur les marchés des villes et dans les campagnes. Scandalisés des « prix fous auxquels nos ouvriers achètent actuellement le blé », ils répugnent à établir sur cette base le prix de leurs fers et avertissent les agents du gouvernement : « Nous allons être obligés de pourvoir nous-mêmes (aux subsistances), nos ouvriers étant souvent absents trois jours pour aller en chercher et nous nous voyons à la veille de cesser nos travaux ». En conséquence, ils leur demandent de faire vérifier par des commissaires du canton ou du district l’état mensuel des blés et des farines achetés par leur régisseur pour nourrir leurs ouvriers. Ainsi, après les grandes foules taxatrices de 1792 et la politique montagnarde de taxation et de réquisition des denrées, voici le temps des randonnées solitaires du régisseur des forges, à la recherche du grain dans les fermes des alentours en nivôse et pluviôse de l’an III. Le compte-rendu de la distribution du blé montre que le patron des forges n’arrive à faire subsister, au mieux selon les semaines, qu’une cinquantaine de familles ouvrières et, en moyenne, seulement une trentaine, soit le dixième des effectifs des forges en 1788. En dépit de cette mobilisation patronale et paternaliste, que l’on rencontre également ailleurs45 la crise des subsistances entraîne de nombreux troubles dans ce district au printemps 1795.
91Dès le début du mois de germinal, les communes rurales qui entourent la forêt du Perche sont en insurrection. Armés de fusils, pistolets, parois à sabots et autres outils, les habitants de Randonnai, Prépotin, La Ventrouze, La Poterie, Bressolettes et Tourouvre parcourent les fermes des alentours pour enlever le grain. Enfonçant les portes des cultivateurs et réquisitionnant les denrées alimentaires, ils font régner la loi, celle qui « était au bout de leurs bras » selon les fermiers, celle du « brigandage » d’après les administrateurs républicains. Ces communautés rurales, peuplées de moins de cinq cents habitants, à l’exception du bourg de Tourouvre qui avait sa société populaire en l’an II, vivaient de l’exploitation de la forêt et du travail aux forges. Le témoignage du procureur-syndic du district, décrivant les squelettes ambulants qu’il y a rencontrés et les gens qui mangeaient de l’herbe, est accablant sur la misère de la région46. Les meneurs de la révolte, ceux qui portaient la parole dans les fermes, sont des artisans de village : un couvreur, un sabotier et un maréchal-ferrant ont été ainsi inculpés. Dans la commune de Maurice-du-Bon-Air, ci-devant Saint-Maurice-les-Charencey, où le club de l’an II réunissait toute l’assemblée des habitants, il a été alors décidé, en présence de l’agent national du district, de faire appliquer la loi du 27 ventôse qui oblige à faire vendre les grains sur les marchés et autorise la municipalité à effectuer des visites domiciliaires chez les fermiers. Après avoir dénoncé comme « brigand, l’homme armé qui, sans ordre, par la menace et la force » enleve les grains dans les fermes du canton, le conseil général de la commune décide d’adjoindre aux officiers municipaux « quatre citoyens, choisis parmi les plus indigents, ne récoltant aucun grain et dont la probité et la vertu sont reconnues en plus de la garde nationale »47.
92Au mois de prairial, les affaires de « pillages de grains » sont nombreuses dans le district d’Alençon. Ainsi, celle qui met en cause à la grange de Neauphle-sous-Essay, qu’on appelle toujours la grange dîmeresse, deux aubergistes, un tailleur d’habits et un laboureur de Sées. Agés en moyenne de 38 ans, ils savent tous signer leur nom, avec aisance même, sauf le laboureur. Celui-ci déclare, lors de son interrogatoire deux mois plus tard : « N’ayant pas de quoi procurer de la nourriture à huit enfants et quatre grandes personnes et réduit à la plus extrême détresse, j’ai parti seul pour aller en chercher. J’ai parcouru différentes maisons et, successivement, j’ai rencontré d’autres chercheurs de subsistances. Après bien des recherches infructueuses, nous arrivâmes neuf à dix à la grange où on trouva du grain battu et à battre. Nous en demandâmes et on nous refusa. Nous priâmes avec instance et nous offrîmes de payer, mais inutilement. Enfin, déterminés par le besoin, nous prîmes quelques grains non vannés qu’on ne voulait ni vanner ni voir vanner et on laissa 50 livres pour les payer »48. Grâce à la caution de deux mille livres versée par leurs amis, ces marcheurs de la faim ont alors été mis en liberté provisoire.
93L’affaire du 29 prairial dans la commune voisine de Vingt-Hanaps montre un tout autre type de mobilisation. Sous la direction des officiers municipaux qui ont fait sonner le tocsin le soir et le lendemain matin, les hommes se sont armés pour aller chercher du grain chez une citoyenne. On savait, par l’aubergiste faisant partie des attroupés qui avait été commissaire du district pour recenser les grains deux mois auparavant, qu’elle possèdait des vingtaines de boisseaux de blé qu’on n’avait pas vus sur les marchés. L’aubergiste, un maréchal et l’ancien curé, membre de la municipalité, compromis dans l’affaire sont toutefois remis en liberté grâce aux témoignages évoquant « les femmes enceintes que la faim fait crier », « les enfants qui se traînent le long des sillons emplis d’eau pour dévorer même des herbes » et « les hommes qui courent vingt lieues pour se procurer du grain »49. Le 7 messidor an III encore, un attroupement d’une vingtaine d’hommes et de femmes a lieu à Saint-Sauveur-de-Carrouges pour prendre des grains dans des maisons particulières. Sont arrêtés comme chefs d’attroupement, un laboureur de la commune, âgé de 67 ans, son fils de 27 ans, soldat en convalescence et infirme depuis son retour du front et un journalier analphabète de 30 ans résidant dans une commune voisine. Les deux premiers sont mis en liberté provisoire à la fin du mois, grâce à la caution d’un entrepreneur, tandis que le journalier attendra un mois de plus en prison50. Enfin, le développement de la délinquance sociale parait irrésistible à partir de l’été. Prenons l’exemple de ces deux frères, quadragénaires, mariés et père de famille, résidant dans le canton du Meslé-sur-Sarthe. Ces journaliers ont été arrêtés, le 4 fructidor, pour vols de grains la nuit. Interrogés par le juge de paix, puis traduits devant le tribunal criminel à Alençon, ils déclarent que « ne pouvant trouver des grains pour des assignats et n’ayant point d’argent, il fallait ou mourir de faim ou en prendre où on en trouvait ». L’aîné ajoute même que « si on ne lui en vendait pas, il continuerait de faire le même métier et qu’ils étaient plus de soixante dans leur bande ». Le 9 vendémiaire an IV, le tribunal choisit de leur accorder la liberté provisoire sous la surveillance de la municipalité où ils sont domiciliés51.
94La formation d’un attroupement au printemps de l’an III n’obéit plus aux règles traditionnelles de la révolte sur les marchés ou de l’arrestation des convois sur les routes qui mettaient en jeu la solidarité des communautés rurales et mobilisait des foules considérables en 1789. Cet émiettement de la protestation populaire, avec une participation qui ne s’élève jamais au delà d’une vingtaine de consommateurs et de producteurs de denrées comme avec ce type d’action ponctuelle chez quelques détenteurs de grains, est bien le constat majeur à retenir de tous ces troubles. Conformément à la politique libérale des Thermidoriens, les « accapareurs » d’hier, poursuivis devant les tribunaux grâce à l’action des comités de surveillance et des sociétés populaires, ne sont plus que des honnêtes gens lésés par des brigands. Au moment où les terroristes des villes sont désarmés, la justice thermidorienne instruit le procès des désorganisateurs de l’ordre social qui, dans l’été 1792, avaient occupé les châteaux dans l’Orne. Car c’est bien la terreur populaire, consécutive à la déclaration de la patrie en danger, qui était à l’origine de la politique de salut public et du gouvernement d’exception. La déjacobinisation laisse le mouvement populaire sans mots d’ordre et sans chefs en germinal et prairial an III. Plus ou moins précoce, la répression contre « les terroristes », « les anarchistes » et « les brigands » clôt le cycle révolutionnaire sans offrir au peuple des villes et des campagnes d’autre alternative que celle de la soumission aux lois du marché ou de la République et le brigandage social ou politique.
Notes de bas de page
2 Baczko (69), p. 206.
3 Kuscinski (41), p. 83.
4 AD Mayenne. L 1629. Registre de la Commission Philanthropique de Laval.
5 AD Mayenne. L 1838.
6 AC Coutances. Registre de la société populaire du 13 prairial an II au 23 ventôse an III.
7 Brunel (75) p. 115.
8 AC Coutances. Fragments d’un registre de la nouvelle société du 12 germinal au 15 thermidor an III.
9 AC Coutances. Affaires diverses 1789-1816.
10 AD Sarthe. L 284. Pétition de la société populaire du Mans du 6 nivôse an III.
11 AD Sarthe. 1 J 60. Papiers Monnoyer.
12 AD Sarthe. L 555. Registre de correspondance du district du Mans.
13 AC Le Mans. 1008. Règlement de la société populaire du 15 pluviôse an III.
14 BM Bernay. « Le Journal des Campagnes, publié à Bernay en 1795 », manuscrit de 22 folios de F. Malebranche (1819-1903).
15 Veuclin (298).
16 AD Mayenne. L 1869. Interrogatoire de Julien Quantin.
17 AD Mayenne. L 1858. Interrogatoire de R.F. Bescher.
18 Cité par Gauchet (240).
19 AD Orne. L 5326. Interrogatoire de P.F. Pottier.
20 AD Mayenne. L 860. Réponse des municipalités cantonales à l’enquête du ministre de l’Intérieur sur l’enseignement primaire en l’an VI.
21 AD Mayenne. L 1863. Interrogatoire de Juliot-Lerardière.
22 AD Mayenne. L 1869. Interrogatoire de René Pannard.
23 AN. F7/4635. Voir également la correspondance des Thoumin aux habitants de Lassay (AD M. L 1840).
24 Cobb (82), t 1, p 231.
25 AD Mayenne. L 1870. Interrogatoire de Saint-Martin, 23 nivôse an III.
26 AD M. L 1840. Copie délivrée au représentant Boursault, 14 brumaire an III, de l’enquête du comité de surveillance de Mayenne contre le citoyen Quantin, administrateur de la Mayenne.
27 AD Mayenne. L 1875. Dossier relatif à Marat Quantin.
28 AD Mayenne. L 1843.
29 ADM. L 1838. Liasse de correspondance des détenus à la prison de Laval.
30 ADM. L 1875. Troubles à Ernée.
31 ADM. L 1320. Poursuites contre les « terroristes » de Laval.
32 ADM. L 526. Désarmement des « terroristes » à Craon.
33 ADM. L 1097.
34 AD Orne. L 5203. Affaire des ex-fonctionnaires publics de la Mayenne.
35 BM Alençon. 2378/3. Brochure de Quantin, imprimée à Alençon. le 5 messidor an IV.
36 AD Sarthe. L 124 et 528. Registres de délibérations du directoire du département.
37 AD S. L 134. Registre de correspondance secrète de l’administration de la Sarthe, commencée le 17 messidor an III.
38 ADS. L 274. Correspondance des détenus.
39 ADS. L 284. Procédure judiciaire contre les prévenus de terrorisme. Voir également les registres d’écrou (L 1877).
40 AD Orne. L 2276 et 2277. Correspondance de l’agent national du district de L’Aigle. L 2271. Correspondance du commissaire chargé des subsistances. L 6810. Procédure judiciaire relative aux émeutes de germinal an III.
41 ADO. L 2810. Comptes-généraux des subsistances du district de L’Aigle, ans II et III.
42 ADO. L 5288, 5289, 5295, 5297, 5301, 5303. Informations judiciaires devant le tribunal criminel de département, relatives au refus d’approvisionner les halles.
43 ADO. L 5253.
44 ADO. L 2948. Registre de correspondance du district de Mortagne.
45 Des grèves ouvrières sont signalées dès brumaire an III dans les forges de Varenne, situées dans le district de Domfront (L 2568), puis dans celles de Longny-au-Perche, en frimaire an IV. Confrontée au débauchage de ses ouvriers, attirés par les offres des marchands de bois qui, dit-elle en passant, n’ont jamais observé la loi du Maximum, la maîtresse de forge de Longny requiert, dès nivôse an III, la force publique pour faire exécuter la loi qui contraint les ouvriers à travailler d’abord pour les maîtres qui les emploient. En pluviôse, son gendre s’adresse à un marchand de fer de la région pour le supplier d’envoyer des grains « sans lesquels les ouvriers ne peuvent travailler » et lui garantir, en revanche, qu’il ne manquerait pas de fer (L 2948).
46 ADO. L 2933.
47 ADO. L 2935.
48 ADO. L 5339.
49 ADO. L 5342.
50 ADO. L 5343.
51 ADO. L 5355.
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