Chapitre XVII. Un philosophe de la république : Jules Barni
p. 369-387
Texte intégral
LA RÉPUBLIQUE ÉTHIQUE
1L’ouvrage de Jules Barni, La morale dans la démocratie, publié en 1868, deux ans avant la chute de l’Empire, développe une thèse simple dans son principe : la morale est démocratique en raison de sa valeur formatrice et éducatrice en ce qui concerne les mœurs individuelles et collectives ; et, en conséquence, la démocratie authentique est morale dans son essence, dans la mesure où elle ne peut subsister sans ce fondement que lui donne la morale. Il faut comprendre que la morale détient ainsi à l’égard de la politique la position à la fois d’une condition et d’une garantie, d’un moyen et d’une fin. D’où tire-t-elle cette valeur ? Du fait qu’elle enracine les règles organisant le droit commun dans l’intimité profonde des consciences, avec les caractères de l’évidence rationnelle, et effectue ainsi, en toute rigueur, la synthèse des deux lois fondamentales régissant le système politique de la démocratie, celle de la liberté et celle de l’égalité1. La morale est ce qui fait rentrer dans les mœurs le principe du respect mutuel : avant même que ne soit ordonné le système d’obligations communes qui constitue la forme de l’État, elle socialise les individus en leur apprenant à découvrir en eux-mêmes et par eux-mêmes l’exigence d’une harmonie entre droits et devoirs qui, en même temps qu’ils se limitent, s’assurent réciproquement, en théorie comme en pratique.
2En conséquence, pas de démocratie authentique sans citoyens vertueux, formés à l’idéal de dignité qui doit d’abord s’inscrire à l’intérieur de leur conscience, avant de s’appliquer à leurs rapports sociaux mutuels et au style de gouvernement qui administre ces rapports dans les faits, démocratiquement, donc en parfaite conformité avec leurs aspirations personnelles les plus profondes, de manière à faire de l’autonomie de chacun une règle de vie collective. De là le souci moral qui définit constitutionnellement l’esprit démocratique, auquel il donne à la fois son idéal et sa règle, sans lesquels il ne pourrait que dégénérer en ressuscitant les figures de l’autoritarisme et le déni de justice qui les soutient2. Dans ce sens, on peut dire : la république sera morale ou ne sera pas.
3La conception morale de la démocratie soutenue par Barni présuppose évidemment une préséance de l’individuel par rapport au collectif, de la personne par rapport à la société, qui n’en constitue que l’émanation3. Mais, procéder ainsi, n’est-ce pas du même coup ramener à l’intérêt de chacun, un intérêt tendanciellement égoïste, le système d’obligations respectives qui lie entre eux les individus, en les amenant par une sorte de calcul rationnel à s’associer pour le meilleur et pour le pire et à se soumettre à la loi commune parce qu’elle garantit le mieux la réalisation de leurs aspirations d’individus ? Il est clair pourtant que le moralisme de Barni se tient aux antipodes d’un contractualisme, qui ferait du droit extérieur de l’État un artefact, ne tenant qu’en vertu du principe d’autorité qui lui est conféré et reconnu par les individus. Selon la perspective que développe La morale dans la démocratie, entre l’individuel et l’universel il ne peut y avoir le jeu arbitraire ouvert par l’éventualité d’une prise de décision contingente, au moins quant aux conditions et aux circonstances de son effectuation, mais tout au plus l’écart nécessité par les délais indispensables au déroulement d’un processus de formation, d’éducation morale, qui fait découvrir en l’individu et par l’individu les moyens permettant à celui-ci de s’élever au-dessus de sa condition séparée d’individu et de se poser à la fois comme être rationnel et comme représentant de l’humanité, selon les deux figures complémentaires propres à une universalité concrète.
4L’éducation, c’est-à-dire la formation individuelle des citoyens, devient ainsi la question politique par excellence, la condition préalable à la résolution du problème social sous l’ensemble de ses aspects : et l’on sait le parti que tireront les pères fondateurs de la Troisième République, Gambetta et Ferry, de ce principe, en faisant du système éducatif le pilier sur lequel s’édifie l’État moderne. La tâche assignée à cet appareil éducatif, avant même d’instruire et de diffuser des savoirs, c’est en conséquence d’élaborer, d’instaurer cet esprit solidaire qui donne leur principe à toutes les autres formes ultérieures d’association4. De ce point de vue, le meilleur développement des conceptions théoriques de Barni se trouverait dans l’ouvrage posthume de Durkheim, L’éducation morale5, où est exposée la même exigence d’une synthèse entre la morale et la société par le biais de l’éducation, dans le prolongement des doctrines saint-simoniennes de l’association auxquelles Durkheim avait par ailleurs consacré un enseignement en 1895-18966.
5Ce rapprochement avec Durkheim permet de mieux dégager ce qui constitue la ligne directrice de l’élaboration doctrinale proposée par Barni : elle développe l’idée selon laquelle la société n’exerce à l’égard des individus une puissance suffisante d’intégration que si elle se constitue par rapport à des normes et se donne les moyens de faire reconnaître et accepter ces normes par ses membres ainsi définis comme des sujets normés ; sans quoi elle sombre dans ce que Durkheim appellera l’anomie, dont l’autoritarisme est, selon Barni, la figure par excellence. Il faut donc que ces normes soient comprises et admises par les individus comme étant leurs règles, qui s’imposent à eux en tant précisément qu’ils sont des individus : ce qu’effectue une discipline rationnelle développant solidairement les principes de l’obligation et de l’association, de manière à maintenir la cohésion du tout social. Il n’y a donc nulle contradiction entre le fait que la morale concerne prioritairement l’individu et le principe qui fait de la cohésion la valeur sociale par excellence, puisque c’est l’individu qui est amené à faire rentrer l’affirmation de ses propres droits dans le cadre des devoirs imposés collectivement par les exigences de la vie communautaire. Ce qu’on appellera plus tard sociologisme, en référence à Durkheim, la pensée de celui-ci étant superficiellement interprétée comme un effort en vue de réduire les valeurs individuelles par le moyen de leur subordination au système intégré du collectif et du social à l’intérieur duquel elles se fondent, est inséparable du moralisme, qui est au centre de la conception exposée par Barni, et constitue l’élément générique à partir duquel s’est formé l’esprit républicain.
6Les analyses développées dans La morale dans la démocratie présentent donc le très grand intérêt de nous faire comprendre sur quel présupposé repose l’idée républicaine : à savoir la représentation d’une complète réciprocité entre l’individuel et le collectif, incarnée dans le programme d’une morale sociale, qui fait indifféremment de la personne et du citoyen le sujet véritable de la politique, dans des conditions qui effacent du même coup la distinction de la société civile et de l’État, la première rentrant complètement dans l’ordre défini par le second, qui réciproquement en constitue l’expression7. En prescrivant la fusion intégrale des droits et des devoirs8, la morale inculquée au sujet-citoyen, qui doit l’assimiler comme constituant la norme intérieure et extérieure de toutes ses actions, ne fait que s’accomplir dans la puissance civile : et cette dernière, loin d’être en quelque sorte privatisée par ce recours qu’elle fait à la conscience, est au contraire définitivement confortée par celle-ci dans son caractère public : aussi bien cette conscience réglée par la norme rationnelle incarnée aussi dans l’Etat peut-elle à l’occasion se passer du consentement réfléchi, expressément accordé par les individus, et se satisfaire de leur acceptation tacite9. On ne saurait dire plus nettement que l’État, dans sa forme républicaine, requiert avant tout des citoyens qu’ils obéissent à ses règles, dans la mesure où ils reconnaissent que ces règles sont celles mêmes qui les font exister comme individus, sans qu’apparaisse aucune possibilité d’écart entre la conscience et la norme qui fait sa loi : un tel « jeu », s’il se produisait, ouvrirait un espace où s’engouffreraient les éléments de conflit et de désordre, les luttes économiques par exemple, qui déferaient la belle ordonnance, indissociablement morale et politique, de la société.
7La démocratie telle que Barni la définit, c’est donc l’Etat intérieur, dont la représentation s’est complètement assimilée et ordonnée à la conscience des citoyens, qui ne peut plus s’en détacher et affirme par le moyen du suffrage son identité à cette figure dans laquelle elle-même se reconnaît parce qu’elle s’y est rendue conforme10. Ainsi, dans le gouvernement de la société, l’individu projette idéalement, de cercle en cercle (lui-même, la famille, les groupements professionnels, l’État proprement dit), les formes qui commandent son rapport à soi : sont du même coup réconciliés, selon le principe même enseigné par la morale, liberté et respect de la légalité, sur la base du principe rationnel qui, se trouvant en chacun, se retrouve aussi unanimement en tous11. De tout ce qui précède se dégage donc la leçon suivante : commençons par réconcilier l’individu avec lui-même, par le pacifier, en lui montrant la loi intérieure qui est la garantie de tous ses droits, et nous aurons du même coup établi les conditions spirituelles de la démocratie ; fondamentalement, celle-ci dépend de ce rapport mental, qui échappe par sa nature même aux contraintes, et du même coup aux désordres, auxquels l’exposerait un déterminisme extérieur, coupé de toute référence morale.
L’HOMME DE L’IMPÉRATIF CATÉGORIQUE12
8Dans la morale dont Barni a fait le principe de la démocratie, il est aisé de reconnaître, et lui-même indique ce rapprochement au début de son ouvrage, celle de Kant, qui s’appuie sur l’idée que l’autonomie est indissociable du respect de la loi dont le principe est installé au cœur de la conscience rationnelle. Barni, qui est surtout connu aujourd’hui pour avoir été le traducteur en français de Kant, dont il a restitué l’œuvre dans sa quasi-totalité avec une fidélité et une précision remarquables, et qui, du reste, a poursuivi de front son travail de traducteur et celui de commentateur, n’a donc pas seulement aidé à mieux connaître en théorie le contenu de la pensée kantienne – une pensée dont l’introduction en France, au moins durant la première moitié du xixe siècle, avait été particulièrement difficultueuse13 –, mais il a préparé son assimilation aux institutions mêmes de la République française, dans la perspective de ce qu’on pourrait appeler une nationalisation de celle-ci, même si ce terme peut paraître étranger aux vues cosmopolitiques de Kant. On serait presque tenté de dire que, par l’initiative de Barni entre autres14, Kant, si ce n’est la France, c’est la République française ramenée aux sources les plus pures de son inspiration. Comment Barni en est-il venu à se faire, plus que l’interprète de Kant, son intercesseur, dans le cadre de ce processus d’assimilation dont les enjeux ne sont pas uniquement théoriques ?
9Jules Barni, né en 1818 à Lille d’une famille d’origine italienne, avait été, après des études à Paris, élève à l’École normale, où il était entré en 1837, au moment où celle-ci était dirigée par Victor Cousin. Reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1840, il avait été ainsi incorporé, avec l’onction personnelle de Cousin, dans le « régiment15 » des professeurs de philosophie recruté et commandé par celui-ci. Nommé à Reims, puis à Paris, au collège Charlemagne, Barni devint rapidement l’un des indispensables collaborateurs dont le grand homme savait s’entourer afin de faire éditer les œuvres des philosophes classiques, préparer la publication de ses propres cours, et l’assister de toutes les manières possibles dans la tâche, à laquelle il s’était consacré, d’une nouvelle institution de la philosophie en France : Barni, en raison de sa très bonne connaissance de la langue allemande, devait lui être d’une particulière utilité. C’est dans ce cadre bien défini que la démarche intellectuelle de Barni a reçu sa toute première orientation, dont elle n’allait guère s’écarter, théoriquement du moins, par la suite. Cousin avait formulé une conception relativement originale du travail philosophique, fondée sur sa totale intégration de celui-ci dans l’appareil de l’instruction publique créé et dirigé par Guizot et par lui-même : la philosophie y tenait le rôle d’une discipline souveraine, en laquelle culminait idéalement l’ensemble du cursus scolaire tourné électivement vers l’acquisition des humanités16. Or cette entreprise était liée à l’élaboration doctrinale d’un nouveau système de pensée, la philosophie du sens commun, appuyée sur l’élévation à la dignité philosophique de deux corps de savoir apparus dans une période relativement récente : l’histoire de la philosophie, dont Cousin avait nourri son « éclectisme », et la psychologie, dont il avait fait la base de son « spiritualisme », en bricolant des éléments empruntés à Locke et à Condillac, aux philosophes écossais et à Maine de Biran, mais aussi à Platon, à Descartes et à Hegel17.
10L’un des aspects les plus originaux de la doctrine de Cousin, celui par lequel il a exercé une particulière influence à son époque, est sa théorie du développement rationnel passant d’un état spontané à un état réfléchi. Cette conception, vaguement inspirée de la philosophie hégélienne de l’histoire épurée de la référence à une négativité, était censée résoudre, en théorie et en pratique, les tensions entre philosophie et religion, inévitables dans le régime concordataire hérité de Napoléon, où les évêques disposaient d’un droit effectif de pouvoir sur certains aspects de la vie publique qu’ils estimaient relever particulièrement de leur compétence, au premier rang desquels les problèmes éducatifs. Dans l’ouvrage où sont rassemblés les principaux enseignements de sa pensée, Du vrai, du beau et du bien, publié en 1853, l’ultime mouture théorique de la solution avancée par Cousin en vue de résoudre les conflits occasionnés par l’intervention de l’Église dans les affaires de l’État, philosophie et religion sont présentées comme deux « sœurs », formule provocante qui, entre 1830 et 1850, a alimenté la « querelle du panthéisme » : elle conduisait en effet à reléguer la religion au rang de la petite sœur brouillonne qui adapte aux exigences puériles de l’instinct populaire des vérités dont la philosophie réserve l’exposition développée et complète aux élites pensantes. On imagine sans peine quel accueil ont pu faire les évêques de France à cette doctrine qui, au nom d’une laïcité avant la lettre, les reléguait dans l’obscurité de leurs églises.
11Barni, jusqu’au bout, est resté fidèle en théorie à Victor Cousin, même s’il lui a été infidèle, pour une part, en pratique, c’est-à-dire en politique, lorsqu’il est devenu républicain, une orientation rejetée par Cousin qui était adepte de la monarchie constitutionnelle, seul régime apte à ses yeux à mettre en œuvre les principes édictés par la raison, et diagnostiquait dans la démocratie la forme moderne de l’anarchie. Sa démarche philosophique a été nourrie de l’inspiration cousinienne, comme en témoigne cette déclaration proférée à l’occasion d’un discours de distribution des prix au collège Charlemagne le 17 août 1842 :
L’âme du philosophe réfléchit l’âme de l’humanité ; seulement, ce qui était vague et obscur dans celle-ci, est devenu clair et précis dans celle-là.
12Cette formule est quasiment, comme d’ailleurs l’ensemble du discours, une citation de Cousin, dont Barni a interprété la doctrine en en faisant la base d’une philosophie de l’éducation : celle-ci a la charge d’effectuer le passage de la raison populaire, encore mal dégrossie, au stade réfléchi de la conscience éclairée, libérée des contraintes des préjugés.
13Mais Cousin n’avait jamais envisagé de mettre la philosophie au service du peuple, et il a été horrifié lorsqu’un certain nombre de ses disciples, convertis à l’idée républicaine, ont entrepris, en 1848, de donner une traduction démocratique de sa doctrine. Deux d’entre eux, Jules Simon et Amédée Jacques, allaient en effet créer une revue, La liberté de penser, dont le premier numéro sortit quelques semaines avant les journées de février et qui réussit à se maintenir jusqu’en 1851 : grâce à celle-ci, les philosophes, c’est-à-dire en réalité les professeurs de philosophie, disposèrent ès qualités d’un organe d’intervention sur le terrain politique, dans la ligne de ce qui devait plus tard s’appeler la « libre pensée ». Cousin a condamné cette déviation, sans se rendre compte que sa nécessité se trouvait inscrite dans certains aspects de la doctrine du sens commun et de la raison impersonnelle, poussée par ses disciples dans certaines de ses conséquences extrêmes et interprétée dans le sens d’une « philosophie populaire », selon la formule utilisée par Amédée Jacques18. Barni a lui-même collaboré à La liberté de penser, dans laquelle il a publié un « Essai sur le suffrage universel et l’éducation populaire19 », ainsi qu’un « Fragment sur le bonheur20 ». Dans ce dernier écrit, Barni justifiait la synthèse entre ses convictions républicaines et son travail de traducteur et d’interprète de la philosophie kantienne, dans des termes qui, à nouveau, le plaçaient dans la filiation de Cousin :
Le bonheur n’est absolument pas en notre pouvoir, mais seulement la vertu, car nous ne pouvons disposer absolument que de notre volonté, non de notre nature et des circonstances extérieures [...]. Vivons selon la raison ; recherchons le vrai ; aimons le beau ; faisons le bien [...]. Continuons d’un esprit ferme et indépendant nos recherches et nos études, et avec l’aide des grands philosophes, ces lumières de l’humanité, travaillons à éclaircir et à propager les principes éternels qui doivent diriger la société dans ses transformations, et qui, dans tous les cas, nous serviront à traverser dignement ces temps d’agitation et d’épreuve.
14La philosophie était ainsi présentée comme l’instrument privilégié d’une réforme politique et morale de la société, étant la mieux placée pour indiquer à l’humanité la voie et les conditions de son émancipation spirituelle par la mise en œuvre de la libre pensée, formule que Barni a sans doute été l’un des premiers à utiliser. Là s’est situé aux yeux de Barni le principal apport de la philosophie kantienne à la vie collective, à laquelle elle offre un modèle de conviction rationnelle préfigurant ce que Ferdinand Buisson devait plus tard appeler une « foi laïque21 ». Dans la seconde grande étude sur la philosophie de Kant publiée par Barni en 1851, en pleine période de reflux de l’idée démocratique, on peut lire :
Loin de s’incliner devant une autorité étrangère, c’est au contraire dans la philosophie, c’est-à-dire dans la raison, que Kant place le suprême contrôle de la religion ; et quant à l’esprit d’hypocrisie, on sait combien notre philosophe l’avait en horreur [...].
15Passage assorti de la note suivante :
J’appartiens tout à fait sous ce rapport à l’école de Kant. Je le déclare bien haut, car il faut enfin que tous les philosophes, grands ou petits, sachent confesser ouvertement leur foi : comme Kant, je ne reconnais en matière philosophique et religieuse d’autre autorité que celle de la raison : le Rationalisme est mon unique religion ; et, comme Kant, je ne sache rien de plus triste que l’hypocrisie philosophique22.
16Cette dernière phrase a dû ne pas plaire à Cousin, à qui ses disciples les plus fidèles ont eu du mal à pardonner ses contorsions de funambule.
17Sous le Second Empire, Barni a eu l’occasion de mettre en pratique ses appels à la dignité du philosophe. Suspendu de ses fonctions de professeur après avoir refusé de prêter le serment imposé aux fonctionnaires par le nouveau régime, il s’est consacré à ses études personnelles à titre privé, tout en donnant des leçons particulières, jusqu’au moment où la municipalité de Genève l’a engagé pour une série de cours publics, ses « sermons laïques », selon une formule que lui attribuent ses biographes : aussitôt publiés, ces cours devaient faire de lui une des principales figures du monde intellectuel et politique de la mouvance républicaine après 1860, où il a pris rang aux côtés de Hugo et de Garibaldi, auxquels son nom a été souvent associé. Des enseignements donnés à Genève par Barni, il faut surtout retenir deux séries qui sont d’un grand intérêt théorique et historique : Les martyrs de la libre pensée23 et La morale dans la démocratie24. À la fin de cette période, Barni a activement participé à la création d’une Ligue internationale de la paix et de la liberté, rivale de l’Association internationale des travailleurs, fondée à Bruxelles à peu près à la même époque. Cette ligue a eu trois congrès successifs en Suisse, et elle a surtout fait parler d’elle en raison des empoignades publiques dont elle a été l’occasion entre Barni et Bakounine : ses statuts et ses principales résolutions seront publiées en annexe à La morale dans la démocratie.
18Au moment de l’effondrement de l’Empire, Barni est revenu en France, où Gambetta voulait le faire participer au gouvernement de défense nationale. Mais il accepta seulement de s’occuper de la publication d’un Bulletin de la République, destiné à diffuser les idées républicaines dans les villages et les campagnes : parurent dans ce bulletin les livraisons successives d’un Manuel républicain, ensuite rassemblées et éditées en un petit volume autonome en 1871. La république, explique Barni dans la préface de cet ouvrage, datée du 16 décembre 1871, est une forme vivifiée par un esprit25. Cet esprit lui est donné par une morale, qui, on le comprend, tire son orientation fondamentale de Kant, puisque, être démocrate, c’est être kantien en pratique, sans que cela nécessite qu’on connaisse en théorie la doctrine kantienne, et puisque, réciproquement, être kantien, ce n’est rien d’autre que théoriser les principes de la démocratie, ce qui implique aussi, corrélativement, que soit assurée la diffusion de ces principes. Le Manuel républicain consistait en conséquence en une présentation abrégée, et adaptée au niveau d’un très large public, des grands thèmes de La morale dans la démocratie : il présentait le schéma d’une déduction de l’ordre républicain, procédant de la liberté à l’égalité et à la fraternité, de manière à inscrire simultanément ces principes dans les esprits et dans les mœurs, ce qui est l’affaire propre de l’éducation, celle-ci ayant à charge d’élever la spontanéité de l’esprit populaire au niveau de réflexion requis pour que soit mis en place le système éthique de la République26.
19Dans les années qui ont suivi la publication du Manuel républicain, Barni a continué à être associé de près aux luttes du parti républicain : élu député de la Somme en 1872, après plusieurs vaines tentatives, il a représenté à Amiens la figure exemplaire du « libre penseur ». Mort en 1878 des suites d’une longue maladie qui a rendu ses dernières années moins productives, Barni n’a pu connaître la stabilisation définitive du régime dont il avait préparé moralement l’installation, en définissant les règles propres à une République éthique.
LA PHILOSOPHIE À LA FRANÇAISE
20L’engagement de Barni qui n’a jamais séparé son travail théorique de ses prises de position pratiques est exemplaire. Il fait bien voir dans quelles conditions s’est effectuée, il y a près d’un siècle et demi, la jonction, en France, dans le contexte post-révolutionnaire, entre la philosophie et la politique. Le philosophe a, dans ce contexte, accédé à un nouveau statut par le biais de sa complète intégration dans l’appareil éducatif d’État, en même temps que la philosophie a commencé à être perçue comme une discipline scolaire, c’est-à-dire une matière d’enseignement codifiée comme telle, avec son programme, ses modèles de discours, ses exercices types : pour un temps limité, celui du règne de Victor Cousin (1830-1850), c’est même elle qui a donné sens à toute la progression du cursus scolaire, qu’elle venait légitimer en lui conférant son unité et sa consécration finale. Auparavant sans doute, les philosophes avaient pu consacrer une part de leur activité à l’enseignement ou s’intéresser d’un point de vue purement théorique au problème de l’éducation, mais jamais ils n’avaient été aussi complètement identifiés à cette fonction qu’ils ne l’ont été lorsqu’à été mise en place l’équation : philosophe = professeur de philosophie, qui exprime de façon dominante la manière dont l’activité philosophique est aujourd’hui en France insérée dans le réseau des institutions sociales.
21On a souvent mentionné le rôle joué par les professeurs de l’enseignement public dans la difficultueuse mise en place du régime républicain en France au cours du xixe siècle. La formule de Thibaudet « la république des professeurs », qui a fait mouche, met bien en valeur cet aspect caractéristique de l’histoire politique française, qui n’a guère d’équivalent dans d’autres pays. Mais il faut aller plus loin encore, et avancer que la République, en France, a été la république des professeurs de philosophie27. Après 1870, Thiers et Gambetta se sont assuré les services d’agrégés de philosophie, qui étaient d’ailleurs d’anciens élèves de Victor Cousin reconvertis à la politique républicaine, moins par intérêt partisan que dans la logique même de leurs orientations théoriques : B. Saint-Hilaire, qui devait plus tard être le biographe et l’éditeur de Cousin, rédigeait les discours de Thiers à Bordeaux, cependant que Gambetta employait les services de l’un des premiers introducteurs de Schopenhauer en France, Paul Challemel-Lacour, dont il a fait un préfet de Lyon sous la Commune28, et qui devait par la suite poursuivre une carrière politique particulièrement brillante29. On vient d’évoquer le rôle joué par Gambetta durant la dernière période de la vie de Barni, mort trop tôt pour avoir pu jouer un rôle dans l’appareil du nouveau régime, et qui d’ailleurs répugnait à l’exercice de fonctions officielles. La présence, en pleine campagne électorale, de Gambetta entouré de l’ensemble de son cabinet ministériel dans l’amphithéâtre de la Sorbonne où Alfred Fouillée soutenait sa thèse sur le déterminisme et la liberté a fait un certain bruit à l’époque. Barrés, qui avait eu l’occasion de le voir officier dans son rôle de professeur de kantisme durant son très bref passage, d’à peine un trimestre, au lycée de Nancy30, a tracé un portrait saisissant de Burdeau, le traducteur du Monde de Schopenhauer : il l’a élevé au rang d’une sorte de mythe, en en faisant, sous le nom de Bouteiller, l’un des personnages centraux de son Roman de l’énergie nationale. Burdeau était entré à l’École normale en 1870, avec les décorations que lui avait values sa participation en tant qu’engagé volontaire à la guerre franco-prussienne ; il est lui aussi devenu, au moment de la formation du « grand ministère », un collaborateur direct de Gambetta, et a ensuite accompli un parcours politique remarqué, terni durant ses dernières années par le scandale de Panama, auquel son nom, malgré ses dénégations, a été associé. Toutes ces figures notables, et, pourrait-on dire, de notables républicains, en particulier celles de ces professeurs qui ont été associés à l’histoire du radicalisme français, témoignent de l’inscription de la philosophie, devenue une institution, dans la vie publique et dans le jeu politique, à l’intérieur desquels elle s’est mise alors à intervenir au titre, simultanément, d’une référence, d’un enjeu, d’un stimulant et d’un instrument.
22La philosophie s’est de cette manière incorporée organiquement au fonctionnement du nouveau système institutionnel, au prix d’un infléchissement, qui ne pouvait être superficiel, de ses procédures argumentatives et de ses formes d’expression. En raison de sa politisation, le discours philosophique n’a plus été complètement séparable de ses effets extérieurs ; ceci ne concerne pas seulement la lignée allant de Cousin à Sartre : il suffit pour s’en convaincre de se rappeler l’exploitation faite par Péguy des grands thèmes de la pensée bergsonienne et des implications directement politiques de la diffusion du « bergsonisme ». Cette politisation du discours philosophique, que Julien Benda a diagnostiquée comme étant le symptôme d’une « trahison des clercs », a été, en France, un héritage de la Révolution qui, en attirant et en retenant la philosophie sur la place publique et en la mêlant aux débats de l’actualité, lui a retiré le caractère d’un exercice de pensée hautement spécialisé, nécessitant certaines compétences techniques, et fonctionnant sur le mode réservé d’un savoir. Dans ces conditions, le travail philosophique s’est modelé sur les impératifs d’une rhétorique d’intervention directe, qui lui permît de diffuser des messages dont les effets fussent aussitôt communiqués et perçus, en bricolant des types d’exposition intermédiaires entre la dissertation et l’essai, où la forme oratoire devait jouer un rôle essentiel. C’est donc durant le xixe siècle que s’est peu à peu définie et imposée cette manière de faire de la philosophie qui est proprement française, et rapproche souvent celle-ci des pratiques d’un journalisme visant en premier lieu à l’efficacité, soucieux de nouer un lien immédiat avec son public. L’ouvrage de Barni, La morale dans la démocratie, est représentatif d’une telle démarche, qui a fait sortir la philosophie du cadre étroit des cabinets de travail et des instituts de recherche, comme d’ailleurs aussi de celui des salons éclairés, pour la propulser sur le terrain des grands débats de l’actualité dans lesquels elle a été invitée à intervenir ès qualités, en adaptant à leurs exigences les compétences dues à une formation purement théorique. Certes, la philosophie n’avait pas attendu ce moment pour s’installer, à l’occasion, sur la place publique, et elle ne l’a pas fait seulement en France ; mais c’est bien dans le contexte propre à la République nationale, à la recherche de ses mythes fondateurs, que la philosophie s’est mise à jouer le rôle de référence essentielle, ce qui l’a contrainte à s’adapter à la demande ou à la commande qui lui était ainsi adressée.
23Républicaine, cette pensée philosophique a aussi entrepris de se faire reconnaître comme nationale, en développant son « génie » propre, en rapport avec les spécificités du terroir et du sang, ce fameux esprit de clarté et de générosité, aux antipodes d’un négativisme critique ou des embrouillements propres à des constructions systématiques inutilement compliquées, réservées à l’étude de personnes averties : tous ces caractères ont été imputés en bloc à des formes de pensée cataloguées comme « étrangères » du fait d’avoir été associées à la fiction d’esprits nationaux différents en nature, dont les discours paraissent obéir à de tout autres règles et parler de tout autre chose, ce qui les rend difficilement compréhensibles et assimilables. Mais l’idée de philosophie « nationale » a-t-elle réellement un sens ? Si, effectivement, il y a une philosophie française, comment celle-ci s’est-elle élaborée, à partir de quels ingrédients et dans quelles conditions ? La représentation selon laquelle il y aurait des idées proprement « françaises », ainsi qu’une manière « française » de les exprimer, n’est-elle pas opposée à un projet philosophique authentique ? Ne résulte-t-elle pas, justement, du changement de terrain qui a conduit à orienter les schèmes de pensée philosophique vers d’autres intérêts plus directement pratiques et politiques, selon l’esprit propre à ce qu’on peut appeler une « philosophie à la française » ? Et n’est-ce pas précisément ce changement de terrain qui a déterminé le nouveau statut assigné à la philosophie dans le cadre de la République démocratique post-révolutionnaire ?
24Le cas de Barni est particulièrement intéressant à cet égard. Il permet en effet de mieux comprendre dans quelles conditions a été produit ce modèle d’une philosophie nationale : non pas par génération spontanée, en isolant et en exploitant les vertus propres à un esprit natif, artificiellement protégé des altérations auxquelles l’eût exposé sa mise en communication avec d’autres formes de pensée réputées étrangères ; mais par tout un travail de culture et de transplantation, voire d’hybridation, à partir d’éléments déjà constitués, et reportés sur le terreau où ils ont été destinés à repousser sous des formes nouvelles et dans d’autres directions. Au début du xixe siècle, quand a été pour la première fois soulevée la question d’une tradition proprement nationale en philosophie, c’est du côté de Glasgow (avec Royer-Collard, lecteur de philosophes écossais, et en particulier de Thomas Reid) et de Heidelberg (suite à la rencontre de Cousin et de Hegel) que les fondateurs du spiritualisme universitaire étaient allés chercher des graines à replanter et à faire fructifier pour parvenir à créer de toutes pièces cette tradition, avec l’appoint fourni par les recherches encore confidentielles de Maine de Biran et la garantie symbolique apportée par le nom de Descartes, qui aurait été bien étonné de voir son universalisme rationnel renfermé dans les frontières bien protégées d’une philosophie « française ». Or, qu’a fait Barni, en « traduisant » Kant, à tous les sens du mot, sinon prendre la suite de cette démarche, avec les implications directement politiques qui en constituaient l’accompagnement ?
25Pour bien saisir la logique très particulière à laquelle obéit cette manière de voir, il vaut la peine de relire trois lettres écrites par Victor Cousin à différents moments de sa carrière ; elles jalonnent les étapes de cette instauration d’une philosophie de type national, qui a nécessité l’appoint de pensées importées, assimilées, en même temps qu’elles étaient identifiées comme étrangères, et en tant que telles pour une part rejetées. D’abord celle-ci, écrite au retour du premier séjour effectué par Cousin en Allemagne, adressée depuis Kehl à un correspondant anonyme :
Je serais plus jeune encore que mon âge si j’allais troubler notre naissante école spiritualiste en la jetant brusquement dans l’étude prématurée de doctrines étrangères, dont il n’est pas aisé de saisir les mérites et les défauts, et de mesurer la juste portée. Non : laissons la nouvelle philosophie française se développer par sa vertu propre, par la puissance de sa méthode, cette méthode psychologique si dédaignée en Allemagne et qui est à mes yeux la source unique de toute vraie lumière, en suivant les instincts héréditaires du génie français [...]31.
26La lettre suivante est adressée à Hegel lui-même, à un moment où, suite à son incarcération dans les prisons prussiennes. Cousin, rentré en France, était resté suspendu de ses fonctions universitaires qu’il ne devait récupérer que l’année suivante, au moment du renversement de tendance à la Chambre et de l’installation du ministère Martignac :
Déterminé à être utile à mon pays, je me permettrai toujours de modifier, sur les besoins et l’état, tel quel, de ce pauvre pays, les directions de mes maîtres d’Allemagne. Je l’ai dit fortement à notre excellent ami Schelling, et je crois l’avoir écrit aussi au docteur Gans, il ne s’agit pas de créer ici en serre chaude un intérêt artificiel pour les spéculations étrangères ; non, il s’agit d’implanter dans les entrailles du pays des germes féconds qui s’y développent naturellement, et d’après les vertus primitives du sol ; il s’agit d’imprimer à la France un mouvement français qui aille ensuite de lui-même32.
27Enfin, cette dernière lettre, elle aussi adressée à Hegel quelques mois avant la révolution de Juillet :
La philosophie marche assez bien ici. Je roule dans ma tête un projet qui pourrait la servir et naturaliser en France l’esprit de ce grand et admirable mouvement qui depuis quarante ans va toujours croissant en Allemagne. Je songe à entreprendre une traduction ou plutôt une refonte de Kant. Le père connu, les enfants ou les petits-enfants le seront bientôt ! Mais quelle entreprise ! Mon courage recule ! Cependant une idée me soutient, c’est que Kant une fois mis en français et un peu débarbouillé pourrait se présenter à tout le monde, et aller en Angleterre, en Italie, en Amérique et dans l’Inde33.
28À Kant « mis en français et débarbouillé », entendons : expurgé de ses germanismes, et rendu plus présentable au terme de cette refonte, pourrait être attribué le passeport indispensable à sa communication, et les Indes mêmes pourraient devenir une terre d’accueil pour le nouveau philosophe « français ».
29Jusqu’au bout, Barni est resté intellectuellement dans la filiation de Cousin, même si son républicanisme l’a porté à lui faire quelques infidélités en politique. Son entreprise, qui a ensuite consisté à tirer de la doctrine kantienne des modèles qui permettent de réformer, en France, l’esprit public sur des bases apportées par les travaux des philosophes, « ces lumières de l’humanité », sous condition que les résultats de leurs recherches aient été adaptés pour pouvoir être amenés sur le terrain des luttes de pouvoir, démarche dont La morale dans la démocratie et le Manuel républicain marquent l’apogée, prend parfaitement sa place dans la perspective ouverte une cinquantaine d’années plus tôt par son maître. Ceci compris, il faut admettre que l’idée d’une philosophie « française » est davantage politique que philosophiquement fondée.
Notes de bas de page
1 « En ce sens, on peut dire que le problème démocratique se résout dans le problème moral. Supposez une société d’hommes ayant tous un parfait respect de leurs droits réciproques, et observant tous leurs devoirs les uns à l’égard des autres ; le problème serait résolu. Ce n’est là sans doute qu’un idéal que l’infirmité humaine ne permettra jamais à aucune société de réaliser complètement ; mais toutes doivent tendre à s’en rapprocher, et le moyen nécessaire pour cela, c’est la culture morale », J. Barni, La morale dans la démocratie, première leçon, Paris, Kimé, 1992, p. 38.
2 « Il n’y aurait rien de plus funeste pour les institutions de la démocratie moderne que de regarder la morale comme une chose politiquement indifférente, comme une chose qui ne touche en rien à la politique et ne la regarde nullement. Ce matérialisme pratique ne pourrait manquer d’être fatal à la démocratie. Il faut reconnaître au contraire, et rappeler sans cesse à ceux qui seraient disposés à l’oublier, que, quelle que soit la distinction des domaines, la morale est étroitement et inséparablement liée à la politique, à la politique démocratique surtout, que j’ai définie : la liberté dans l’égalité. En réglant la liberté par la loi du devoir, elle en assure le légitime exercice et la maintient, et en donnant à l’homme le respect de l’homme, elle fonde dans son cœur le sentiment et dans sa conduite la pratique de l’égalité. Toute la démocratie est là », ibid., p. 42-43.
3 « Il semble que, traitant la morale dans son rapport avec la démocratie, je devrais arriver tout de suite à la morale sociale et laisser de côté la morale individuelle. Mais comme les vertus sociales sont étroitement liées aux vertus individuelles, si étroitement qu’on ne les en détacherait pas sans péril pour elles-mêmes, j’ai pensé que je devais examiner d’abord la morale dans l’individu pour y montrer en quelque sorte les racines des vertus sociales », ibid., deuxième leçon, p. 45.
4 « L’association, voilà en général quel doit être le grand levier de nos modernes sociétés. La démocratie, là ou elle a triomphé, a détruit les anciens corps (compagnies, confréries, corporations), parce qu’ils représentaient des privilèges contraires à l’esprit de liberté et d’égalité ; mais si l’on ne met rien à la place, que restera-t-il, sinon des grains de poussière disséminés à travers l’espace et par là même impuissants ? Sans doute, l’individu subsiste à moins qu’il ne soit lui-même absorbé par l’État, contre lequel, sans l’esprit d’association que je préconise, il se trouvera nécessairement sans défense ; mais même ce danger écarté, si l’individu est en effet le principe de toute activité, il n’acquerra en retour toute sa puissance d’action qu’à la condition de s’agréger à d’autres individus, et de former avec eux un corps, un groupe compact et solidaire. Il faut donc enter sur la liberté et l’énergie individuelles l’esprit d’association et de solidarité. Là est le secret de la conciliation de ce que l’on a nommé dans ces derniers temps l’individualisme et le socialisme ; là est la solution de ce qu’on appelle le problème social », ibid., sixième leçon, p. 123.
5 É. Durkheim, L’éducation morale [cours professé à la Sorbonne en 1902-1903 et 1906-1907], Paris, Alcan, 1934.
6 Id., Le socialisme, éd. par M. Mauss, Paris, Alcan, 1928.
7 « La société civile ou politique (je prends ici ces deux épithètes comme synonymes) a précisément pour but de faire cesser ou empêcher ce désordre, en garantissant, au moyen d’une force commune ou d’une puissance publique agissant d’après les lois publiques, les droits de chacun contre toute violence, soit au-dedans soit au-dehors. Assurer ainsi la jouissance de ces droits et faire régner par là la justice entre tous, tel est donc le principe de l’État, soit qu’on entende par ce mot la société civile ou politique elle-même, soit qu’il désigne plus particulièrement l’ensemble des pouvoirs publics qui doivent présider à cette forme de société (ces deux sens sont également consacrés par l’usage, et le second n’est, si je puis m’exprimer ainsi, qu’une particularisation du premier) », J. Barni, La morale..., op. cit., septième leçon, p. 128.
8 Il est au moins un cas dans lequel cette fusion s’opère de manière univoque, en ramenant les droits dans le système prescrit par les devoirs, suivant les voies d’une synthèse rationnelle qui subordonne hiérarchiquement les premiers aux seconds : c’est celui des femmes auxquelles Barni, suivant une démarche qui pouvait paraître audacieuse à son époque, concède l’accès à la vie politique, dont il n’est de toute façon pas possible de les exclure définitivement, puisqu’elles font naturellement partie de la société civile qui elle-même fait corps avec l’État. Cet accès est subordonné à la condition suivante : qu’elles pratiquent jusqu’au bout le principe de la subordination des droits aux devoirs, subordination qui prend alors la forme d’un sacrifice. Il faut lire à ce sujet l’ensemble de la huitième leçon, qui tourne autour de la thèse suivante : « Je ne crois pas qu’il soit bon que les femmes se mêlent aux affaires publiques, mais je crois qu’il est bon qu’elles s’en mêlent, qu’elles n’y restent pas indifférentes comme si ces affaires ne les regardaient nullement, mais qu’elles s’y intéressent, et qu’elles y portent une influence éclairée. Je ne crois pas qu’il soit bon qu’elles exercent des droits politiques, mais je pense qu’elles ont des devoirs politiques à remplir, et que les vertus civiques ne doivent pas leur être elles-mêmes tout à fait étrangères (p. 147). » Comment s’en mêler sans s’y mêler ? Comment en faire sans la faire ? Ce rapport paradoxal à la politique, qui semble faire revivre les grandes figures féminines de la Rome antique, représente en quelque sorte le point idéal où la politique rentre complètement dans l’ordre défini par la morale : en ce sens, les femmes ne seraient pas moins « politiques » que les hommes, mais elles le seraient davantage, en leur montrant l’exemple qu’ils seraient eux-mêmes bien en peine de suivre.
9 « Quand je détermine ainsi le principe de l’État, j’indique sans doute son principe rationnel, celui que lui assigne la raison, mais j’indique aussi son origine historique ; car, en se formant en sociétés politiques, les hommes, qu’ils s’en rendissent compte ou non, qu’ils agissent en cela instinctivement ou par réflexion, ont évidemment obéi au principe que je signale », J. Barni, La morale..., op. cit., septième leçon, p. 128. Comme quoi, au moins dans les étapes préparatoires du processus de formation de l’État, la simple « conscience », pourvu qu’elle soit pliée aux règles que lui inculque la morale, peut parfaitement tenir lieu de conscience de soi.
10 « En séparant pour les besoins de l’analyse les citoyens et le gouvernement, je n’entends pas établir entre eux une distinction absolue, comme si le gouvernement était quelque chose en dehors des citoyens, ainsi qu’il arrive dans les monarchies de droit divin, où il n’y a plus à proprement parler de citoyens mais des sujets et un chef, ou bien dans les aristocraties où la masse du peuple ne se compose plus de citoyens mais de sujets ; je pense au contraire que le vrai gouvernement n’existe que par les citoyens et qu’en eux, qu’ainsi, si vous me permettez d’appliquer ici ces expressions métaphysiques, il n’est point par rapport à eux quelque chose de transcendant, mais d’immanent, c’est-à-dire qu’il n’est lui-même qu’une fonction des citoyens, laquelle, ne pouvant être exercée directement par eux, l’est par ceux d’entre eux qu’il délèguent à cet effet », Ibid., neuvième leçon, p. 157.
11 « Pour que cette démocratie, la seule qui soit vraiment digne de ce nom, puisse se fonder et durer, il faut que les membres de la société civile apprennent à se gouverner eux-mêmes, soit dans la sphère purement individuelle, soit dans le cercle de la famille, soit dans le cercle plus étendu de l’atelier, soit dans leurs rapports de citoyens, enfin dans leurs relations avec les autres États, et que, dans toutes ces relations, ils prennent pour principe de leur conduite le respect de la dignité humaine qui comprend le respect de la liberté et de l’égalité de l’homme et du citoyen, et l’amour de l’humanité qui constitue la fraternité. Voilà les mœurs que chacun de nous doit s’appliquer à donner pour base aux institutions démocratiques, s’il veut que la démocratie reste conforme à ses vrais principes et qu’elle ne dégénère pas en démagogie ou en césarisme. C’est le modèle de ces mœurs individuelles, sociales et politiques que je me suis efforcé de retracer dans ces leçons, au terme desquelles me voici arrivé », ibid., conclusion, p. 265,
12 Cette formule apparaît dans la notice nécrologique que Paul Janet a consacrée à Barni dans l’annuaire de l’École normale (1878) : « Interprète de la philosophie de Kant, il ne l’a pas seulement traduite et expliquée, il l’a pratiquée. Il a été, si l’on me permet cette expression, l’homme de l’impératif catégorique. »
13 Cf. à ce sujet, F. Azouvi, D. Bourel, De Königsberg à Paris. La réception de Kant en France, Paris, Vrin, 1991, où sont présentées en détail les toutes premières étapes de cette introduction.
14 Renouvier a lui aussi joué à cet égard un rôle important.
15 « M. Cousin disait que les professeurs de philosophie formaient son régiment », J. Simon,
Victor Cousin, Paris, Hachette, 1887.
16 Avant l’instauration de la « bifurcation » séparant deux cours d’études, l’un scientifique,
l’autre littéraire, qui fut une création du Second Empire.
17 Voir supra, chapitre XIII.
18 A. Jacques, « Essais de philosophie populaire », publiés dans La liberté de penser à partir de janvier 1851.
19 La liberté de penser, janvier 1849.
20 La liberté de penser, septembre 1849. Il s’agit d’un extrait de l’étude consacrée par Barni à la Critique de la raison pratique de Kant.
21 Ferdinand Buisson, La foi laïque. Extraits de discours et d’écrits (1879-1911), Paris, Hachette, 1912, voir supra, chapitre XIV.
22 J. Barni, Philosophie de Kant. Examen des fondements de la métaphysique des mœurs et de la critique de la raison pratique, Paris, Ladrange, 1851, p. 237-238.
23 Cours de 1862, publié à Genève la même année.
24 Cours de 1864, publié à Paris en 1868.
25 « Mais cette forme même [de la république] ne serait pas durable, si ce que j’appelais tout à l’heure l’esprit de la république ne la vivifiait pas. Or c’est précisément cet esprit que je me suis efforcé de faire ressortir et de répandre en exposant successivement les principes, les institutions, les mœurs de la république », La morale dans la démocratie, J. Barni, La morale..., op. cit., avec en annexe le Manuel républicain, p. 275.
26 La seconde partie du Manuel républicain, consacrée aux « institutions républicaines », place en première ligne de celles-ci le suffrage universel et l’instruction publique, dont la fonction politique est justifiée de la manière suivante : « L’ignorance des masses a toujours été pour le despotisme un moyen de régner ; elle serait dans un gouvernement républicain un contresens et une cause infaillible de mort ; il suit de là que dans tout gouvernement qui s’appelle et veut rester républicain, l’instruction du peuple doit être élevée à la hauteur d’une institution publique. Instruire le peuple, c’est l’arracher à l’empire des appétits brutaux, d’où naît le vice qui le dégrade, et le crime qui peuple les prisons, c’est l’élever à la vie morale, c’est le rendre digne de la république » (Ibid., p. 288). Est à remarquer, dans la suite de ce chapitre, la manière dont est introduite et justifiée la nécessité de développer un enseignement féminin : « Il ne s’agit pas d’assimiler absolument les femmes aux hommes, ainsi que l’ont rêvé certains réformateurs. Comme la nature leur a donné des facultés et des fonctions, non pas inférieures, mais distinctes, il faut que l’instruction que leur offrent les écoles publiques leur soit appropriée. Mais il ne faut pas non plus que cette diversité serve de prétexte pour les retenir dans une ignorance et par suite dans une infériorité systématiques. La société tout entière en souffrirait, et la république y perdrait une partie de ses assises » (p. 292).
27 Cf. à ce sujet l’étude de J.-L. Fabiani, Les philosophes de la République, Paris, Éditions de
Minuit, 1988.
28 La Commune de Lyon était sous l’influence de Bakounine, que Challemel-Lacour avait été chargé de contrer, ce qu’il est parvenu à faire.
29 Il a été, entre autres, ministre des Affaires étrangères, président du Sénat et a eu des
funérailles nationales, rite réservé aux grands commis de la République.
30 À la rentrée qui avait succédé aux vacances de Noël, Burdeau avait été appelé à Paris pour assister Gambetta. Son remplaçant avait été Jules Lagneau.
31 Cette lettre est reproduite dans le recueil publié par B. Saint-Hilaire, M. Victor Cousin, sa vie et sa correspondance, Paris, Hachette, 1895, t. I, p. 74 ; voir supra, chapitre XIII.
32 Cette lettre datée du 1er août 1826 est reproduite dans le tome III de l’édition française de la Correspondance de Hegel, trad. J. Carrère, Paris, Gallimard, 1967, p. 109-110.
33 Lettre du 5 avril 1830, ibid., p. 157.
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