Chapitre XVI. Renan philosophe
p. 361-368
Texte intégral
I] me semble souvent que j’ai au fond du cœur une ville d’Is qui sonne encore des cloches obstinées à convoquer aux offices sacrés des fidèles qui n’entendent plus. Parfois je m’arrête pour prêter l’oreille à ces tremblantes vibrations qui me paraissent venir des profondeurs infinies, comme des voix d’un autre monde1.
1Cette réminiscence, qui ouvre la préface des Souvenirs d’enfance et de jeunesse, fait comprendre ce qui constitue aussi l’un des aspects essentiels de la démarche intellectuelle de Renan, sa nostalgie des origines oubliées, et la décision de les faire revivre, pour autant qu’elles en soient capables : car, Renan le précise bien, ces cloches qui appellent du fond des âges ne sont plus entendues d’aucun fidèle. La cathédrale engloutie n’évoque donc pas seulement les racines bretonnes qui identifient singulièrement la personnalité de Renan, mais elle rappelle à la mémoire les formes premières de l’humanité, telles qu’on peut encore les entendre résonner, « au fond du cœur » : ces voix obscures, à la limite de l’irrationalité, auxquelles Renan a consacré toute son étude des origines du sentiment religieux, dont l’explication historique tient finalement à la mise en évidence de leur caractère constitutionnellement primitif.
2Mais ce culte des origines, dont il a fait une religion personnelle, une religion qui est aussi une science, Renan ne la pratique que sur fond de rupture : non dans les ténèbres de la mémoire affective, mais dans la claire lumière de la raison scientifique, qui projette cette commémoration du passé vers l’avenir, dans lequel elle trouve sa signification véritable. Dans les Souvenirs, à l’image brouillée et balbutiante de la ville d’Is, qui est la ville d’en bas, répond celle, évidente et parfaite dans sa certitude irrécusablement présente, de l’Acropole, qui représente, à l’autre pôle, la ville d’en haut :
J’ai écrit selon quelques-unes des règles que tu aimes, ô Théonoé, la vie du jeune dieu que je servis dans mon enfance ; ils me traitent comme un Évhémère ; ils m’écrivent pour me demander quel but je me suis proposé, ils n’estiment que ce qui sert à faire fructifier leurs tables de trapézistes. Et pourquoi écrit-on la vie des dieux, ô ciel ! si ce n’est pour faire aimer le divin qui fut en eux, et pour montrer que ce divin vit encore et vivra éternellement au cœur de l’humanité2 ?
3 En ces quelques lignes, l’essentiel est dit : le divin, qui fut d’abord avec les dieux, dont il n’est plus possible de parler qu’au passé comme s’il s’agissait d’un souvenir d’enfance, subsiste au présent, et pour l’éternité, « au cœur de l’humanité », qui en est l’authentique dépositaire, pourvu que celle-ci prenne conscience du divin qui est en elle et auquel elle appartient.
4La pensée philosophique de Renan est tendue entre ces deux références extrêmes : un passé sauvage, dont le souvenir nostalgique et équivoque survit à son inéluctable déclin, et un avenir rationnel, qui est celui de la science, où la pensée vivante de l’homme se développe jusqu’à l’infini, au-delà de l’homme lui-même. Comment cette tension se résout-elle ? C’est ici qu’intervient ce qu’on a appelé le hégélianisme de Renan, qui lui avait été enseigné – les Cahiers de jeunesse en conservent le témoignage – dès ses années de formation à Issy-les-Moulineaux, par la lecture des ouvrages subversifs de Victor Cousin, dont les idées paraissaient à l’époque fort avancées et faisaient scandale. Car, indiscutablement, c’est bien à ce dernier que Renan doit sa conception d’une rationalité historique effectuant par la logique de son développement immanent le passage d’une forme spontanée à une forme réfléchie.
5De cette doctrine, qu’il avait professée dès le retour de ses premiers voyages en Allemagne qui avaient été l’occasion de sa rencontre personnelle avec Hegel, en 18183, Cousin devait donner une ultime exposition en 1853 dans son célèbre ouvrage Du vrai, du beau et du bien, dans lequel on peut lire ceci, qui est déjà du pur Renan :
Spontanéité, réflexion, telles sont les deux grandes formes de l’intelligence. L’une n’est pas l’autre ; mais après tout celle-ci ne fait guère que développer celle-là ; elles contiennent au fond les mêmes choses : le point de vue seul est différent. Tout ce qui est spontané est obscur et confus ; la réflexion emporte avec elle une vue claire et distincte [...].
Mais il n’y a pas plus à la fin qu’au commencement ; seulement par l’inspiration primitive était une puissance qui s’ignorait elle-même ; et dans les résultats de la réflexion est une puissance qui se connaît : ici le triomphe de l’instinct, là celui de la vraie science4.
6Par un effet stylistique comparable à celui que nous venons de rencontrer en lisant un verset de la Prière sur l’Acropole, cette dernière phrase met en parallèle le passé périmé de l’instinct (« était une puissance qui s’ignorait elle-même ») et le présent intemporel de l’intelligence (« est une puissance qui se connaît »). Dans cet esprit, Cousin avait été amené à présenter la philosophie (l’intelligence) et la religion (l’instinct) comme deux « sœurs », dans des termes qui ont ému les évêques de France au point de les faire s’engager pendant près de vingt ans dans leur fameuse « querelle du panthéisme » : car en faisant de la religion et de la philosophie deux formes apparentées, qui disent au fond la même chose, mais de manière différente, l’une avec le langage du passé, l’autre avec celui du présent, il est manifeste que Cousin entendait reléguer la religion au rang de la petite sœur, brouillonne et malapprise, dont la philosophie doit, le moment venu, prendre la relève en l’éduquant, figure laïque avant la lettre de l’Aufhebung hégélienne.
7Victor Cousin a dû bien s’amuser lorsque, dans le feu des journées de 1848, il a eu à examiner, en tant que président du jury de l’agrégation de philosophie, le jeune transfuge des séminaires. Sur cet épisode, une lettre de Renan à sa sœur Henriette a gardé un témoignage qui ne paraît pas sans naïveté :
Le sort m’avait donné pour sujet la Providence et le gouvernement de l’univers. Ce magnifique sujet entrait fort bien dans mes pensées habituelles. J’y ai attaché toutes mes pensées originales, surtout en ce qui concerne l’histoire et le développement de l’humanité ; ça a été un vrai succès, et à ma sortie j’ai reçu les félicitations les moins suspectes de personnes qui pour la plupart ne me connaissent pas5.
8Gageons qu’en la circonstance, d’humaines mains ont quelque peu aidé le sort, en faisant tirer au candidat un sujet qui effectivement lui allait comme un gant. Et retenons surtout de cet épisode que, sans ciller, Cousin et son jury ont écouté le jeune Renan réciter des pans entiers de L’avenir de la science, dont il devait alors entreprendre la rédaction et dont les premiers fragments allaient paraître dans une revue, La liberté de penser, animée par deux des principaux disciples de Cousin, Amédée Jacques et Jules Simon6.
9Cette année 1848, le nom de Renan fut inscrit le premier sur la liste des reçus à l’agrégation de philosophie.
10 La tâche du philosophe, que Renan a entrepris de remplir avec les moyens de la philologie et de l’histoire, est donc de montrer le chemin qui conduit de l’instinct à l’intelligence, ce que dans ses Dialogues philosophiques il appelle l’« évolution déifique7 ». L’instinct, c’est l’impulsion vitale originelle à partir de laquelle se développe l’humanité. Dans L’avenir de la science, on lit ceci :
Au-dessus des individus, il y a l’humanité qui vit et se développe comme un tout organique et qui, comme tout être organique, tend au parfait, c’est-à-dire à la plénitude de son être. Après avoir marché de longs siècles dans la vie de l’enfance, sans conscience d’elle-même et par la seule force de son ressort, est venu le grand moment où elle a pris, comme l’individu, possession d’elle-même, où elle s’est reconnue, où elle s’est sentie comme unité vivante8.
11Ainsi l’esprit sort de la vie, à partir d’une première impulsion dans laquelle s’exprimait déjà, même si c’était de façon inaboutie, tout son effort en vue de parvenir à la perfection. Et ici on ne peut manquer de remarquer la référence, implicite, à Spinoza et au conatus, qui effectue précisément cette synthèse nécessaire de la vie et de la raison.
12Dans son développement immanent, l’esprit ne sort donc de la vie que pour y rentrer, en prenant conscience de soi comme vivant, au nom de cette volonté de se dépasser qui définit sa nature, sa nature de vivant. De là la fondamentale hétérodoxie de ses productions, qu’emporte indéfiniment la dynamique de leur mouvement, contre toute orthodoxie, qui prétendrait au contraire en arrêter, en figer la progression :
La science seule peut fournir à l’homme les vérités vitales sans lesquelles la vie ne serait pas supportable ni la société possible9.
La vérité n’est aux yeux du penseur qu’une forme plus ou moins avancée, mais toujours incomplète, ou du moins susceptible de perfectionnement10.
13Ces deux thèses complémentaires énoncées dans le troisième chapitre de L’avenir de la science ouvrent à l’essor vital de l’esprit un avenir qui semble illimité, dans lequel les figures humaines de la rationalité et de la science, entraînées par ce mouvement universel, apparaissent comme une des ramifications, un « moment » transitoire de l’évolution naturelle, qui bien évidemment n’a l’humanité ni pour fin ni pour centre.
14Une note du second chapitre de ce même ouvrage, vraisemblablement ajoutée au moment de sa publication, à la fin de la vie de Renan, évoque la même perspective d’un naturalisme intégral, complètement développé par ailleurs dans la Lettre à Marcellin Berthelot de 1863 : « Pour trouver le parfait et l’éternel, il faut dépasser l’humanité et plonger dans la grande mer11. »
15Cette formule quasi hugolienne découvre la face cachée de la raison inhumaine, ou plutôt surhumaine, que Renan est allé adorer sur l’Acropole : l’esprit de la vraie science découvre aussi les limites de la pensée humaine et la replonge dans l’ordre infini dont elle est issue, et dans lequel elle doit à nouveau se fondre, unanimement. Le deuxième des Dialogues philosophiques confirme cette orientation :
L’œuvre universelle de tout ce qui vit est de faire Dieu parfait, de contribuer à la grande résultante définitive qui clora le cercle des choses par l’unité. La raison, qui n’a eu jusqu’ici aucune part à cette œuvre, laquelle s’est accomplie aveuglément et par la sourde tendance de ce qui est, la raison, dis-je, prendra un jour en main l’intendance de ce grand travail, et après avoir organisé l’humanité organisera Dieu12.
16Dans une telle perspective, Dieu, qui donne son terme et son sens à l’« évolution déifique » dont il a déjà été question plus haut, n’est rien en particulier, mais il est seulement « ce qui est », « tout ce qui vit », dans un sens qui ferait penser au Deus sive Natura de Spinoza, du « voyant Spinoza », comme l’appellera Renan dans son discours commémoratif de La Haye.
17Or cette philosophie de la vie, dont le processus se déploie dans l’élément de la durée, d’où une nécessité ne se dégage qu’à la longue, suivant la loi des grands nombres, est aussi une philosophie du hasard. Dans le deuxième des Dialogues philosophiques, Renan écrit encore :
Songeons que l’expérience de l’univers se fait sur l’infini des mondes. Dans le nombre, il y en aura un qui réussira à produire la science parfaite, et notez qu’une seule tentative heureuse suffira13.
18 On peut l’imaginer, cette doctrine du coup de dés n’est pas celle que Renan avait exposée devant Victor Cousin une vingtaine d’années auparavant dans sa leçon académique sur la providence. Sa signification est cruciale, car elle éclaire, en lui donnant en quelque sorte ses bases ontologiques, la pensée politique de Renan, qui se ramène à une théorie du gouvernement des élites pensantes et est entièrement suspendue à ce principe du tirage au sort de la raison, de la grande loterie qui, précisément, avait fait d’un pauvre petit breton un illustre professeur au Collège de France.
19Dans le troisième des Dialogues philosophiques, ouvrage écrit au lendemain de l’écrasement de la Commune, Renan a cette phrase péremptoire : « Le grand œuvre s’accomplira par la science, non par la démocratie14. »
20À l’intention de ceux qui ne l’auraient pas compris, ce message est ensuite précisé, dans des termes qu’atténue seulement leur mise au conditionnel :
L’être en possession de la science mettrait une terreur illimitée au service de la vérité. Les terreurs du reste deviendraient bientôt inutiles. L’humanité serait bientôt matée par l’évidence, et l’idée même de révolte disparaîtrait15.
21Avec Michelet, Renan a partagé une commune image du peuple, vu à la fois comme animal, comme enfant et comme sauvage16. Pourtant, à ces trois représentations, Michelet avait ajoutée celle, non retenue par Renan, du peuple-femme, qui les avait adoucies. Pour Renan, que les chaleurs de juin 1848 avaient définitivement désensorcelé de la fascination qu’il aurait pu développer à son égard, l’idée du peuple coïncide avec celle de l’« humanité inférieure » et est restée définitivement associée à la hantise de superstitions primitives, propres à l’espèce mal dégrossie. Le peuple, c’est le cochon qui grogne, comme dans la première version de La tentation de saint Antoine, dont Flaubert avait pu lui donner une lecture privée ; c’est Caliban, auquel il a consacré à la fin de sa vie, au moment où se mettaient péniblement en place les institutions de la Troisième République, l’un de ses Drames philosophiques. Dans celui-ci, la sagesse de l’évolution déifique fait prononcer au surhumain Ariel des mots qui résument toute la pensée de Renan sur ce point : « Il y a sûrement dans le peuple quelque chose de mystérieux et de profond17. »
22 On retrouve ici ce qui fait l’ambivalence de la démarche de Renan : sa répulsion à l’égard de ce qui vient des origines et de leur fond irraisonné et brutal, jamais définitivement maîtrisable peut-être ; mais aussi une irrésistible attirance, car cette obscurité des origines, qui est celle de l’en-soi hégélien, s’explique par le fait qu’elles se tiennent au plus près de la vie dont sont issues toutes nos pensées, même les plus savantes et les plus nobles, dont la fonction se ramène au fait de réfléchir sur ces mystères, dans l’espoir de les éclaircir un jour définitivement.
23Les contemporains de Renan ont souvent raillé les subtilités et les sinuosités de sa pensée, et l’on se souvient des pages cruelles que Barrés a écrites à ce sujet. Mais il n’ont pu le faire que parce qu’ils ont ignoré la tension spéculative qui, jusqu’au bout, a soutenu le développement de cette pensée, en la partageant entre les deux pôles alternatifs de la raison et de la vie, dans une perspective qui, en conséquence, était à la fois celle d’un optimisme rationnel et celle d’un pessimisme vital (à moins qu’il ne faille, à l’inverse, parler d’un optimisme vital et d’un pessimisme rationnel). Portons au crédit de Renan, comme philosophe, de ne pas avoir éludé cette difficulté et de ne pas avoir cherché, comme tant d’autres, à en proposer une résolution artificielle, mais d’avoir su s’en faire le révélateur, de manière à figurer pour nous, non un génie solitaire, enfermé dans le cercle d’un système de pensée parfaitement clos, mais un témoin exemplaire des interrogations intellectuelles de son temps.
Notes de bas de page
1 E. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, t. II, préface, p. 713. Les citations de Renan sont ici indiquées d’après l’édition des Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1947-1961,10 vol. Cette référence sera ensuite citée à l’aide du sigle OC.
2 Id., « Prière sur l’Acropole », dans ibid., p. 756.
3 Voir supra, chapitre XIII.
4 V. Cousin, Du vrai, du beau et du bien, 5e leçon, Paris, Librairie académique Perrin, 1913, p. 106 [cité d’après la trentième édition].
5 E. Renan, Lettre à sa sœur Henriette (4 septembre 1848), OC, t. IX, p. 1116.
6 Voir infra, chapitre XVII.
7 E. Renan, « Probabilités » (deuxième dialogue), dans Dialogues philosophiques, OC, t, I, p. 586.
8 Id., L’avenir de la science, chap. 2, OC, t. III, p. 747.
9 Ibid., chap. 3, p. 758.
10 Ibid., p. 776.
11 E. Renan, L’avenir de la science, note ajoutée au chap. 2, OC, t. III p. 1125.
12 Id., « Probabilités » (deuxième dialogue), Dialogues philosophiques, OC, t. I, p. 597.
13 Ibid., p. 593.
14 E. Renan, « Rêves » (troisième dialogue), Dialogues philosophiques, OC, t. I, p. 610.
15 Ibid., p. 615.
16 Voir supra, chap. XIV.
17 E. Renan, Caliban, OC, t. III, p. 420.
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