Chapitre XV. Le quasi-hégélianisme de Proudhon
p. 315-360
Texte intégral
1 Dans une page de ses Carnets datée de 1845 où il recense de manière grandiloquente ses titres de gloire, « Qui a nié la propriété ? Moi... Qui a constitué l’économie politique ? Moi... », etc. Proudhon mentionne : « Qui a résolu le problème de la certitude ? Moi et Hegel1. » Dans son Système des contradictions économiques de 1846, il se réfère à Hegel en l’appelant « ce Titan de la philosophie2 ». En 1848, il aurait déclaré à son éditeur Langlois : « Mes vrais maîtres, je veux dire ceux qui ont fait naître en moi des idées fécondes sont au nombre de trois : la Bible d’abord, Adam Smith ensuite, et enfin Hegel. » De fait, dans les principaux écrits qu’il a réalisés entre 1840 et 1848 et auxquels se limitera la présente étude, la référence explicite à Hegel revient de manière appuyée, ce qui singularise fortement Proudhon, non seulement par rapport aux autres représentants du courant de ce qui commence alors à s’appeler « socialisme », mais aussi par rapport à la plupart de ceux qui, à cette époque, en France, pratiquent, à un titre ou à un autre, la philosophie. Ceci peut en tout premier lieu s’expliquer par le désir de se singulariser, et d’afficher bruyamment sa singularité, qui a accompagné la plupart des démarches de Proudhon ; au début de la seconde partie de son pamphlet contre Proudhon, Marx écrit dans ce sens :
Décidément, M. Proudhon a voulu faire peur aux Français en leur jetant à la face des phrases quasi hégéliennes3.
2« Des phrases quasi hégéliennes » autrement dit, à prendre cette expression à la lettre, Proudhon se serait prétendu hégélien sans l’être vraiment, pour des raisons de stricte opportunité, animé seulement par le souci de se distinguer4. Il est à noter cependant que Marx a lui-même nuancé cette appréciation dans l’unique passage du manuscrit de L’idéologie allemande qu’il ait fait paraître, en 1847, postérieurement à la publication de Misère de la philosophie, où il écrit :
L’élément le plus important du livre de Proudhon : De la création de l’ordre dans l’humanité est sa dialectique sérielle, tentative de fournir une méthode de pensée grâce à laquelle on substitue aux idées considérées comme des entités le processus même de la pensée. Partant du point de vue français, Proudhon est en quête d’une dialectique, comme celle que Hegel a récemment fournie. Il y a donc ici parenté de fait avec Hegel, et non pas analogie purement imaginaire5.
3À suivre cette dernière analyse, il y aurait donc chez Proudhon, même si celui-ci le modifie parce qu’il prend ses marques dans le « point de vue français », un élément authentiquement hégélien, que Marx résume à travers la formule : « On substitue aux idées considérées comme des entités le processus même de la pensée », démarche susceptible d’être, à raison et non seulement pour des motifs de simple apparence, caractérisée comme « dialectique ».
4La question du hégélianisme de Proudhon, qui a intrigué tous ceux qui se sont intéressés à sa pensée, est donc tout sauf simple. Une seule chose peut être affirmée avec certitude : si Proudhon était, à un degré ou à un autre, « hégélien », c’était sans avoir eu directement accès à l’œuvre de Hegel ; il ne savait pas l’allemand, et le seul texte de Hegel traduit en français, à partir de 1840, était l’ Esthétique, qu’il n’a probablement pas lue, et qui, de toutes façons, lui aurait été d’une faible utilité pour élaborer sa « dialectique sérielle ». Mais l’infatigable lecteur qu’il était a certainement eu connaissance des différents exposés de seconde main qui, sous des formes inévitablement biaisées, fournissaient des informations sur cette doctrine mystérieuse, d’autant plus envoûtante pour cette raison : en premier lieu, les publications de Victor Cousin, où la philosophie hégélienne était exploitée, voire pillée, de façon cryptée6 ; mais aussi l’ Histoire de la philosophie allemande depuis Kant jusqu’à Hegel de Joseph Willm, d’abord parue sous forme d’articles de la Revue germanique publiés à partir de 1835, l’Histoire de la philosophie allemande depuis Leibniz jusqu’à Hegel de Barchou de Penhoën (1836), ou l’étude de Adolphe Lèbre sur « La crise de la philosophie allemande : Hegel et son école », parue en janvier 1843 dans la Revue des Deux Mondes. Par ailleurs, Grün et Marx, deux des Allemands qui résidaient à Paris dans les années 1844-1845, ont déclaré avoir passé un certain temps à expliquer à un Proudhon plus ou moins intéressé ou récalcitrant des éléments de philosophie hégélienne : de ces leçons très particulières, il faut le signaler, aucune trace n’est toutefois mentionnée dans les carnets où Proudhon rendait régulièrement compte de ses expériences intellectuelles.
5Pour prendre la mesure du rôle exact joué par la référence hégélienne dans la démarche personnelle de Proudhon, il ne reste qu’à revenir aux textes dans lesquels cette référence apparaît précisément, afin d’en évaluer le contenu et la portée. On va donc s’intéresser aux passages des trois grands ouvrages réalisés par Proudhon entre 1840 et 1848 dans lesquels cette référence est utilisée, à savoir le Premier mémoire consacré à la question « Qu’est-ce que la propriété ? » (1840), De la création de l’ordre dans l’humanité (1843) et le Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846). Ceci devrait permettre de mieux comprendre jusqu’à quel point Proudhon a été influencé par Hegel, ce que signifiait pour lui le fait de se revendiquer hégélien, quel type de traitement il a fait subir à une pensée dont il n’avait de toutes façons qu’une connaissance très partielle, et du même coup d’éclairer ce que, de façon plus générale, recouvre l’appellation « hégélien » en France au milieu du xixe siècle.
QU’EST-CE QUE LA PROPRIÉTÉ ?
6Qu’est-ce que la propriété ?7, son premier grand livre, qui l’a rendu immédiatement célèbre dans l’Europe entière, est, d’après Marx que sa lecture avait fortement et durablement marqué, la production théorique la plus réussie de Proudhon. En soulevant ce qui commençait alors à s’appeler la « question sociale » à l’aide de l’interpellation dont la formule « La propriété, c’est le vol8 » fournissait un frappant concentré, l’ouvrage révélait, à l’aide de cette sentence oxymorique, une anomalie qui n’est pas seulement un accident de parcours, mais perturbe en profondeur l’organisation de la société ; celle-ci, dans son état actuel du moins, développe une contradiction, qui, selon Proudhon, se reflète à l’identique dans les théories de l’économie politique : de celles-ci il proposait une lecture critique, en vue précisément de mettre en évidence cette contradiction qui se retrouve aussi bien dans la réalité sociale que dans les doctrines qui, pour en légitimer l’état actuel, prétendent en rendre compte, et où elle s’offre à être déchiffrée entre les lignes du texte. Étaient ainsi posées les bases d’une dialectique au sens large, en attente de sa caractérisation logique et métaphysique : Proudhon était naturellement conduit de l’analyse économique à la spéculation philosophique, dont il était allé chercher les références dans la philosophie allemande, Kant d’abord, avec sa doctrine des antinomies auxquelles se trouvent confrontées les idées de la raison9, Hegel ensuite, avec sa théorie de la processivité historique qui met en œuvre la négation sur le plan même de la réalité et non seulement sur celui de ses représentations idéelles, en vertu de la thèse qui affirme l’identité du réel et du rationnel. La « dialectique » à l’œuvre dans Qu’est-ce que la propriété ? est fondée sur ces deux références kantienne et hégélienne, qu’elle rabat l’une sur l’autre sans parvenir à les concilier, ce qui n’est d’ailleurs pas son objectif.
7Pourquoi la propriété est-elle une anomalie, tendanciellement porteuse de contradiction ? Parce qu’elle remet en cause le principe actif sur lequel s’édifie la société, qui est le travail producteur de richesses : pour cette raison, elle est profondément asociale, et comme telle, selon le terme qui revient tout au long du mémoire de Proudhon, « impossible ». Les propriétaires qui revendiquent la mainmise sur des biens qu’ils n’ont pas produits par leur propre travail, et qu’ils occupent en parasites, représentent un corps étranger dans la société : ils n’en font pas réellement partie10. En conséquence, les inégalités sociales sont dues au fait que la société a été infectée par un élément qui lui reste extérieur : en elle-même, elle ne réunit effectivement que des actifs, qui participent tous à égalité à l’œuvre qui leur est commune, à savoir l’existence même de la vie collective. Pour cette raison, l’opposition du capital et du travail est artificielle : le capital, ce n’est rien d’autre que du travail, unique créateur de valeurs dont ceux qui les ont produites ont été spoliés au bénéfice des capitalistes qui s’en arrogent la propriété. L’égalitarisme, qui se déduit logiquement de cette analyse, est à la base de tous les raisonnements de Proudhon : dans la société telle qu’il la conçoit, tout le monde travaille, et travaille également, selon un mode de répartition équitable des activités qui est la condition de l’association, dont les oisifs ne sont pas partie prenante, ce qui les rejette hors de l’ordre social.
8Non seulement la propriété, qui ne rentre pas dans cet ordre associatif, et qui littéralement ne fait pas société11, est asociale, mais elle est un facteur de désocialisation, qui mine la société de l’intérieur : elle représente ainsi en celle-ci l’intervention d’une sorte de négativité. Cette négativité met littéralement l’ordre social à l’envers de ce qu’il est en réalité12. On peut dire qu’elle le retourne comme un gant ; en faisant main basse sur ce qui appartient à la société, la propriété a fait des agents sociaux, les travailleurs actifs, des hors-la-loi, des laissés-pour-compte, qu’elle rejette en même temps qu’elle les spolie :
Il n’y a pour l’homme que deux états possibles : être dans la société ou hors de la société. Dans la société, les conditions sont nécessairement égales, sauf le degré d’estime et de considération auquel chacun peut atteindre. Hors de la société, l’homme est une matière exploitable, un instrument capitalisé, souvent un meuble incommode et inutile13.
9S’il y a un scandale de la propriété, que résume la formule d’inspiration biblique « La propriété, c’est le vol », c’est parce que, mettant au-dedans ce qui est en réalité au-dehors, du même coup, automatiquement, elle met au-dehors, en l’instrumentalisant, ce qui est légitimement au-dedans et constitue le dedans même de la société, dont ne subsistent en conséquence, sous le régime de la propriété, que les disjecta membra. Pourtant, ceci n’est qu’une apparence, une illusion : il y a réellement société, en dépit de l’intervention néfaste de la propriété, qui ne parvient pas complètement à détruire l’esprit communautaire. C’est donc que, par un nouveau retournement, la société nie la propriété, de la même manière que, pour reprendre la formule de Bichat, la vie est l’ensemble des forces qui s’opposent à la mort14 : la propriété, c’est bien la mort de la société ; mais cette mort n’est pour elle qu’un défi auquel elle s’affronte, en vue d’en triompher. La propriété, dont l’économie politique a fait son principe de base, qu’elle refuse de mettre en cause, est contestée en acte par l’existence même de la société, c’est-à-dire de l’esprit d’association qui, en dépit de tout, perdure : en réalité, elle est condamnée ; non seulement elle doit disparaître, elle va disparaître, mais elle est déjà en train de disparaître, au cours d’une insensible évolution qui la déclare nulle et non avenue, « impossible » en fait aussi bien qu’en droit.
10Le raisonnement de Proudhon débouche donc sur la mise en évidence d’un paradoxe, dont l’état actuel de la société constitue la manifestation ou l’application. S’il y a lieu de soulever la « question sociale », c’est en raison de ce paradoxe, auquel la critique de l’économie politique se trouve obligatoirement confrontée, et qu’elle se contente de reproduire sans même prendre conscience de l’anomalie qu’il comporte. Ce paradoxe, d’où découle une erreur d’appréciation susceptible d’être corrigée par le raisonnement, n’appartient cependant pas uniquement au plan de la représentation ; mais il se trouve inscrit dans la nature même de la société, dans la mesure où celle-ci présente une double face. Dans un passage crucial du troisième chapitre de Qu’est-ce que la propriété ?, Proudhon écrit : « Il faut distinguer dans la société deux choses : des fonctions et des rapports15. »
11Cette distinction est rendue indispensable par la théorie de la division du travail, dont Proudhon a repris le principe à Adam Smith, et qui, selon lui, est seule apte à rendre compte du fait que la société n’est pas seulement une réunion formelle, fondée sur un accord juridique entre des parties contractantes, exposée comme telle à se rompre à tout moment, mais une collectivité en acte, active et productive, parce qu’elle est constituée de producteurs dont chacun assume personnellement la charge qui lui est assignée dans le cadre de la division du travail. La division du travail, qui constitue l’armature de l’organisation sociale, procède à une répartition de tâches qui différencie des fonctions destinées à satisfaire des besoins distincts : elle installe donc une diversité, source potentielle d’inégalités. Mais, simultanément, elle pose la solidarité de ces fonctions, sous forme de rapports, des échanges de services à travers lesquels toutes ces fonctions se rendent également indispensables les unes aux autres, ce qui rétablit entre elles une équivalence. En combinant ces deux aspects, les fonctions et les rapports, et en s’interdisant de valoriser l’un au détriment de l’autre, la vie sociale effectue une synthèse entre unité et diversité : la nature, en dotant les hommes de besoins et de talents différents, les a condamnés à se séparer ; mais la société, en donnant à cette séparation la forme de la division du travail, les rassemble à nouveau, en rendant leurs activités complémentaires. Par société, il faut donc entendre l’existence d’une « force collective », qui ne résulte pas seulement de l’addition des dispositions individuelles prises une à une, dans la mesure où elle les insère dans un réseau d’échanges réciproques à l’intérieur duquel elles revêtent un tout nouveau caractère, qui leur fait défaut lorsqu’elles sont considérées isolément. C’est pourquoi, en société, l’inégalité des capacités est un facteur inessentiel, dans la mesure où, pour jouer, il suppose la partition de ces capacités, une partition dont les effets sont gommés dans le cadre de leur mise en œuvre collective dont le « sujet » véritable est la société16 :
Quelle que soit la capacité d’un homme, dès que cette capacité est formée, elle ne s’appartient plus ; semblable à la matière qu’une main industrieuse façonne, il avait la faculté de devenir, la société l’a fait être. Le vase dira-t-il au potier : « Je suis ce que je suis et je ne te dois rien »17 ?
12Sans le pâtre illettré qui garde les chèvres dont le lait le nourrit, Homère ne serait Homère qu’en puissance : pour que ses exceptionnelles capacités soient activées, il faut qu’elles soient insérées dans le cadre de la division du travail, qui fait de lui un producteur comme les autres et avec tous les autres, en tant que membre actif de la société dont il reçoit au-delà de ce qu’il peut personnellement lui donner ; en conséquence, ni ses œuvres ni le talent qui lui a permis de les créer ne lui appartiennent, mais ils sont le bien commun de la société18.
13S’agissant de la société, il faut donc raisonner du tout aux parties, et non des parties au tout, exigence dont, au même moment. Comte fait le principe de ce qu’il est le premier à appeler « sociologie19 ». Défendre la propriété, qui est la négation du travail et qui s’arroge un droit de gardiennage sur des valeurs qu’elle n’a pas produites, c’est continuer à raisonner des parties au tout, sans tenir compte de ce qui « fait société », autrement dit ce que fait, ce que crée, ce que produit la société en tant que telle :
L’homme isolé ne peut subvenir qu’à une très petite partie de ses besoins ; toute sa puissance est dans la société et dans la combinaison intelligente de l’effort universel20.
14La « justice », mot qui revient sans cesse à la bouche de Proudhon, consiste donc à rendre à la société ce qui lui revient, c’est-à-dire l’activité humaine prise en totalité, activité qui ne peut être que sociale dans son principe :
Hormis le propriétaire, nous travaillons tous les uns pour les autres, nous ne pouvons rien par nous-mêmes sans l’assistance des autres, nous faisons entre nous des échanges continuels de produits et de services : qu’est-ce que tout cela, sinon des actes de société ? [...]
Qu’est-ce donc que pratiquer la justice ? C’est faire à chacun part égale des biens sous la condition égale du travail ; c’est agir sociétairement21.
15Il demeure cependant, et Proudhon n’élude pas cette difficulté, que le principe de justice tel qu’il vient d’être posé ne s’applique pas automatiquement, mais se présente – l’état actuel de la société en offre le criant témoignage – sous la forme d’un idéal en attente des conditions de sa réalisation :
La propriété n’étant pas notre condition naturelle, comment s’est-elle établie ? Comment l’instinct de société, si sûr chez les animaux, a-t-il failli dans l’homme ? Comment l’homme, né pour la société, n’est-il pas encore associé22 ?
16En soulevant ce problème, Proudhon se confronte au caractère proprement historique de l’humanité, qui la destine à exister selon la modalité paradoxale du « pas encore », donc d’une tendance à la recherche des conditions de son accomplissement, un accomplissement qui, du fait d’être différé, donne lieu à l’apparition de formes incomplètes, défectueuses, donc marquées à un certain degré par la négativité. C’est précisément sur ce plan propre de l’histoire que l’équilibre des fonctions et des rapports, qui fait société, est exposé, sinon à se rompre définitivement, du moins à se relâcher, comme l’existence du régime de la propriété en offre la preuve irrécusable. Ce sont donc les conditions concrètes de la socialité qui obligent à prendre en compte le fait que celle-ci se présente sur fond de contradiction et du même coup est engagée dans un processus historique au cours duquel l’idéal qui constitue son horizon ne s’offre qu’à travers une succession d’esquisses incomplètes. La figure présente de la société en donne le témoignage : la propriété, « impossible », n’y existe déjà plus, ou du moins est en cours d’abolition ; mais l’association, présente en elle sous la forme d’un idéal, n’y existe pas encore ; de là une situation instable, tiraillée entre deux déterminations de sens opposé, dont l’une tire vers l’arrière et l’autre vers l’avant, ce qui rend leur équilibre précaire.
17La société est donc un tout qui se déploie dans la diachronie, c’est-à-dire à travers le processus de totalisation que l’histoire constitue. Il en résulte qu’il y a des « degrés » successifs de la socialité, que Proudhon recense dans le cinquième et dernier chapitre de son livre en se référant expressément à Hegel, auquel il emprunte, en vue de présenter la succession de ces degrés, le schéma ternaire, thèse, antithèse, synthèse :
Pour rendre tout cela par une formule hégélienne, je dirai :
La communauté, premier mode, première détermination de la sociabilité, est le premier terme du développement social, la thèse ; la propriété, expression contradictoire de la communauté, fait le second terme, l’antithèse ; reste à découvrir le troisième terme, la synthèse et nous aurons la solution demandée. Or cette synthèse résulte nécessairement de la correction de la thèse par l’antithèse ; donc il faut par un dernier examen de leur caractère en éliminer ce qu’elles renferment d’hostile à la sociabilité ; les deux restes formeront, en se réunissant, le véritable mode d’association humanitaire23.
18La communauté, la « thèse », représente la forme immédiate, la plus proche de la nature, de la solidarité humaine, celle qui précède la division du travail : Proudhon reproche à ceux qui se revendiquent comme « communistes » de préconiser un retour en arrière à cet état par définition archaïque, sur lequel l’histoire n’est pas passée en vue d’en effacer la sauvagerie native. La propriété, l’« antithèse », représente à l’extrême opposé le facteur de dissolution de cette solidarité : installée dans cette position de moyen terme, elle évoque une sorte de travail du négatif, indispensable en vue d’échapper à l’enlisement auquel est condamné l’état originel primordial qui, sans cette dissociation qui lui est imposée, perdurerait indéfiniment sans parvenir à se transformer ; c’est précisément en raison de son caractère « impossible » que la propriété parvient à jouer un rôle historique, ce qui confère à l’anomalie qu’elle est une certaine dimension de nécessité. L’association, la « synthèse », rétablit l’unité entre ces deux moments qui, pour des motifs opposés, se révèlent également inviables, ce qui les condamne à être supprimés : de ce point de vue, la position des capitalistes, telle que la défend l’économie politique, ne vaut pas mieux que celle des communistes qui en prend le contre-pied exact.
19De cette présentation de l’histoire humaine on pourrait dire, en reprenant la formule de Marx, qu’elle est « quasi hégélienne ». À Hegel, ou du moins à ce que Proudhon en connaissait, c’est-à-dire très peu de chose, elle reprend le modèle élémentaire de développement ternaire qui passe par la médiation d’une étape négative, dont le déroulement du processus ne peut faire l’économie. Par ce biais, la propriété, après avoir été diabolisée, se trouve pour une part revalorisée : sans elle, la question sociale n’aurait jamais pu être posée, et l’évolution humaine serait restée bloquée dans sa configuration initiale, où la totalité sociale, encore indivise, est en réalité un chaos inorganisé. Mais l’emprunt à une dialectique de type hégélien ne va pas plus loin : le processus historique tel que Proudhon le reconstitue reste une succession d’étapes qui sont simplement juxtaposées, sans qu’on comprenne comment elles « sortent » les unes des autres ; la propriété nie la communauté en faisant intrusion en elle, au titre d’un élément extérieur dont la formation demeure inexpliquée ; et la négation qu’elle est demeure une négation simple, qui ne se transforme pas en négation de la négation par une dynamique interne préparant et impulsant la mise en œuvre de la synthèse. C’est pourquoi cette synthèse se présente, pour reprendre le terme utilisé par Proudhon, comme une « correction » : elle compense l’une par l’autre les défectuosités que présentent la thèse et l’antithèse, dont, dit encore Proudhon, elle « réunit les restes » ; c’est par définition une synthèse éclectique. L’histoire, telle que la restitue ce schéma, procède par élimination ; elle rectifie, mais elle ne crée pas : au fur et à mesure qu’elle progresse, elle fait disparaître les anomalies qui font obstacle à la manifestation pleine et entière de l’ordre, mais cet ordre, elle ne l’engendre pas par ses propres forces ; il lui préexiste, et subsiste de manière indépendante sur un autre plan. Donc l’histoire, à proprement parler, ne fait pas société, elle n’exerce pas une activité sociale productive.
20On peut en conclure que, au moment où il rédige Qu’est-ce que la propriété ?, Proudhon n’est pas en mesure de comprendre ce qui fait l’originalité de la dialectique hégélienne qu’il interprète en la rabattant sur le modèle des antinomies kantiennes, c’est-à-dire d’oppositions dont les termes ne communiquent pas réellement entre eux et qui peuvent tout au plus coexister en se compensant l’un l’autre24. Entre la communauté et la propriété, il y a seulement une alternative, ce qui revient à leur assigner la position de représentations abstraites, définies par ce qui leur fait défaut, entre lesquelles la synthèse n’est donc pas en mesure d’effectuer une conciliation positive en procédant au dépassement de leur opposition.
21Or, si Proudhon n’est pas allé plus loin dans son traitement de la dialectique hégélienne, ce n’est pas par accident ou par simple ignorance, mais pour une raison de fond qui est, pour en résumer brutalement les enjeux, sa réticence foncière à l’égard de l’action politique et de la prétention de celle-ci à bouleverser l’état de choses existant, un bouleversement révolutionnaire qui a toutes chances, à son point de vue, de déboucher sur des catastrophes25. Il est convaincu que la condition ultime de résolution de la question sociale est à chercher dans l’organisation économique de la société, ce qui l’amène à professer un radical économisme : pour lui, l’économie est déterminante en première et en dernière instance, ce qui a pour conséquence que la synthèse sociale ne peut avoir d’autre contenu que l’organisation du travail ; or celle-ci, telle qu’il la conçoit, n’est pas une organisation imposée au travail par une instance étatique26, mais une organisation issue du travail lui-même, sous forme de recherche d’un équilibre entre les fonctions et les rapports qui, ensemble quoique concurremment, donc sur la base de leur opposition, constituent la société dans son tout. Ceci est la clé de son réformisme, au point de vue duquel la révolution n’est qu’un vain effort en vue de brusquer les choses, qui ne peut que perturber le sens normal de l’évolution historique, éventuellement en le faisant rétrograder : les révolutionnaires sont des gens qui ne pensent qu’à prendre le pouvoir, qui est la forme la pire, la plus dangereuse, de la propriété ; contre ceux-ci et contre les politiques de tout bord, Proudhon professe un anarchisme ayant pour programme l’autonomie des travailleurs, le droit à disposer eux-mêmes de l’organisation de leur activité, qui, en même temps qu’elle produit des valeurs utiles et échangeables, est à l’origine de la société, « fait société », alors que l’exercice du pouvoir politique, qui suppose une centralisation, aurait plutôt pour conséquence de la défaire en vue de lui substituer sa coercition.
22C’est pourquoi aux yeux de Proudhon, pour qui il n’est pas possible de surmonter l’opposition entre unité et diversité, qu’il renvoie dos à dos, la synthèse qu’est l’association ne procède pas d’une unité fusionnelle des contraires, qui reste pour lui impensable, comme l’explique clairement une réflexion consignée dans ses carnets postérieurement à la composition de son mémoire de 1840 sur la propriété :
Pour organiser la société, rétablir l’ordre, il ne faut pas vouloir se soustraire aux principes antinomiques, il faut en chercher un qui les coordonne. Ce principe existe27, plus simple et plus vulgaire que tout ce que les lois ont jamais prescrit : le replacer à son rang. Ne cherchons pas une issue aux contradictions qui nous pressent : d’issue il n’y en a pas. Arrangeons-nous avec elles et par elles. Quand l’oscillation constitutive de la valeur sera devenue une vibration rapide et insensible, et que son amplitude aura été réduite, pour ainsi dire, à 0°, alors ce sera vie, égalité, sécurité28.
23Les contradictions sont ainsi ramenées à des « oscillations », à des « vibrations », dont les manifestations conflictuelles doivent s’atténuer progressivement d’elles-mêmes, sans intervention extérieure, mais aussi sans passage à un autre niveau où les contraires fusionneraient en surmontant leur antinomie. La dialectique qui est ici à l’œuvre n’est manifestement pas de type hégélien. La question se pose alors de savoir si, dans les ouvrages ultérieurs où il a repris ce problème en en élargissant la portée, Proudhon s’est davantage rapproché de l’esprit de la philosophie de Hegel, à laquelle il a continué à faire allégeance, en rectifiant la position de quasi-hégélianisme qui était la sienne au départ.
DE LA CRÉATION DE L’ORDRE DANS L’HUMANITÉ OU PRINCIPES D’ORGANISATION POLITIQUE
24Le mémoire sur la propriété de 1840, sur lequel la réputation de Proudhon s’est aussitôt établie, se présente comme un ouvrage de pure économie, où les développements consacrés à la comptabilité sociale occupent la place principale : Proudhon fait principalement grief aux économistes de s’être trompés dans leurs calculs, de n’avoir pas su tenir correctement leurs livres de commerce, ce qui du même coup les a empêchés de comprendre comment fonctionne réellement la société. Mais il ne pouvait maintenir la critique de l’économie politique sur ce seul plan, ce qui l’a conduit à faire intervenir des arguments d’un autre type, faisant référence à ce qu’il appelle indifféremment la « logique » ou la « métaphysique », un type de spéculation qu’il présente d’ailleurs également comme un calcul. Il a été ainsi amené à développer, sous sa responsabilité personnelle, sans craindre de se confronter avec les doctrinaires officiels et patentés de l’école allemande, et en se bricolant une culture d’appoint29, une réflexion à caractère philosophique dont les résultats ont été consignés dans l’ouvrage qu’il a publié en 1843, De la création de l’ordre dans l’humanité ou Principes d’organisation politique30. Il a admis par la suite que ce livre particulièrement ambitieux31. une somme dont il attendait qu’elle le fasse reconnaître comme philosophe à part entière, et même comme le philosophe qui, en compagnie de Hegel, a définitivement « résolu le problème de la certitude », n’avait pas atteint sa cible32, et, de fait, il n’a pas eu le retentissement dont avait bénéficié le mémoire sur la propriété. L’idée de « dialectique sérielle » qui en constitue l’élément central, et qui a retenu l’intérêt de Marx33, s’y trouve effectivement noyée dans d’interminables développements, où la déclamation, sous ses formes les plus verbeuses, se substitue à l’argumentation, ce qui rend la lecture de cet ouvrage souvent fastidieuse. En dépit de ses défauts, qui sont incontestables, De la création de l’ordre témoigne néanmoins d’un effort en vue de penser la société dans son histoire, sur la base de références empruntées essentiellement à Kant, à Hegel, à Fourier et à Comte, dont Proudhon effectue l’improbable synthèse sous sa propre responsabilité ; en élargissant son cadre d’analyse, ce qui le conduit à élaborer une théorie générale de l’ordre, il tente de pousser l’analyse des antinomies sociales encore plus loin qu’il n’avait pu le faire tout d’abord dans son premier mémoire sur la propriété. C’est pourquoi la prise en compte de cet ouvrage est indispensable si l’on veut mieux comprendre ce qu’a été le hégélianisme de Proudhon, c’est-à-dire ce que Proudhon a fait avec Hegel, ce qu’il a fait de Hegel, ce qu’il a fait à Hegel.
25Dans De la création de l’ordre, Proudhon explique que, la société n’étant en fin de compte qu’un cas particulier de l’ordre, sa connaissance relève des mêmes principes que ceux qui s’appliquent à n’importe quel phénomène naturel : or le principe qui se retrouve à la base de toute forme de connaissance, c’est la série. L’ouvrage s’ouvre sur cette définition :
J’appelle ordre toute disposition sériée ou symétrique. L’ordre suppose nécessairement division, distinction, différence. Toute chose indivise, indistincte, non différenciée, ne peut être conçue comme ordonnée : ces notions s’excluent réciproquement34.
26L’ordre, dont l’incarnation sociale par excellence est la division du travail, c’est l’unité dans la diversité. La diversité pure consiste en la juxtaposition d’entités indépendantes les unes des autres : ordonner, c’est raccorder ces unités entre elles, donc rétablir entre elles une liaison, en faisant apparaître qu’elles sont les éléments d’une série où elles nouent des rapports de dépendance réciproque à travers lesquelles elle se prêtent à être connues. C’est donc une illusion de croire que des choses, quelles qu’elles soient, pourraient être connues dans leur nature propre appréhendée de façon isolée, en tant, pourrait-on dire, que « choses en soi », existant préalablement à leur mise en ordre. Connaître, c’est sérier ; penser, c’est classer, c’est-à-dire identifier des rapports, et rien d’autre. Sur ce point, la démarche de Proudhon recoupe manifestement celle de Comte35 :
Nous ne pouvons ni pénétrer les substances, ni saisir les causes : ce que nous percevons de la nature est toujours au fond loi ou rapport, rien de plus36.
Nous ne connaissons des êtres que leurs rapports37.
27Proudhon en conclut que la « métaphysique » n’est rien d’autre qu’une logique, c’est-à-dire une science des relations ayant renoncé à toute prétention ontologique qui ramène la connaissance à une saisie des substances et des causes. Cette science, qui est au fond un calcul, revient à expliquer de quelle manière, dans tous les domaines, l’unité se déploie à travers la diversité, l’une n’étant en fin de compte rien sans l’autre, et réciproquement.
28L’autre idée que Proudhon reprend à Comte est celle selon laquelle il n’y a pas de loi universelle gouvernant toutes les séries : Proudhon pratique, en métaphysique comme en sociologie, un anarchisme théorique qui nie la possibilité de rassembler les différentes manifestations de l’ordre dans le cadre d’une hiérarchie qui leur serait commune et qui constituerait l’ordre en soi. C’est pourquoi il n’y a pour lui de série qu’en perspective, relativement au point de vue auquel elle est établie, en l’absence d’un point de vue général qui permettrait de la recentrer dans le cadre d’un ordre global présentant un caractère absolu : si un tel ordre existe, et de quelque nom qu’on l’appelle, Dieu, monde ou esprit, il ne peut être connu, et son affirmation relève d’une hypothèse, ou, dirait-on dans le langage de Kant, d’une idée régulatrice de la raison ne pouvant en aucun cas prendre la forme d’une loi d’entendement. D’où cette conséquence :
Puisque chaque série renferme en elle-même son principe, sa loi, sa certitude, il s’ensuit que les séries sont indépendantes, et que la connaissance de l’une ne suppose ni ne renferme la connaissance de l’autre38.
Il n’y a point de science universelle parce qu’il n’y a pas d’objet universel39.
29Proudhon rejette donc l’idée de savoir absolu, et par là paraît se démarquer radicalement de Hegel. Par « dialectique », il entend la manière de distribuer formellement des éléments fournis par l’observation, sans que, apparemment, cette mise en forme les concerne dans leur nature intime. Il en résulte que la dialectique hégélienne, avec son organisation ternaire, n’est qu’un modèle particulier d’interprétation, qui ne peut prétendre à un caractère exclusif :
La nature, quand on l’embrasse dans son ensemble, se prête aussi bien à une classification quaternaire qu’à une classification ternaire ; elle se prêterait probablement à beaucoup d’autres si notre intuition était plus compréhensive ; par conséquence la création évolutive de Hegel se réduit à la description d’un point de vue choisi entre mille ; et, cette description fût-elle aussi rigoureuse et irréprochable que le système décimal, la certitude qu’elle aurait ne prouverait point sa réalité exclusive, de même que la certitude absolue de notre système de numération ne prouve pas qu’il soit le système exclusivement suivi par la nature [...]. Hegel, en un mot, s’était emprisonné dans une série particulière, et prétendait par elle expliquer la nature, aussi variée dans ses séries que dans ses éléments40.
30Le critère de validité d’un système de classification consiste dans sa capacité à « décrire un point de vue », c’est-à-dire à restituer l’organisation qui en découle avec un maximum de précision. Proudhon professe donc, comme Comte, un relativisme radical, selon lequel le déploiement des séries dialectiques ne requiert aucun fondement et relève en dernière instance de la convention.
31Faut-il en conclure que l’opération de sériation, ainsi définie, n’exerce aucune prise sur le réel et n’est qu’une projection artificielle de l’esprit sur les choses, qu’il arrange à sa convenance, sans qu’il soit permis d’accorder aux arrangements ainsi constitués une valeur définitive ? Or, paradoxalement, mais Proudhon est un grand amateur de paradoxes, c’est précisément en raison de sa plasticité que la dialectique sérielle, formelle au départ, s’élève à une dimension de réalité :
La théorie sérielle est l’art de composer et décomposer toute espèce d’idées (nombres, grandeurs, mouvements, actions, droits et devoirs), de telle sorte que l’esprit soit complètement assuré dans sa marche, et que la solution, lorsqu’elle pourra être obtenue, soit frappée d’infaillibilité et d’une absolue certitude41.
32Si la série constitue la condition pour que « l’esprit soit complètement assuré dans sa marche », c’est parce qu’elle est le moyen de repérer des transitions. Lorsqu’il a affaire à des éléments isolés, l’esprit est littéralement perdu, égaré, confronté à un chaos dans lequel il lui est impossible de se retrouver : la série, qui raccorde ces éléments en identifiant avec un maximum de précision tous les intermédiaires qui, s’interposant entre eux, les relient les uns aux autres, met fin à cette errance ; elle rétablit un ordre, réintroduit de l’unité dans la diversité, et par là donne à l’esprit l’assurance qu’il progresse dans le bon sens, autrement dit que la rationalité qu’il essaie d’introduire dans les choses présente une certaine valeur de réalité :
Découvrir une série, c’est apercevoir l’unité dans la multiplicité, la synthèse dans la division : ce n’est pas créer l’ordre en vertu d’une prédisposition ou préformation de l’entendement ; c’est se mettre en sa présence, et, par l’éveil de l’intelligence, en recevoir l’image42.
33Le relativisme ne doit donc pas dégénérer en subjectivisme : par une sorte d’harmonie préétablie, l’esprit qui projette sur les choses ses classifications rejoint la tendance à se mettre en ordre qui leur est propre, tendance dont il « reçoit l’image », ce qui convertit sa tentative en un reflet, si partiel et provisoire soit-il, de la réalité, en présence de laquelle il se met en la sériant. S’il n’y a pas d’ordre absolu, cela ne signifie pas, cependant, que le réel en tant que tel soit livré au chaos, ce qui serait le cas s’il se réduisait à la coexistence d’entités indépendantes, sur le modèle des atomes dont la dérive est livrée aux hasards du clinamen : l’ordre dont il ne dispose pas au titre d’une donnée dont la possession lui serait d’emblée assurée n’en existe pas moins en lui sous des formes virtuelles qu’il revient à la dialectique sérielle d’actualiser. C’est cette idée que le titre de l’ouvrage de Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, restitue sous une forme concentrée : il n’y a d’ordre qu’en création, en gestation, ce dont l’évolution sociale offre un témoignage43.
34À ce niveau, on peut donc parler d’une identité du réel et du rationnel, sous condition que cette identité ne soit pas substantiellement donnée au titre d’un acquis définitif, mais soit, sinon obtenue, du moins approchée au cours d’une évolution, de manière processive, à travers une succession de repérages dont chacun n’a qu’une valeur provisoire. C’est pourquoi on peut considérer que Proudhon redevient, du moins pour une part, hégélien, lorsqu’il revendique une conception de la dialectique qui, pour reprendre la formule de Marx qui a déjà été citée, « substitue aux idées considérées comme des entités le processus même de la pensée44 ». Sérier, penser un ordre, penser de l’ordre, c’est d’une certaine manière prendre part au mouvement par lequel les choses se mettent graduellement en ordre, en passant par toutes les formes transitionnelles qui en commandent le devenir et du même coup rendent possible de le comprendre. Le logicisme philosophique de Proudhon se trouve par là même en accord avec son réformisme, qui l’amène à écarter l’idée qu’on puisse passer brusquement d’une figure de l’état social à une autre, ce qui reviendrait à constituer ces figures comme des entités isolées, et non comme les étapes d’un processus à l’intérieur duquel elles sont regroupées sur la base de ce qui les distingue, conformément à la définition initiale de l’ordre. Il en résulte que, en même temps qu’elle satisfait l’esprit, qu’elle soustrait à son errance spontanée, la dialectique sérielle garantit la paix sociale, à laquelle elle offre un modèle d’accord :
Aujourd’hui encore, où tant de gens argumentent, où tout le monde juge, où personne ne s’entend, c’est la loi sérielle qui au milieu de tant d’opinions contradictoires formule ces arrêts de bon sens public qui seuls soutiennent la société, rallient les esprits, et empêchent que deux hommes qui se rencontrent sans s’être jamais vus ne s’égorgent45.
35La série, « reine de la pensée46 », est aussi la condition par excellence du vivre ensemble, qui concilie les points de vue opposés, ce qui suppose que soit effectuée la jonction entre les extrêmes. Comme l’avait vu Fourier, « ce bizarre génie » à l’égard duquel Proudhon, qui avait eu l’occasion de le fréquenter dans sa jeunesse47, entretient une relation ambivalente combinant admiration et rejet, la série est l’art de ménager des transitions, la science des « ambigus », dit Fourier dans son savoureux langage, démarche qui, tout en maintenant les oppositions, permet d’en gommer les effets néfastes : mettre des réalités en série, c’est dégager ce qui, en elles, est susceptible de faire lien, ce que traduit le fait que « le signe indicateur de la série est l’accolade48 », le symbole typographique qui se retrouve pratiquement à toutes les pages des écrits de Fourier. Penser par série, c’est du même coup se disposer à vivre en série, comme la division du travail en fournit l’exemple par excellence : la dialectique est une logique pratique, et pas seulement une construction théorique par définition en retrait par rapport à la réalité. Proudhon se dirige ainsi vers la conception d’une philosophie pratique, qui existe réellement en acte, et exprime la vie même de la réalité naturelle et sociale, au lieu de rester confinée dans le monde de la spéculation pure :
La série est la condition nécessaire de l’ordre, de la force, de la beauté, de la vie, de la pensée, de l’action : tout ce qui manque à cette condition est ruineux, inorganique, impuissant, non viable, faux49.
36La série n’est donc pas une organisation formelle plaquée sur des termes qui maintiendraient entre eux, dans le cadre imposé par cette organisation, des relations de pure extériorité ; mais, par sa dynamique propre, elle instaure entre les éléments qu’elle rassemble une cohésion on ne peut plus réelle. Elle fait ainsi apparaître qu’il n’y a de réalité qu’en mouvement – état au cours duquel se forme un tissu de relations imbriquées les unes dans les autres, à travers des rapports, des rapports de rapports, des rapports de rapports de rapports, et ainsi de suite à l’infini.
37Dans cette perspective, le négatif est ce qui se présente comme étant hors série, ce qui oblige à chercher une nouvelle série à laquelle il puisse être intégré, de manière à lui faire perdre son caractère d’anormalité : comme l’enseigne Fourier, la série détient un pouvoir d’assimilation qui repositive le négatif, sans toutefois passer par la négation de la négation. La méthode dialectique met en œuvre cette capacité absorbante de la série, qui en quelque sorte « digère » le négatif en le replaçant dans un cadre plus large où il réapparaît métamorphosé du fait d’être devenu l’élément d’une série. Cette thèse générale trouve sa parfaite illustration dans le progrès social, qui consiste en la création de nouvelles séries dans lesquelles les inégalités sont annihilées en étant peu à peu compensées : du moment où le gardien de chèvres et Homère qu’il nourrit de son lait sont incorporés à la force collective qui doit son existence à la division du travail, ils apparaissent comme participant à égalité à cette instance collective en dehors de laquelle leurs activités deviendraient purement et simplement impraticables. Si deux séries se limitent entre elles, il est toujours possible de chercher les transitions qui permettent de les faire rentrer dans une série plus complète : la socialisation n’est rien d’autre que cette dynamique ouverte, au point de vue de laquelle aucune opposition ne présente un caractère insurmontable.
38Parvenu à ce point de sa démonstration, Proudhon en applique les conséquences à sa propre démarche. Face aux grands philosophes de l’école allemande dont il s’est pour une part inspiré, il a conscience d’être dans une posture analogue à celle du gardien de chèvres face à Homère : son exposition de la loi sérielle – il s’en rend parfaitement compte – peut être accusée d’impréparation, de naïveté, et condamnée comme immature, accusation que ne manqueront pas de lui porter les grands docteurs en philosophie50. Mais cela ne doit pas l’empêcher, lui que son anarchisme amène à rejeter tout principe d’autorité, de philosopher à sa manière, si fruste soit-elle, comme peut l’être celle d’un philosophe du dimanche, en vue d’apporter sa contribution à une meilleure compréhension de l’ordre du monde et de la société :
Comme tout le monde aujourd’hui, j’ai bien plutôt la routine ou si l’on veut l’instinct de la série que je n’en possède les secrets. Mais engagé par mes précédents mémoires, et contraint en quelque sorte par l’impatience des personnes qui m’ont fait l’honneur de les lire, je devais, avant de poursuivre mon œuvre de socialiste, faire connaître, qu’on me pardonne l’expression, ma philosophie. Que ceux-là maintenant dont le savoir dans les mille spécialités de la connaissance surpasse de si haut ma médiocrité donnent l’accroissement à ce germe, conçu d’une vue générale et superficielle des choses. Ce qui me reviendra dans cette vaste entreprise de rénovation intellectuelle (et puissé-je n’être point déçu dans mon humble espérance !) sera d’avoir saisi le caractère spécifique du génie et de la forme de toute pensée créatrice, moi que la nature dota seulement d’une mobile curiosité, et qui fus par la fortune déshérité de science51.
39La philosophie ne doit pas rester la propriété exclusive des philosophes qui s’en partagent entre eux les dépouilles, mais une entreprise collective dont nul n’est a priori exclu. Si, au point de vue de spécialistes patentés, la « philosophie » de Proudhon n’est guère digne d’être prise au sérieux, il ne faut pas en conclure que son entreprise soit inutile, privée de sens, c’est-à-dire ne présente aucune valeur innovante. Fort de cette conviction, qui est dans le droit fil de l’égalitarisme qui inspire à toutes ses démarches, Proudhon n’hésite pas à mettre en circulation son étrange traité de philosophie, que son caractère atypique rend effectivement original, sinon parfaitement convaincant : il faut le reconnaître, l’espérance formulée par Proudhon a été déçue, et son grand ouvrage philosophique, De la création de l’ordre dans l’humanité, à la différence de son précédent mémoire sur la propriété, n’a pas intéressé grand monde sur le moment, et a complètement perdu aujourd’hui le statut d’une référence théorique significative, et a pratiquement cessé d’être lu ; le « germe » qu’il avait semé a dépéri, apparemment sans appel. Pourtant, en dépit de ses faiblesses et de ses incohérences manifestes, il représente une tentative de réflexion du fait social, qui tend à réinscrire celui-ci dans une perspective plus large, que Proudhon a caractérisée en se servant de la référence à une « dialectique », tentative qui n’est pas tout à fait dénuée de sens.
SYSTÈME DES CONTRADICTIONS ÉCONOMIQUES OU PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE
40L’échec relatif de son essai d’investir le terrain de la philosophie a amené Proudhon à revenir à celui de l’économie dont il s’était imprudemment éloigné : ce qu’il a fait en composant son Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère paru en 184652. Pourtant, dans ce nouvel ouvrage où il reprend à nouveaux frais sa tentative de critique de l’économie politique, il n’a pas fait complètement l’impasse sur les résultats obtenus sur le plan de l’investigation philosophique53. En effet, c’est l’idée directrice du livre, ce qui aurait manqué aux économistes pour comprendre comment fonctionne la société, c’est précisément une orientation philosophique conséquente et assumée comme telle dans sa globalité. Proudhon propose, en vue de remédier à cette insuffisance, une reconstruction théorique de la réalité économico-sociale à l’aide de catégories empruntées à ce qu’il continue à appeler la « métaphysique54 ». Il reste donc fidèle à l’idée d’une philosophie orientée vers des problèmes qui concernent directement la pratique, donc directement en prise avec le mouvement de transformation de la réalité, idée qu’il avait introduite dans De la création de l’ordre et dont il amplifie la portée :
La science économique est pour moi la forme objective et la réalisation de la métaphysique ; c’est la métaphysique en action, la métaphysique projetée sur le plan fuyant de la durée ; et quiconque s’occupe des lois du travail et de l’échange est vraiment et spécialement métaphysicien55.
41Cette « métaphysique en action », « projetée sur le plan fuyant de la durée », n’est autre qu’une philosophie de l’histoire qui présente l’ordre en gestation, à travers une succession de formes dont elle reconstitue la loi en mettant ces formes en série, ce qui fait apparaître entre elles, au-delà de ce qui les différencie, une continuité.
42Cette reconstruction métaphysique de la réalité sociale donne lieu à une espèce de théodicée, présentée au titre d’une hypothèse rationnelle à laquelle est consacré le prologue de l’ouvrage où est avancée, dans des termes il faut le dire assez fumeux, l’« idée de Dieu », le terme « idée » étant à prendre ici au sens des idées régulatrices qui donnent son contenu à la dialectique kantienne de la raison. Proudhon déclare donc d’entrée de jeu, en vue de donner un maximum d’envergure à son propos : « J’ai besoin de l’hypothèse de Dieu pour fonder l’autorité de la science sociale56. »
43L’idée de Dieu ne dispose pas d’une certitude absolue, c’est pourquoi elle ne peut prétendre à un autre statut que celui d’hypothèse, ce qui n’empêche qu’elle s’impose spontanément à la pensée humaine comme étant issue de la force collective de la société, ce qui lui confère une sorte de nécessité :
Si je suis à travers ses transformations successives l’idée de Dieu, je trouve que cette idée est avant tout sociale ; j’entends pas là qu’elle est bien plus un acte de foi de la pensée collective qu’une conception individuelle57.
44C’est donc la société qui accrédite cette hypothèse en vue à la fois d’assurer sa propre cohésion et de garantir la connaissance de son ordre propre, à travers la succession d’approches, d’esquisses ou de figures qui constitue son histoire. L’hypothèse de Dieu restitue à cette succession une finalité ; elle la fait apparaître comme un itinéraire continu qui, à défaut d’aboutir à un terme définitif58, conduit dans une certaine direction, en progressant, selon Proudhon, vers plus de justice et d’égalité.
45Si cette hypothèse est indispensable, c’est parce qu’il y a un problème dont la résolution demeure suspendue. La référence aux « contradictions économiques » permet de cibler ce problème, qui consiste dans le fait que la société ne peut aller dans le sens du progrès qu’en se confrontant à des antinomies et en se donnant le moyen de les surmonter, au cours d’une histoire qui se présente alors sur le modèle d’un processus dialectique. Le recours à la métaphysique permet de faire le « système » de ces contradictions, donc de ramener leur énumération successive à une filiation ou à une genèse, en montrant comment elles sortent les unes des autres, au fil d’une évolution graduelle dont chaque étape résulte de la précédente et prépare la suivante. Se retrouve ici, sous une forme très générale, le schéma de la philosophie hégélienne de l’histoire, dont on peut dire qu’elle aussi représente un effort en vue de systématiser des contradictions, en les réintégrant dans le cadre d’une dynamique d’ensemble où leur contestation réciproque se révèle en fin de compte productive, créatrice, dans la mesure où elle stimule une progression qui, sans ces contradictions, ne pourrait avoir lieu. Une telle histoire porte la marque du négatif, mais la remise en perspective effectuée hypothétiquement grâce à la théodicée opère la conversion systématique de cette négativité, dont elle fait l’élément moteur de la dynamique sociale, c’est-à-dire de la marche vers la justice et vers l’égalité qui donne à cette histoire son orientation d’ensemble.
46Selon Proudhon, l’erreur fondamentale des économistes est due au fait qu’ils sont passés à côté de cette dialectique et n’ont pas vu le « système des contradictions », qui donne son matériau effectif à leur étude : ils ont ignoré les contradictions de la réalité économique et le système de ces contradictions parce qu’ils se sont enfermés dans le cadre de l’étape actuelle de l’évolution historique, étape qu’ils ont considérée comme intangible et dont ils ont éternisé les caractères ; il ne faut pas s’étonner en conséquence que leur discours se soit enlisé dans des contradictions, celles-là même qui minent la réalité dont il prétend rendre compte, contradictions dont les enjeux véritables lui ont échappé, ce qui l’a détourné d’en chercher la résolution – une résolution que seul le recours à la métaphysique permet d’atteindre. L’erreur méthodologique par excellence consiste à isoler et à chercher à traiter pour eux-mêmes les éléments d’une série, alors qu’ils ne peuvent s’expliquer qu’en fonction de la progression d’ensemble à laquelle ils appartiennent59. C’est parce qu’ils se sont mépris sur ce plan que les économistes sont restés aveugles à la « question sociale » dont la signification historique a dû fatalement leur échapper, sans même qu’ils s’en rendent compte, ce qui aggrave leur cas.
47Proudhon est tellement convaincu de l’importance de la spéculation métaphysique pour la résolution des problèmes de l’économie, une résolution qui devient impossible si on ne fait pas intervenir l’hypothèse de la théodicée, que, en plein milieu du livre, interrompant la succession des figures prises par l’ordre collectif, il consacre tout un chapitre, le chapitre 8 intitulé « De la responsabilité de l’homme et de Dieu, sous la loi de contradiction, ou solution du problème de la Providence », à cette réflexion qui transporte son raisonnement à un autre niveau. C’est dans ce chapitre qu’apparaît la formule « Dieu, c’est le mal60 » qui, selon une logique paradoxale typique de la manière de raisonner propre à Proudhon, associe l’hypothèse de Dieu à une profession de foi athéiste, ou plutôt, faudrait-il dire, antithéiste :
Dieu, s’il existe, est essentiellement hostile à notre nature, et nous ne relevons aucunement de son autorité. Nous arrivons à la science malgré lui, à la société malgré lui : chacun de nos progrès est une victoire dans laquelle nous écrasons la Divinité [...]. Car Dieu, c’est sottise et lâcheté ; Dieu, c’est hypocrisie et mensonge ; Dieu, c’est tyrannie et misère ; Dieu, c’est le mal. Tant que l’humanité s’incarnera devant un autel, l’humanité, esclave des rois et des prêtres, sera réprouvée ; tant qu’un homme, au nom de Dieu, recevra le serment d’un autre homme, la société sera fondée sur le parjure ; la paix et l’amour seront bannis d’entre les mortels. Dieu retire-toi ! car dès aujourd’hui, guéri de la crainte et devenu sage, je jure, la main étendue vers le ciel, que tu n’es que le bourreau de ma raison, le spectre de ma conscience61.
48Ces fortes paroles, dont la résonance est prométhéenne, éclairent l’hypothèse théologique d’une lumière inattendue : s’il faut avancer l’idée de Dieu, ne serait-ce qu’au titre d’une hypothèse, ce n’est pas pour y adhérer dans l’enthousiasme, mais pour la contrer, dans un esprit de résistance qu’elle permet de stimuler. Dieu, en effet, c’est l’expression concentrée du pouvoir et de l’autorité, et de tous les abus susceptibles d’être commis en leur nom. L’anarchisme de Proudhon ne peut s’accommoder de la soumission à une telle représentation dominante ; et s’il a besoin d’elle, au titre d’une hypothèse, c’est uniquement pour en faire la cible qui donne à sa lutte son point de fixation symbolique. Lorsque Proudhon écrit que l’idée de Dieu n’est que « le spectre de ma conscience », c’est-à-dire en fin de compte une illusion, il semble se rapprocher de Feuerbach62 : Dieu n’a de réalité que pour moi, donc en perspective, ce qui exclut que son existence puisse être affirmée de manière apodictique ; comme la propriété, il est le résultat d’une spoliation, qui appelle une restitution. Toutefois, ce rapprochement avec Feuerbach demande à être nuancé, du moins sur ce point : d’une part, le concept d’aliénation est absent du propos de Proudhon, ou n’y figure à la rigueur qu’en pointillé ; d’autre part, Proudhon se déclare adversaire irréductible de l’humanisme dans lequel il voit, avec une certaine lucidité, une résurgence, sous un habillement différent, de l’idée religieuse63. Il récuse en conséquence la thèse selon laquelle l’idée de Dieu ne serait rien d’autre qu’une image en miroir de moi-même, ce qui revient à lui attribuer le statut d’une représentation se rapportant à un objet existant, même si elle se trompe sur la nature de cet objet : le seul miroir dans lequel l’homme puisse se reconnaître, c’est la société dans laquelle il s’investit non seulement en pensée mais en acte, sous une forme non pas représentationnelle ou théorique mais pratique, ce dont témoigne son engagement dans les contradictions économiques. C’est la raison pour laquelle l’hypothèse théologique ne présente d’intérêt que si elle est avancée « sous la loi de contradiction », comme le souligne le titre du chapitre 8 du Système des contradictions économiques : elle fait ressortir le fait que la progression humaine n’est envisageable que par le biais de figures antinomiques, hantées par des contradictions internes, donc suppose l’intervention d’une négativité qui constitue l’aiguillon de son mouvement.
49L’expression « philosophie de la misère » dont Proudhon s’est servi pour sous-titrer son ouvrage prend alors tout son sens : ce que la philosophie enseigne à l’économie, c’est que, pour que l’humanité progresse dans le sens de la justice et de l’égalité, il faut qu’elle passe par toutes les formes de malheur et de souffrance, donc de « misère », que constituent les étapes successives de son histoire. Une fois replacés dans le cadre global du « système » où ils prennent place en se succédant, ces états négatifs ou contradictions économiques trouvent leur justification : ils sont les stations du chemin de croix qui conduit vers un monde meilleur. Sur ce point précis, Proudhon est donc, sans réserve apparemment, « hégélien », dans la mesure où il se réapproprie la conception d’un travail du négatif, opérant à l’intérieur d’un processus qui n’avance que par son mauvais côté, ce dont l’idée répulsive de Dieu fournit l’illustration exemplaire64. La formule « Dieu, c’est le mal » signifie donc : Dieu, c’est l’expression symbolique de la négativité dont l’idée est indispensable pour que soit percé le mystère de « la création de l’ordre », un ordre qui n’existe qu’en gestation, ce qui nécessite, pour qu’il soit compris, que sa réalité soit profilée à travers une succession de formes ou de figures qui entretiennent les unes par rapport aux autres des rapports faisant intervenir la négation. La lutte prométhéenne que l’homme doit mener contre Dieu représente l’effort de contrer cette négativité, en vue de la retourner en quelque chose de positif.
50Le Système des contradictions économiques consiste donc pour l’essentiel en un recensement raisonné de ces figures, toutes contradictoires, qui, comme l’enseigne la métaphysique, jalonnent le progrès humain, à savoir : la division du travail (chap. 3), le machinisme (chap. 4), la concurrence (chap. 5), le monopole (chap. 6), la police ou l’impôt (chap. 7), la balance du commerce (chap. 9), le crédit (chap. 10), la propriété (chap. 11), la communauté (chap. 12) et pour finir, la population (chap. 13). Ces dix moments du processus de constitution de l’ordre, dont chacun met en valeur l’un des grands thèmes traités par l’économie politique, sont appelés par Proudhon des « époques65 » : leur succession est ainsi replacée dans le cadre d’une histoire où, à chaque fois, dans chacune de ces étapes, l’humanité s’engage tout entière dans son effort en vue de « faire société », ce qui nécessite de sa part tout un travail, ardu, dangereux, source de bien des « misères » par lesquelles la question sociale se trouve relancée sous des formes nouvelles, à la recherche d’une résolution qui se trouve sans cesse différée.
51Le paradoxe, qui n’a pas échappé à Marx66, est que cette « histoire », qui prétend restituer une progression en acte, avançant par sa dynamique interne, est une reconstruction théorique, qui opère sur des abstractions et non sur des faits d’observation :
Nous ne faisons point une histoire selon l’ordre des temps, mais selon la succession des idées. Les phases ou catégories économiques sont dans leur manifestation tantôt contemporaines, tantôt interverties [...]. Les théories économiques n’en ont pas moins leur succession logique et leur série dans l’entendement : c’est cet ordre que nous nous sommes flatté de découvrir67.
52L’histoire empirique recense des faits qui appartiennent au plan de la « manifestation », où leur contenu est entaché d’équivocité et d’arbitraire. Il revient à l’histoire philosophique de mettre en évidence la logique profonde sous-jacente à ce processus de manifestation, de manière à lier entre eux ces faits que l’expérience fait apparaître isolément, donc dans des conditions qui font obstacle à leur compréhension ordonnée68. Or, si les faits ainsi replacés en perspective se lient les uns aux autres, ce n’est pas en additionnant leurs apports, mais en jouant sur des antinomies qui stimulent la dynamique de leur relance, une dynamique qui, telle qu’elle apparaît à la lumière de la métaphysique, tire son impulsion, non de ses acquis, mais de ses insuffisances, donc de ses défauts :
L’antinomie est l’avant-coureur de la vérité à qui elle fournit pour ainsi dire la matière ; mais elle n’est point la vérité et, considérée en elle-même, elle est la cause efficiente du désordre, la forme propre du mensonge et du mal69.
53Ce que la métaphysique enseigne, et est seule à pouvoir enseigner, c’est comment l’ordre sort du désordre dont il a besoin pour se créer, au cours d’une genèse qui construit en détruisant, qui fait le bien en faisant le mal, dans le cadre d’une théodicée dont le négatif constitue le principe.
54Au point de vue de Marx, Proudhon serait donc, davantage que « quasi hégélien », c’est-à-dire en défaut par rapport à l’esprit véritable du hégélianisme, beaucoup trop hégélien, en étant enclin à considérer que les idées, telles qu’elle se présentent à l’esprit, ont non seulement vocation à dire la vérité des choses, mais les dirigent effectivement, parce qu’elles sont directement partie prenante du mouvement par lequel ces choses se font, se produisent en réalité. Proudhon affirme en propres termes :
Pour nous, les faits ne sont point matière, car nous ne savons pas ce que veut dire ce mot matière, mais manifestations visibles d’idées invisibles. À ce titre, les faits ne prouvent que selon l’idée qu’ils représentent70.
55Ce qui suscite cette réaction de la part de Marx :
Nous voici en pleine Allemagne ! Nous allons avoir à parler métaphysique, tout en parlant économie politique71.
56Lorsque Marx fait cette constatation, qu’il énonce sur un ton de dérision, il estime avoir, pour sa part, réglé définitivement ses comptes avec le hégélianisme et tous ses avatars métaphysiques, ce qui, à ses yeux, est la condition pour que les problèmes de l’économie politique soient abordés « scientifiquement », sans qu’on les fasse interférer avec des spéculations d’ordre philosophique qui en dénaturent le contenu en le dématérialisant : il faut donc bien comprendre que, lorsqu’il critique Proudhon, il est en tout premier lieu en discussion avec lui-même, étant engagé dans un difficile processus de liquidation de l’idéalisme philosophique qu’il lui faut mener à son terme pour parvenir à expliquer, au sens propre du terme, la réalité sociale de son temps, ce qui est la condition pour pouvoir agir sur elle efficacement ; c’est la raison pour laquelle il s’en prend à Proudhon avec une telle véhémence, qui l’amène momentanément à sous-estimer les aspects positifs de sa démarche72.
57En présentant les grandes catégories de l’économie politique (le machinisme, le monopole, la concurrence, etc.) comme les « époques » d’une histoire idéale dont il est le premier à reconnaître le caractère purement spéculatif, Proudhon se trouve mimer, sans le savoir car il n’avait sans doute aucune connaissance précise du contenu de cet ouvrage, le type d’exposition adopté par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, où est retracée la trajectoire suivie par la conscience, chassée de figure en figure au fur et à mesure qu’elle reconnaît que chacune est minée par une contradiction interne qui la rend intenable, ce qui donne à cette trajectoire l’allure d’une véritable fuite en avant. Dans le livre de Hegel, la conscience se lance à chaque étape de son parcours dans une nouvelle expérience, animée par l’espoir de trouver, dans les limites propres à celle-ci, une solution au problème qui la taraude, à savoir parvenir à se réconcilier avec elle-même ; mais, à chaque fois, cet espoir est déçu, ce qui l’oblige à se relancer dans une direction différente, en reprenant son entreprise au départ, enrichie de l’enseignement déceptif que lui ont apporté ses échecs. De même, Proudhon interprète chacune des grandes catégories de l’économie politique comme une tentative, un essai, une esquisse, qui, à terme, finit par avorter, ce qui amène à repenser la question sociale à nouveaux frais, en tenant compte des acquis apportés par l’étape antérieure : or ces acquis, qui ne sont pas positifs mais négatifs, ne s’ajoutent pas les uns aux autres suivant le fil d’une progression linéaire ; mais ils consistent en une « relève » du problème qui s’apparente à une sorte d’Aufhebung, au sens hégélien73.
58Proudhon est ainsi conduit à réutiliser le schéma ternaire qu’il avait déjà employé tout à la fin du mémoire sur la propriété en en rapportant expressément l’invention à Hegel74 :
La résolution de deux idées antithétiques en une troisième d’ordre supérieur est ce que l’école nomme synthèse. Elle seule donne l’idée positive et complète, laquelle s’obtient par l’affirmation ou négation successive – car cela revient au même –, de deux concepts en opposition diamétrale. D’où l’on déduit ce corollaire d’une importance capitale en application aussi bien qu’en théorie : toutes les fois que dans la sphère de la morale, de l’histoire, ou de l’économie politique, l’analyse a constaté l’antinomie d’une idée, on peut affirmer a priori que cette antinomie cache une idée plus élevée, qui tôt ou tard fera son apparition75.
59Loin d’être un obstacle au progrès, l’antinomie constitue donc l’annonce, la promesse, du passage à une nouvelle étape, située à un niveau plus élevé que la précédente. Lorsqu’il présente cette affirmation comme valant « aussi bien en application qu’en théorie », Proudhon sous-entend que le processus réel de l’histoire obéit à une logique immanente qui permet d’en déduire les étapes les unes des autres et donc d’anticiper sur son cours effectif. En conséquence, la résolution des questions économiques relève d’un calcul rationnel, d’où elle tire sa nécessité : l’économisme radical professé par Proudhon, qui l’amène à relativiser l’importance des interventions politiques pour rendre compte de la manière dont l’histoire « avance », est dans son fond un logicisme, dont le modèle lui est fourni par la rationalité hégélienne, dans le sens de laquelle, à ce point de vue, il abonde sans réserve.
60La propriété, par exemple, est une antinomie sociale, ce qu’exprime de façon concentrée la formule « La propriété, c’est le vol ». Mais cette antinomie, loin de constituer un accident de l’histoire, y joue un rôle décisif, dans la mesure où elle prépare le passage à une idée supérieure, ce qui conduit à la réhabiliter dans le cadre plus large offert par la théodicée rationnelle :
Qu’on ne s’effraye pas : je n’ai nul dessein de fulminer une irritante philippique à la propriété ; j’y pense d’autant moins que, selon moi, l’humanité ne se trompe jamais ; qu’en se constituant d’abord sur le droit de propriété, elle n’a fait que poser un des principes de son organisation future ; et que, la prépondérance de la propriété une fois abattue, ce qui reste à faire est de ramener à l’unité cette fameuse antithèse76.
61Sans doute la propriété est-elle un abus, ce qui la rend intolérable ; mais cet abus se révèle paradoxalement utile, dans la mesure où, précisément parce qu’il n’est pas tenable, il prépare sa propre relève dans une figure sociale nouvelle où ses aspects négatifs devront être surmontés. De même, Dieu, c’est le mal, ce qui soulève une indignation légitime : mais ceci n’empêche que l’humanité ait besoin de cette hypothèse d’un souverain créateur particulièrement malintentionné à son égard, en vue de s’opposer à lui, et par là même de se surpasser pour conquérir par ses propres forces son émancipation. « L’humanité ne se trompe jamais77 », sous-entendu dans le meilleur des mondes possibles (n’étant pas envisageable qu’il ait pu y en avoir un autre). Hegel déclarerait plutôt que « l’Esprit ne se trompe jamais », et il assignerait pour but final à sa marche vers l’avant la conscience de soi et non l’organisation du travail, qui n’est finalement qu’une création de l’Esprit objectif, c’est-à-dire de l’Esprit qui s’est créé un monde en extériorité ; la théodicée se présente avec lui sous la forme d’une noodicée et non sous celle d’une anthropodicée, comme c’est le cas chez Proudhon : mais, à cette différence près, dont, sans doute, les conséquences sont loin d’être négligeables, l’idée est formellement la même ; elle pourrait aussi être rapprochée de celle que formulait le jeune Marx lorsqu’il était encore hégélien, selon laquelle l’humanité ne se pose que des questions qu’elle peut résoudre78.
62On revient donc à la thèse selon laquelle le destin de l’humanité se trouve impulsé par une nécessité interne dont le principe est négatif : il semble que cette thèse soit dans son fond hégélienne. L’objectif assigné à la science de l’économie est de révéler cette nécessité, ce à quoi elle parvient en prenant pour matériau de son étude des contradictions – contradictions idéelles à la lumière desquelles elle explique les oppositions réelles :
La contradiction ou l’antagonisme des idées apparaît comme le point de départ de toute la science économique, et l’on peut dire d’elle, en parodiant le mot de Tertullien sur l’Evangile, credo quia absurdum : il y a dans l’économie des sociétés vérité latente dès qu’il y a contradiction apparente, credo quia contrarium79.
63L’humanité ne se trompe jamais : lorsqu’elle semble au premier abord être en contradiction avec elle-même, elle n’en est pas moins sur le bon chemin80, comme l’en persuade le credo dialectique qui opère la conversion de l’erreur en vérité et présente la misère comme une étape cruelle mais indispensable sur le chemin qui conduit vers le bonheur. Ce credo débouche sur un optimisme à la fois théorique et pratique :
Si donc je démontre que l’économie politique, avec toutes ses hypothèses contradictoires et ses conclusions équivoques, n’est rien qu’une organisation des privilèges et de la misère, j’aurai prouvé par cela même qu’elle contient implicitement la promesse d’une organisation du travail et de l’égalité, puisque, comme on l’a dit, toute contradiction systématique est l’annonce d’une composition ; bien plus, j’aurai posé les bases de cette composition. Donc, enfin, exposer le système des contradictions économiques, c’est jeter les fondements de l’association universelle ; dire comment les produits de l’œuvre collective sont sortis de la société, c’est expliquer comment il sera possible de les y faire rentrer ; montrer la genèse des problèmes de production et de répartition, c’est en préparer la solution. Toutes ces propositions sont identiques et d’une égale évidence81.
64Ces affirmations, et l’évidence dont elles se réclament bruyamment, relèvent de ce qu’on peut appeler un ultra-hégélianisme, un hégélianisme impénitent, dans lequel Hegel lui-même aurait peine à se reconnaître : ramener sa tentative de rationaliser le réel à l’affirmation d’un credo, n’est-ce pas dénaturer sa pensée sous prétexte de la radicaliser ?
65On peut en effet se demander si, dans la perspective ouverte par le credo dialectique tel que Proudhon le formule, cela a encore un sens de parler d’un travail du négatif. Dans une telle perspective, qui est empreinte – la chose est indéniable – de mysticité, le négatif n’a pas besoin de travailler, au sens propre du terme, pour opérer sa conversion, au sens religieux du terme, en quelque chose de positif. Si on peut dire, le travail est déjà fait ; il ne reste qu’à en révéler les résultats ; positif et négatif, vérité et erreur, sont la même chose, présentée comme à l’endroit et à l’envers :
C’est une conséquence du développement des contradictions économiques que l’ordre de la société se montre d’abord comme à revers ; que ce qui doit être placé en haut soit placé en bas ; que ce qui doit être en relief paraisse taillé en creux, et ce qui doit recevoir la lumière soit rejeté dans l’ombre82.
66La solution se trouve dans le problème, où, pour qui sait la lire, c’est-à-dire le philosophe en personne, elle se donne en transparence. Une notation des Carnets de Proudhon, qui date de juillet-août 1845, donc de la période où il composait le Système des contradictions économiques, expose cette idée d’une manière tout à fait frappante :
La démonstration des antinomies sociales, ou critique de l’économie politique, est toute l’organisation. Comme une étoffe vue à revers laisse voir tout le dessin et la couleur, mais obscurément, et comme par un reflet : ainsi l’exposé des contradictions montre l’ensemble organique de la société, mais comme une ombre, un reflet, qui n’est pas encore la vérité pure et positive. Pour obtenir cette vérité, il faut retourner l’étoffe, convertir les idées sur elles-mêmes : alors apparaîtront la Loi synthétique, la vie et l’accord. De même que les contradictions économiques sont les battements constitutifs de la valeur, principe dominant ; de même, dans l’ordre absolu, elles sont encore les pulsions organiques du travail. L’économie politique, par cela même qu’elle organise la misère, est déjà organisation du travail : elle a une valeur positive, malgré ses antinomies, et précisément par l’ensemble systématique de ses antinomies, et toute théorie qui la nie est inintelligente, absurde83.
67En retravaillant la comparaison avancée dans cette page, on pourrait dire que le négatif tel qu’il joue sur le plan de la réalité économique, c’est-à-dire la misère, l’exploitation, la servitude, que Proudhon dénonce avec des mots très durs, sans chercher aucunement à en minimiser les insupportables manifestations, a un statut identique à celui du négatif d’une image photographique qui comporte la même structure, la même organisation que celle que donne à voir la forme révélée de cette image, mais avec des valeurs inversées. Dans le laboratoire du philosophe, est effectuée l’opération de sens inverse, c’est-à-dire l’inversion de l’inversion qui permet de rétablir l’original sous sa figure authentique, directement reconnaissable, alors que son négatif n’en fournissait qu’un reflet déformé, une « ombre », qu’il suffit de porter à la lumière pour découvrir qu’elle était déjà en elle-même porteuse de la vérité de l’image. On est amené logiquement à en conclure que l’organisation du travail n’est pas à instituer par les voies de la politique, qui sont celles propres à une création artificielle, mais est à déchiffrer, car, de fait, elle est déjà là toute constituée, quoique ce soit sous les formes brouillées, non immédiatement lisibles, de l’organisation de la misère, des formes dont la saisie nécessite un effort d’interprétation pour lequel les catégories de la métaphysique sont indispensables : comme la remarque en a déjà été faite, les positions philosophiques de Proudhon sont associées à son réformisme social, lui-même conséquence de son économisme radical, qui exclut la possibilité d’infléchir le cours de l’histoire par des décisions extérieures à son ordre. Logicisme, économisme, réformisme : ces appellations, qui peuvent servir pour qualifier la démarche de Proudhon, du moins à cette étape de sa carrière, sont équivalentes ; elles traduisent dans des registres différents la même attitude qui engage solidairement la pensée et l’action.
68Ceci soulève à nouveau la question du feuerbachisme de Proudhon. Si positif et négatif sont dans un rapport de réciprocité, comme la métaphore du retournement ou du renversement en fournit l’illustration, c’est que la question sociale se joue d’abord sur le plan de la représentation, où misère et richesse, servitude et liberté, se présentent comme les versions à la fois alternatives et complémentaires d’une même réalité qui, dans son fond, est la même, ce qui, une fois compris, évacue d’emblée le désir de la changer, ou plus exactement d’en accélérer ou d’en dévier le changement, dont le cours est de toute façon inéluctable. Dans le déroulement d’un processus profilé de cette façon, les moments négatifs ne sont tels qu’en apparence : ils sont des masques ou des images déformées, tronquées, de la réalité positive dont, en dépit de leur caractère mutilé, ils sont des manifestations, dans la mesure où ils participent à plein titre à la dynamique de sa manifestation.
69C’est ainsi par exemple que l’impôt, qui constitue la cinquième « époque » de l’histoire telle qu’elle est repensée sur les bases fournies par la philosophie, est, tout injuste qu’il soit84, une étape nécessaire sur la voie du progrès :
Le pauvre paysan paye plus que le riche parce que la Providence, à qui la misère est odieuse comme le vice, a disposé les choses de telle façon que le misérable dût être toujours le plus pressuré. L’iniquité de l’impôt est le fléau céleste qui nous chasse vers l’égalité85.
70On peut voir là une application directe du principe de raison suffisante, qui enseigne que l’inégalité n’est au fond que de l’égalité différée, donc pas encore réalisée, et néanmoins présente déjà en germe à travers la figure qui, manifestement, en constitue la négation, tout négatif n’étant en dernière instance que du positif en puissance : plus ça va mal, plus ça va bien, telle est la consolante maxime du credo dialectique, d’où se dégage une leçon de patience. La philosophie incite à voir plus loin et à projeter sur le long terme le déroulement du processus par lequel le négatif, même sous ses aspects les plus défavorables à première vue, « chasse » dans le sens du progrès qui, de toute façon, ne pourrait s’accomplir en son absence : et du même coup elle prévient la tentation d’anticiper, par des initiatives intempestives, sur le cours de cette évolution qu’il faut laisser se dérouler suivant sa propre logique immanente, qui est celle selon laquelle les catégories économiques se déduisent les unes des autres, se forment les unes à partir des autres, comme si elles sortaient les unes des autres :
Pour vaincre la nécessité, il n’y a que la nécessité même, raison dernière de la nature, pure essence de la matière et de l’esprit86.
71C’est ce qui explique la position réservée qu’adoptera au moment du déclenchement des événements de 1848 le philosophe Proudhon, qui, pour des raisons de fond, ne croit pas à l’utilité des révolutions, dans lesquelles il voit un frein au progrès87.
72La formule « Dieu, c’est le mal » se charge du même coup d’un supplément de signification. Si les hommes font le mal, c’est par ignorance et par inadvertance : mais ils ne peuvent vouloir le mal pour lui-même, au titre d’un dessein assumé comme tel. C’est pourquoi l’initiative du mal en tant que tel doit être reportée sur une instance indépendante de la volonté humaine, seule apte à en décider ainsi. Mais l’existence de cette instance relève d’une pure hypothèse, ce qui la renvoie dans l’ordre de la fiction : Dieu n’existe pas au sens propre du terme ; il n’a d’autre réalité que celle de ce qu’on pourrait appeler – avec Proudhon on n’en est jamais à un paradoxe près – un bourreau expiatoire auquel est transférée imaginairement la responsabilité de toutes les actions des forces négatives qui ont pour effet la misère humaine. Or, si la cause du mal est imaginaire, c’est que le mal lui-même est imaginaire, en ce sens qu’il correspond à une représentation abstraite, inadéquate, à laquelle il est impossible de rattacher une quelconque réalité consistante. À ce point de vue, Proudhon serait, davantage encore qu’hégélien, spinoziste, au titre d’un spinozisme qui professerait, non que omnis determinatio estnegatio, ce qui revient à inscrire à même le réel la nécessité de la négation, mais que omnis negatio est determinatio, c’est-à-dire que toute négation, ou ce qui se présente comme tel, n’est qu’une limite, c’est-à-dire en fin de compte une vue écourtée des choses, et non une instance autonome disposant d’une existence propre. « Dieu, c’est le mal » voudrait donc dire : le mal n’est rien, pour autant que Dieu n’est lui-même rien d’autre que l’hypothèse dont l’esprit humain a besoin pour focaliser et cristalliser sur elle l’intervention des forces négatives et des nuisances que celles-ci font subir à l’humanité au cours de son histoire, qui est un progrès indéfiniment différé, ce qui n’empêche pas sa marche inexorable d’aller sans cesse de l’avant.
73Si le négatif n’est rien de réel, du même coup, la philosophie qui en propose l’interprétation dialectique n’est qu’un travail sur des chimères, et la vérité qu’elle révèle scientifiquement n’est jamais qu’une vérité en creux, dont la validité est provisoire et ne dispose pas d’un caractère définitif :
On serait dans une illusion étrange si l’on s’imaginait que les idées en elles-mêmes se composent et se décomposent, se généralisent et se simplifient, comme il nous semble le voir dans les procédés dialectiques. Dans la raison absolue, toutes ces idées que nous classons et différencions au gré de notre faculté de comparer, et pour les besoins de notre entendement, sont également simples et générales ; elles sont égales, si j’ose dire, en dignité et en puissance ; elles pourraient toutes être prises par le moi suprême (si le moi suprême raisonne ?) pour prémisses ou conséquences, pivots ou rayons de ces raisonnements. En fait, nous ne parvenons à la science que par une sorte d’échafaudage de nos idées. Mais la vérité en soi est indépendante de ces figures dialectiques et affranchie des combinaisons de notre esprit ; de même que les lois du mouvement, de l’attraction, de l’association des atomes, sont indépendantes du système de numération au moyen duquel nos théories les expriment. Il ne s’ensuit pas que notre science soit fausse ou douteuse ; seulement on pourrait dire que la vérité en soi est une infinité de fois plus vraie que notre science, puisqu’elle est vraie sous une infinité de points de vue qui nous échappent, comme par exemple les proportions atomiques, qui sont vraies dans tous les systèmes de numération possibles. Dans les recherches sur la certitude, ce caractère essentiellement subjectif de la connaissance humaine, caractère qui ne légitime pas le doute comme le crurent les sophistes, est la chose qu’il importe surtout de ne pas perdre de vue, sous peine de s’enchaîner à une espèce de mécanisme qui, tôt ou tard, comme une machine dont l’initiative ne laisse rien à l’initiative de l’ouvrier, conduirait le penseur à l’abrutissement88.
74Proudhon a donc eu conscience des excès auxquels conduisait un logicisme intégral, qui pose une totale réciprocité du réel et du rationnel. En reconnaissant lucidement que l’adoption d’un tel logicisme « conduirait le penseur à l’abrutissement », ce qui réduirait son intervention à une fonction mécanique d’enregistrement, il effectue un repli tactique en direction du relativisme perspectiviste qu’il avait soutenu dans De la création de l’ordre : la reconstruction théorique de l’ordre vrai opérée grâce aux procédures de la dialectique est artificielle et reste dépendante du point de vue auquel elle est effectuée, point de vue auquel il n’y a aucune raison de reconnaître un caractère exclusif. C’est pourquoi l’attribution au négatif d’un rôle moteur pour l’évolution humaine relève de l’interprétation : au mieux, on peut affirmer que tout se passe comme s’il en était ainsi ; ceci ne représente en aucun cas une vue définitive des choses : une telle vue définitive ne serait de toute façon pas accessible à l’entendement, qui, en vue de rendre compte de l’évolution humaine, doit se contenter de proposer des modèles crédibles de cette évolution, en renonçant à aller au-delà. La référence au « credo dialectique » prend alors tout son sens : il s’agit d’une croyance, que justifie son utilité, sans qu’il soit permis de reconnaître à son contenu une valeur en soi. « L’humanité ne se trompe jamais » : l’humanité, au point de vue de laquelle elle est prononcée, a besoin de cette assertion pour donner sens à son histoire ; mais cela ne signifie pas qu’elle dispose d’un caractère apodictique qui la rendrait valable hors de tout point de vue. À ce propos, Proudhon serait davantage kantien qu’hégélien, puisqu’il rejette la possibilité d’un savoir absolu conférant à l’idée la capacité de représenter intégralement le réel, d’en pénétrer la texture intime, qui relève de l’ordre de la chose en soi inconnaissable. Il ne faut donc pas forcer sa « dialectique » à dire plus qu’elle n’est en mesure de le faire : après tout, elle n’est qu’une méthode, une certaine manière, à côté d’autres, d’arranger les faits qui peut rendre de grands services, mais pas plus.
75Pourtant, cette option relativiste présente un grave inconvénient : elle pourrait conduire à confondre Proudhon avec un banal utopiste, qui se contente de proposer, à titre d’hypothèse, une manière de réconcilier l’humanité avec elle-même en synthétisant ses efforts grâce à la représentation visionnaire, mais en fin de compte imaginaire, du but final vers lequel ceux-ci devraient tendre. Or les utopistes ne sont à son point de vue que des rêveurs impénitents, dont le propos est en permanence exposé à sombrer dans l’arbitraire. C’est la raison pour laquelle, tordant à nouveau le bâton dans l’autre sens, il revient à un nécessitarisme dont l’affirmation n’a pas seulement valeur en perspective parce qu’elle doit correspondre à la vérité profonde des faits. Expliquant comment la « balance du commerce », sixième époque du processus dialectique de l’évolution tel qu’il le reconstitue, finit par équilibrer les forces économiques adverses arquées sur la défense de leur monopole, il écrit :
Bientôt ces monopoles, par leur inégalité jalouse, amènent la lutte de la protection et de la liberté, de laquelle doivent sortir à la fin la liberté et l’équilibre. L’humanité, comme une somnambule réfractaire à l’ordre de son magnétiseur, accomplit sans conscience, lentement, avec inquiétude et embarras, le décret de la raison éternelle ; et cette réalisation, pour ainsi dire à contrecœur, de la justice divine par l’humanité, est ce que nous appelons en nous progrès89.
76Il y donc bien une « justice divine », que prescrit la « raison éternelle », et à laquelle l’humanité doit bon gré mal gré, et n’y voyant que du feu, se soumettre : et si les choses « doivent » se passer ainsi, ce n’est pas au sens de la supposition mais à celui de l’obligation, une obligation incontournable dont l’accomplissement est inéluctable.
77Ceci n’empêche que, allant à la ligne, et sans reprendre haleine, Proudhon, déclare aussitôt après :
Ainsi, la science dans l’homme est la contemplation intérieure du vrai. Le vrai ne saisit notre intelligence qu’à l’aide d’un mécanisme qui semble l’étendre, l’agencer, le mouler, lui donner un corps et un visage, à peu près comme on voit une moralité figurée et dramatisée dans une fable. J’oserai même dire qu’entre la vérité déguisée par la fable et la même vérité habillée par la logique, il n’y a pas de différence essentielle. Au fond la poésie et la science sont de même tempérament, la religion et la philosophie ne diffèrent pas ; et tous nos systèmes sont comme des broderies à paillettes, toutes de grandeur, couleur, figure et matière semblables, et susceptibles de se prêter à toutes les fantaisies de l’artiste. Pourquoi donc me livrerais-je à l’orgueil d’un savoir qui, après tout, témoigne uniquement de ma faiblesse, et resterais-je volontairement le dupe d’une imagination dont le seul mérite est de fausser mon jugement, en grossissant comme des soleils les points brillants épars sur le fond obscur de mon intelligence ? Ce que j’appelle en moi science n’est autre chose qu’une collection de jouets, un assortiment d’enfantillages sérieux, qui passent et repassent sans cesse dans mon esprit. Ces grandes lois de la société et de la nature, qui me semblent les leviers sur lesquels s’appuie la main de Dieu pour mettre en branle l’univers, sont des faits aussi simples qu’une infinité d’autres auxquels je ne m’arrête pas, des faits perdus dans l’océan des réalités, et ni plus ni moins dignes de mon attention que des atomes. Cette succession de phénomènes dont l’éclat et la rapidité m’écrasent, cette tragicomédie de l’humanité qui tour à tour me ravit et m’épouvante, n’est rien hors de ma pensée, qui seule a le pouvoir de compliquer le drame et d’allonger le temps. Mais si c’est le propre de la raison humaine de construire, sur le fondement de l’observation, ces merveilleux ouvrages par lesquels elle se représente la société et la nature, elle ne crée pas la vérité, elle ne fait que choisir, dans l’infinité des formes de l’être, celle qui lui agrée le plus. Il suit de là que pour que le travail de la raison humaine devienne possible, pour qu’il y ait de sa part commencement de comparaison et d’analyse, il faut que la vérité, la fatalité tout entière, soit donnée. Il n’est donc pas exact de dire que quelque chose advient, que quelque chose se produit ; dans la civilisation comme dans l’univers, tout existe, tout agit depuis toujours90.
78Cette superbe envolée, qui témoigne des talents d’écrivain de Proudhon, se lit à première vue comme une palinodie, une rétractation par rapport à ce qui venait d’être dit : s’il y a une justice divine, prescrite par la raison éternelle, celle-ci est de l’ordre d’une vérité extérieure, fondamentalement distincte de ce que « j’appelle en moi science », qui se ramène à une « contemplation intérieure » ; et cette contemplation intérieure n’est elle-même rien d’autre, rien de plus qu’un jeu de l’esprit, une fable intéressante pour moi, mais seulement pour moi : elle énonce ma vérité, non la vérité. Alors, comment persister à affirmer, comme vient de le faire Proudhon, qu’il y a obligation que le progrès se fasse, qu’on le veuille ou non, et que l’humanité sache ou non ce qu’elle fait en en devenant l’aveugle instrument, un instrument que manipule une main invisible ? Le propos de Proudhon est-il cohérent ou bien est-il traversé par des hésitations qui en altèrent la portée théorique91 ?
79De fait, il n’est pas d’emblée évident de comprendre où Proudhon veut en venir, et même de savoir si, renonçant à trancher entre le subjectivisme et l’objectivisme qu’il renvoie dos à dos tout en s’autorisant à passer de l’un à l’autre, il se préoccupe d’être cohérent avec lui-même ou bien se contente de ménager la chèvre et le chou en cautionnant les deux attitudes sans chercher à résoudre leur opposition92. Il semble bien, cependant, que, au travers même de ses hésitations, se fasse jour une idée dont il ne démord pas, ce qui lui confère la portée d’une idée-force. Cette idée, c’est celle selon laquelle il n’y a d’histoire que pour nous, à notre point de vue, tout étant joué pour l’essentiel hors de son cours, donc dans et pour l’éternité, où rien ne peut « advenir » ou « se produire ». Il n’y a donc pas l’histoire telle qu’elle est et l’histoire telle que nous nous la représentons : il n’y a d’histoire que dans et par notre représentation, donc pour nous et non en soi. Le progrès, nous le désirons et nous nous figurons de toutes nos forces qu’il est en cours de réalisation : mais, dans l’« océan de la réalité », il ne se passe rien de tel ; et même, probablement, il ne se passe rien du tout, du moins rien qui ait un sens, un sens que nous serions en mesure de dégager. Les contradictions sur lesquelles travaille la dialectique, ce sont nos contradictions, qui nous pourrissent la vie : mais, au point de vue de la chose en soi, si toutefois cela a un sens de parler d’un point de vue de la chose en soi qui absorbe et dilue tout point de vue, est-ce que ce sont encore des contradictions ? L’océan de la réalité, comme l’inconscient freudien, ignore les contradictions, que littéralement il noie dans son infinité aveugle où, comme Hegel le dit de l’Abgrund, il est impossible de repérer des déterminations, qu’elles soient positives ou négatives, ce qui rend cette « chose » impensable. Proudhon n’avait certainement pas connaissance de la pensée de Schopenhauer, qui d’ailleurs n’intéressait personne, même en Allemagne, au milieu du XIXe siècle : mais, suivant ses voies personnelles, il semble avoir retrouvé par lui-même certaines des thèses que Schopenhauer avait développées, contre Hegel précisément, dans lequel il voyait le principal représentant des philosophies du progrès. Le dernier mot de la philosophie, une fois qu’elle s’est dépouillée de ses illusions, c’est « fatalité ». Rien de nouveau sous le soleil : ceci admis, il apparaît que l’histoire n’est jamais qu’un récit, un grand récit plaqué sur un ensemble de faits que nous interprétons en fonction de nos propres besoins, en les soumettant à un principe de finalité dont la validité est relative93. Proudhon philosophe est hanté par l’idée de la finitude humaine, soumise aux décisions implacables d’un destin transcendant dont l’ordre la dépasse infiniment : « Dieu », auquel l’humanité croit pour pouvoir mieux s’y opposer, n’est lui-même qu’une interprétation parmi d’autres de ce destin, dont la réalité ne se laisse enfermer dans aucun système. Penser, c’est-à-dire en fin de compte sérier des phénomènes en vue de ramener leur diversité sous une loi générale qui permet de leur conférer une intelligibilité, est un effort dont l’utilité est incontestable, mais qui, précisément, n’a d’autre justification que son utilité : nous ne pouvons pas nous en passer, ce qui ne nous autorise pas, cependant, à lui reconnaître une valeur absolue.
80S’il y a une philosophie de Proudhon, celle-ci est donc une philosophie du déchirement : elle présente deux faces, dont l’une regarde vers le progrès et l’autre vers la fatalité, ce qui n’est pas la même chose. Elle se définit par la tentative de concilier, sans toutefois les résoudre l’un dans l’autre, ces deux aspects entre lesquels, pour reprendre un terme qui revient souvent sous la plume de Proudhon et a alimenté la verve polémique de Marx, elle « oscille » :
Faire équation entre la fatalité et le progrès, de telle manière que l’existence infinie et l’existence progressive, adéquates l’une à l’autre, mais non pas identiques, et tout au contraire inverses, se pénétrant mais ne se confondant pas, se servant mutuellement d’expression et de loi, nous apparaissent à leur tour, ainsi que l’esprit et la matière qui les constituent, mais sur une autre dimension, comme les deux faces inséparables et irréductibles de l’être94.
81Finalement, c’est la métaphore de l’image dans le tapis, déjà rencontrée95, qui paraît la plus pertinente pour rendre compte de cette attitude : le progrès, tel que nous nous le représentons, et la fatalité, pour la nommer ainsi en vue de désigner cette réalité en soi dont la nature véritable nous échappe, c’est un seul et même ordre vu comme à l’endroit et à l’envers, dans sa face de lumière que nous maîtrisons et dans son autre face qui, se retirant pour toujours dans l’ombre, se soustrait à une appréhension claire. Chacune de ces options est la vérité de l’autre, et il faut renoncer à sortir de leur alternative en assignant à l’une d’entre elles la primauté. Selon qu’on adopte l’une ou l’autre, la vérité se montre ou se cache : or elle n’est précisément accessible qu’à travers ce mouvement alterné, qui procède de ses remords et de ses hésitations, et navigue à vue en oscillant entre l’affirmation d’une ultrarationalité et celle d’une profonde irrationalité, et en bloquant toute tentative de mise au point définitive. On peut voir là une défaite de la pensée, qui ne se résout pas à choisir et se réfugie dans le quiproquo, à la fois par crainte et par incompétence, ou au contraire l’adoption d’une position lucide et minimaliste, du type de celle propre à ce qui s’est appelé plus tard, dans un autre contexte, « pensée faible », c’est-à-dire une pensée qui a pris conscience de ses limites.
82En tout cas, pour en revenir à la question qui a donné son fil conducteur à la présente étude, ce dilemme philosophique auquel Proudhon s’est confronté en renonçant expressément à le résoudre permet de rendre compte de ce qui a été caractérisé comme la manifestation d’une attitude « quasi hégélienne ». D’un côté, c’est la face claire du tapis, Proudhon est hégélien à plein titre, à la mesure toutefois de la maîtrise dont il dispose à l’égard d’une forme de pensée qu’il ne connaît que de façon très superficielle ; de l’autre côté, celui de la face obscure, où la tentation du savoir absolu est rattrapée par l’opacité de la chose en soi inconnaissable, il ne peut plus l’être. On peut reprocher à Proudhon de n’avoir su trancher nettement entre ces deux options : mais ce serait méconnaître que, si sa philosophie dispose d’une originalité, c’est précisément à cause de son refus d’opérer un tel choix. Son quasi-hégélianisme n’est donc pas un accident ou une simple défectuosité de sa pensée, mais il représente un caractère consubstantiel à celle-ci, assumé comme tel : bien sûr, on peut contester cette attitude de pensée, ce qui ne doit pas empêcher de lui reconnaître, en dépit de son instabilité manifeste qui la définit en propre, le degré d’authenticité qui lui revient. Après tout, Marx lui-même, qui ne lui a pas ménagé ses critiques, a moins reproché à Proudhon de ne pas avoir été assez philosophe, en péchant par insuffisance sur ce plan, que de l’avoir été trop, ce qui l’aurait empêché de raisonner juste en économie et en politique. Georges Sorel a été jusqu’à soutenir que Proudhon a été « le seul grand philosophe qu’ait eu la France au xixe siècle96 », ce qui est sans doute pousser le bouchon un peu loin. D’ailleurs, qu’est-ce qu’être un « grand philosophe » ? Proudhon a simplement voulu être reconnu comme philosophe, c’est-à-dire comme un vrai philosophe, ce qui l’a amené à défendre une conception singulière de la philosophie, qui mérite, en raison même de sa singularité, d’être prise en compte.
83Cette conception se définit par la relation qu’elle entretient avec le principe égalitariste qui, dans tous les domaines, dirige les démarches de Proudhon :
[...] la philosophie entière gît au fond de toute manifestation naturelle ou industrielle ; elle ne fait acception ni des grandeurs ni des qualités ; pour s’élever à ses conceptions les plus sublimes, tous les paradigmes se peuvent employer également bien ; enfin, tous les postulés [sic] de la raison se rencontrant dans la plus modeste industrie aussi bien que dans les sciences les plus générales, pour faire de tout artisan un philosophe, c’est-à-dire un esprit généralisateur et hautement synthétique, il suffirait de lui enseigner, quoi ? sa profession. Jusqu’à présent, il est vrai, la philosophie, comme la richesse, s’est réservée pour certaines castes : nous avons la philosophie de l’histoire, la philosophie du droit, et quelques autres philosophies encore ; c’est une espèce d’appropriation qui, ainsi que beaucoup d’autres d’aussi noble souche, doit disparaître. Mais, pour consommer cette immense équation, il faut commencer par la philosophie du travail, après quoi chaque travailleur pourra entreprendre à son tour la philosophie de son état. Ainsi, tout produit de l’art et de l’industrie, toute constitution politique et religieuse, de même que toute créature organisée ou inorganisée, n’étant qu’une réalisation, une application naturelle ou pratique de la philosophie, l’identité des lois de la nature et de la raison, de l’être et de l’idée, est démontrée ; et lorsque, pour notre part, nous établissons la conformité constante des phénomènes économiques avec les lois pures de la pensée, l’équivalence du réel et de l’idéal dans les faits humains, nous ne faisons que répéter sur un cas particulier cette démonstration éternelle97.
84On peut ironiser sur cette tentative de récupération de la philosophie par tous, et en premier lieu par les travailleurs qui en auraient été spoliés, en application de la maxime « la propriété, c’est le vol », dont l’une des implications est la séparation du travail manuel et du travail intellectuel, une séparation qui est, au point de vue de Proudhon, « impossible ». En s’attaquant frontalement à la philosophie des spécialistes, des grands docteurs en philosophie qui s’en présentent comme les détenteurs légitimes, Proudhon s’arroge le droit, dont il prétend qu’il doit être reconnu à quiconque, de se bricoler, au titre d’une sorte de pensée sauvage, la philosophie qui est en accord avec les nécessités de la position qu’il occupe dans la grande division sociale du travail, sans avoir besoin d’aucune autre sorte de garantie. Son quasi-hégélianisme relève d’une telle opération artisanale de bricolage, menée, sous sa seule autorité, par ce qu’on peut appeler un quasi-philosophe : cette opération doit être jugée, non sur ses titres, mais sur ses effets, c’est-à-dire sur sa capacité à stimuler la réflexion, donc à philosopher, si toutefois, ce qui reste à démontrer, la philosophie vaut encore qu’on lui consacre une heure de peine.
Notes de bas de page
1 P.-J. Proudhon, Carnets, Dijon, Les presses du réel, 2004, p. 108.
2 Id., Œuvres complètes, 5, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, Paris, Lacroix, 1867, t. II, p. 172.
3 K. Marx, Misère de la philosophie, Paris, Éditions sociales, 1961, p. 114. Dans sa lettre à Annenkov du 28 décembre 1846, Marx se demandait déjà : « Pourquoi [Proudhon] fait-il du faible hégélianisme pour se poser comme esprit fort ? » (K. Marx, F. Engels, Correspondance, trad. H. Auger et al., Paris, Éditions sociales, 1971, t. I, p. 447).
4 À propos de cette coloration hégélienne affectée à son discours, Marx parlera vingt ans plus tard, dans le texte qu’il a consacré à Proudhon au moment de sa mort, d’un « galimatias prétentieux et spéculatif qui se donne pour de la philosophie allemande » (lettre à J.B. Schweitzer du 24 janvier 1865 publiée dans le Sozial-Demokrat, dans K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit., p. 188).
5 K. Marx, F. Engels, Idéologie allemande, trad. sous la responsabilité de G. Badia, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 585-586. Ce passage est extrait du développement sur « L’historiographie du socialisme vrai (contre Karl Grün) », où Marx discute l’ouvrage de Grün, Le mouvement social en France et en Belgique (1845) ; ce développement a été publié quelques mois après Misère de la philosophie, dans le Westphälische Dampfboot (cf. le tome III des Œuvres de Marx, Philosophie, éd. par M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 719). Si, dans ce passage, Marx concède une certaine authenticité au type d’hégélianisme pratiqué par Proudhon, c’est en vue de mieux le discréditer en tant que théoricien de l’économie dont le discours est infecté par des références philosophiques déplacées dans le contexte d’une analyse purement scientifique.
6 Voir supra, chapitre XIII.
7 P.-J. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? ou Recherche sur le principe du droit et du
gouvernement, Paris, GF-Flammarion, 1966 ; l’édition sera cité ici d’après son titre uniquement.
8 Cette formule-choc se serait déjà trouvée dans les Recherches sur le droit de propriété et sur le vol (1780 ou 1782) de Brissot, le futur chef des Girondins. Dans un de ses tout derniers ouvrages, la Théorie de la propriété publiée après sa mort, où, à rebours de ses positions initiales, il prend la défense de la propriété, Proudhon se défend d’avoir emprunté à Brissot la formule qui l’avait rendu célèbre.
9 Proudhon, qui était en correspondance régulière avec Tissot, le premier traducteur de Kant en français, avait connaissance du passage de la Critique de la raison pure consacré à la dialectique de la raison, dont la lecture avait particulièrement retenu son attention.
10 Dans Qu’est-ce que la propriété ?, dont le titre se trouve manifestement en résonance avec celui du pamphlet de Sieyès Qu’est-ce que le tiers état ?, Proudhon reprend à celui-ci l’argument selon lequel le tiers état, c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui participent effectivement à la production sociale, forme à lui seul « une nation complète », le tout de la société vis-à-vis duquel l’existence de corps privilégiés constitue un excédent superflu, « impossible », dirait Proudhon dans son propre langage. Sur cette argumentation de Sieyès, voir supra, chapitre I.
11 « Le droit est l’ensemble des principes qui régissent la société ; la justice dans l’homme est le respect et l’observation de ces principes. Pratiquer la justice, c’est obéir à l’instinct social ; faire acte de justice, c’est faire acte de société. Si donc nous observons la conduite des hommes entre eux dans un certain nombre de circonstances différentes, il nous sera facile de reconnaître quand ils font société et quand ils ne font pas société ; le résultat nous donnera par induction la loi », Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., p. 258 (nous soulignons).
12 Il y a chez Proudhon, dès ses tout premiers écrits, une thématique du renversement qui l’apparente à Feuerbach. Selon Moses Hess, Feuerbach était « le Proudhon allemand », formule à laquelle Karl Grün a fait écho en présentant Proudhon comme « le Feuerbach français ».
13 Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., note p. 274.
14 Dans De la création de l’ordre dans l’humanité, Proudhon se référera expressément à deux reprises à cette formule de Bichat (Paris, Marcel Rivière, 1927, p. 412 et 425).
15 Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit, p. 166.
16 L’ un des reproches que Marx fait à Proudhon est précisément d’avoir forgé le mythe de la « société personne », autrement dit la société-sujet (cf. K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit., p. 100).
17 Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit., p. 177.
18 Une partie importante de l’œuvre de Proudhon est consacrée à une remise en question, à contre-courant du mouvement qui s’esquisse à son époque, du principe de la « propriété intellectuelle », qui, pas moins que toutes les autres formes de la propriété, est un abus. Cf. principalement à ce sujet Les majorats littéraires, examen d’un projet de loi ayant pour but de créer au profit des auteurs, inventeurs et artistes, un monopole perpétuel (1862).
19 Le néologisme « sociologie » apparaît dans le sixième et dernier volume du Cours de philosophie positive publié en 1843.
20 Qu’est-ce que la propriété ?, op. cit, p. 181.
21 Ibid, p. 264-265.
22 Ibid., p. 279.
23 Ibid., p. 285 (nous soulignons).
24 Dans sa lettre à Schweitzer de janvier 1865, Marx fait ce même diagnostic : « II [Proudhon] imite la méthode de Kant traitant des antinomies ; Kant était à ce moment le seul philosophe allemand qu’il connût en traduction ; il donne l’impression que pour lui, comme pour Kant, les antinomie ne se résolvent qu’"au-delà" de l’entendement humain, c’est-à-dire que son entendement à lui est incapable de les résoudre » (cité en annexe à P.-J. Proudhon, Misère de la philosophie, op. cit., p. 184).
25 « La révolution sociale est sérieusement compromise si elle arrive par la révolution
politique » (P.-J. Proudhon, Carnets, op. cit., p. 98).
26 C’est le point qui l’oppose à Louis Blanc, qui, lui, fait relever l’organisation du travail d’une décision venue du politique, sous la forme d’une nouvelle législation.
27 Il s’agit de l’organisation du travail, telle qu’elle se met en place sur un plan purement
économique.
28 Proudhon, Carnets, op. cit., p. 146.
29 Dans la dédicace placée en tête du chapitre consacré à la « Métaphysique », il se présente comme « un aventurier de la libre pensée » : « Je voulus un jour, des lambeaux ramassés pendant mes courtes études, me créer une science à moi tout seul » (P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre, op. cit., p. 128).
30 P-J. Proudhon, De la création de l’ordre dans l’humanité, op. cit.
31 Dans une lettre à Ackermann, l’un de ses correspondants réguliers, il écrit : « Vous trouverez dans ce volume toute une métaphysique nouvelle, autrement simple, claire et féconde que celle de vos Allemands. »
32 D’après sa déclaration à l’économiste lillois Darimon, au cours d’un entretien qu’ils ont eu en 1846 : « Oui, c’est un livre manqué ; j’ai voulu faire une encyclopédie ; je ne savais rien », cité par Sainte-Beuve dans l’ouvrage qu’il a consacré à Proudhon, cf. D. Halévy, La vie de Proudhon, Paris, Stock, 1948, t. I, p. 286.
33 Cf. le passage de la lettre à Schweitzer de 1865 cité dans la note 4.
34 P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 33.
35 Proudhon avait lu le Cours de philosophie positive, dont la publication venait de s’achever au moment où il composait De la création de l’ordre. Dans une note ajoutée à la seconde édition de son livre, en 1849, il écrit : « Ce que l’auteur entend par "métaphysique" est la même chose que ce que M. Auguste Comte appelle "philosophie positive". Nous ajouterons que cette métaphysique correspond pour le fond à ce que les Allemands nomment "logique" » (p. 127). Dans son esprit, les démarches de Cousin de Comte et de Hegel convergent, et l’idée de « dialectique sérielle » est le produit de cette convergence.
36 P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 40.
37 Ibid., p. 35.
38 Ibid., p. 150.
39 Ibid., p. 153.
40 Ibid., p. 162-163.
41 P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 171.
42 Ibid., p. 192.
43 « La société est en création d’ordre » (ibid., p. 370).
44 K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit.
45 Ibid., p. 193-194.
46 Ibid., p. 193.
47 Lorsqu’il travaillait comme ouvrier typographe dans l’imprimerie bisontine où avait été imprimé, en 1829, Le nouveau monde industriel et sociétaire de Fourier.
48 P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 195.
49 Ibid., p. 220.
50 C’est précisément ce que, quelques années plus tard, fera Marx, le Herr Doktor imbu de sa supériorité intellectuelle et de ses titres universitaires, en intitulant son pamphlet contre Proudhon : Misère de la philosophie, un assez mauvais jeu de mots qui retourne la formule Philosophie de la misère dont Proudhon s’était servi pour sous-titrer son Système des contradictions économiques. Marx n’a pourtant pas considéré nulle et non avenue l’idée de dialectique sérielle telle qu’elle est avancée dans De la création de l’ordre, d’où on peut conclure, que en dépit de ses insuffisances, la « philosophie » de Proudhon n’était pas totalement dénuée de mérite à son point de vue.
51 P.-J. Proudhon, De la création de l’ordre..., op. cit., p. 253.
52 Cité en référence au tome IV (en deux volumes) de l’édition Lacroix des Œuvres complètes, op. cit.
53 C’est pourquoi il a tenu à faire figurer la référence à la philosophie dans l’intitulé de l’ouvrage, en se servant de la bizarre formule « Philosophie de la misère » qui a déchaîné la verve polémique de Marx.
54 « Le mouvement industriel reproduit fidèlement le mouvement métaphysique ; l’histoire de l’économie sociale est tout entière dans les écrits des philosophes » (Système des contradictions économiques, vol. I, p. 174). « L’humanité, par ses manifestations successives, est une logique vivante » (ibid., vol. II, p. 160). Marx a intitulé la seconde partie de Misère de la philosophie « La métaphysique de l’économie politique », en vue de tourner en dérision la tentative de Proudhon d’imbriquer spéculation métaphysique et analyse économique, tentative dans laquelle il diagnostique une récupération de la science historique et économique par la philosophie, une récupération qui se révèle être en fin de compte à ses yeux une mystification.
55 P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 36.
56 Ibid., p. 21.
57 Ibid., p. 2.
58 Comme Comte, Proudhon rejette la conception d’une fin de l’histoire au sens d’un aboutissement susceptible d’être jamais atteint, ce qui cependant n’invalide pas la conviction qu’on tend asymptotiquement vers cette fin selon l’orientation propre à une dynamique de perfectibilité illimitée. Voir supra, chapitre X, in fine.
59 C’est cet argument qui est aujourd’hui repris par Edgar Morin, dont la dialectique globalisante est un avatar de celle de Proudhon.
60 P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 360. En forgeant cet énoncé provoquant, qui a été ensuite cité à de nombreuses reprises en étant extrait de son contexte, Proudhon a manifestement cherché à reproduire l’effet de scandale attaché à la formule « La propriété, c’est le vol », dont il reprend la structure syntaxique adaptée à la présentation d’un oxymore.
61 Ibid., p. 359-360.
62 Rappelons (supra, note 12) que Karl Grün avait présenté Proudhon comme étant « le
Feuerbach français » dans son ouvrage Le mouvement social en France et en Belgique (1845).
63 « L’humanisme est une religion aussi détestable que tous les théismes d’antique origine » (P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 366). « L’humanisme est du théisme le plus parfait » (ibid., p. 369). En effet, l’humanisme, qui absolutise l’essence humaine, conduit à exalter l’individu porteur de cette essence, au détriment de la « force collective » telle qu’elle se réalise, au cours de l’histoire, sur le terrain de la société. Proudhon, dans la logique de sa propre démarche, ne pouvait que rejeter le naturalisme sur lequel débouche la pensée de Feuerbach, une pensée qui ne consacre qu’un très mince intérêt à la question sociale et aux conditions de sa résolution.
64 En ce sens, la formule « Dieu c’est le mal », telle que Proudhon la fait jouer, inscrit sa démarche dans la tradition de la théologie négative. C’est sans doute ce qui a motivé l’intérêt pour la pensée de Proudhon d’ecclésiastiques comme le cardinal de Lubac ou Mgr Haubtmann, qui lui ont consacré d’importantes études.
65 Ceci fait aussi penser aux dix « époques » du tableau de Condorcet, dont Proudhon paraît s’inspirer lorsqu’il écrit : « La science sociale doit embrasser l’ordre humanitaire, non seulement dans telle ou telle période de sa durée, ni dans quelques-uns de ses éléments, mais dans tous ses principes et dans l’intégralité de son existence : comme si l’évolution sociale, répandue dans le temps et dans l’espace, se trouvait tout à coup ramassée et fixée sur un tableau qui, montrant la série des âges et la suite des phénomènes, en découvrirait l’enchaînement et l’unité » (P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 43).
66 Cf. P.-J. Proudhon, Misère de la philosophie, op. cit., IIe partie, chap. 1, « La méthode, première observation », p. 114 et suiv.
67 P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit, vol. I, p. 148.
68 Au point de vue de Proudhon, cette logique de l’histoire, au-delà de sa valeur proprement explicative, présente aussi une dimension active, pratique, ce qui l’amène à déclarer : « Et si nous, socialistes, trop longtemps dominés par nos chimères, nous venions à bout, par notre logique, de généraliser le principe producteur, le principe de la solidarité, en le faisant descendre des États aux citoyens ; si, demain, résolvant de façon aussi limpide les antinomies du travail, nous parvenions, sans autre secours que celui de nos idées, sans autre puissance que celle d’une loi, sans autre moyen de coercition et de perpétration qu’un chiffre, à soumettre pour jamais le capital au travail, n’aurions-nous pas singulièrement avancé la solution du problème de notre époque, de ce problème appelé à tort ou à raison, par le peuple et les économistes qui se rétractent, organisation du travail ? » (ibid., vol. II, p. 42). Penser, c’est-à-dire calculer, en résolvant des problèmes comptables qui sont aussi des problèmes de logique, c’est déjà faire, ce dont il faut conclure que l’action ne peut rien ajouter à la pensée, qui la contient sous une forme virtuelle.
69 Ibid., vol. I, p. 68.
70 P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., p. 139.
71 K. Marx, Misère de la philosophie, op. cit., II, I, p. 113.
72 Il avait partiellement reconnu ces aspects positifs dans le passage de La Sainte Famille consacré à Proudhon, auquel il rendra davantage justice dans son article nécrologique de 1865 (la lettre à Schweitzer), alors que, dans Misère de la philosophie, il le prend comme un contre-exemple, dont il se sert pour développer ses propres conceptions (à propos du rôle matériel des forces productives dans l’évolution économique et de l’intervention déterminante de la lutte de classes sur un plan proprement politique). Ceci dit, Marx aura-t-il jamais définitivement réglé ses propres comptes avec la philosophie, identifiée à l’idéalisme allemand, dont il diagnostique chez Proudhon le retour, avec tous les inconvénients que celui-ci comporte ? La question reste ouverte.
73 Au point de vue de Marx, une telle façon d’exposer la dialectique historique est insatisfaisante parce qu’elle procède de prémisses abstraites : elle fait se succéder une à une, donc isolément, dans un certain ordre qui est censé rétablir après coup entre elles une liaison, des instances qui, dans la réalité, jouent ensemble et interfèrent constamment sur le plan de leurs effets ; pour présenter ces instances dans un ordre où elles se succèdent, il faut leur assigner un caractère purement idéel, ce qui est la condition pour qu’elles puissent être abordées de manière autonome. Traiter les catégories économiques de la façon dont Hegel procède à l’égard des figures de la conscience, c’est du même coup ramener le contenu de ces catégories à des données abstraites, comme s’il s’agissait de productions intellectuelles détachées de la réalité dont elles rendent compte à distance, de manière inadéquate. Poser dans de tels termes une question comme celle, pour ne citer qu’elle, de la concurrence, en feignant de considérer que le concept auquel elle est artificiellement identifiée joue en cercle fermé, est une aberration au point de vue de l’analyse économique.
74 Cf. note 23. Implicitement, il reconnaît donc à ce schéma ternaire une valeur canonique, alors même que, dans De la création de l’ordre..., il en avait souligné le caractère conventionnel, ce qui devrait interdire d’en faire un paradigme absolu (cf. note 38).
75 P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 85.
76 Ibid., p. 99.
77 Proudhon tient énormément à cette thèse qui est réaffirmée à plusieurs reprises dans son ouvrage. Cf. par exemple, vol. II, p. 88, « l’humanité, alors même qu’elle obéit à une idée imparfaite, ne se trompe pas dans ses vues », ce qui la rend, à son niveau, infaillible.
78 Marx ne formulera le programme d’un matérialisme historique que du moment où il aura admis que, justement, l’humanité ne cesse d’être confrontée à des problèmes dont la solution n’est nullement garantie parce qu’elle n’est pas préfigurée dans la manière dont ils se posent, sous des formes susceptibles d’être rationalisées a priori : il en résulte que l’histoire n’est pas l’application d’une logique.
79 P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 104.
80 « Dans la position de ses principes, l’humanité, comme si elle obéissait à un ordre souverain, ne rétrograde jamais. Pareille au voyageur qui par des sinuosités obliques s’élève de la vallée profonde au sommet de la montagne, elle suit intrépidement sa route en zigzag, et marche à son but d’un pas assuré, sans repentir et sans arrêt » (ibid., p. 257). Le voyageur qui emprunterait la voie directe pour accéder au sommet s’exposerait au risque de n’y parvenir jamais. Argumenter de cette façon, c’est rejouer sous un certain biais le thème de la ruse de la raison, qui prescrit de contourner les obstacles plutôt que de les affronter de face.
81 Ibid., p. 105.
82 Ibid., p. 261.
83 P.-J. Proudhon, Carnets, op. cit., p. 142. La métaphore de l’image dans le tapis est reprise littéralement à la fin du Système des contradictions économiques : « La propriété est l’un des faits généraux qui déterminent les oscillations de la valeur ; elle est partie intégrante de cette longue série d’institutions spontanées qui commence à la division du travail et finit à la communauté, pour se résoudre dans la constitution de toutes les valeurs. Déjà même nous pourrons montrer dans le Système des contradictions économiques, comme dans une tapisserie vue à revers, l’image renversée de notre organisation future ; en sorte que pour mettre la dernière main à notre œuvre et résoudre la seconde partie du problème, nous n’aurons plus à opérer, pour ainsi dire, qu’un redressement » (vol. II, p. 185).
84 « [Il est] un produit de la contradiction inhérente à toute l’économie politique » (P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 273).
85 Ibid., p. 281
86 Ibid., p. 321.
87 Il ne se ralliera que plus tard au mouvement, par solidarité avec les travailleurs, et pour protester contre la violence de la répression au moment des journées de Juin.
88 P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. II, p. 76.
89 P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., p. 78.
90 Ibid., p. 78-79.
91 Dans la seconde partie de Misère de la philosophie, ce point fait l’objet de la cinquième et de la sixième observations présentées par Marx qui, suivant pas à pas les contradictions de Proudhon, interprète celles-ci comme les jalons du « chemin de traverse que prend l’idéologue pour gagner la grande route de l’histoire » (p. 124). C’est l’unique occurrence dans son livre du terme « idéologue », alors même que, en collaboration avec Engels, Marx venait de consacrer tout un travail à l’« idéologie allemande » qui relançait l’usage de ce terme en en étendant considérablement le champ d’application (voir supra, chapitre III).
92 C’est cette seconde option que Marx retient, ce qui l’amène à voir en Proudhon le représentant par excellence d’une pensée « petite-bourgeoise », que sa position intermédiaire condamne aux oscillations.
93 Ce thème a été récupéré, à la fin du xxe siècle, par la pensée post-moderne, qui aurait pu voir en Proudhon l’un de ses précurseurs.
94 P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. II, p. 251.
95 Cf. note 82.
96 Dans l’appendice (rédigé en 1920) aux Matériaux d’une théorie du prolétariat, Paris, Marcel Rivière, 1929, p. 416.
97 P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques, op. cit., vol. I, p. 137-138.
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