Quelle histoire, de quelle philosophie ?
Préface
p. 5-14
Texte intégral
1Il est d’usage aujourd’hui de faire valoir « la philosophie » contre « l’histoire de la philosophie », comme si la seconde n’était qu’histoire, non philosophique par elle-même, et la première réellement philosophie du seul fait de prétendre l’être. Comme si encore on était parfaitement aveugle à ce que cette opposition avait de terriblement traditionnel : d’un côté le commentaire de texte, de l’autre la dissertation (ou la « philosophie générale ») ; d’un côté l’université, de l’autre les classes préparatoires – et mon tout fait (pour combien de temps encore ?) l’agrégation !
2Le présent ouvrage récapitule une enquête qui s’est effectuée sur une trentaine d’années et qui, prise avec le sérieux qu’elle requiert, invalide ces naïvetés. Il est l’œuvre d’un historien de la philosophie et aussi d’un grand enseignant qui a refusé d’enseigner rue Victor Cousin, sans jamais se demander qui donc avait été Victor Cousin et si la chose était réellement insignifiante1. On peut même dire qu’un tel travail procède d’une colère sourde et patiente à l’endroit d’une certaine « histoire de la philosophie », telle qu’elle se pratiquait alors sur un mode hégémonique, c’est-à-dire aussi telle qu’elle se trouvait prescrite par tout un passé d’autant plus impératif qu’il se trouvait méconnu. Une histoire qui n’était peut-être pas philosophique, mais qui surtout n’avait pas grand-chose d’une histoire, à force d’ignorer l’histoire tout court, celle des classes, des guerres et des institutions, à laquelle elle soustrayait violemment, sans aucune discussion possible, les philosophes, qu’elle inscrivait de ce fait dans une succession bien abstraite, purement chronologique.
3L’histoire qu’on rencontrera ici est autre, d’abord en ceci qu’elle se donne pour objet des minores – c’est-à-dire des auteurs académiquement dévalués comme « petits » philosophes, voire pas philosophes du tout –, soit qu’on les abandonne à la littérature (Chateaubriand, Renan), soit qu’on les dédaigne comme autodidactes (Proudhon), soit enfin qu’on s’en méfie parce qu’ils furent trop impliqués politiquement pour ne pas compromettre la pureté de la théorie (Sieyès, Cousin). Une telle démarche ne peut être entendue que si l’on met d’emblée à distance les « grands auteurs » retenus par l’université comme seuls dignes d’intérêt, ce qui condamne l’historien à avoir pour objet exclusif la reconstitution respectueuse de vénérables systèmes qui se juxtaposent comme autant de magnifiques cathédrales communiant dans le même amour de la vérité ou, au contraire, indifférentes à tout dehors, tout entières refermées sur elles-mêmes et sur leur splendeur hermétique. C’est au rebours de cette perspective qu’à la fin du chapitre sur Proudhon, Macherey demande ce qu’est un « grand philosophe », car cela ne doit pas aller de soi. Refusant d’entrée de jeu les hiérarchies constituées, il se focalise sur des « singularités » méritant, comme telles, d’être prises en compte. Du même coup, le geste en fonction duquel les docteurs de nos universités décrètent non (ou insuffisamment) philosophique telle ou telle entreprise prétendant à ce nom apparaît dans toute sa brutalité : Marx lui-même succombe à la tentation en stigmatisant Proudhon, lequel, lu attentivement, nous rappelle pourtant qu’une ambition « doit être jugée, non sur ses titres, mais sur ses effets, c’est-à-dire sur sa capacité à stimuler la réflexion, donc à philosopher » (p. 360). « Ce n’est pas de la philosophie » : combien de fois encore devrons-nous l’entendre, cette déclaration, aussi servile au fond à l’égard de critères reçus par autorité que péremptoire ?
4D’un tel corpus, toutefois, les « grands auteurs » ne sont pas absents : de Spinoza, Kant, Hegel et Marx, pour ne citer que les plus importants, les ombres réapparaissent constamment, comme des spectres lumineux. C’est que les singularités auxquelles s’attache Pierre Macherey ne peuvent s’appréhender sans être confrontées à ces grands noms, et la confrontation prend deux formes concurrentes. La première est la comparaison qui permet, par exemple, de comprendre comment l’Idéologie des Idéologues est une autre réponse que celle de Kant à « la question de savoir s’il était possible de faire entrer la philosophie dans la voie sûre d’une science » (p. 65). Dans une telle perspective, il faut admettre qu’une philosophie ne peut jamais être sans dommage scrutée dans son pur for intérieur ; elle doit toujours être réinsérée dans des analogies qui mesurent l’originalité avec laquelle elle réagit à une conjoncture d’ensemble dont elle « révèle », à sa manière, les contraintes globales. Et elle les révèle non pas malgré mais en tant qu’elle a sa cohérence propre qu’il importe alors d’exhiber pour elle-même.
5Mais la confrontation peut encore consister à montrer comment un contenu philosophique donné a pu se trouver transféré dans une autre conjoncture et ainsi faire l’objet d’une sorte d’« hybridation » : ainsi, par exemple, Hegel importé par Cousin (p. 254) ou Kant exploité par Barni (p. 375). Il s’avère alors que l’histoire de la philosophie, c’est l’histoire des philosophèmes et que cette circulation entraîne leur réfraction. On peut toujours déplorer des « trahisons » de cette sorte et s’efforcer de rétablir la vérité des grands auteurs contre ces parasitages – par exemple, en revenant au texte spinoziste contre les saint-simoniens (p. 229). Mais on peut aussi, et c’est beaucoup plus intéressant, montrer comment ces appropriations, d’une part, sont souvent plus perspicaces qu’il n’y paraît2 ; d’autre part, sont des recours productifs, c’est-à-dire des opérations susceptibles d’être analysées dans leur détail et génératrices d’un sens nouveau. De ce nouveau point de vue, il convient moins de souligner l’homogénéité d’une réponse originale à un souci conjoncturel que de restituer méticuleusement les médiations au travers desquelles des énoncés se transforment, et d’établir comment il en résulte des constructions par hypothèse bâtardes, des bricolages dont la moindre rigueur ne doit pas conduire à sous-estimer les retombées, à court et moyen terme.
6Car cette autre histoire de la philosophie n’est pas n’importe laquelle, c’est la nôtre, à nous « Français », et ce qu’il faut ici mettre en évidence, ce sont bien les déterminations qui constituent le point aveugle de notre quotidien professionnel. Pierre Macherey a certainement été l’un des premiers à combattre l’anathème universitaire qui frappait, et frappe encore, la philosophie française du xixe siècle. À la fin des années 1970, mis à part Comte et Bergson qui ressurgissaient périodiquement au programme de l’agrégation (mais pourquoi eux ?), il semblait qu’après Rousseau (qui d’ailleurs n’était pas tout à fait français), la « grande » philosophie ait déserté l’hexagone. On semblait avoir intériorisé la déclaration de Madame de Staël selon laquelle « la nation allemande peut être considérée comme la nation métaphysique par excellence » (cité p. 278), et la formule put bien être retournée en son autre : « La métaphysique allemande est la nuit dont les rigueurs de l’analyse anglo-saxonne nous délivrent enfin victorieusement », sans que rien ne change à cet égard : Bonald, Guizot ou Proudhon ne valaient toujours pas une heure de peine. Et certains certainement, en lisant ce livre, se souviendront de la stupéfaction libératrice avec laquelle ils découvrirent, lors des fameux « cours du samedi matin », dans la grande salle Cavaillès, comble dès 9 heures, qu’à lire Victor Cousin, on apprenait bien des choses sur les contraintes mêmes en fonction desquelles on commentait Descartes ou Hegel et qui dictaient nos creuses dissertations sur la conscience et la vie. Sans doute les choses ont-elles changé, comme en témoignent notamment le « Corpus des œuvres de philosophie en langue française » publié chez Fayard et la revue Corpus correspondante dont nous sommes pour une grande part redevables à la ténacité de Francine Markovits. Mais enfin ont-elles beaucoup changé ? L’engouement aujourd’hui observable pour la philosophie française contemporaine, pour autant qu’il perpétue le mépris de ses sources, permet d’en douter. Il est bien vrai que nous nous croyons d’autant plus libres que nous ignorons les causes qui nous déterminent et c’est, au fond, la même volonté de non savoir qui condamne Bourdieu comme « illisible », qui traite Spinoza comme un chien crevé et qui repousse Royer-Collard dans les oubliettes de la Sorbonne.
7Le refus dans lequel on s’obstine ainsi n’est pas sans rapport avec ce qui caractérise en propre l’histoire française de la philosophie, à savoir ce que Joutfroy désignait comme le formidable « trou » induit par la Révolution et dont les irradiations innervent l’ensemble du corpus analysé ici (p. 274). Au centre de la présente enquête, il y a en effet le vide saisissant dans lequel on devait se trouver dès lors qu’on amalgamait lumières, analyse, matérialisme et démocratie en une sanglante nébuleuse à laquelle il fallait s’arracher de toute urgence et irréversiblement. En rejetant l’Idéologie dans un passé définitif, il fallut trouver ailleurs des points d’appui (p. 284). C’est ainsi qu’on se tourna vers l’Écosse, puis vers l’Allemagne, sans se déprendre autant qu’on le voulait des Lumières refoulées : Bonald dénonce ainsi la « secrète filiation » qui rattache le spiritualisme cousinien à l’entreprise idéologique par le biais d’une croyance persistante à la spontanéité de la conscience individuelle (p. 201). Mais, du côté de ce même Bonald, la parenthèse destructrice ouverte par Luther et poursuivie par les encyclopédistes se trouvant nolens volens prolongée à la Sorbonne, on chercha, au contraire, à revenir en deçà, c’est-à-dire à retrouver le fil d’une « tradition » inventée rétroactivement pour les besoins de la cause (contre-révolutionnaire) et où le catholicisme antérieur se serait bien difficilement reconnu : Le génie du christianisme est le plus éclatant exemple de cette suture toute rétrospective. En ce sens, le « vrai » christianisme (médiéval) et la « grande » métaphysique (allemande) apparaissent comme les deux artefacts concurrents auxquels on dut recourir pour combler l’abîme dans lequel était plongée la France post-révolutionnaire – c’est-à-dire la France qui cherchait indéfiniment à clore la Révolution.
8Or c’est encore dans ce contexte qu’apparut l’idée même de « philosophie française » car c’est avec les États-nations que devait surgir le fantasme des philosophies nationales. Le paradoxe est alors le suivant : la philosophie se présente comme spécifiquement française au moment même où elle cherche à s’irriguer au-delà de ses frontières. La lettre de Cousin datée du 15 novembre 1817 à Kehl (p. 284) atteste sur le vif cette ambivalence : il existe une philosophie à nous, que nous ne devons à personne et dont nous avons pour tâche de favoriser le génie propre sans « la jeter brusquement dans l’étude prématurée des doctrines étrangères ». Mais précisément il s’agit de la « nouvelle philosophie française », laquelle, tout en se réclamant des droits de l’homme et de la « méthode psychologique », cherche outre-Rhin de quoi cautionner le retour de la « métaphysique » tant discréditée par les Lumières, en élaborant un système où toutes les vérités unilatérales découvertes antérieurement trouveront d’elles-mêmes leur juste place : l’éclectisme, synthèse où l’étude du moi était appelée à fonder le système de l’absolu afin d’en finir avec tous les excès de la critique et du scepticisme en réconciliant tout le monde3. C’est à cette même réconciliation que s’employait d’ailleurs simultanément le positivisme comtien dont l’on verra ici comment il opéra la jonction surprenante de Condorcet et Maistre et reconstitua une sorte de métaphysique à laquelle l’astronomie d’un monde à nouveau clos fournissait les assises (chap. 10-12). La « philosophie française » est donc une fiction qu’il faut abandonner4 au profit de la perspective selon laquelle la philosophie est devenue « française » dans une conjoncture très particulière devant être étudiée pour elle-même et dont la consistance est ici prouvée par le fait. Cela signifie que s’il n’existe pas de philosophie « naturellement » française, il existe une philosophie « à la française5 », c’est-à-dire une façon très particulière de faire de la philosophie – celle-ci n’existant d’ailleurs jamais qu’en acte.
9De ce qui précède résulte une évidence : on ne peut transformer l’histoire de la philosophie sans que cela ne réagisse sur l’idée même de la philosophie dont on fait l’histoire. Or l’histoire que l’on fait ici implique que la philosophie ne peut plus être perçue comme théorie opposée à la pratique et doit être redéfinie, dans une perspective dont il est inutile de souligner ce qu’elle doit à Althusser, comme pratique singulière.
10Cela signifie d’abord que la philosophie n’existe pas en dehors des institutions où elle s’élabore et se reproduit. Celles-ci ne sont pas le support contingent d’une activité spéculative qui pourrait, voire devrait, en faire impunément abstraction : de part en part, elles la déterminent. Il se trouve qu’en France cette institutionnalisation a pris la forme d’une imbrication fort étroite et tout à fait originale entre philosophie, école et République. De là les convictions si répandues chez nous, et si difficilement intelligibles ailleurs, que la philosophie est consubstantiellement attachée à l’enseignement et à la citoyenneté, de telle sorte qu’on ne puisse attaquer l’une sans attaquer les autres – de telle sorte donc encore qu’en défendant la philosophie contre tous ses adversaires (la religion, les sciences humaines, les sciences dures, la littérature...), on défend la République elle-même.
11La « laïcité » se présente alors comme l’« idéologie de compromis » (p. 312) dans laquelle cette étonnante conjonction a trouvé son idiome. Si la philosophie s’effectue à même les institutions spécifiques qui sont les siennes, on comprend en effet qu’elle ne puisse être tout à fait étrangère, quoi qu’elle prétende, à l’« idéologie » (sans majuscule). Aussi le présent ouvrage est-il, en filigrane, une réflexion à plusieurs niveaux sur ce dernier concept. En premier lieu, la philosophie est toujours aussi de l’idéologie et les conflits philosophiques sont des conflits idéologiques. Considéré de ce point de vue, en disposant contradictoirement la forme de la loi et l’existence naturelle des peuples, Sieyès (p. 42) fut celui qui ouvrit le champ où devaient s’affronter les trois idéologies – conservatisme, libéralisme, socialisme – dont on considère, non sans raison, qu’elles se partagèrent conflictuellement le siècle suivant. Ce furent trois combinaisons antagonistes de l’idiosyncrasie nationale et de l’abstraction juridique, trois conceptions ennemies des « rapports sociaux » (chapitre 8). De la prétention à retrouver les origines du christianisme à l’anarchisme réformiste de Proudhon en passant par les synthèses elles-mêmes rivales du spiritualisme cousinien et du positivisme comtien, il y a là tout un réseau de prises de position où le plus réactionnaire n’est pas forcément le moins novateur : ainsi, par exemple, de Bonald théorisant l’« homme extérieur » pour mieux nier l’individualisme hérité des Lumières et jetant ainsi un pont sur lequel pourra s’établir la sociologie de Durkheim (chapitre 7).
12Mais à un second niveau, plus radical, cette histoire de la philosophie « française » est une passionnante enquête sur l’invention même du concept d’idéologie, tel qu’il apparut en 1796 chez Destutt de Tracy, tel qu’il se trouva retourné par Napoléon contre ses propres inventeurs en perdant sa majuscule et en se conjuguant désormais avec dédain au pluriel (« les idéologies », dont on nous ressasse la fin avec autant de lucidité qu’on nous affirme venue celle de l’histoire), tel enfin qu’en hérita Marx, tributaire à cet égard naïf du legs impérial. Or ce que nous enseignent ces tribulations, c’est que le surgissement du terme ne peut se comprendre correctement que si l’on y discerne aussi l’émergence de la chose. De ce nouveau point de vue, réellement historiciste, l’idéologie ne désigne pas ce que Burke concevait comme les préjugés nécessaires ou ce que nous appellerions aujourd’hui les valeurs partagées dont toute communauté humaine aurait besoin pour persévérer dans son être, de telle sorte que conservatisme, libéralisme et socialisme seraient de nouvelles idéologies après bien d’autres comme, par exemple, l’idéologie nobiliaire ou le millénarisme plébéien. Elle fut bien plutôt le nom approprié à un nouveau régime de croyances collectives et c’est pourquoi Macherey peut dire, en une formule remarquable, que la société issue de la Révolution « marche à l’idéologie comme on dit que les voitures marchent à l’essence » (p. 64).
13Comment le comprendre ? Il semble qu’elle signifie ceci : pour amortir la grande rupture révolutionnaire, on ne se contenta pas d’inventer de nouveaux contenus ; on conçut la solidarité des esprits sur un mode inédit, en la définissant comme n’étant de fait pas de l’ordre d’un contenu, mais comme relevant de la « communication6 ». Au lieu de dire que la philosophie est toujours idéologie, ou au moins qu’il y a toujours de l’idéologie dans la philosophie, il faut alors dire que les philosophes ont pensé conflictuellement, au xixe siècle, la nécessité même de l’idéologie, c’est-à-dire d’une structuration de l’espace réflexif commun sur le modèle neutre d’un langage – pas étonnant, dans ces conditions, que l’Idéologie, avec une majuscule, ait souligné l’importance de la grammaire. Si l’on considère les choses ainsi, il ne faut plus dire que l’idéologie bourgeoise doit s’évanouir avec la société bourgeoise, ni que toute idéologie doit se dissiper dans l’aube communiste ; il faut dire, ce qui n’est pas du tout la même chose, que l’idéologie, bourgeoise par essence, doit disparaître avec le type de société qui a cru pouvoir se penser elle-même, sur un mode absolument non dogmatique, comme pure circulation des idées.
14Ce point est évidemment crucial. Les Lumières, en refusant à la croyance religieuse, non sans inquiétude d’ailleurs, le privilège de sceller le « lien social », avaient retourné en tous sens le terme d’opinion et en étaient arrivées à définir l’opinion publique contre toute espèce de credo, serait-il profane (par exemple, la morale naturelle des matérialistes). Peut-être inventa-t-on l’« idéologie » pour nommer ce qui devait résulter d’une telle entreprise : un imaginaire collectif représenté comme le champ d’une pure communication sans cesse menacée de rechuter en un catéchisme plus ou moins articulé. Une société qui marche à l’idéologie, ce serait alors une société qui ne cesse de prétendre démarquer la raison publique de la croyance publique, une société qui affirme qu’elle existe comme « société » parce qu’en elle s’effectue la collaboration des intelligences individuelles qu’aucune conviction irréfléchie ne peut empêcher durablement. Ce sont de telles convictions qu’on nomme alors péjorativement, au pluriel et sans majuscule, « idéologies » – les gaz d’échappement en quelque sorte, que l’on rejette sans cesse, à la poursuite d’une communication strictement formelle où tout dogme se dissoudrait aussitôt. Plus de mystérieuses facultés de l’esprit, plus de nature d’aucune sorte devant laquelle s’incliner passivement, plus de sornettes sucées au sein de nos mères : rien que des paroles renvoyant à d’autres paroles et se corrigeant indéfiniment dans un monde devenant ainsi le meilleur des mondes possibles. Nos sociétés modernes auraient marché à ce rêve qui, pour beaucoup, fut un cauchemar où nous n’avons pas fini d’errer. Mais c’est là, il est vrai, excéder une ligne argumentative que Macherey n’esquisse ici qu’en pointillés et qu’il faut lui laisser le soin de développer dans l’un des nombreux autres livres qu’appelle celui-ci7.
15Quelque part dans Les chiens de garde, Nizan classait les philosophes en deux catégories, ceux qui étaient satisfaits du monde dans lequel ils vivaient, et ceux qui ne l’étaient pas. Pierre Macherey appartient certainement à la seconde catégorie et, pour le lire, il faut éprouver quelque chose de cette colère. Il faut aussi de la patience pour voir peu à peu le corpus prendre corps et les mailles du réseau se resserrer. Il en faut encore pour aller au terme de ces longues et implacables phrases qui, comme celles de Comte, vont toujours au bout de ce qu’elles ont à dire. Jamais elles ne trichent et ne recourent à l’ellipse ou l’allusion ; jamais elles ne scintillent de ces feux rhétoriques qui éblouissent à bon compte ; au contraire, elles épuisent méthodiquement le sens dont elles ont été chargées, elles l’explicitent sans reste, et le lecteur, reprenant son souffle, se trouve tout étonné et reconnaissant d’avoir si bien compris ce qui n’était pourtant pas simple. Le volume n’inclut pas les études consacrées à la philosophie française contemporaine8, ni même toutes celles ayant trait au xixe siècle9. Ce n’est pas par hasard qu’il succède à La parole universitaire10 où la question était de savoir comment l’université en général a pu être représentée dans les discours des philosophes eux-mêmes (Kant, Heidegger), critiquée par les sciences humaines (Lacan, Bourdieu), poétisée par la littérature (Hardy, Nabokov) : d’un livre à l’autre, la question de savoir comment les normes universitaires sécrètent ou censurent du savoir demeure déterminante. On peut espérer que celui-ci incitera de nouveaux lecteurs à poursuivre un combat qui n’est pas gagné. Nos philosophes, français sans le savoir et ne voulant pas le savoir, demeurent largement majoritaires, y compris quand ils prennent pour objet la philosophie française sans guillemets. Le malaise même que perçoit tout enseignant lorsqu’il évoque timidement devant un public boudeur le poids des contraintes institutionnelles qui commandent son propre discours est significatif de l’intériorisation précoce de ce qu’il faut bien appeler un idéalisme professionnel. Demandons-nous donc, toujours et encore, de quoi nous faisons l’histoire quand nous sommes historiens et quelle histoire nous fait philosopher comme si nous n’en avions pas.
Notes de bas de page
1 Pierre Macherey a professé à la faculté des lettres de Paris de 1966 à 1970, puis à Paris 1 Panthéon-Sorbonne jusqu’en 1992, avant de partir à Lille 3 Charles-de-Gaulle. Durant toutes ces années, il a véritablement formé ses étudiants, ce qu’on ne peut pas dire de tous ses collègues, et ce qui se reconnaît aujourd’hui à l’existence tacite d’une sorte de grande amicale des anciens étudiants de Pierre Macherey partageant les souvenirs enthousiastes de cours qui leur donnaient envie de faire de la philosophie parce qu’ils leur en donnaient aussi les moyens – ce qui est tout ce qu’on peut attendre d’un enseignant, et qui est déjà beaucoup.
2 « Avec leur lecture déformée de Spinoza, les saint-simoniens voient donc juste sur le fond » (à savoir la finalisation de l’activité de la substance (ibid.).
3 En 2011, Dominique Bourel a réédité chez CNRS Éditions les Souvenirs d’Allemagne de Cousin, qui sont les notes de son voyage en Allemagne en 1817, publiées et aménagées rétrospectivement.
4 On pourrait en prendre pour preuve a contrario le caractère peu convaincant d’une démarche comme celle qu’avait tentée Jean Wahl en publiant son Tableau de la philosophie française (Paris, Fontaine, 1946), de Montaigne à nos jours. Mais c’était à la Libération...
5 P. Macherey, « La philosophie à la française », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 24/1, janvier 1990. Voir aussi les Histoires de dinosaure parues aux PUF en 1999 avec pour sous-titre significatif Faire de la philosophie, 7965-7997. Ce dernier livre doit se lire comme une histoire de la philosophie française contemporaine réfractée dans le parcours à la fois singulier et révélateur effectué par Pierre Macherey lui-même. La philosophie n’existe que dans de tels parcours où elle « se fait », et l’entrelacs de ces parcours fournit à l’historien son objet, y compris en s’y réinscrivant lui-même.
6 Voir infra, p. 64, 214-215, 210 et 300.
7 Voir P. Macherey, Le sujet des normes, à paraître.
8 Voir notamment id., De Camguilhem à Foucault. La force des normes, Paris, La Fabrique, 2009.
9 Voir par exemple les études sur Fourier ou Saint-Simon figurant dans De l’utopie !, Le Havre, De l’Incidence éditeur, 2011.
10 P. Macherey, La parole universitaire, Paris, La Fabrique, 2011.
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