4. Types, temps et trajectoires des systèmes rentiers
p. 137-174
Texte intégral
« La mondialisation a enlevé à l’État les moyens et même l’envie de sauver son mariage avec la nation. Le flirt et l’adultère ne sont-ils pas désormais une fatalité, pardonnés d’avance, voire ouvertement encouragés ? »
Zygmunt Bauman, Identité
1Au-delà des points communs situés dans le registre de l’extraversion, les systèmes rentiers présentent maintes différences d’un pays à l’autre. Celles-ci tiennent à l’histoire de leur mise en place, à l’importance des rentes, à leur origine, mais aussi à l’ensemble des facteurs qui, réunis à huis clos au sein des frontières nationales, ont défini des trajectoires étatiques spécifiques. Les cycles économiques de croissance ou de récession du système mondial englobant les ont profondément influencées. Deux exemples (Tchad, Sénégal) montreront combien les conditions géographiques comptent dans l’articulation du donné des sociétés et du jeu des relations extérieures.
1. L’inégale vulnérabilité des systèmes rentiers
2Différents types de systèmes rentiers peuvent être distingués suivant l’importance des rentes, mais aussi leur origine et leur forme, plus ou moins diffuse ou concentrée. Mais ces distinctions ne suffisent pas à expliquer les différences entre pays, car elles se corrélent mal avec les indicateurs de développement ou la présence de conflits. La dépendance énergétique apparaît en revanche comme un point commun inattendu, dans la mesure où elle concerne aussi bien les États producteurs d’hydrocarbures que les autres. À la fois cause et conséquence du sous-développement, l’insuffisant accès à l’énergie participe de la vulnérabilité africaine dans la mondialisation (Magrin, 2007b). Il exprime aussi la prépondérance de la recherche des rentes d’exportation sur la valorisation locale des ressources.
1.1. Des systèmes rentiers nationaux diversifiés
Rentes et typologies des économies africaines
3Différentes typologies des économies africaines ont été proposées. On y lit des formes différentes de systèmes rentiers et aussi, en filigrane, les articulations de ces systèmes avec l’économie productive endogène.
4En adoptant comme critère la spécialisation internationale, Hugon distingue cinq régimes d’accumulation (Hugon, 2009a : 89-93) : les économies stationnaires, proches de l’économie coloniale de traite, où le poids des activités agropastorales inscrites dans l’économie locale ou régionale est très élevé, induisant une forte vulnérabilité vis-à-vis des aléas climatiques. On y trouve notamment les pays du Sahel. Les agroexportateurs, comme la Côte d’Ivoire, le Ghana, voire le Cameroun, dont la croissance a reposé sur l’exportation de produits agricoles variés, mieux valorisés sur le marché mondial que ceux de la catégorie précédente. Les économies minières et pétrolières, reposant entièrement sur la rente qui en est issue. Les économies industrielles ouvertes sur l’extérieur (Afrique du Sud, Maurice, Botswana), peu représentées dans l’espace ouest-africain étudié. Enfin, les économies de guerre, caractérisés par des situations de désintégration de l’État, d’anarchie.
5L’articulation entre abondance de ressources naturelles et possibilités géographiques fournit une deuxième grille (Igué, 2006 : 252) : on y considère des pays exportateurs de matières premières, agricoles (Côte d’Ivoire, Ghana, Cameroun) ou pétrolières (Nigeria, Gabon, Congo, Angola), aux revenus les plus élevés ; d’autre part, des pays côtiers à faibles ressources naturelles, mais jouissant d’une grande facilité d’approvisionnement sur le marché mondial : les revenus y sont plus faibles, mais restent à un niveau intermédiaire (Sénégal, Bénin, Togo). Enfin, les pays enclavés, aux possibilités agricoles limitées, menacés par la sécheresse, qui sont les plus pauvres.
6Au sein de ces classements, cependant, les démarcations sont malaisées, et ce d’autant plus que les anciens clivages sont remis en cause par la diversification croissante des économies : où situer le Tchad, parmi les États sahéliens agro-exportateurs, les pays pétroliers ou les économies de guerre ? Où placer un pays comme la Guinée, à la fois pauvre, en position littorale et disposant de potentiels agricoles et miniers abondants ? Et le Sénégal, qui participe des fragilités du Sahel, mais aussi du modèle agro-exportateur et des prémices du modèle industriel ? De manière générale, les pays enclavés à faibles revenus de l’intérieur sahélien sont en passe de mettre en valeur leurs ressources minérales : le Tchad et le Niger exploitent du pétrole, le Mali pourrait les rejoindre ; le Burkina Faso et le Mali sont devenus de grands producteurs d’or ; le Niger va augmenter sa production d’uranium. La diversification des sources de rentes brouille l’ancienne répartition des rôles.
7On peut aussi utiliser comme critère de typologie l’importance de l’économie extractive, en particulier pétrolière, qui est à l’origine des systèmes rentiers les plus accomplis et les plus simples. Trois situations méritent alors d’être isolées : les pays non pétroliers représentent encore en 2012 onze des quinze pays de l’Afrique de l’Ouest. Ils dépensent 40 à 50 % de leurs recettes d’exportation pour importer de l’énergie et sont à ce titre très dépendants des fluctuations des prix mondiaux.
8Les pays rentiers sont ceux où le secteur extractif représente une part importante du PIB (au moins 40-50 %), du budget de l’État (entre les deux tiers et les trois quarts) et des exportations (au moins 40 % selon Auty, 2005 : 31). De tels États ne sont qu’une poignée (Nigeria, Angola, Gabon, Congo, Guinée Équatoriale). La rente pétrolière ou minière pèse d’un tel poids que tout le système économique et politique national s’organise autour de sa captation et de sa ventilation, du fonctionnement des institutions aux stratégies des acteurs et aux relations avec l’extérieur (Soares de Oliveira, 2007 : 13), jusqu’aux imaginaires sociaux et territoriaux qui s’enracinent dans la quête de l’or noir. Ainsi, de la même manière que Balandier évoquait le concept de « situation coloniale » pour décrire les effets prégnants d’un contexte de domination politique sur la structuration de l’économie, de la société et des identités, et finalement sur la condition même de l’existence (Balandier, 1951), la notion de « situation pétrolière » peut être proposée pour rendre compte des points communs entre les différents États concernés1. La rente est le ciment interne de cette « situation pétrolière ». Ces pays sont évidemment les plus exposés à la « malédiction des ressources naturelles », souvent déclinée en « malédiction pétrolière ».
9Enfin, d’autres États semblent relever d’une situation intermédiaire intéressante, même si elle est jusqu’ici peu considérée par la littérature, peut-être parce que le caractère récent de l’exploitation et les incertitudes sur son ampleur fournissent une image floue de l’évolution des structures de l’économie2. Ce sont des États où l’exploitation pétrolière ou minière est significative, mais sans être assez importante pour construire un contexte analogue à une « situation pétrolière ». Au Tchad, par exemple, les prévisions de revenus pour l’État envisagées au début de la production ne semblaient pas en mesure de transformer l’économie agropastorale nationale en économie rentière sur le modèle des pays de l’Afrique centrale forestière : le modeste budget de l’État était censé passer de 170 à 240 milliards de francs Cfa, soit une augmentation de 40 %, à la fois substantielle et modique en comparaison des multiplications connues dans d’autres pays (Magrin, 2003a : 66, 78). La hausse des prix du pétrole dans le courant des années 2000 et la renégociation du contrat avec le consortium dans des conditions plus favorables au pays en 20063 ont permis au Tchad d’engranger des recettes nettement plus importantes que prévu (Pegg, 2009 : 315-316). Mais les conditions d’investissement de la rente et les caractéristiques du pays – vaste, pauvre, relativement peuplé – ne semblent pas en mesure de bouleverser à brève échéance ses structures agropastorales. Il revient alors à penser les articulations entre la rente pétrolière et les autres secteurs de l’économie, de même qu’avec le territoire.
Des corrélations imparfaites
10Les corrélations entre la taille, l’origine et la nature des rentes et les trajectoires des pays fonctionnent mal (Magrin, 2010a : 63-64). Ainsi, parmi les pays disposant au cours des dernières décennies de rentes importantes et peu diversifiées, pétrolières en l’occurrence, certains connurent des conflits (Nigeria, Congo), mais pas tous (le Gabon resta en paix). Des conflits affectèrent des pays à rentes assez importantes et assez diversifiées, comme la Côte d’Ivoire (cacao, aide), la RDC (mines, aide) ou le Tchad (coton, aide, pétrole), mais d’autres, aux caractéristiques semblables, n’en connurent guère, comme le Sénégal, le Ghana, le Burkina Faso (arachide, cacao ou coton ; aide, transferts migratoires) ou la Mauritanie (mines, pêche, aide). Enfin, des pays à faibles rentes d’origines peu diversifiées connurent globalement la paix, comme la Guinée (bauxite) ou le Niger (uranium). D’autres furent en proie à de terribles conflits civils, à l’image de la Sierra Leone (diamant), du Liberia (fer, caoutchouc), ou à l’anarchie, comme la République Centrafricaine (rente géopolitique, diamants) (cf. carte 8).
11On n’observe pas non plus de corrélation franche entre production pétrolière et indicateurs de développement (Magrin, van Vliet, 2009 : 119). Ainsi, selon l’indicateur de développement humain (IDH) du PNUD, le mieux placé des pays subsahariens en 2007-2008 est un producteur de pétrole, le Gabon (119e). Mais les deux plus gros producteurs sont très mal classés (le Nigeria est 158e, 31e sur 50 en Afrique ; l’Angola 162e). L’évolution entre 1995 et 2008 ne montre pas de corrélation entre les trajectoires positives ou négatives et l’exploitation pétrolière. La Guinée Équatoriale a connu une progression (du 142e au 127e rang) parallèle à son entrée en production à la fin des années 1990. Le Nigeria a perdu une dizaine de places, mais certains États non pétroliers aussi (RDC, Afrique du Sud). Certes, la prise en compte du PIB par habitant dans le calcul de l’IDH joue en faveur des États pétroliers, surtout les moins peuplés. Mais cela ne suffit pas à établir la thèse de la « malédiction pétrolière ».
12Si la difficulté d’établir des corrélations entre systèmes de rente et résultats du développement invite à une grande prudence dans l’identification de liens de causalité, la vulnérabilité demeure une caractéristique principale de ces systèmes (Dubresson, Raison, 1998 : 17). Elle est due à la dépendance vis-à-vis des fluctuations des cours mondiaux, à la consommation d’espaces et de ressources non renouvelables ou renouvelables sous certaines conditions, enfin, à la faible productivité associée à des systèmes fondés sur les prélèvements et les monopoles.
1.2. De la dépendance énergétique
13Le poids de la dépendance énergétique africaine est un thème relativement peu traité4 par le monde du développement5. Serait-il sous-estimé par rapport à d’autres contraintes ? Le jugerait-on implicitement hors des champs d’intervention possibles ? Quoi qu’il en soit, l’énergie constitue en Afrique un des noeuds qui empêchent la valorisation nationale des ressources. Une même dépendance énergétique s’observe dans tous les pays, qu’ils soient ou non producteurs d’hydrocarbures ou de matières premières servant à produire de l’énergie, comme l’uranium. Ceci trahit un effet pervers supplémentaire de la recherche des rentes tirées de l’exportation de ces ressources (cf. cartes 9 et 10).
14L’Afrique est de loin le continent qui consomme le moins d’énergie, ce qui reflète son niveau de développement : 0,5 tonne équivalent pétrole (tep) par an et par habitant en moyenne, contre 1 en Chine, 4 en Europe, 8 aux États-Unis (Chevalier, 2005 : 57). Mais les chocs et les pressions qui s’exercent sur les marchés mondiaux n’y ont pas moins de fortes conséquences. En 2005 (Nigeria) et 2006 (Guinée), des émeutes urbaines consécutives à des hausses du prix de l’essence ont fait des dizaines de morts (Sébille-Lopez, 2006 : 17). Dans des villes très étendues, ces hausses condamnaient les pauvres à rester dans leurs quartiers périphériques, loin des possibilités d’emplois ou de revenus localisés dans les quartiers centraux. Les émeutes de la faim qui frappèrent plusieurs villes d’Afrique de l’Ouest en 2008 (Dakar, Nouakchott, Conakry, Abidjan, Ouagadougou, Douala, Yaoundé, Bamako, Niamey, des villes nigérianes, etc.) avaient, parmi d’autres, des causes énergétiques.
15Les activités modernes (industrie, services, transports), dont la productivité est structurellement handicapée par un coût de l’énergie parmi les plus élevés du monde, sont aussi frappées de plein fouet. Au Sénégal, la facture pétrolière consomme 50 % des exportations. Une hausse de 10 dollars du baril de pétrole ampute le PIB d’1,5 %6. De même, la géographie des producteurs de coton, dont les industries textiles embryonnaires ont été victimes du coût de l’énergie, ne recoupe pas celle des producteurs d’énergie (hydrocarbures ou hydroélectricité). Les écosystèmes, les contextes d’enclavement et de niveau de développement opposent une Afrique côtière relativement avantagée dans l’accès à l’énergie à un intérieur plus vulnérable. Au Sénégal, les chefs-lieux de département ont pratiquement tous accès au réseau national, alors que seules quatre ou cinq villes secondaires au Tchad disposaient d’une centrale thermique, au fonctionnement irrégulier, jusqu’en 2009.
16La faiblesse de la consommation s’explique aussi par le recours massif aux énergies traditionnelles et humaines – le portage par les animaux ou les femmes. Elle s’accompagne de pressions sur l’environnement, à travers la demande citadine en bois énergie (charbon de bois).
17L’absence de valorisation des potentialités énergétiques locales traduit la priorité accordée à l’exportation de matières premières brutes et aux rentes qu’elle fournit (cf. carte 10). Ainsi, dans certains pays comme le Congo ou la Guinée, le scandale énergétique s’ajoute au « scandale géologique » : la sous-valorisation des potentialités hydroélectriques apparaît comme une conséquence de l’incapacité à construire l’État (Magrin, 2007b). En Guinée, à la fin des années 1980, moins de 1 % d’un potentiel évalué à 62 milliards de kWh sur 250 sites était exploité (Souaré et al., 1993 : 148). L’exportation de bauxite brute ou même d’alumine dans ce contexte apparaît comme doublement irrationnelle (Campbell, 1983). Le site majeur d’Inga, au Congo, est actuellement exploité à moins de 5 % de sa capacité.
18L’exploitation pétrolière conduit aux mêmes aberrations. Ainsi, le Nigeria, premier producteur africain de pétrole et septième mondial, est obligé d’importer régulièrement du carburant du fait de capacités de raffinage insuffisantes. Les subventions qu’il accorde pour maintenir bas le prix intérieur lui coûtent 2 milliards de dollars par an (Sébille-Lopez, 2005 : 163-164). En outre, dans ce pays comme presque partout en Afrique, le gaz associé à la production de pétrole est brûlé (76 %) ou réinjecté, très rarement exploité. Au Nigeria, cela représentait il y a peu une perte de 2 milliards de dollars (Sébille-Lopez, 2005 : 160), en plus d’un désastre écologique (2 à 2,5 milliards de pieds cubiques de gaz perdus par jour, soit 35 millions de tonnes de C02 et 12 millions de tonnes de méthane produites (Watts, 2004 : 135)), contribuant à la pollution de l’air local (bruit, lumière) et au réchauffement climatique global. L’absence de marché du gaz au Nigeria, comme dans les autres pays, et les difficultés techniques de mise en œuvre d’un train de liquéfaction de gaz naturel ont retardé tous les projets de transformation locale, même destinés à l’exportation. Or, les installations nécessaires sont coûteuses et très sensibles à l’insécurité.
19Au Nigeria, depuis les années 1980, les compagnies pétrolières, en réponse aux critiques des ONG, promettent de mettre un terme à ce gaspillage. Au Tchad, il était prévu d’utiliser une partie du gaz de production pour satisfaire des besoins énergétiques de la région (selon Africa Confidential, 30 août 2002, cité par Soares de Oliveira, 2007 : 281). Mais en 2010, sept ans après le début de l’exploitation, aucun progrès sensible n’avait été réalisé : le torchage n’a été que diminué, et l’énergie produite par les turbines de la base de Komé ne sert toujours pas le réseau du Tchad méridional, malgré les revendications constantes des ONG, des populations riveraines, voire du gouvernement tchadien.
20Des projets en cours semblent montrer des évolutions. Le Trans Saharan Gas Pipeline (TSGP), qui acheminerait du gaz nigérian vers l’Union européenne, via le Niger et l’Algérie, ne semble pas sur le point d’être construit dans l’immédiat pour des raisons de sécurité et du fait des incertitudes sur les réserves (Augé, 2010). En revanche, un autre projet, le West African Gas Pipeline (WAGP), devrait permettre d’approvisionner le Bénin, le Togo et le Ghana en gaz nigérian7. En outre, deux projets pétroliers novateurs viennent d’être réalisés au Niger et au Tchad (2009-2011, cf. chapitre 9).
2. Cycles économiques et dynamiques de l’État
21Les dynamiques de l’État colonial puis indépendant et ses relations avec son territoire sont fortement influencées par les cycles économiques mondiaux. Faible à la charnière du xxe siècle (1890-1910)8, l’État apparaît en situation intermédiaire dans les années 1920-1930 (la crise de 1929 venant étouffer ce qui se voulait apogée coloniale), puis plus fort dans les années 1950-1960, en crise profonde dans le contexte de l’ajustement structurel, durant les années 1980-1990. Les années 2000 voient une embellie qui rappelle le cycle favorable antérieur, même si la crise financière de 2008 semble atténuer le rebond. Il s’agit ici de saisir comment la trajectoire erratique de l’État, suivant les cycles de ses ressources, compose avec celle, linéaire, de l’espace et de la démographie régionale, marquée par la densification démographique et la croissance urbaine.
2.1. Essor et décadence de l’État
22Durant les années 1960, les États africains prolongent les dynamiques engagées à la fin de l’ère coloniale. Faute d’acteurs privés et de capitaux suffisants, l’État se positionne au cœur des dynamiques de développement. Il apparaît comme l’acteur clé d’un pouvoir « infrastructurel » (Mann, 1984) ou « développemental9 » (Woo-Cumings, 1999), au sens qu’il investit profondément la société et implante ses actions sur le territoire avec la logistique nécessaire (Soares de Oliveira, 2007 : 63).
23Les rentes tirées des cultures commerciales et des activités minières sont investies dans les infrastructures, les villes et la fonction publique. En 1985, alors que l’ajustement structurel n’est pas vraiment enclenché, les budgets publics atteignent le quart du PIB en Afrique de l’Ouest. Le projet de construire des États-nations passait par l’élargissement des bases sociales des régimes, favorisant les classes moyennes citadines qui étaient leurs clientes (Dubresson, Raison, 1998 : 13).
24La fin des années 1970 marque un tournant (Iliffe, 2009 : 507). Entre 1965 et 1980, alors que les prix des matières premières étaient élevés, le PIB par tête augmenta en moyenne de 1,5 % par an (contre 1,3 % en Inde au même moment). Entre 1980 et 1990, il déclina de 1 % (quand l’Inde atteignait + 3 %). La crise des années 1980 fut généralisée. Le retournement des cours des matières premières consécutif aux chocs pétroliers des années 1970 et à la récession des pays occidentaux moteurs de la croissance des Trente Glorieuses souligna les faiblesses économiques des États africains. Le montant de l’endettement ne put être supporté qu’avec l’aide des institutions de Bretton Woods, qui imposèrent en échange les plans d’ajustement structurels. Ceux-ci se mettront en place progressivement au cours des années 1980. En 2000 encore, le service de la dette représentait 25 à 35 % des revenus de l’État au Cameroun, au Sénégal ou en Guinée, le remboursement de la dette consommant quatre fois plus que les dépenses de santé et d’éducation (Carroué, 2005 : 28).
25Les plans d’ajustement structurel s’efforcèrent de transformer l’économie de rente en économie productive de marché (Hugon, 2009a : 20). Retrait de l’État des secteurs productifs et libéralisation étaient censés casser les systèmes pourvoyeurs de rentes et faire émerger des structures plus efficientes. À une première génération de plans succédèrent dans les années 1990 les facilités d’ajustement structurel renforcées, puis en 1999 les facilités de réduction de la pauvreté pour la croissance (ibidem : 82-85). La bonne gouvernance (1989) puis la participation (1994) furent mises en avant pour améliorer les résultats de ces nouvelles politiques (Totté et al., 2003 : 44,59), avec des succès tout aussi limités.
26Le bilan de ces politiques est globalement décevant : on n’observe une croissance du PIB par habitant que dans 6 pays sur 29 (Hugon, 2009a : 86). La crise compromit la capacité de l’État à exercer le pouvoir, en particulier en milieu rural, où l’appareil administratif devint rare ou impuissant, car démuni de tout moyen (Herbst, 2000 : 19). Au Tchad, par exemple, dans la zone ONDR de Dourbali, qui constitue un des greniers à céréales pour Ndjaména, dont elle n’est éloignée que de quelques dizaines de kilomètres, le secteur de l’Office national du développement rural (ONDR) n’a que 4 agents pour une population de 320 000 habitants, soit 1 pour 10 à 12 000 exploitants. Durant les années 1960-1970, il y eut pourtant jusqu’à un moniteur saisonnier pour une centaine de producteurs en zone cotonnière (Magrin, 2001 : 80-81). La libéralisation des filières agricoles amène aussi un retour des « rentes géographiques » (Dubresson, Raison, 1998 : 89) : à l’espace isotrope créé de façon volontariste par les États, notamment par le prix d’achat homogène des produits agricoles d’exportation, succède une revanche de la géographie. Si le prix d’achat varie peu au sein d’une zone de collecte, la production est abandonnée dans les zones marginales, souvent des espaces enclavés où elles fournissaient la seule ressource monétaire (Renaudin, 2010), ce qui aggrave les inégalités spatiales. On assiste ainsi à l’épuisement du modèle de l’État territorial (Mbembé, 1999).
27Les plans d’ajustement structurel ont un défaut majeur : ils se présentent comme des outils purement technocratiques, à finalité économique, et nient la dimension politique du système qu’ils prétendent rénover. Ils demandent parallèlement aux élites nationales qui en sont les principales cibles de les mettre en œuvre (Soares de Oliveira, 2007 : 44). Il n’est pas étonnant dans ces conditions que ces dernières les aient, à leur profit, détournés et vidés de leur substance (Hibou, 1999). Puisque l’exploitation des forces productives autochtones est rendue impossible à l’État, les détenteurs du pouvoir élargissent leurs stratégies d’extraversion (Bayart, 2006 : XIII) ou investissent les espaces ouverts par la libéralisation.
28La privatisation de telle ou telle entreprise d’État est ainsi souvent réalisée au profit de proches du régime, grâce à de l’argent public « patrimonialisé ». Leurs positions leur garantissent ensuite un accès aisé aux marchés les plus lucratifs. Ainsi, les conditionnalités qui accompagnent ces plans ont « accéléré le dédoublement des structures de pouvoir, qui était déjà l’un des traits marquants du régime colonial et de l’“État-rhizome” postcolonial » (ibidem : XXI). Les plans d’ajustement structurel ont correspondu à la période où la croissance a été la plus faible. Ils ont eu pour effet d’affaiblir considérablement les États, qui rendent moins de services de développement, tout en renforçant les comportements rentiers et patrimoniaux des dirigeants (van de Walle, 2001 : 14, 274-275).
29La crise des années 1980-1990 sanctionne les dysfonctionnements politiques et économiques des États tels qu’ils ont été construits depuis 1960, révélés par la dette. Mais le remède des PAS a tellement affaibli le malade qu’il est devenu partie prenante de la crise. La « malédiction des ressources naturelles » a bon dos.
2.2. Les années 2000 : retour de cycle ou recommencement ?
Un parfum d’années 1960 ?
30En Afrique de l’Ouest, les années 2000 ne sont pas sans rappeler la première décennie de l’indépendance. Elles dessinent un contexte très nettement différent de celui des deux décennies précédentes, marquées par la disette économique et la crise abyssale de l’État. Ce changement est permis par la conjugaison de plusieurs facteurs : la hausse mondiale des cours des matières premières (cf. figure 4), tirée cette fois par la croissance des pays émergents, en particulier le pôle asiatique et la Chine, le desserrement de l’étau de la dette (lié notamment, mais pas exclusivement, à l’initiative pays pauvres très endettés (PPTE)), l’augmentation de l’aide (aux horizons élargis à de nouveaux bailleurs, comme la Chine), la circulation planétaire accrue de capitaux d’origines variées (pétrodollars, fonds de pension anglo-saxons, capitaux chinois, sud-américains, etc., dont l’Afrique ne capte qu’une part infime, mais qui suffit à s’y voir) ; et même une reprise pluviométrique au Sahel, où les pluies sont nettement supérieures à celles des décennies sèches 1970-1980, même si elles restent en deçà de l’optimum 1950-1968.
31L’initiative PPTE est menée de 1996 à 1999 et concerne 21 pays en Afrique. Elle est prolongée par l’initiative d’allègement de la dette multilatérale. Ensemble, ces mesures conduisent quasiment à l’annulation des dettes de ceux qui atteignent le « point d’achèvement10 », comme le Sénégal, le Mali, le Ghana. La dette extérieure passe ainsi de près de 80 % du PIB africain en 1994 à 22 % en 2008 (Raffinot, 2009 : 174). Les passifs de l’État qu’étaient les dettes se convertissent en ressources (Vallée, 1999).
32Ces cycles de l’économie se traduisent par des mues de l’État. L’État fort, aménageur et développeur des décennies 1950-1960-1970, avait été sévèrement ajusté, vidé de sa substance et doublé par les rhizomes des groupes au pouvoir lors des décennies suivantes. Celles-ci avaient été caractérisées par la baisse des régulations étatiques et de nombreux conflits. L’État retrouve au cours de la période récente des marges de manœuvre financières et avec elles l’ambition de conduire le projet du développement, qu’il affirme par des postures volontaristes, de grands projets. Mais l’État n’est pas un phénix qui renaîtrait identique des cendres de l’ajustement, et son affirmation récente n’est pas sans ambiguïté : son amaigrissement drastique et le partage des rôles avec le monde de la coopération internationale, en charge de fait de l’essentiel de l’exercice des fonctions de légitimation durant presque trois décennies, ont réduit ou supprimé sa capacité à définir des stratégies de développement et à les mettre en œuvre sur le terrain, où les agents publics qui n’ont pas été supprimés sont souvent vieillissants, sans moyens et démotivés. En dehors des élites politiques, une partie des meilleurs cadres ont été attirés par les hauts salaires offerts par les projets des bailleurs ou des grandes ONG. En outre, l’État intervient dans une arène du développement qui n’a plus rien à voir avec le champ qu’il régentait en monopole dans les années 1960, puisqu’elle se trouve occupée – voire encombrée – par une multitude de projets menés par les bailleurs de fonds, des ONG, des collectivités locales, dont il est bien en peine d’assurer la coordination.
33Le recours à une communication moderne dessinant en trois dimensions le monde virtuel des futures réalisations – au Sénégal surtout, mais même au Tchad –, dont beaucoup ne vivent que le temps de résistance physique du panneau qui les supporte, illustre à la fois ce regain d’État et ses limites. Enfin, les choix d’investissement réalisés, qui mettent l’accent sur les infrastructures, à forte visibilité et à coût élevé, s’inscrivent eux aussi pleinement dans la continuité des pratiques de l’âge d’or des années 1960 : ils ont pour fonction à la fois d’affirmer symboliquement la place centrale de l’État dans le processus de développement et de financer le clientélisme par les détournements qu’ils favorisent (voir à la fin de ce chapitre l’exemple du Sénégal et dans le chapitre 9 celui du Tchad).
34Ce retour de l’État s’affirme également dans le champ symbolique et la relation avec l’extérieur. Les booms des matières premières sont favorables aux « nationalismes extractifs » : le rayonnement extérieur d’un Mobutu correspondait aux périodes fastes du cuivre, au début des années 1970 ; le petit Gabon faisait danser l’Afrique aux rythmes d’Africa n° 111, grâce aux recettes de l’âge d’or pétrolier, au début des années 1980. De même, l’envolée des cours du brut au début des années 2000 réveille les nationalismes pétroliers africains : la Guinée Équatoriale prend le relais du Gabon en lançant Africa 24, une chaîne de télévision panafricaine12. Dans un registre différent, c’est forts de leurs recettes pétrolières record, entre 2005 et 2008, que le Tchad et le Soudan financent chacun les rébellions qui les menacent réciproquement.
35Une autre différence majeure avec les années 1960 mérite d’être signalée : le dynamisme économique perceptible dépasse les seules marges de manœuvre recouvrées des États. La circulation d’argent, visible notamment dans les capitales d’Afrique de l’Ouest (cf. planche 6), y répercute la respiration de l’économie mondiale, en passant par les nombreux canaux établis avec le système monde : transferts migratoires, investissements privés d’origines diverses, parfois opaques. Bamako, Ouagadougou, Nouakchott, Niamey, mais encore plus Dakar fourmillent de chantiers (Melly, 2010). Ce rythme débridé de la fabrique urbaine étonne les chercheurs (Diop, 2008 : 19). À Dakar, le nombre d’immeubles de luxe sur la Corniche ou sur le Plateau, les centaines, voire les milliers de villas de haut ou de très haut standing réparties dans plusieurs quartiers (Point E, Fenêtre Mermoz, Almadies, Ouakam, Hann-Maristes, etc.), ne sont pas financés par l’économie domestique de l’arachide et du poisson. L’origine des investissements autorise toutes les spéculations : les migrants ne peuvent suffire, même en comptant les joueurs de football. Réorientation de capitaux (français, libanais) auparavant fixés à Abidjan et fuyant l’incertitude ivoirienne ? Pétrodollars arabes en quête de diversification ? Blanchiment d’argent de la drogue ? Investissements de dirigeants africains soucieux de diversifier les placements en cas de revers de fortune ? Un peu de tout cela sans doute.
36Alors que la densité des recherches en sciences sociales compose une des cordes de l’extraversion sénégalaise, l’absence de connaissances sur le « Sénégal des riches » et la fabrique urbaine mondialisée qui en est l’expression surprend. Or, l’articulation, ou son absence, entre cette interface mondialisée en devenir, même si elle est encore modeste, et les dynamiques économiques et sociales du territoire est un élément clé pour en comprendre le devenir. Il y a là une porte à ouvrir pour des recherches futures.
37Enfin, ces flux à l’origine des rentes immobilières de demain masquent la timidité des changements dans le secteur productif moderne : en dépit de quelques succès ponctuels dans le domaine de l’agriculture d’exportation ou dans celui des services (tourisme, centres d’appel), on ne voit pas se dessiner de changement structurel, à travers une montée en gamme de produits agroalimentaires, industriels ou tertiaires susceptibles d’être valorisés dans le contexte de la mondialisation. Les changements productifs concernent davantage l’économie agropastorale, stimulée par cette croissance urbaine à l’origine en partie extravertie (cf. chapitre 8).
38En milieu rural aussi, les temps semblent plutôt favorables : dans bien des régions de l’Afrique sahélo-soudanienne, les signes extérieurs d’aisance comme les troupeaux, les motos, les toits de tôle, n’ont jamais été aussi nombreux.
La crise de 2008, un miroir de la mondialisation africaine
39La crise financière qui frappe les États-Unis puis l’Europe à partir de l’été 2008 semble clore un cycle favorable qui n’aurait été que de courte durée. L’analyse de ses conséquences doit montrer si la diversification économique a réduit la vulnérabilité de l’Afrique. Autrement dit, il s’agit de mesurer si des changements structurels ont été accomplis depuis les années 1960, ou si l’ajustement n’a rien changé à la fragilité de systèmes politico-économiques rentiers reposant sur l’exportation de matières premières brutes.
40De prime abord, la crise mondiale de 2008 ne pouvait qu’avoir des effets négatifs en Afrique du fait de conséquences apparemment inévitables : baisse du prix des matières premières (exportées par les pays africains), de l’aide des pays du Nord, des transferts de migrants – premiers touchés par le chômage et les crises de leurs secteurs d’activité principaux (bâtiment, tourisme, industrie) –, des pétrodollars et flux financiers mondiaux, dont le tarissement ne peut que desservir une destination de diversification peu sûre et très périphérique. Dans les pays producteurs de pétrole, on pouvait craindre que des prévisions budgétaires imprudentes, fondées sur des anticipations déraisonnables des cours, aboutissent à des interruptions brutales des grands chantiers, à une reprise de l’endettement et à des crises politiques et sociales liées à la réduction drastique de la rente à redistribuer, au gré des calendriers électoraux et successoraux13. Allait-on voir de nouveaux plans d’ajustement structurel, en réponse au retour de l’endettement ? Ou bien la Chine, dans le rôle à la fois de client stable et de prêteur, pourrait-elle façonner une nouvelle configuration ?
Planche 6 : Des métropoles irriguées par des flux d’argent mondialisés
41Dans un premier temps, l’Afrique est apparue étrangement épargnée par la crise, comme si elle était protégée par son secteur informel et sa faible ouverture à l’économie financière internationale. Les effets immédiats de la crise mondiale ont même semblé plutôt bénéfiques : dans les pays non producteurs, la baisse du prix du pétrole, et celle, qui y est liée, des produits alimentaires importés, comme le lait, le riz ou l’huile, ont fourni une bouffée d’oxygène et mis un terme aux « émeutes de la faim ».
42Avec un temps de retard, cependant, la crise mondiale a fait sentir ses effets, avec une intensité et une durée inégales. Les pays miniers et agricoles ont souffert ponctuellement de la baisse des cours (pays du Sahel, Cameroun, Côte d’Ivoire, Kenya), mais certains produits ont résisté, et les pays producteurs avec (l’or, valeur refuge ; le cacao, « grâce » aux déboires de la Côte d’Ivoire, où la situation politique fait baisser la production). Au Mali et au Burkina Faso, la hausse des prix de l’or compensa pour l’État (pas pour les paysans) la baisse, ponctuelle, de celle du coton ; la baisse des prix du pétrole frappa les producteurs, avantageant tous les autres. Mais elle ne dura que quelques mois. Les transferts des migrants diminuèrent, une baisse de croissance de 1 % au Nord s’accompagnant d’une baisse quatre fois supérieure des transferts (Jacquemot, 2009 : 137). L’aide fut touchée également, les dons passant sous le niveau de 100 milliards de dollars, à comparer aux 3 000 milliards de dollars mobilisés pour la relance des pays de l’OCDE. La crise des secteurs les plus touchés (tourisme, BTP, transports aériens) fut en partie compensée par le dynamisme de l’agroalimentaire et des télécommunications (Hugon, 2009b : 156) : il semble bien que la diversification économique observée au cours des dernières décennies dans nombre d’États en réponse aux crises ait contribué à en amortir les impacts. De plus, la baisse des cours des matières premières a été de courte durée : la vigueur de la croissance asiatique les a rapidement réorientés à la hausse.
43Certains économistes évoquaient en 2008 le découplage de la crise, son cantonnement aux pays développés, les émergents y échappant par leur dynamique propre et les plus pauvres par leur marginalisation (Raffinot, 2009 : 173). Du point de vue de l’Afrique, il semble que les canaux de propagation de la crise soient bien à situer du côté des relations avec l’Europe et les États-Unis (aide, transferts migratoires, baisse de certains prix), mais que les nouveaux liens tissés avec le pôle asiatique d’une part, la diversification économique d’autre part, enfin la construction progressive d’économies d’échanges intérieures ou régionales aient permis de les compenser pour partie : l’Afrique semble moins vulnérable qu’au début des années 1980 du fait d’une diversification progressive de ses relations mondiales et d’une densification de son économie endogène. Évoquer sa marginalisation ne nous semble pas rendre compte de ces dynamiques.
3. Deux trajectoires (Tchad, Sénégal)
44À travers deux brèves monographies, il s’agit à présent d’illustrer les développements qui précèdent sur la relation entre les rentes, les dynamiques de l’État et leurs liens avec le territoire. En scellant l’unité des États, les enveloppes frontalières ont permis l’affirmation de spécificités nationales, largement influencées par la position géographique et les relations extérieures qui en ont été tributaires. À l’enclavement du Tchad, qui se révèle historiquement comme un facteur de violences, répond l’ouverture du Sénégal, qui a permis une extraversion originale, jusqu’à présent favorable à la paix, mais guère au développement. Ces différences se reflètent dans les modes d’extraction et de redistribution des rentes.
3.1. Les dangers du carrefour : le Tchad entre enclavement et mondialisation
45La trajectoire tourmentée du Tchad s’explique en partie par les effets d’un contexte géographique marqué par l’enclavement, qui a demandé plus de violence qu’ailleurs pour extraire des rentes (traite esclavagiste14, puis culture cotonnière, avant le pétrole), ainsi que par des voisinages instables. L’histoire des violences postcoloniales pour la captation de la rente de l’État s’inscrit dans celle, « sans fin15 » (Reyna, 1990), des violences extraverties des royaumes sahéliens esclavagistes. Elle définit un profil territorial original caractérisé par l’importance des fonctions militaires, pour les acteurs nationaux comme pour ceux de l’extérieur. Cette rente de situation, qui fait du Tchad un « pays des hommes en armes » (Debos, 2009), valorise pourtant, de façon plus discrète, les avantages de la charnière, en favorisant une économie d’échanges régionale. Articulée avec l’économie rentière du pétrole, celle-ci n’est pas sans potentiel de développement.
L’instabilité chronique d’un pays charnière à faibles rentes
46« La guerre a été courte cette année » (Magrin, 2008a). Par cette phrase entendue après les combats ayant opposé en février 2008 trois colonnes de rebelles tchadiens venues du Soudan à l’armée gouvernementale, les habitants de Ndjaména expriment le caractère régulier, sinon saisonnier, des violences militaires dans le pays.
47Depuis l’indépendance, en effet, ce vaste pays (1 284 000 km2) pauvre, peu peuplé (3 millions d’habitants en 1960, 6 en 1993, 11 en 2010), qui s’étend du Sahara aux savanes soudaniennes d’Afrique centrale, a peu connu la paix. Dès 1965, un mouvement rebelle, le Front de libération national du Tchad (Frolinat), défendit par les armes les intérêts d’abord de paysans du Centre-Est, puis ceux d’une cause assimilée à celle des musulmans du Tchad, contre le pouvoir détenu par des originaires du Sud du pays, chrétiens pour la plupart, appartenant pour l’essentiel au groupe ethnique Sara (voir Buijtenhuis, 1978). En 1975, le président Tombalbaye fut assassiné lors d’une révolution de palais. En 1979-1980, des combats terribles mirent aux prises à Ndjaména les partisans du Premier ministre Hissein Habré, un des leaders du Frolinat, avec les troupes du président Malloum, représentant l’ancien régime « sudiste », puis, après la défaite de celles-ci et leur repli dans le Sud du pays, des leaders du Frolinat entre eux (voir Buijtenhuis, 1987). Goukouni Oueddeye (Teda, ou Toubou du Nord), éphémère président du Gouvernement d’union nationale du Tchad (Gunt), fut évincé en 1982 par Hissein Habré (appartenant au groupe des Daza, ou Toubou du Sud, parfois aussi appelés Goranes16). Celui-ci lutta contre les rébellions du Sud et du Nord – soutenues par la Libye –, tout en menant une politique de répression interne sanguinaire17. À la fin des années 1980, il semblait avoir durablement consolidé son pouvoir, quand il fut renversé par un de ses anciens lieutenants, Idriss Déby, un Zaghawa, en décembre 1990, avec l’appui du Soudan, qui lui servit de base arrière. Les États-Unis et la France cessèrent de soutenir Habré : alors que la guerre froide se terminait, celui-ci n’était plus utile dans la guerre contre une Libye désormais affaiblie. Son rejet des transitions démocratiques en cours et les violations des droits de l’homme dont il s’était rendu coupable le rendaient infréquentable. Au cours des années 1990, Idriss Déby dut à son tour faire face à de multiples mouvements de rébellion qui se développaient sur les périphéries du territoire (cf. carte 11) : dans le Sud, à partir du mouvement des « codos », militaires de l’ancien régime rejoints par de jeunes « sudistes » (1992-1993, puis 1997-1998), au lac Tchad (1990-1993), autour d’anciens fidèles de Hissein Habré réunis autour de Moussa Medela, au Tibesti (1997-2002), avec Youssouf Togoïmi, un leader Toubou (Magrin, 2008a). Il les réprima à nouveau violemment, les populations civiles soupçonnées d’abriter les rebelles étant durement touchées lors des opérations. Après un coup d’État manqué en 2004, des Zaghawa longtemps membres du premier cercle du pouvoir partirent à leur tour en rébellion, furieux du projet présidentiel de modifier la Constitution qui limitait le nombre de mandats, alors que la production pétrolière naissante promettait une rapide augmentation de la rente de l’État (cf. chapitre 9). En avril 2006 puis février 2008, des colonnes rebelles venues de l’est parvinrent à porter la guerre jusque dans la ville de Ndjaména, en vain18.
48Ainsi, tout se passe comme si les guerres au Tchad manifestaient des cycles pour le contrôle de la capitale et de la rente étatique à laquelle elle donne accès, en une adaptation géopolitique de la dialectique du maître et de l’esclave : le guerrier qui prend le pouvoir s’amollit dans le confort de la capitale, dont il finit par être chassé par l’avidité du rebelle, qui puise dans l’ascétisme de la brousse l’énergie de le renverser, avant d’être à son tour victime des délices du pouvoir et de l’avidité d’un prochain rebelle. Les chefs rebelles, lorsqu’ils se sentent en position de faiblesse, négocient leur ralliement avec le régime, en échange de postes juteux pour eux (ministre) et leurs proches (intégration à la fonction publique et à l’armée). Les revendications politiques de fond sont quasiment absentes de ces négociations qui rythment la vie politique tchadienne depuis trente ans (Debos, 2009). La rente convoitée, du reste, fut longtemps modeste : elle fut fournie essentiellement par la culture du coton, jusqu’au début des années 2000, et par l’aide. Les ressources représentées par l’élevage et le secteur du vivrier marchand, qui alimentent des flux d’exportation anciens, à la croissance importante au cours des dernières décennies, vers le Nigeria et l’Afrique centrale méridionale (Cameroun, RCA, Congo), relèvent largement du secteur informel et donc échappent aux prélèvements officiels de l’État (Magrin, 2001).
49Ce modèle est néanmoins contrarié dans la réalité par quelques paramètres. Nous reviendrons sur les conséquences de l’arrivée de la rente pétrolière, en octobre 2003. De manière plus structurelle, les interventions extérieures, et notamment celles des pays voisins, brouillent ce tête-à-tête idéal du président et du rebelle. La position n’est-elle pas cette dimension la plus importante du territoire qui, en influençant son rôle dans un système de relations, détermine sa personnalité politique (Gottmann, 1952 : 119-120) ?
50Ainsi, depuis les années 1960, la Libye et le Soudan ont financé tour à tour différents mouvements rebelles, contribuant à faire pencher la balance des rapports de force. Les rébellions ne peuvent être dangereuses pour le pouvoir de Ndjaména que lorsqu’elles sont soutenues de l’extérieur. Elles vivotent et s’étiolent avec le temps sinon. Dans l’opinion publique tchadienne se serait enracinée depuis longtemps l’idée que les malheurs du pays sont dus aux convoitises extérieures sur les ressources nationales, dans un contexte de faiblesse de l’État19 (ICG, 2009 : 7). Pour la Libye, après l’échec des tentatives d’union du Maghreb arabe, le Tchad est aux premières loges des États sahariens pauvres qui constituaient des relais d’influence naturels des projets panafricains du Guide20. Pour le Soudan, de même, le Tchad représente comme une marche à contrôler (De Waal, 2008).
51Mais le carrefour géopolitique occupé par le Tchad peut également être lu sur une plus longue durée. Les interférences libyennes et soudanaises dans le jeu politique tchadien sont inscrites dans l’histoire des relations d’échanges économiques, religieux, culturels et des conflits qui unissaient les entités politiques du Nord du bassin tchadien et le bassin du Nil d’un côté, la Méditerranée de l’autre. Ils marquent l’actualité de la tension ancienne qui caractérise cet espace entre les pôles arabo-méditerranéen, d’un côté, et le versant atlantique, de l’autre. Le retournement territorial colonial, qui oriente l’essentiel du commerce vers la « voie fédérale21 » (Sautter, 1958), a structuré le territoire tchadien actuel.
52Sa capitale et ses régions « utiles » pour l’économie coloniale (Magrin, 2001) ont été implantées sur l’axe Chari-Logone, tournées vers le Sud-Ouest atlantique. Mais la menace longtemps exercée par la Senoussiyya sur l’emprise militaire française (voir Triaud, 1995), de même que les liens humains, migratoires et commerciaux conservés à travers le Sahara, ou entre les familles originaires de la région du Ouaddaï-Darfour (Bégin-Favre, 2008), impriment comme un refoulé territorial à l’inversion spatiale atlantique et coloniale.
53C’est aussi dans cette perspective que l’on peut lire l’intérêt pérenne de la France pour le Tchad. L’intérêt économique français y est très limité : l’armée française assure un minimum de stabilité dans un pays dont le pétrole est exploité par des entreprises principalement étatsuniennes22 et, depuis peu, chinoises.
54Mais les fonctions stratégiques qu’on lui prête contribuent à justifier les relations étroites que l’ancienne puissance coloniale entretient avec le pays. En effet, ce territoire avait initialement au sein de l’AEF un statut surtout stratégique. L’exploitation des potentiels agricoles du Sud n’était possible qu’en soumettant les royaumes sahéliens et les nomades sahariens, tout en neutralisant le pouvoir des réseaux marchands musulmans, dont on craignit fort pendant la Première Guerre mondiale les solidarités ottomanes. Il eut jusqu’en 1920 le statut particulier de territoire militaire. À l’indépendance, durant cinq ans, les espaces sahariens furent administrés par l’armée française. Puis la France intervint militairement à plusieurs reprises dans les conflits tchadiens, au nom d’accords de défense comme il en fut passé avec nombre d’anciennes colonies, pour contenir l’influence libyenne en temps de guerre froide. À la fin des années 1990, alors que le gouvernement Jospin, pour faire des économies et prendre des distances avec le dispositif militaire hérité de la « Françafrique23 », réduisait le nombre de bases militaires françaises en Afrique en fermant les sites de Bouar et Bangui, en RCA, la base de Ndjaména ne fut pas remise en cause. Car, au sein de l’armée française, le Tchad est considéré d’une manière singulière : la défense de la présence à Ndjaména dépasse les intérêts corporatistes et ceux offerts par un vaste espace d’entraînement désertique où les avions peuvent voler à basse altitude (Magrin, 2008a). Le souvenir de Félix Éboué et celui de la colonne Leclerc agissent sans doute moins que les fonctions stratégiques contemporaines prêtées au territoire – base arrière de l’intervention occidentale au Ouaddaï, qui subit les contrecoups de la crise du Darfour de 2003 à 2010, espace de stabilité relative à préserver face à la désagrégation de la RCA, au sud, et aux risques terroristes croissants du Sahara menacé par Aqmi. La forte militarisation du Tchad dans la deuxième partie des années 2000 trahissait la pérennité de cette fonction stratégique liée à sa position de charnière entre une « diagonale des crises » (qui court du Soudan et de la Corne de l’Afrique aux Grands Lacs vers l’Angola, en passant par la RDC et la RCA, voir Mbembé, 2005) et une Afrique de l’Ouest relativement plus paisible. À Ndjaména, on croisait alors à la fois de nombreux « militaires » tchadiens et des soldats français ou de l’Eufor (la première intervention extérieure de l’Union européenne, sous forte influence française), des gendarmes et policiers aux armes de l’Union africaine, d’autres sous les couleurs de l’ONU (la Minurcat24)...
55La garnison entrepôt, lieu-métaphore forgé dans le bassin du lac Tchad pour définir une forme de gouvernance, où les frontières du licite et de l’illicite se brouillent autour de l’articulation de fonctions militaires et commerciales (Roitman, 1998), sied fort bien à Ndjaména, en particulier à la fin des années 2000. Des militaires de tout poil et de toutes origines y surveillent, tout en le ponctionnant parfois, le commerce régional (dont Ndjaména, avec son million d’habitants, constitue un débouché, depuis le Cameroun et le Nord du Nigeria, et un point d’éclatement vers le nord et l’est), l’acheminement international de l’aide vers l’Est du pays et le Darfour, le transit du pétrole de Doba, tout en s’y surveillant réciproquement. Cette fonction n’est pas sans influence sur la violence omniprésente dans le champ politique et l’espace tchadien.
Les déterminants de la violence
56La violence est centrale au Tchad. L’absence de monopole de l’État en la matière, qui trahit la distance avec l’idéal wébérien, ne signifie pas cependant que la violence soit généralisée et inscrite dans un horizon anarchique qui la rendrait inintelligible. Elle s’inscrit au contraire dans une histoire où les modalités de mise en relation avec le reste du monde ont leur part (Magrin, 2001 ; Bégin-Favre, 2008 ; Debos, 2009).
57La militarisation du Tchad ne tient pas qu’aux interventions extérieures. Inscrit dans une tradition ancienne dans le bassin du lac Tchad, le métier des armes s’est imposé depuis les années 1960 comme un statut social, une façon d’accéder à la reconnaissance et à la richesse (Debos, 2009). Il s’est structuré selon les logiques du factionnalisme, une variante militarisée du clientélisme en politique, à partir de la fin des années 1960. Dans l’espace urbain ndjaménois, la densité d’hommes en uniformes et en armes surprend. Leur mobilité physique est tout aussi étonnante (Tulipe, 2008) : ils sont rarement casernés et circulent à toute heure à pied, en vélo, en moto ou en véhicule, selon leur rang et leur fonction. Cette fluidité reflète celle attachée à leur statut : militaires aujourd’hui (la diversité des pièces de vêtements qui composent des uniformes bariolés disent celle des soutiens extérieurs), d’un corps ou d’un autre (les uniformes ne sont pas toujours de bons repères, et un uniforme se prête), ils peuvent devenir rebelles demain, revenir comme militaires ralliés quelques années après (s’ils n’ont pas été tués entre-temps), ou franchir, le temps d’une courte période de besoins financiers à satisfaire ou pour des moments plus longs, en cas de destin heurté, la ligne très ténue qui sépare les forces de l’ordre des rangs des coupeurs de route (voir Debos, 2009, et sur les coupeurs de route, Saïbou, 2010). Alors que personne ne connaît officiellement le nombre de militaires de l’armée nationale (Debos, 2009), l’existence de ces quelques milliers d’hommes sans qualification, mais qui trouvent dans le métier des armes moyen de subsistance et statut social, et sont toujours prêts à s’engager pour une aventure auprès d’un chef charismatique en échange d’un peu d’argent et de force promesses, constitue un des ingrédients du cycle de la violence au Tchad. Y mettre un terme suppose de leur inventer un autre avenir.
58Certaines lectures réduisent les causes des conflits tchadiens à l’enfermement, par des frontières coloniales artificielles, de peuples que l’histoire opposait. Pour autant, la diversité ethnique, linguistique et religieuse, de même que la violence de l’histoire précoloniale sont partagées par de nombreux espaces qui s’étendent du Sahel atlantique au Nil. Elles n’expliquent pas la triste régularité et l’omniprésence de la violence au Tchad. Le Mali est découpé selon des proportions écogéographiques comparables, partagé entre un tiers saharien peu peuplé, un tiers sahélien héritier de grands royaumes et un tiers soudanien qui compte notamment des populations lignagères, parfois animistes ou très récemment islamisées. Or, il a connu une histoire incomparablement plus irénique25. « L’artificialité initiale des États porte des risques, non une fatalité » (Magrin, 2008a).
59Mais le retournement de territoire de l’époque coloniale s’est accompagné au Tchad d’un renversement social qui a compté : les premières élites politiques à l’indépendance furent recrutées en particulier parmi les populations originaires du Sud animiste et chrétien, qui avaient adhéré massivement à l’institution scolaire, dans laquelle elles percevaient un mode d’ascension sociale. Inversement, à quelques exceptions près, les populations du Nord musulmanes opposèrent à l’école coloniale un refus (Khayar, 1976) qui était résistance passive et culturelle à la domination coloniale, perçue comme hostile à l’islam. Les frustrations associées à ce sentiment de déclassement vécu par les populations du Nord, en particulier celles qui cultivent le souvenir de la grandeur de l’empire du Ouaddaï (Bégin-Favre, 2008), mais aussi les instrumentalisations politiques successives des identités de « nordiste » et de « sudiste », encouragées par la guerre civile des années 1970-1980, puis par les influences de l’islam réformiste dans les années 1990 (Lemarchand, 1986 ; Centre culturel Al Mouna, 1996 ; Magrin, 2001 : 345-347), installèrent durablement cette représentation dans le champ politique et les rapports sociaux. L’opposition Nord-Sud existe dans les représentations communes des Tchadiens. Quelle soit une construction historique n’y change rien. Mais elle ne structure plus aujourd’hui le champ politique national comme par le passé et semble plus faiblement mobilisatrice ; les souvenirs des combats de 197926 s’éloignent, les années 2000 sont celles d’une rupture symbolique et générationnelle. La génération du pétrole n’est pas celle où la réussite reposait sur le statut d’ancien combattant ou de gros producteurs de coton. Les élites méridionales ont été soit recyclées par le régime quand il avait besoin d’alliés (notamment à la charnière 2006-2008), soit contraintes à l’exil ; elles ont parfois trouvé dans la société civile ou le monde du développement des terrains « neutres » où s’employer. Pour de nombreux Tchadiens, la crise de l’État, les difficultés de la vie quotidienne à Ndjaména ou en brousse, la montée des inégalités, le recours à d’autres niveaux identitaires en réponse à la fragmentation de la société (clan, ethnie) semblent en passe de masquer, voire de combler le fossé Nord-Sud.
60La violence au Tchad tiendrait plus fondamentalement à la manière dont le pouvoir est acquis et conservé. L’État, déjà faible, est menacé par les logiques sociales sahariennes, marquées par la culture de la razzia et du butin (Claudot-Hawad, 2002), où les modes segmentaires se combinent avec ceux du clan et de l’échange (Mbembé, 2005 : 66). La razzia n’inspire pas seulement les techniques militaires27 (Magrin, 2008a). La pratique des groupes qui ont pris le contrôle de l’appareil d’État semble reproduire par certains aspects le mode de fonctionnement de l’empire du Ouaddaï, dont le sultanat Zaghawa était une marge intégrée (Bégin-Favre, 2008). Le Ouaddaï a été un des derniers royaumes sahéliens de l’interface sahélo-saharienne. La diffusion des armes et la montée des concurrences, africaines et européennes, au cours du XIXe, en ont fait un système politique et militaire fondé sur la violence, à l’image du Baguirmi étudié par Reyna (1990), dont le seul objectif était de se renforcer contre ses ennemis. Dans cette lecture, la régularité des campagnes annuelles de lutte de l’armée gouvernementale contre les rébellions évoque celle des campagnes menées par les sultans pour collecter des esclaves (Herbst, 2000 : 35). Les prélèvements effectués sur les ressources de l’État l’assimilent à une caravane soumise au pillage. Dans les villes nomades, les guerres éclatent entre factions et tribus pour le contrôle du pouvoir, non entre nomades et sédentaires (Retaillé, 2006 : 236). N’est-ce pas cela que Ndjaména connut en 2006 et 2008 ? La course à la rente de l’État ne semble pas sans racines.
Les dynamiques récentes
61« Où va le Tchad28 ? » L’ère pétrolière survient avec le début de la production en octobre 2003, dans un contexte si sombre qu’on ne voit guère comment une « malédiction des ressources naturelles » pourrait encore l’aggraver. La filière cotonnière, mal gérée et ponctionnée pour les besoins de l’État, déroule ses crises, alors que celles du Mali ou du Burkina battent au même moment leur record de production. Le cycle des rébellions et des combats paraît faire partie d’un système qui se nourrit indéfiniment de leur répression, justifiant l’entretien de nombreux hommes en armes, un peu comme le dictateur sanguinaire de La vie et demie, de Sony Labou Tansi, qui n’en finit pas de tuer le même fantôme rebelle.
62Le régime d’Idriss Déby ne se départit pourtant pas d’une grande fragilité apparente, qui tient à sa faible légitimité. Les élections de 1996, 2001, 2006 et 2011 sont gagnées dans des conditions contestées, sans provoquer toutefois de réaction de la rue ni de la brousse. La faiblesse des fonctions de légitimation de l’État, qui se repose sur l’aide internationale, n’est compensée que par sa force armée, par laquelle passe la redoutable et exclusive faculté du système à se reproduire (Tulipe, 2008). L’ère pétrolière ne semble pouvoir mener qu’à un « État failli durable ». Or, les nouvelles conditions créées par la présence de l’industrie pétrolière produisent, après les conflits de la période 2004-2008, des espaces de bifurcation inattendus, hors du mauvais sentier qui semblait tout tracé (cf. chapitre 9). Elles tiennent aux moyens disponibles, aux nouvelles relations extérieures, au changement d’image du pays, et finalement au renouveau du regard des habitants sur eux-mêmes. En 2012, la question est celle du statut de cette embellie (paix, croissance, grands travaux...) : courte éclaircie ou aube d’une nouvelle trajectoire ?
3.2. Le Sénégal, ou l’art de l’extraversion
63Le Sénégal est un petit pays à l’échelle de l’Afrique et du monde (196 700 km2, une population équivalente à celle du Tchad29), qui a construit son identité actuelle par un équilibre entre une large ouverture sur le monde et des héritages socioculturels divers. Il s’invente ainsi une modernité originale30. Depuis l’indépendance, la paix, la stabilité politique et la démocratie semblent le distinguer. Parti d’une économie fondée sur une culture de rente qui porte mal son nom, l’arachide, le Sénégal vit aujourd’hui d’une culture de la rente, voire d’une rente de la culture, qui ne dit pas le sien. L’identité sénégalaise, puisant à des registres variés, constitue une force. Car « la puissance de l’iconographie31 est souvent une marque de vitalité de la civilisation » (Gottmann, 1952 : 157). Mais les mirages du développement économique disent aussi les faiblesses et les ambiguïtés du fonctionnement rentier extraverti, fût-il le mieux maîtrisé du monde : malgré la paix, l’aide abondante et continue, les infrastructures, le talent des élites et les ressources du peuple, le Sénégal ne figure en 2010 qu’au 144e rang de l’IDH. La voie du développement reste incertaine.
Le territoire et les rentes de l’extraversion
64Les relations avec l’extérieur jouent un rôle central dans le fonctionnement du système économique et spatial du Sénégal. Elles s’inscrivent dans une histoire longue d’échanges commerciaux directs avec les Européens, principalement les Portugais, les Hollandais, les Anglais puis les Français, depuis la fin du xve siècle. La position et la configuration géographiques du pays ont favorisé des relations continues entre les populations riveraines et l’extérieur. Le Sénégal était, pour les navigateurs européens, la première étape africaine après le désert saharien ; la vallée du fleuve éponyme a constitué un axe de pénétration et de commerce majeur, les estuaires et vallées du Saloum, de la Gambie et de la Casamance jouant au Sud un rôle identique mais secondaire d’interfaces des échanges avec l’intérieur. Cette histoire a légué notamment des embryons du réseau urbain fluvio-centré typique de cet âge précolonial, que les mutations économiques ultérieures ont tamisé – Saint-Louis s’est développé, mais les escales du fleuve (Podor, Matam, Bakel) sont restées modestes ; Ziguinchor a prospéré comme capitale régionale, mais Karabane a végété.
65À partir du dernier tiers du XIXe siècle, l’arachide s’est progressivement imposée en quasi-monoculture commerciale. Elle a façonné l’organisation spatiale et sociopolitique du pays (Copans, 1988) autour d’un « bassin de l’arachide ». L’ossature du réseau des infrastructures – chemin de fer puis routes – et des villes prend la forme de l’entonnoir mis au service de l’évacuation des arachides vers Saint-Louis, puis Rufisque (vers 1900) et Dakar. Durant un siècle, le réseau urbain se hiérarchise en fonction du rôle des centres dans la traite des arachides (Sar, 1973), au profit des villes du Centre-Ouest (Louga, Thiès, Touba, Kaolack, Djourbel et surtout Dakar). Depuis les années 1970, la crise du système arachidier (Freud et al., 1997) encourage une diversification économique : les aménagements hydroagricoles valorisent la Vallée, le coton se développe au Sud, les phosphates (à l’ouest de Tivaouane), la pêche et le tourisme (sur la Petite Côte, en Casamance et à Saint-Louis) sont promus sur le littoral atlantique, l’industrie à Dakar.
66Ces politiques ne remettent pas en cause le double déséquilibre spatial qui oppose l’Ouest et l’Est du Sénégal : 80 % de la population et 90 % des richesses nationales sont concentrées à l’ouest d’une ligne Dagana-Sédhiou. Dakar contraste avec le « désert sénégalais », la capitale concentrant le quart de la population, mais l’essentiel de l’industrie, des services de haut niveau et de la vie intellectuelle et culturelle nationale.
67Au cours des années 2000, ces déséquilibres cohabitent avec l’affirmation des centres secondaires et des bourgs semi-ruraux, s’inscrivant dans une dynamique générale en Afrique de l’Ouest (Bertrand, Dubresson, 1997) : les équipements de l’État, les transferts des émigrés et les fonctions de passage contribuent au développement d’activités commerciales ou artisanales et à l’attractivité de centres comme Kaffrine, Koungheul ou Koupentoum sur l’axe Kaolack-Tambacounda ; Guéoul, Ngaye Mékhé ou Kéméber sur l’axe Dakar/ Saint-Louis.
68Après les réseaux hiérarchisés de la traite initiale, son étatisation, de l’indépendance à la fin des années 1980, avait instauré des relations directes entre Dakar et les lieux de collecte, déclassant les niveaux intermédiaires du système commercial et urbain. Au cours de la période récente, la libéralisation du commerce permet une certaine complexification des polarisations rurales et des flux : les marchés hebdomadaires ruraux (loumas32) en sont les lieux centraux (Ninot et al., 2002).
69De sa longue histoire d’interface, le Sénégal a tiré une capacité à entretenir des relations favorables avec la Terre entière, ou presque. Il est le rentier par excellence des bons sentiments du monde envers l’Afrique, ainsi que des intérêts moins avouables qui s’y dissimulent. Au niveau politique, d’abord : pilier de la francophonie33, il bénéficie d’une sollicitude continue de la France, avec laquelle les relations parfois orageuses s’inscrivent dans une turbulence postcoloniale savamment gérée. Il est aussi choyé par l’Union européenne, car l’Italie et l’Espagne ont de nombreux migrants sénégalais, et le pays compte dans le contrôle des flux migratoires et des trafics. De même, certains États membres de l’Union européenne, ainsi que le Japon ont des intérêts à pêcher dans les eaux sénégalaises. Intérêts nationaux de pêche (Japon, Espagne) et de maîtrise de l’immigration (Espagne, Italie, Union européenne) n’ont pas été étrangers au renouveau des politiques de coopération africaine de ces pays. Le Sénégal a des relations presque aussi étroites avec les États-Unis, qui reposent sur des ponts panafricanistes anciens, sur la relative proximité géographique et sur une exploitation judicieuse de la rente mémorielle de l’esclavage à Gorée34, puis, également, sur des liens migratoires35. Il est un des premiers récipiendaires de l’aide américaine, à travers le Millenium Challenge Account (MCA), qui y a été mis en place à partir de 2009.
70Mais le pays valorise aussi son appartenance au monde musulman, dont les principaux pays (pétromonarchies du Golfe, Iran36) ont des représentations diplomatiques assorties de programmes de coopération à Dakar. L’organisation du sommet de l’OCI à Dakar en 2008 a permis la mobilisation de capitaux importants pour la construction d’infrastructures dans la ville, dans des conditions de transparence sujettes à caution (Coulibaly, 2009). Le Sénégal bénéficie bien sûr de l’aide chinoise et de la coopération indienne. Il a même noué des partenariats avec les deux Corée (De Jong, Loucher, 2010 : 196) !
71Les relations avec l’extérieur fonctionnent largement sur la base d’un malentendu plus ou moins productif : les acteurs étrangers ont besoin d’un partenariat modèle en Afrique, d’un exemple. Le Sénégal excelle à leur tenir le langage attendu en matière de démocratie, de bonne gouvernance, de postcolonialisme ou de mémoire de la traite, de solidarité musulmane ou de solidarité Sud-Sud. La vitrine fait plus ou moins illusion, mais en a-t-on tellement de rechange ? Le choix du Sénégal tient aussi aux ressources de sa situation, à la stabilité offerte par ce pays agréable à vivre pour ceux chargés de mettre en œuvre de telles coopérations. Il fournit le siège régional pour l’Afrique de l’Ouest à plusieurs ambassades et services de coopération (Japon, Canada), et à de nombreuses institutions internationales, notamment onusiennes, surtout depuis la crise ivoirienne.
72Le pays a besoin en contrepartie de l’appui extérieur, symboliquement, mais surtout matériellement, pour faire fonctionner un système politique reposant sur la redistribution clientéliste de la rente étatique. Jusqu’à présent, la virtuosité des acteurs37 a permis de préserver la paix sociale, mais le « développement » attendu par les partenaires extérieurs les plus constants, au sens d’un essor des activités productives, demeure décevant.
73En dehors de la sphère publique, le Sénégal sait séduire également des touristes, mais aussi des intellectuels ou des personnalités de tous horizons38, en offrant une diversité de facettes qui toutes ont la vertu de se conformer à une image recherchée, voire fantasmée de l’Afrique : car on y trouve des intellectuels proches de la culture française – ou américaine –, des féministes, des laïques, des religieux de toutes obédiences (de l’islam soufi traditionnel ouest-africain représenté par la confrérie tidjane à la confrérie mouride, en passant par les mouvements musulmans réformistes ; ou les catholiques) mais aussi des mystiques, des « sages africains », des pêcheurs ou des éleveurs « typiques », des membres éloquents de la société civile et des « courtiers en développement39 » performants, des Baye Fall40 avec lesquels les routardes occidentales pourront vivre leur « africanité » en s’initiant au djembé, tressées, en fumant du yamba41 sous la lune à Ngor ou à Gorée, des jeunes rappeurs nourris à la culture urbaine mondialisée sous influence nord-américaine... Cette attraction polymorphe est bien payée en retour.
74Ainsi, le pays semble fonctionner, à l’échelle du système territorial de l’État moderne, sur un mode voisin du modèle esquissé par P. Pélissier (cf. figure 1), mais sous une forme entièrement pacifique : un contrôle politique fort, du temps de Senghor à celui de Wade, permis par un système rentier alimenté par la captation de l’aide et des flux financiers divers associés à l’extraversion. Ce mode rentier se décline au sein du territoire, dans les villes comme dans les campagnes, lesquelles bénéficient de transferts des grandes villes, et parfois directement d’aides extérieures, à travers les envois de leurs ressortissants migrants. Dakar, Touba, la capitale des mourides (Gueye, 2002), accessoirement le tourisme de la Petite Côte sont les lieux privilégiés de l’interface avec le système mondial. Le Sud du pays, enclavé par des frontières multiples (la Gambie, de mauvaises routes et des relations difficiles avec des pays instables comme la Guinée-Bissau ou la Guinée), semble davantage intégré dans des échanges internes, même si les rentes de l’extraversion l’innervent aussi. On observe ainsi la cohabitation entre un puissant modèle extraverti, auquel Dakar sert de matrice – le Sénégal urbain est celui du parpaing –, et une économie d’échanges africains, plus dynamique sur les périphéries du territoire. Les frontières, en particulier celles doublées par un différentiel monétaire (avec la Mauritanie, la Gambie), fonctionnant comme des lignes d’échanges intenses, et les loumas comme des interfaces régulièrement réparties entre le local et les échelons national et mondial.
Le ceebu jën ou être ce que l’on mange
75La diversité des rentes liées à l’ouverture ancienne du Sénégal est à l’origine d’une trajectoire sociopolitique originale où s’amalgament importations et innovations endogènes. La construction nationale sénégalaise s’est ainsi appuyée sur quatre piliers qui articulent ressources endogènes et emprunts divers : la langue Wolof, le mouridisme, la musique mbalakh et le ceebu jën (riz au poisson). Officiellement langue nationale au même rang que le Pular, le Diola, le Sérèr ou le Mandingue, le Wolof s’impose de fait comme langue nationale hégémonique à Dakar et dans les grandes villes de l’Ouest du pays, où elle se mâtine de mots français et anglais. Le mouridisme n’est qu’une des trois ou quatre grandes confréries de l’islam soufi sénégalais. Mais elle est la plus visiblement dynamique, dans l’espace public et politique42, et apparaît comme la plus nationale43 et la plus moderne. Son attractivité tient à ce qu’elle concilie la satisfaction populaire du besoin d’intercession entre le fidèle et Dieu, des pratiques souples et l’efficacité d’une organisation hiérarchique, ses réseaux étant à la fois protecteurs et agents de promotion économique et/ou politique. La musique mbalakh est tirée d’un répertoire wolof traditionnel utilisant force percussions. Elle a été modernisée et popularisée par Youssou Ndour dans les années 1980. La diffusion de la télévision dans les ménages sénégalais, qui accompagne les progrès spectaculaires de l’électrification au cours des années 2000, a contribué à en faire une musique nationale, quasi hégémonique chez les jeunes.
76L’avènement44 du ceebu jën45 comme véritable plat national exprime quant à lui la rencontre entre ressources endogènes et de l’extraversion, importations mondiales et productions nationales. L’économie du ceebu jën s’inscrit ainsi entre le dedans et le dehors, le riz importé46 (comme conséquence indirecte du système arachidier et de la répartition impériale des rôles), le poisson national et les légumes « exotiques » (d’origine européenne ou américaine) cultivés localement, pour refléter une culture urbaine sénégalaise originale.
77Dans presque tous les ménages sénégalais urbains, on mange aujourd’hui du riz tous les jours à midi, sauf lors de la tabaski47. Dans de nombreux foyers, on mange même tous les jours du ceebu jën rouge. Or, ce que l’on présente souvent à l’extérieur comme le plat traditionnel sénégalais par excellence est en fait une création relativement récente. Avant l’époque coloniale, le riz n’était cultivé et consommé au Sénégal qu’en Casamance (Pélissier, 1966). À l’époque coloniale, la diffusion de sa consommation a été progressive. Elle concernait d’abord les militaires et reposait sur les importations de riz Indochinois dans le cadre impérial. Il fut longtemps considéré comme un plat de fête, susceptible d’honorer des invités de marque, sa consommation étant même interdite aux civils durant les conflits mondiaux. L’importance passée de l’arachide se lit en creux dans l’essor de la consommation de riz : la promotion de la culture s’accompagna d’un déficit en mil, qui rendit les importations de riz nécessaires. L’augmentation de la population, de l’urbanisation et de la consommation devait contribuer à en faire un poste structurellement élevé des importations du pays : malgré tous les efforts déployés pour accroître la production de riz par des aménagements dans la Vallée (Seck et al., 2009), celle-ci reste loin de couvrir les besoins nationaux. Au milieu des années 2000, la production sénégalaise fournit environ 300 000 tonnes (un petit tiers de Casamance, deux gros tiers de la Vallée), pour près de 900 000 tonnes importées (Fall, 2010 : 57-58). Vendu entier, le riz national n’a longtemps guère été utilisé pour préparer le ceebu jën en dehors de la Vallée, les ménagères dakaroises lui préférant le riz brisure parfumé importé du Sud-Est asiatique, qu’elles savent mieux cuire. Il semble que des améliorations récentes dans la qualité du décorticage soient en train de remettre en cause cette contrainte.
78Au cours des deux dernières décennies, le ceebu jën gagne du terrain. « Aujourd’hui il y a à la fois africanisation des cuisines citadines48 et, en même temps, en milieu rural, alignement progressif des régimes alimentaires sur ceux des villes » (Pélissier, 2000 : 5). Le riz progresse en ville comme en brousse, notamment au nord du bassin arachidier, accompagnant une baisse de la production de mil et sorgho. La multiplication des marchés hebdomadaires joue un rôle important dans la diffusion de modes de consommation urbains, la restauration fournissant des revenus à des femmes. Le riz s’impose de plus en plus à midi, même en milieu rural (cf. planche 8). Le pain progresse de la même façon au petit déjeuner, surtout le long des axes routiers. Le coût joue aussi : le riz n’est pas toujours moins cher que les céréales locales mais, à valeur sociale identique, les plats à base de riz coûtent moins que ceux à base de mil, qui exigent du sucre, du lait, de l’huile, de la viande (PASR, 1996 : 20, 23).
79Parallèlement au progrès du riz, la diffusion du ceebu jën est favorisée par la diversification de l’agriculture. Le développement des systèmes maraîchers irrigués ou arrosés de la Vallée et des Niayes (Touré, Seck, 2005) répond aux difficultés de l’agriculture pluviale. L’essor de la pêche et l’amélioration de la distribution de ses produits constituent aussi des facteurs favorables (Diop, Magrin, 2011). Les années 1970-1980 voient à la fois l’augmentation du nombre des pêcheurs, de nombreux paysans se convertissant à la pêche maritime face à la crise de l’arachide et aux sécheresses, la généralisation d’innovations techniques (senne tournante, motorisation) et des améliorations du réseau routier. Les mêmes causes climatiques (sécheresses) provoquant une crise de la pêche continentale, la marée parvient régulièrement dans les gros villages de la Vallée, où les villages de migrants à haut pouvoir d’achat reçoivent les poissons de meilleure qualité, les autres se contentant de la sardinelle49 (Magrin, Seck, 2009). Outre son goût, le ceebu jën doit son succès à ses qualités nutritives. C’est un plat complet, qui comporte lipides (huile), glucides (riz) et apports (fibres, vitamines) de légumes variés50, mais surtout de protéines (poisson) à bas prix ; il limite ainsi le niveau de malnutrition, y compris parmi les classes citadines pauvres.
80Cela étant, le ceebu jën est une conquête fragile (Diop, Magrin, 2011). Même si l’essentiel de l’effort financier des aménagements repose sur les bailleurs, le riz coûte cher à l’État, qu’il s’agisse d’utiliser une partie des recettes d’exportation pour l’importer ou d’en subventionner plus ou moins directement la production dans la Vallée. D’autre part, l’augmentation de l’effort de pêche par les bateaux industriels étrangers et la flottille artisanale, en réponse à la demande nationale et mondiale croissante, n’est pas durable. Même les espèces pélagiques comme le yaboye, que ses arêtes mettent provisoirement à l’abri des appétits mondiaux, pourraient être à leur tour affectées en cas d’augmentation forte des cours des farines animales. La contrepartie nationale au riz importé qui compose le ceebu jën, le poisson, n’est pas à l’abri de la « tragédie des communs51 » (cf. chapitre 8).
Rentes, système politique et développement
81Le Sénégal s’est construit sur une culture pacifique de l’extraversion où l’État et les confréries occupent une place centrale, le modèle islamo-wolof servant de socle à l’État postcolonial (O’Brien, 2002 : 9). Cet équilibre fait suite à trois siècles de conflits répétés entre les forces du mercantilisme (rois et leurs guerriers, les ceddo, commerçants européens) et les marabouts installés dans les campagnes au centre de théocraties musulmanes (Iliffe, 2009 : 281), l’État sénégalais en opérant en quelque sorte la synthèse, jusqu’ici socialement et politiquement stable mais peu productive du point de vue économique. Au Tchad, l’intrusion coloniale avait pris place dans un contexte de violence croissance, qu’elle avait elle-même contribué à amplifier, ce qui fait une différence majeure.
82Le moment clé de cette alliance se situe au début du xxe siècle, quand l’administration coloniale et la confrérie mouride, à l’origine une branche locale de la Qâdiriyya, trouvent un intérêt commun au développement de la culture de l’arachide. Ce pacte tacite, associé au prix élevé payé au producteur du fait des facilités d’évacuation offertes par le chemin de fer, permet une adhésion sans violence des paysans à cette culture de rente, contrastant avec les contraintes déployées au même moment en Afrique centrale autour du coton. Le succès de la confrérie mouride tint beaucoup à cette position d’intermédiaire qu’elle acquit alors entre l’État, d’abord colonial, puis postcolonial, et les populations, qualifié de « contrat social sénégalais » (O’Brien, 2002).
83Des années 1960 aux années 2000, la trajectoire de l’État sénégalais fut beaucoup moins heurtée que celle du Tchad, ce qui n’empêcha pas une vie politique mouvementée, la fréquence des violences politiques, quelques assassinats52 et un climat social ponctué par des grèves régulières. Un certain pluralisme fut instauré par le président Senghor dès les années 1960, à une époque où le parti unique était partout de mise (Diouf, 2001 : 206-208). La présidence d’Abdou Diouf coïncida avec les pires difficultés de l’ajustement structurel (1980-2000). À la fin des années 1980, on observa de nets progrès de la démocratie, la diversification des moyens d’information et le développement de la société civile, autour notamment d’ONG actives (O’Brien, 2002 : 73), même si cela n’empêcha pas les violences électorales de 1988 et le doute qui entacha la victoire de Diouf sur Abdoulaye Wade. La victoire d’Abdoulaye Wade aux élections présidentielles de 2000 répondait à un fort désir de changement53 dans la société sénégalaise, après quatre décennies de régime socialiste, dont les dernières années avaient été marquées par le contraste entre des difficultés collectives profondes et la corruption dans les milieux du pouvoir. Le contexte économique favorable de la décennie 2000 allait-il enfin favoriser le développement du pays ?
84Le « Sénégal émergent », un des slogans fréquemment utilisés par le régime, notamment lors de la campagne présidentielle de 2007, trahit plus le goût du régime pour la communication que des réalités en mutation. Alors que la reconstruction culturelle et morale de la société tant attendue du sopi ne s’est pas réalisée54, les classes dirigeantes se sont concentrées sur le raffinement de la technologie leur permettant de conserver le pouvoir et de s’enrichir (Diop, 2008 : 18-19). Le régime de l’alternance semble avoir seulement approfondi le système rentier et clientéliste.
85Ces élections présidentielles de 2007 ont donc constitué une surprise : pour les intellectuels sénégalais ou étrangers observateurs de la vie politique nationale, le régime ne pouvait qu’être sanctionné. Or, le président Wade a été réélu avec 57 % des voix au premier tour, sans que les fraudes aient été de nature à invalider le scrutin (Magrin, 2007a). Plus jeune, plus urbain55 et plus éduqué que par le passé, l’électorat devait être moins sensible aux porteurs de voix traditionnels, les influents marabouts. La vie politique avait été marquée plus que jamais par le byzantinisme, les « transhumances56 » et les enrichissements rapides, mais aussi les scandales. L’affaire des chantiers de Thiès, où l’ancien Premier ministre et favori de Wade fut accusé de détournements pour avoir voulu s’émanciper trop vite de son puissant mentor, n’avait guère plu dans l’opinion57. Les promesses les plus ambitieuses – une plateforme industrielle à Diamnadio, une nouvelle capitale, un réseau de trains à grande vitesse (TGV) – n’avaient pas été réalisées ou avaient connu des débuts de réalisation peu convaincants (autoroute à péage de Dakar, aéroport de Diass). Le retour de l’État bâtisseur ressemblait trop visiblement à une mise en scène, en forme de Sénégal Potemkine (Magrin, 2007a) : les réalisations, parfois terminées de longs mois avant l’élection mais mises en service seulement peu avant, s’alignent de préférence le long des routes goudronnées : cases des tout-petits, centres des femmes, des jeunes... Elles répondent aux attentes de telle ou telle clientèle (les jeunes, les femmes du Parti...) sans procéder d’aucune vision de long terme. Très souvent, personne ne sait très bien ce qu’on en fera, aucun personnel, aucun budget, aucun projet ne sous-tendent ces constructions. Le monde paysan avait été mécontenté par les dysfonctionnements de la filière arachidière et la maladroite tentative de privatisation du ranch de Dolly58, qui sert de refuge aux éleveurs Peul du Ferlo. À Dakar, le boom immobilier des quartiers riches soulignait la profondeur accrue des contrastes sociaux.
86La victoire éclatante du président Wade a donc montré la grande stabilité du système politique organisé autour de la personne du président et des liens entre politique et religion, malgré les changements intervenus dans la société sénégalaise. Ses scores les plus élevés (Magrin, 2007a) sont atteints dans le Centre-Ouest et le Nord du bassin arachidier, Wolof et mouride, comme le président. Les régions périphériques s’y sont massivement ralliées (Sénégal oriental, moyenne et haute vallée Halpulaar), de peur sans doute d’être punies par le pouvoir. C’est logiquement dans les départements les plus urbanisés que les voix sont les plus dispersées. Les faiblesses de l’opposition, qui a délégué de fait son rôle aux médias pour critiquer la multiplication désordonnée des projets présidentiels et les errements de la gouvernance, ont eu leur rôle. Le président Wade a su aussi imposer sa figure familière et paternelle dans le quotidien des Sénégalais, par la télévision. Il a su faire rêver, son populisme incarnant une synthèse efficace politiquement entre la prétention sénégalaise à l’excellence et le triomphe du modèle Baol Baol59, qui investit l’État après s’être diffusé dans la société (Diop, 2004 ; Magrin, 2007a).
87Le modèle agricole proposé repose toujours sur la transposition du modèle intensif, mécanisé, qui est celui des agricultures du Nord. Il a été décliné à travers différents projets présentiels : le Sénégal agricole, les agropoles, le plan Reva (Retour vers l’agriculture), la Goana (Grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance). Ce type de rêve techniciste n’est-il pas sans rappeler, à nouveau, les projets modernistes des années 1960 ? Ces projets s’accompagnaient toujours d’un opportunisme manifeste, s’adressant à la fois à l’opinion publique sénégalaise et aux bailleurs potentiels60.
88Le contexte économique favorable évoqué plus haut a joué un rôle dans ce succès politique. L’argent circule dans le pays comme il ne l’a pas fait depuis vingt ou trente ans. La généralisation des bourses aux étudiants, la reprise de recrutement dans la fonction publique – ils avaient été gelés depuis vingt ans –, l’annonce de la gratuité des soins aux personnes âgées montrent que la machine redistributrice de l’État recommence à fonctionner, comme si les plans d’ajustement structurel n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Si la consolidation des institutions, la moralisation de la vie politique, la transparence et la démocratie ne sont pas indifférentes aux Sénégalais, elles n’ont pas jusqu’à présent cristallisé d’expression politique. Tant que le système redistributif fonctionne, le pouvoir reste légitime (Magrin, 2007a). Le système sociopolitique cimenté par des rentes d’origines diverses s’est consolidé en s’immergeant dans les flux de la mondialisation contemporaine. Mais le temps a finalement joué contre le président Wade, dont les rêves de succession monarchique ont déplu à nombre de Sénégalais, provoquant sa nette défaite à l’élection présidentielle de février 2012 et l’élection de Macky Sall. La diversification des relations extérieures et la complexification du système rentier pourraient bien, ici aussi, élargir les espaces de bifurcation (cf. chapitre 9), sans qu’il soit possible, à l’heure où nous écrivons ces lignes, de savoir quand et comment ces possibilités seront exploitées.
***
89Les grammaires de l’extraversion comparables partagées par les pays de l’Ouest africain cohabitent avec différents profils rentiers. Les paramètres distinctifs en sont la dominante agricole ou minière des sources de rente, leur diversité, leur montant – sans qu’aucune de ces catégories ne soit suffisante à elle seule pour expliquer les histoires nationales ou les conflits. Les cycles de l’économie se répercutent sur ceux de l’État, à l’action territoriale erratique. Les rentes élevées et l’État développeur des années 1960 laissent la place à des décennies de crise, particulièrement marquées des années 1980 au début des années 2000, puis à un regain d’État dans les années 2000, sous les formes nouvelles d’un État « ajusté », partiellement décentralisé, en situation de pouvoir partagé. La crise financière de 2008 révèle la permanence de la dépendance, mais aussi les changements du monde depuis les années 1960 : l’Afrique sort de son tête-à-tête avec l’Europe (et l’Amérique) pour élargir ses horizons aux pays émergents, ce qui semble à même d’amortir les à-coups conjoncturels de tel ou tel pôle du système mondial.
90Cette grille de lecture considérant les systèmes rentiers et la dynamique des relations extérieures est mobilisée pour interpréter les trajectoires du Tchad et du Sénégal. Dans le premier, l’enclavement a contribué à une insertion violente dans le système international qui a pesé de façon continuelle sur la construction nationale. L’ouverture précoce du second aux échanges ultramarins n’a pas peu compté dans la définition d’un art de l’extraversion qui se décline par une gamme de rentes étendue. Les compromis sociopolitiques qui ont géré les relations entre sociétés locales, État moderne et système mondial s’y sont révélés des facteurs de paix, sans pour autant favoriser le développement du système productif. Dans les deux pays, l’essor d’une économie nationale ou régionale d’échanges agricoles et ses liens avec la densification des relations extérieures inscrites dans la logique des systèmes rentiers (diversifié au Sénégal, pétrolier au Tchad) semblent porteurs de potentialités nouvelles (cf. chapitres 8 et 9).
Notes de bas de page
1 Petroleum, de Bessora (2004), en fournit une vision romanesque tragicomique.
2 La Mauritanie exploite du pétrole depuis 2006, mais la production – de l’ordre de 10 000 barils par jour (b/j) depuis 2009 – est très loin des attentes initiales (75 000 b/j). Le Ghana et le Niger sont devenus producteurs en 2011, le Mali pourrait suivre.
3 Les revenus pétroliers directs passent de 12,5 % à 20 % du montant des ventes, et certaines exemptions de taxe sont supprimées.
4 Il ne fournit ni objectifs prioritaires ni slogans mobilisateurs, contrairement aux « luttes » (sic) contre la pauvreté, la corruption (et son envers, la promotion de la bonne gouvernance), la désertification, le sida, etc.
5 On entend par là les institutions, acteurs, théories et discours dont le développement constitue la raison d’être et l’objectif proclamé.
6 Voir la communication de Dittrick et Blaustein (2007) à la première conférence africaine sur les biocarburants de Ouagadougou, 27-29 novembre 2007.
7 Mis en service en 2011, il a été endommagé par un navire de pirates au large en août 2012.
8 La violence du premier État colonial est aveu de faiblesse : elle vise à compenser l’insignifiance des moyens disponibles par rapport aux ambitions de la conquête.
9 Cette notion met l’accent sur la capacité de l’État à produire de la régulation, indépendamment des conditions politiques (autoritaires ou démocratiques).
10 Dans le jargon des instiuitions de Bretton Woods, ce terme désigne un seuil atteint par les indicateurs macroéconomiques à partir d’objectifs définis entre chaque État et le FMI.
11 Certes basée à Paris.
12 Également basée à Paris.
13 Au Gabon, par exemple, la coïncidence de la mort d’Omar Bongo et d’une baisse de la rente pétrolière semblait réserver des moments difficiles, à l’image de la succession d’Houphouët Boigny en Côte d’ivoire, dont le décès en pleine crise économique, juste avant la dévaluation du franc Cfa, ouvrit la voie à une guerre de succession dont le pays se remet péniblement.
14 L’enclavement a cependant exercé une protection par rapport à la traite atlantique.
15 Wars Without End est le titre de l’ouvrage de Reyna (1990) consacré au royaume précolonial du Baguirmi.
16 Sur les noms des divisions internes au groupe Toubou, voir Baroin, 2003 : 6-8.
17 40 000 personnes auraient été enlevées et torturées, souvent tuées, dans les prisons de la Direction de la documentation secrète (DDS), la police politique du régime. Voir sur le sujet le film d’Issa Serge Coelo, Ndjaména City (2006), ou le témoignage littéraire de Zakaria Fadoul Khidir, Les moments difficiles. Dans les prisons d’Hissein Habré en 1989.
18 Il s’en fallut de très peu que les assaillants réussissent, en février 2008, puisque le président fut acculé dans son palais présidentiel à partir duquel il livra une bataille décisive. Il fut notamment sauvé par l’appui de la Libye et de la France, qui lui fournirent des informations et des armes aux moments décisifs (voir lyebi-Mandjek, 2008).
19 La Libye aurait convoité l’uranium de la bande d’Aozou, le Nigeria les ressources du lac Tchad, les Occidentaux, le Soudan, et maintenant les Chinois le pétrole...
20 Les prises de position des chefs d’État membres de l’UA lors de la crise libyenne de 2011 s’expliquent en partie par les pétrodollars distribués par Kadhafi au cours des dernières décennies.
21 On désignait ainsi la voie la plus utilisée pour les échanges extérieurs du Tchad à l’époque coloniale, qui passait par l’Oubangui-Chari puis le Congo. Plus long que les autres itinéraires possibles (par le Nigeria ou le Cameroun) et supposant de multiples ruptures de charge (entre navigation, portage et chemin de fer), ce trajet bénéficiait de l’avantage d’un parcours entièrement situé au sein de l’AEF, ce qui allégeait les contrôles et les taxes.
22 Elf est sorti du consortium en 2000, au moment de sa fusion avec Total.
23 L’expression, forgée d’abord dans un sens positif par le premier président ivoirien Félix Houphouët-Boigny pour rendre compte de la densité des liens entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique, fut ensuite retournée, en un sens péjoratif, pour désigner les relations postcoloniales malsaines qui prospérèrent entre élites françaises et africaines, via des réseaux occultes véhiculant la corruption, au Sud comme au Nord.
24 Mission des Nations unies en République Centrafricaine et au Tchad.
25 Jusqu’à l’« accident » de mars 2012, qui laisse le pays coupé en deux sous la pression conjuguée du retour de combattants touaregs armés de Libye et du renforcement d’un Aqmi originaire d’Algérie, exposant dramatiquement les faiblesses de l’État malien, sans que les racines du conflit puissent être tenues pour internes.
26 Les com bats de février 1979 furent fondateurs dans cette opposition Nord-Sud, car des massacres croisés de civils eurent lieu – de chrétiens au nord du pays, de musulmans dans le Sud (voir Magrin, 2001 : 33-34).
27 Le « rezzou TGV »– c’est-à-dire l’affrontement entre colonnes de véhicules pick-up équipés de mitrailleuse ou de canon léger et chargés de combattants enturbannés, lancés à pleine vitesse – s’est imposé comme la forme dominante des affrontements dans les conflits tchadiens.
28 Titre d’un article de René Lemarchand (2005).
29 3 millions d’habitants environ en 1960,11 millions en 2010.
30 Voir notamment sur le sujet la somme de textes réunie par Momar-Coumba Diop (2002a, 2002b, 2004,2008).
31 Par iconographie, Gottmann entend ce qu’on désignerait aujourd’hui comme systèmes symboliques et culturels qui fédèrent une communauté.
32 Singulier : loumo ; mot peut
33 Abdou Diouf, président du Sénégal de 1980 à 2000, préside depuis 2001 l’Organisation internationale de la francophonie. Le président de l’indépendance et poète Léopold Sédar Senghor (1960-1980) en a été un artisan majeur et un symbole.
34 Corée ne fut pas, quantitativement, un des principaux centres de la traite atlantique. Surtout, la « Maison des esclaves » que l’on fit visiter au pape Jean-Paul II et à trois présidents africains (Jimmy Carter, Bill Clinton, Georges Bush), en présentant la « porte de l’oubli » comme un exécutoire majeur de ce trafic, semble bien n’avoir jamais eu de telles fonctions (Smith, 2003 : 87-88). Il reste que la beauté de l’île se prête fort bien à une exploitation mémorielle esthétisante. Pour les touristes noirs américains, Corée est une destination en soi du retour aux sources africain.
35 Dont le film Little Senegal, de Rachid Bouchareb (2001) montre bien la complexité.
36 En 2011, le Sénégal a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran, l’accusant d’armer les mouvements séparatistes casamançais. L’usine de montage de taxis de Thiès appuyée par la coopération iranienne en a fait la première les frais, et avec elle les chauffeurs qui avaient choisi ces voitures rustiques et bon marché, dont les pièces détachées risquent de devenir introuvables.
37 Un acteur, c’est, littéralement, quelqu’un qui joue. Dans les relations du petit monde du développement, nationaux et étrangers jouent beaucoup, avec plus ou moins de conviction et de talent. Certains sont passés maîtres dans l’art de porter plusieurs casquettes : au Sénégal, on peut être à la fois élu local – politicien du parti au pouvoir ou de l’opposition (peu importe, les limites sont floues et labiles) –, dirigeant d’une fédération d’ONC, producteur de riz et dirigeant d’une grande organisation de producteurs...
38 La chanceuse France Gall a une maison sur l’île de Ngor ; l’acteur Richard Bohringer, qui a obtenu la nationalité sénégalaise, en a une à Saint-Louis. Le sulfureux intellectuel Roger Garaudy a installé son « université des mutants » sur l’île de Gorée...
39 Voir Bierschenk et al., 2000.
40 Disciples de Cheikh Ibrahima Fall, proche compagnon du fondateur du mouridisme Cheikh Amadou Bamba, Le groupe des Bay Fall récupère au sein du mouridisme les valeurs des ceddo – guerriers païens, et paillards, des anciens royaumes. Les Bay Fall se dispensent souvent de prier et s’autorisent à boire de l’alcool. Certains d’entre eux assument des fonctions de police au service de la confrérie.
41 Nom local de la marijuana.
42 Le président Wade s’est présenté comme talibé (disciple) du khalife général des Mourides, rompant ainsi une tradition de neutralité religieuse des présidents qui l’avaient précédé.
43 La Tijâniyya comme la Qâdiriyya sont présentes dans d’autres pays africains – le Maroc, le Mali, le Niger ou le Tchad pour la première, la Mauritanie pour la seconde.
44 Je me permets de détourner ici un mot d’usage très courant au Sénégal – dans l’écriture médiatique ou scientifique – où tout est « avènement » (l’alternance, la décentralisation, l’autoroute, etc).
45 « En Wolof, riz (ceeb) au (bu) poisson (jën), le plat étant garni, outre ces deux ingrédients, d’aubergine, carotte, chou, manioc, potiron, navet, gombo, etc. Il existe plusieurs variantes, mais le riz du plat canonique est rehaussé de concentré de tomates qui lui donne une couleur rouge. La sauce incorpore du poisson fermenté et séché (guedj), un peu de cybium fumé (yet : un mollusque en forme de très gros coquillage), du tamarin et l’inévitable bouillon cube... » (Diop, Magrin, 2011).
46 Comme conséquence indirecte du système arachidier et de la répartition impériale des rôles : l’importation de riz brisure d’Indochine permit de compenser la baisse de la production de mil liée à l’essor de la culture de rente arachidière.
47 Terme utilisé en Afrique de l’Ouest pour désigner l’Aïd el Kebir, la fête du mouton commémorant le sacrifice d’Abraham.
48 Par diffusion, notamment à Dakar ou dans les plus grandes villes, de plats « africains » non sénégalais : poulet braisé à la mode des « maquis » ouest-africains, semoule de manioc (attiéké) ou de maïs (gari), banane plantain, niébé, etc.
49 Couramment appelée yaboye en Wolof.
50 Même si la longue cuisson en limite la teneur en vitamines.
51 Cette théorie, due à G. Hardin (1968), considère qu’une ressource en libre accès est vouée à la disparition, chaque acteur préférant l’utiliser jusqu’à épuisement plutôt que de prendre le risque de se voir lésé par l’autre.
52 On peut citer à titre d’exemples la mort en prison de l’intellectuel communiste Omar Blondin Diop en 1973 (dont la thèse officielle du suicide est largement remise en cause) ; ou l’assassinat en 1993 du vice-président du Conseil constitutionnel, maître Babacar Seye, dans des circonstances non élucidées à ce jour.
53 Le slogan du parti de Wade était alors le sopi (changement en Wolof).
54 Comme le montrent notamment les mordants essais du journaliste Abdoulatif Coulibaly (2003 ; 2009).
55 L’urbanisation était d’à peine 20 % en 1960, elle atteint 50 % en 2009.
56 On désigne ainsi le ralliement au Parti démocratique sénégalais du président d’anciens leaders socialistes.
57 Dans un pays où les grands chantiers d’infrastructures sont couramment utilisés pour alimenter le système clientéliste, Idrissa Seck était surtout crédité par l’opinion d’avoir mené les travaux à terme, quels qu’aient pu être les détournements (Tall, 2005).
58 Ce ranch avait été créé en 1967 pour promouvoir une forme d’élevage modernisée par l’adéquation entre charge bovine et pâturages. Après la faillite des sociétés chargées de sa gestion, il fut rétrocédé aux organisations d’éleveurs de la région. En 2003, le président Wade décida d’en affecter la moitié de la superficie au khalife général des Mourides, susceptible, lui, de savoir mieux le mettre en valeur que les éleveurs (Magrin, 2007d).
59 Débordant la région éponyme pour englober l’Ouest et le Nord-Ouest du bassin arachidier, ce modèle s’enracine dans des régions à peuplement Wolof, sous influence mouride. Il est caractérisé par la pratique généralisée du commerce, le faible niveau d’éducation, le règne de l’informel dans tous les domaines, une forte émigration internationale (principalement vers l’Italie, les États-Unis, plus récemment l’Espagne), la débrouillardise (parfois jusqu’aux marges de la légalité...).
60 Les agropoles devaient être financées par des partenaires américains. Le Reva était formulé lors du pic migratoire en pirogues vers les Canaries, on en attendait des financements espagnols et de l’UE. La Goana répondait à l’émoi international associé aux « émeutes de la faim » de 2008.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Une merveille de l’histoire
Le Japon vu par Élisée Reclus et Léon Metchnikoff
Philippe Pelletier
2021
Géographes français en Seconde Guerre mondiale
Nicolas Ginsburger, Marie-Claire Robic et Jean-Louis Tissier (dir.)
2021
Ressources mondialisées
Essais de géographie politique
Marie Redon, Géraud Magrin, Emmanuel Chauvin et al. (dir.)
2015
La carte avant les cartographes
L’avènement du régime cartographique en France au XVIIIe siècle
Nicolas Verdier
2015
La production des espaces urbains à Phnom Penh
Pour une géographie sociale de l’immobilier
Gabriel Fauveaud
2015
Dépoldériser en Europe occidentale
Pour une géographie et une gestion intégrées du littoral
Lydie Goeldner-Gianella
2013
Voyage en Afrique rentière
Une lecture géographique des trajectoires du développement
Géraud Magrin
2013
Wuhan, une grande ville chinoise de l’intérieur
Le local à l’épreuve de la métropolisation
Georgina André
2023