François Luchaire, décolonisateur
p. 109-120
Texte intégral
1Plus on accumule les années, moins l’on ressent les différences d’âge avec les aînés. Pour moi, arrivé aussi au temps de l’éméritat, François Luchaire est un ami et un partenaire, à qui m’unissent bien des actions communes. Je n’aurais pu m’en douter lorsque j’étais étudiant à la faculté de droit de Paris et à Sciences-Po dans les années 1950. François Luchaire, que je n’avais jamais rencontré, était pourtant déjà paré de l’auréole d’un grand ancien, même s’il était loin d’appartenir à la génération des plus anciens. Je savais que ce professeur à la faculté de droit de Nancy était avec Pierre Lampué, un spécialiste des droits de ce qui était alors l’Union française. Or, déjà je me sentais un certain attrait pour l’outre-mer, sans avoir jamais pourtant connu la mer ailleurs qu’au Grau-du-Roi, où à deux reprises, enfant, j’avais passé des vacances avec mes parents. C’était avant que la guerre n’imposât aux familles françaises de limiter leur déplacement estival à quelques lieues de leur domicile, et autant que possible dans un village entouré de vergers rustiques et de champs de pommes de terre envahis par les doryphores.
2Mais lorsque pour préparer mes examens, je consultais ses articles ou ses notes de jurisprudence, j’ignorais que François Luchaire, avant de passer l’agrégation, avait un parcours déjà bien rempli. Son CV conjuguait titres civils et militaires. En 1938, François Luchaire était avocat stagiaire au barreau de Caen. Il avait dix-neuf ans. L’année suivante, il était commissaire de la marine militaire, pleinement engagé dans la défense de son pays.
3 J’étais à cette date dans la classe vouée à la préparation du certificat d’études, même si je n’avais pas l’âge requis pour être candidat à ce diplôme. C’est d’ailleurs un de mes regrets de ne l’avoir jamais obtenu. En juin 1940, je n’y aurais pas eu grand mérite : mes camarades qui se présentèrent aux épreuves furent tous déclarés certifiés par l’inspecteur d’Académie de la Haute-Loire, avant même d’avoir composé. Les circonstances étaient, il est vrai, très exceptionnelles. C’était quelques jours avant l’Armistice. Les réfugiés affluaient au Puy de plus en plus nombreux, logés par les habitants. Et dans la panique les établissements scolaires de la ville étaient réquisitionnés pour pouvoir accueillir des administrations centrales, contraintes à des délocalisations provisoires.
4François Luchaire vivait lui ce drame en Méditerranée de manière plus périlleuse. Et quelques semaines plus tard, son navire, perversion tragique de l’histoire, bombardé par les Anglais, coulait au large de Mers El-Kébir, le 3 juillet 1940. Il fallut au jeune commissaire de la marine une extraordinaire énergie pour nager en pleine mer pendant trois heures, dans les eaux polluées par les couches de pétrole qui pouvaient s’enflammer à tout moment et qui eurent le temps de ronger tous ses vêtements. Le destin voulut que le naufragé put être sauvé par un bateau de pêche, qu’heureusement les marins de Sa Gracieuse Majesté n’avaient pas pris pour cible.
5Revenu en France pendant l’Occupation, démobilisé, l’intrépide marin prépara et soutint brillamment en 1942 à l’Université de Caen sa thèse de doctorat sur Une Juridiction administrative : la Cour supérieure d’arbitrage dans les conflits de droit du travail. Il s’était en outre engagé très activement et sans hésiter dans la Résistance, tout en poursuivant sa carrière d’avocat.
6L’année précédente il avait fondé une famille, qui sera aussi sa fierté. Lors d’une escale technique à La Ciotat il avait eu la chance de rencontrer au Palais Lumière dans l’appartement du capitaine de son navire une jeune Marseillaise, qui allait être la compagne intelligente, dévouée et courageuse de toute sa vie et la mère de ses quatre enfants. Ce fut le début d’un grand bonheur. En témoigne d’ailleurs l’attachement de François et Simone Luchaire à ce Palais Lumière, qui chaque été est le point de ralliement estival de toute la famille. Et pourtant peu après la naissance d’un premier enfant, Monique, le couple avait été contraint par la guerre à se séparer pour vivre chacun de leur côté des heures angoissantes. En 194.3 François Luchaire pressentit qu’il allait être arrêté de manière imminente, son réseau de Résistance ayant été découvert. Il s’empressa de quitter Paris, passa clandestinement la frontière espagnole pour rejoindre l’armée au Maroc puis en Algérie, après de dangereuses péripéties.
7Simone, quant à elle, préféra aussi s’éloigner de Paris. Ne pouvant aller à Marseille chez ses parents dans une France coupée par la ligne de démarcation, elle se réfugia à la campagne en Normandie avec la petite Monique. C’est là, loin des siens, qu’elle mit au monde Françoise, presque dans l’anonymat, car elle devait être discrète sur les raisons de l’absence de son mari. En juin 1944, elle fut surprise dans la poche de Falaise par le débarquement. Il fallut fuir à la hâte et à pied la zone des combats. Sur les routes les civils devaient laisser passer les convois militaires allemands, immanquablement cibles des tirs de l’aviation alliée. Ce n’est que par miracle que la jeune mère et ses deux très petites filles blotties dans le landau ne furent pas atteintes par les bombes, qui plusieurs fois éclatèrent tout près d’elles. Lorsque l’on a vécu tant de périls dans la séparation, la joie des retrouvailles ne peut être que très intense. On devine aussi qu’à la Libération, François et Simone Luchaire ne pouvaient qu’être en admiration l’un de l’autre.
8En 1945, François Luchaire était titulaire de la croix de guerre, de la croix de la Résistance et de la médaille des évadés. Beau cumul, dont il pouvait être légitimement fier. À vingt-cinq ans, n’avait-il pas démontré que lorsque l’événement l’exigeait, il n’y avait d’autre choix pour lui que le risque de l’engagement.
9Le pays libéré et la paix revenue, plusieurs profils de carrière s’offraient à lui, tous aussi attrayants les uns que les autres. Et sans doute hésita-t-il entre une carrière administrative à l’exemple de son père, préfet de la République, ou une carrière universitaire à l’exemple de son grand-père, l’historien Achille Luchaire, membre de l’Institut, dont une rue de Paris porte le nom. Autres possibilités, le retour au barreau, ou une candidature à une élection parlementaire, qui à un moment de relève des générations politiques avait de fortes chances d’aboutir. François Luchaire opta pour l’enseignement. Il se présenta au concours d’agrégation de droit public. En 1945, il était agrégé, affecté à la faculté de droit de Nancy où il eut pour collègue son futur beau-frère, l’internationaliste Charles Chaumont. Depuis, son attachement à l’Université ne s’est jamais démenti. François Luchaire en aime l’esprit d’indépendance et la culture de collégialité. Il apprécie ce dialogue toujours renouvelé avec des étudiants qui chaque année obligent leurs maîtres à prendre en compte leurs préoccupations et leurs aspirations. Pendant ses années d’enseignement, il a toujours cherché à répondre à leurs interrogations. Encore aujourd’hui, grand-père et arrière grand-père, il est heureux d’être stimulé et inspiré par les plus jeunes. Cet humaniste profondément marqué par la philosophie des Lumières est convaincu qu’il ne peut y avoir de mission plus utile que d’en transmettre le flambeau.
10Même s’il est entré dans l’Université par vocation, François Luchaire n’a jamais voulu s’y laisser cloîtrer. Certes il l’a servie par des prestations pédagogiques de haut niveau. Mais pour lui, il ne doit pas y avoir de frontière entre l’action et la réflexion. Et c’est avec aisance qu’il passe de l’une à l’autre, très souvent même allie l’une à l’autre.
11Très tôt, le professeur de droit se voit confier des fonctions qui l’associent à l’élaboration des politiques publiques. En 1952, François Luchaire est chargé de mission au cabinet du ministre de la France d’outre-mer, Louis Jacquinot. En 1957, il est conseiller technique au cabinet du président du Conseil, Maurice Bourgès-Maunoury, puis l’année suivante à celui de son très jeune successeur, Félix Gaillard. Dans toutes ces fonctions sa capacité de travail, sa compétence juridique lui donnent la possibilité d’avoir une influence considérable. Il est notamment le rédacteur d’importantes réformes législatives concernant l’outre-mer. Ses avis sont très appréciés, mais plus encore les textes de projets de loi et de décrets qu’il sait préparer en un temps record avec un grand esprit d’à-propos.
12Les soubresauts de l’histoire ne vont pas tarder d’ailleurs à faire de lui l’un des artisans discrets mais très efficace des travaux préparatoires de la Constitution de la Ve République. En mai 1958, la crise algérienne conduit le président de la République, René Coty, à demander au général de Gaulle de former un nouveau gouvernement. Le 1er juin le président du Conseil pressenti est investi par l’Assemblée nationale après un débat historique avec François Mitterrand et deux jours plus tard, son gouvernement reçoit par une loi de révision votée en urgence mission d’établir un projet de loi constitutionnelle. Bien que la loi ne le dise pas, c’est bien le général de Gaulle lui-même qui est appelé à être l’inspirateur d’une nouvelle constitution. Mais la composition du gouvernement prouve qu’il ne souhaite pas en être le seul inspirateur. En font partie, ce qui est tout à fait inhabituel, quatre ministres d’État sans attributions sectorielles précises. Ces super-ministres ont de toute évidence été désignés par le nouveau président du Conseil pour être très directement associés à l’œuvre constitutionnelle. Dès leur nomination, on pouvait pressentir que, choisis parmi les hommes politiques les plus représentatifs de la IVe République, ils auraient leur mot à dire dans la rédaction des textes.
13Louis Jacquinot, qui est l’un d’entre eux, demande tout naturellement à son ami François Luchaire d’entrer dans son cabinet pour lui servir d’expert en droit constitutionnel. Et c’est à ce titre qu’il le désigne pour le représenter en qualité de commissaire du gouvernement auprès du Comité consultatif constitutionnel et du Conseil d’État. Quel privilège pour un professeur de droit de devenir ainsi « constituant » sinon de droit du moins de fait. L’exercice de cette fonction discrète mais très stratégique fut pour François Luchaire une expérience passionnante. Elle lui permit d’avoir sur la Constitution de la Ve République une connaissance exceptionnelle de ses sources, mais aussi dans ses futures études de pouvoir rendre compte par des analyses particulièrement pertinentes de ses innovations et de ses archaïsmes. Et lorsqu’il sera nommé en 1964 membre du Conseil constitutionnel par Gaston Monnerville, ce sera une nouvelle chance pour le constitutionnaliste de pouvoir dans l’anonymat de la collégialité devenir l’un des interprètes officiels d’une Constitution dont il connaissait parfaitement la maïeutique. Lorsqu’il atteint le terme de son mandat rue Montpensier, son parcours d’acteur constitutionnel était loin d’être achevé. Pendant la guerre dite des référendums dans l’été 1984, il militait pour l’extension du champ référendaire en qualité de président de l’association pour la promotion du référendum. En 1990, il n’hésitait pas à se faire lobbyiste pour soutenir le projet de loi sur l’extension de la saisine du Conseil constitutionnel, inspirée par le président Robert Badinter. Successivement il participait aux deux commissions réunies par François Mitterrand sous la présidence du doyen Georges Vedel. La première en 1992 était chargée d’étudier le problème de la réforme électorale, la seconde en 1993 celui de la réforme constitutionnelle. C’est également à lui que le président François Mitterrand s’était adressé pour présider le conseil scientifique du comité chargé de la publication des travaux préparatoires de la Constitution de la Ve République, dont dans un souci de transparence Jean Massot, Didier Maus et moi-même avions pris l’initiative de demander la création quelques années plus tôt1.
14Rédacteur, juge, réformateur, analyste, historien de la Constitution de 1958, ce sont des titres successifs qui confèrent à François Luchaire une place à part et tout à fait exceptionnelle dans la communauté des constitutionnalistes français, dont il est aujourd’hui devenu le doyen.
15Puis-je ajouter, ce qui est peu connu, qu’il en avait été au moins sur un point important l’un des précurseurs. Dès 1946, dans un article publié dans un ouvrage rassemblant les points de vue d’un groupe de jeunes agrégés de droit public (Refaites me constitution) il préconisait déjà l’élection du président de la République au suffrage universel direct, ce qui à cette date était tout à fait insolite2.
François Luchaire, dernier directeur de l’École de la France d’outre-mer
16Il y a des cumuls qui sont liés à la nature même de la fonction d’enseignant. Sauf à n’être que répétiteur, le professeur d’université est un chercheur. Les lois sur l’enseignement supérieur lui rappellent cette dualité. Ce qui est moins pris en compte dans les qualifications officielles ce sont les multiples tâches administratives qu’il doit assumer dans l’exercice de son emploi : participation à des commissions, à des jurys d’examens, à des organes de délibération, gestion de centres de recherches, etc. François Luchaire n’a pas rechigné à les accepter, même lorsqu’elles étaient ingrates et apparemment peu valorisantes.
17Mais à deux reprises, ses talents d’administrateur lui ont valu d’exercer la direction d’établissements prestigieux. C’était chaque fois dans des périodes de mutation3.
18Lorsqu’en 1960, François Luchaire est nommé par le gouvernement directeur de l’École de la France d’outre-mer, il sait bien qu’il aura moins à gérer qu’à innover. Mais, réformiste dans l’âme, il ne révèle jamais mieux ses dons d’animateur que lorsqu’il s’agit d’aménager une transition. La décolonisation s’achevant avec les accords d’Évian et l’accession à l’indépendance des anciens territoires de Madagascar et d’Afrique subsaharienne, le corps de la fonction publique, dont l’École avait vocation à former les membres, n’était plus appelé à se renouveler. En revanche, il aurait été irresponsable de détruire une institution particulièrement apte à répondre aux besoins urgents des nouveaux États en voie de construction. Il fallait donc utiliser pleinement son potentiel pour aider les nouveaux gouvernants à organiser leurs services publics et à former les cadres de leurs administrations. C’est pourquoi, pour bien marquer cette nouvelle orientation, l’École de la France d’outre-mer était remplacée quelques mois plus tard par l’Institut des hautes études d’outre-mer, dont François Luchaire se succédant à lui-même devenait le premier directeur. Ayant suivi comme chercheur puis conseiller des gouvernements successifs de 1946 les différentes étapes de la décolonisation politique, il était ainsi appelé à jouer un rôle stratégique au moment où restait à mener à son terme la décolonisation administrative. Bien que s’agissant pour lui d’un parcours linéaire, ce qui lui était demandé n’avait rien de banal : mettre une institution, conçue à l’origine par une République impériale, au service d’États à peine émancipés de leur ancienne puissance coloniale, n’était-ce pas un beau paradoxe historique ?
19Il est vrai toutefois que l’École nationale de la France d’outre-mer, lorsqu’elle fut appelée à passer le relais à l’Institut des hautes études d’outre-mer, avait beaucoup évolué depuis sa création en 1889 sous le nom d’École coloniale. Et l’on doit savoir aussi que cette École coloniale avait à l’origine la double mission de former des administrateurs français destinés à servir outre-mer, mais aussi de donner une formation administrative à des ressortissants des territoires de ce que l’on appelait alors sans complexe l’Empire. Elle avait d’ailleurs pris elle-même la succession de l’École cambodgienne, fondée trois ans plus tôt, pour accueillir une vingtaine d’étudiants recrutés par Auguste Pavie, ancien fonctionnaire des postes à Pnom Penh, où il avait été chargé de la construction du câble télégraphique. Et ce ne fut qu’à la veille de la Première Guerre mondiale que l’École coloniale limita sa vocation à la formation des futurs membres du corps des administrateurs des colonies, les sections ouvertes aux Indochinois et aux Africains ayant été supprimées4.
20Vivier de la majorité des cadres supérieurs des administrations d’outre-mer, l’École accentuait ainsi son caractère professionnel, dans une logique à la fois administrative et impériale. Comme le parlement anglais, qui à la suite du rapport Macaulay avait organisé en 1858 l’Indian Civil Service, les gouvernants français de la IIIe République, en créant presque en même temps un corps des administrateurs des colonies (1886), une École coloniale (1889) et un ministère des Colonies (1894) avaient compris que la gestion d’un empire obéit à des contraintes spécifiques.
21Si on excepte l’éphémère École d’administration de la IIe République, l’École coloniale fut en fait la première école d’administration française. On y entrait par un concours difficile mais comme à Saint-Cyr les candidats devaient être motivés par une véritable vocation. Pour choisir une carrière qui imposait l’expatriation, il fallait avoir le goût de l’aventure et l’esprit pionnier. À l’École les études visaient à donner aux élèves une formation pluridisciplinaire mais aussi multifonctionnelle. Le futur fonctionnaire en service outre-mer devait être en effet polyvalent, étant appelé à remplir selon les affectations les fonctions de gestionnaire, de juge ou d’ethnologue. Comme l’officier, l’administrateur colonial devait connaître le terrain sur lequel il aurait à intervenir. Comme le diplomate, il devait savoir traiter avec des partenaires plus ou moins réceptifs. Comme le missionnaire il devait faire passer un message. Aussi, bien qu’étant une école d’administration, l’École coloniale privilégiait la géographie plus que la science administrative. Il ne s’agissait pas seulement de susciter chez les élèves un esprit de corps, il importait aussi de leur faire étudier les données politiques et sociologiques de pays lointains où ils étaient destinés à faire carrière. Les locaux, construits pour l’École en 1896, au 2, avenue de l’Observatoire, témoignaient des contradictions d’une mystique coloniale alors à son apogée. Leur décoration intérieure évoquait les fastes de ce que l’on appelait alors l’épopée coloniale, tandis que le style arabo-mauresque de leur architecture voulait être en plein Paris un hommage aux civilisations des peuples administrés par la France. En 1931 encore, c’était dans cet esprit que le Maréchal Lyautey faisait édifier à Vincennes les pavillons de l’exposition internationale, dont il était le maître d’œuvre. Très fièrement en 1909 un ancien de l’École coloniale, Maurice Delafosse, avait pu écrire : « Les administrateurs des colonies sont les vrais chefs de l’Empire5 ».
22Toute colonisation provoque en bien ou en mal des mutations sociales et politiques. L’École coloniale ne pouvait donc qu’évoluer au rythme de l’histoire. Au début, tout naturellement l’accent avait été mis sur les exigences du commandement, les fonctionnaires civils prenant en quelque sorte le relais des militaires et s’inspirant de leur exemple. Mais, même si l’administration coloniale était d’abord liée à l’exercice d’une souveraineté, l’idéologie républicaine lui attribuait une fonction civilisatrice. Civiliser c’était très officiellement transmettre aux peuples colonisés par la France les valeurs dont elle se réclamait en métropole. Aussi prévalait dans la doctrine coloniale dominante de la fin du xixe siècle l’idée que l’assimilation était l’objectif souhaitable, même s’il était admis qu’il ne pourrait être atteint que très progressivement et à long terme. Cet objectif fut d’ailleurs officiellement réaffirmé en 1934 lorsque, changement de titre révélateur, l’École coloniale devint l’École nationale de la France d’outre-mer (ENFOM).
23Paradoxalement cette ambition généreuse dans sa prospective justifiait dans l’immédiat l’unilatéralisme administratif et un impérialisme culturel déstabilisant pour les sociétés concernées. C’est ce que comprirent très tôt plusieurs administrateurs coloniaux, qui sur le terrain étaient devenus des ethnologues éminents. Sous leur influence l’École se libéra d’un ethnocentrisme peu réaliste. Multipliant les enseignements sur l’histoire et la vie des peuples d’outre-mer, elle commença à devenir ainsi un foyer de la recherche interculturelle.
24Après 1945, le nouveau contexte international remettant en cause la notion même de colonisation, les fonctionnaires servant outre-mer durent apprendre à canaliser les évolutions sociales et politiques, à promouvoir le développement économique. À Madagascar et dans les territoires d’Afrique s’amorça aussi la relève des fonctionnaires métropolitains par des fonctionnaires autochtones et d’autant plus facilement que tous les ressortissants de ces territoires étaient devenus en vertu de la loi Lamine Gueye des citoyens français. C’est d’ailleurs pourquoi, tout en restant au 2, avenue de l’Observatoire, l’École coloniale s’affirma de plus en plus comme un établissement d’enseignement supérieur, associant la recherche et la formation. Signe notable de cette évolution, la création de chaires, comme dans les universités. Celle des langues africaines fut même confiée à Léopold Sedar Senghor, qui jusqu’à sa mort resta particulièrement fier de son titre de professeur honoraire des universités.
25Le renouvellement du personnel enseignant s’accompagna d’une large ouverture à des étudiants nés hors de l’Hexagone. Ce brassage engendra une fraternisation. Entretenue ensuite par l’esprit de corps des anciens de l’École, cette camaraderie se révéla très apaisante pendant les dernières années de la souveraineté française en Afrique subsaharienne. Et lorsqu’en 1956 la loi-cadre (la loi Deferre) transforma les territoires d’outre-mer en États autonomes, les transferts de compétence purent être effectués sans précipitation et dans un esprit de coopération. Cette continuité permit certainement d’éviter en 1960 des indépendances chaotiques, comme celle que connut l’ex-Congo belge la même année. Néanmoins, il apparut vite que l’africanisation des cadres supérieurs de l’administration et de la magistrature était encore insuffisante. Il convenait donc de l’accélérer, d’autant plus qu’en 1960 l’accession à la pleine souveraineté exigeait que les fonctions diplomatiques soient réservées à des nationaux. Mais il fallait éviter de nommer à ces emplois très professionnels des candidats sans expérience administrative. Ce qui supposait que très rapidement ils reçoivent une formation préalable. Il fallait aussi, pour organiser les nouvelles structures administratives et judiciaires, que les dirigeants puissent faire appel à des experts de l’ancienne métropole, alliant à la fois un grand sens de la diplomatie et une compétence technique incontestable. Mais pour répondre à ces besoins nouveaux, il ne suffisait pas de rebaptiser l’ancienne École de la France d’outre-mer, il était surtout urgent d’adapter ses missions aux données nouvelles nées de la géopolitique.
François Luchaire, premier directeur de l’Institut des hautes études d’outre-mer
26C’était un beau défi. François Luchaire était particulièrement bien préparé à le relever. Spécialiste des droits d’outre-mer, il avait appris à découvrir la complexité des sociétés africaines et à respecter leur altérité. Membre de cabinets ministériels pendant les dix années les plus critiques de la décolonisation, il avait su nouer des relations avec beaucoup de personnalités africaines appelées à exercer les plus hautes responsabilités au sein de leur État. Enfin et surtout, cet intellectuel engagé savait détecter ce qui dans l’histoire est annonciateur de l’avenir.
27Avec une grande disponibilité il s’efforça d’accueillir les sollicitations qui lui étaient transmises par l’intermédiaire du tout nouveau ministère de la Coopération et même celles qui lui étaient adressées directement par les dirigeants des nouveaux États indépendants d’Afrique sub-saharienne. Certains même avaient été étudiants au 2, avenue de l’Observatoire. Les demandes provenant de l’Algérie étaient plus surprenantes. Avant l’indépendance la formation des fonctionnaires appelés à y servir n’était pas assurée par École de la France d’outre-mer. Intégrée dans la République française et découpée en départements, l’Algérie dépendait pour son administration du ministère de l’Intérieur. Aussi au lendemain des accords d’Evian mettant un terme à une guerre meurtrière, les nouveaux dirigeants issus de l’armée de libération devaient dans la précipitation, pourvoir au recrutement massif de fonctionnaires nationaux. Aussi bien au niveau central que local les besoins étaient si pressants qu’ils n’hésitèrent pas à faire appel au nouvel Institut. Pour les aider à y faire face François Luchaire utilisa toutes les ressources de l’Institut. Mais il fallut souvent improviser, car il n’était pas question de refuser d’agir sous prétexte que les demandes sortaient de ses attributions les mieux rodées. Avec le concours de collaborateurs très efficaces, Gilbert Mangin, Pierre Gorse, Jacques Boutet, Jean Faraut dans la hâte il organisa des cycles accélérés de formation, constitua des équipes d’enseignants, rechercha des logements pour les stagiaires, renforça les structures d’accueil. Mais il comprit aussi très vite qu’un établissement d’enseignement situé à Paris ne pourrait pas indéfiniment jouer ce rôle de suppléant. Aussi entreprit-il plusieurs voyages en Afrique pour évaluer les attentes des nouveaux dirigeants. Il les encouragea à créer sur place des écoles de formation pour les cadres moyens. Pour la formation des cadres supérieurs, il était aussi possible de compter sur les écoles d’administration qui venaient d’être créées dans les rares pays où existaient déjà des centres universitaires, à Dakar, Brazzaville, Tananarive. Mais il était important que, dans la période de démarrage, elles bénéficient du soutien logistique de l’Institut. François Luchaire proposa même à leurs directeurs de se réunir chaque année à Paris pour les aider à faire évoluer les méthodes pédagogiques et améliorer les programmes d’enseignement à la lumière de leurs expériences respectives.
28Sous l’impulsion d’un directeur aussi dynamique, l’Institut des hautes études d’outre-mer vécut ces années de transition dans une mobilisation intense. Et lorsqu’en 1964 François Luchaire le quitta pour la faculté de droit et de science économique de Paris où il venait d’être élu, il pouvait avoir la satisfaction d’avoir aidé l’Afrique francophone à « partir » moins mal que ne le dira René Dumont dans un livre célèbre. En lui confiant une fonction apparemment sans avenir, le gouvernement avait d’abord voulu lui assigner une mission commandée par l’urgence. Et lorsqu’il cessa d’exercer la fonction, il pouvait être crédité d’avoir accompli et bien accompli la mission. Appelé à gérer une institution dont la fin de la colonisation semblait sonner le glas, il refusa cette mort annoncée. Et au lieu de l’euthanasier, il jeta les bases de sa refondation. Sachant en exploiter tous les acquis positifs, il en fit une pépinière de hauts fonctionnaires des nouveaux États d’Afrique. C’était déjà l’amorce de l’internationalisation qu’il reviendra à son successeur de confirmer par une nouvelle métamorphose institutionnelle.
De l’Institut des hautes études d’outre-mer à l’Institut international d’administration publique
29C’est, on le sait, le général de Gaulle lui-même qui en prit l’initiative. Après un voyage mémorable en Amérique latine en 1964, il avait été convaincu que la France, riche d’une tradition administrative très ancienne, avait une vocation toute spéciale à diffuser une culture de service public dans les jeunes États d’Afrique et d’Asie sans expérience administrative mais aussi dans des États plus anciens, comme ceux qu’il venait de visiter dans le nouveau monde. Persuadé que le développement économique était très souvent bloqué ou freiné par une mal-administration ou une administration insuffisante, il souhaita que l’Institut des hautes études d’outre-mer fût remplacé par une École de coopération administrative, ayant pour vocation la formation de fonctionnaires étrangers. Le diplomate Jean Baillou fut chargé de mener à bien cette novation. Afin de marquer à la fois sa spécialisation administrative et sa vocation internationale, il fut décidé de donner au nouvel établissement le titre d’institut international d’administration publique. C’était déjà, avant que le terme ne devienne courant, la prise en compte des exigences de la mondialisation. Normalien, ancien résistant déporté, homme d’une vaste culture et d’un grand courage, Jean Baillou jugea que l’enseignement de l’administration devait être renouvelé non seulement par les leçons tirées de l’expérience des fonctionnaires français, mais aussi par les avancées de la science administrative et les apports de l’administration comparée. Il proposa donc de créer une direction de la recherche et des publications et proposa qu’elle fût confiée à un universitaire.
30Sur les conseils de plusieurs de mes anciens maîtres de la faculté de droit de Paris je fus pressenti pour cette direction, qui était entièrement à créer. C’est ainsi qu’après avoir organisé les Centres d’enseignement supérieur de la Réunion et jeté les bases de la future université de l’Océan indien, j’entrais dans l’équipe de Jean Baillou. Mais les successions d’administrations comme les successions d’États ont leurs règles propres. Dans sa sagesse conservatrice, l’Administration française a horreur de la discontinuité. Avant de remplacer une institution par une autre, elle entend laisser à celle qui va disparaître le temps de donner naissance à celle qui va lui succéder. Sinon il y aurait désordre. Aussi Jean Baillou, nommé directeur de l’Institut des hautes études d’outre-mer, tout en étant pressenti pour diriger le futur Institut international d’administration publique, eut-il à jouer à la fois le rôle de liquidateur et de fondateur. Et moi-même, recruté pour créer la direction de la recherche, je fus nommé directeur adjoint de l’Institut des hautes études d’outre-mer.
31Titre très fictif mais qui me permet aujourd’hui d’unir dans cet éloge à François Luchaire, premier directeur de cet établissement très éphémère, Jean Baillou, qui en fut tout à la fois le second et le dernier. Très symboliquement mais très légitimement m’inscrivant dans la lignée universitaire du fondateur de l’Institut des hautes études de la France d’outre-mer, je suis aussi très fier d’avoir participé effectivement au lancement de l’Institut international d’administration publique, institution très originale, que Jean Baillou avait reçu mission d’imaginer et de façonner.
32Au moment où j’écris ces lignes, l’Institut international d’administration publique, après plus de trente années de féconde activité et de constante expansion, est en cours de restructuration au sein de École nationale d’administration. Le regroupement des deux établissements, dont les missions étaient devenues très complémentaires à l’heure de la mondialisation, correspond sans aucun doute à un processus de rationalisation administrative.
33Certes ceux qui comme moi ont été associés à la fondation de l’IIAP éprouvent quelque nostalgie de voir abandonner un titre qui avait acquis un réel prestige dans de nombreux pays du monde. Mais, souhaitée par son dernier directeur, Didier Maus, préparée par un de ses prédécesseurs, Henri Roson, cette fusion n’est nullement un reniement. Outre l’économie des moyens qu’elle devrait entraîner, elle ne pourra que créer d’utiles synergies. En recueillant l’héritage de l’IIAP, l’ENA devra renforcer encore son ouverture internationale. En multipliant les contacts entre les stagiaires étrangers et les futurs hauts fonctionnaires français, elle devrait très utilement contribuer à faciliter les relations bilatérales entre leurs administrations respectives mais aussi renforcer les coopérations multilatérales au sein des institutions internationales.
34Présentée par les initiés comme une décision plus technique que politique, l’absorption de l’IIAP par l’ENA est passée inaperçue dans les médias. Or il se pourrait bien que dans un proche avenir on découvre que cette réforme a été, plus que la fin de la courte histoire de l’IIAP, l’amorce d’une nouvelle histoire de l’ENA elle-même. À l’entrée dans ce nouveau siècle aucune institution étatique, qu’elle soit législative, gouvernementale, juridictionnelle, administrative, pédagogique, ne peut échapper à la dialectique du national et de l’international. L’ENA, qui s’est déjà européanisée en s’installant à Strasbourg, s’universalise en intégrant l’IIAP. Il n’y a pas de discontinuité lorsqu’un fleuve reçoit un affluent. Il conserve l’identité nominale acquise à sa source et poursuit son cours. Mais augmentant son débit et renouvelant ses eaux, il n’est plus tout à fait le même.
Notes de bas de page
1 Didier Maus, dans Hommages à Jean Favier, Kerhervé, J. et Rigaudière, A. (dir.), Fayard, 1999.
2 François Luchaire, « Le Gouvernement présidentiel », dans Refaites une Constitution, Paris, La Jeune Parque, 1946, préface de Jules Basdevant.
3 Dans ce présent volume, Gérard Conac : « La fondation de l’Université Paris I : François Luchaire, pilote d’une transition institutionnelle ».
4 Centenaire de l’École nationale de la France d’outre-mer, Paris, Mondes et Cultures, numéro spécial, 1986 ; Béatrice Grand, Le 2, avenue de l’Observatoire, de l’École cambodgienne à l’Institut international d’administration publique, La Documentation française, 1996 ; Émile Boutmy, Le Recrutement des administrateurs coloniaux, Paris, A. Colin, 1895.
5 Maurice Delafosse, Les États d’âme d’un colonial, Paris, Comité de l’Afrique française, 1909 ; Pierre Gentil, Les Derniers chefs d’un Empire, Travaux et Mémoires de l’Académie des Sciences d’outre-mer, Paris, Académie des Sciences d’outre-mer, 1972 ; William Cohen, Rulers of Empires, The French Colonial Service in Africa, Hoover Institute Press, Stanford University, 1971, traduit en français sous le titre : Les Administrateurs, empereurs sans sceptres, histoire des administrateurs de la France d’outre-mer et de la France coloniale, Paris, Berger-Levrault, 1973.
Auteur
Professeur émérite à luniversité Paris I (Panthéon-Sorbonne)
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