Les transformations du système financier public et de la démocratie1
p. 37-52
Texte intégral
1Comme le montre l’histoire, les phénomènes financiers publics sont avant tout des phénomènes politiques. Les premiers États se sont constitués sur la base de l’organisation du pouvoir fiscal, et l’État parlementaire démocratique, fondé sur le principe du consentement de l’impôt, première pierre du droit public financier, s’est ensuite développé autour de la construction d’un droit budgétaire. Ainsi peut-on dire que le pouvoir financier a toujours été très étroitement imbriqué avec le pouvoir politique et qu’il en a déterminé la qualité.
2L’histoire a révélé également que les finances publiques ont toujours joué un rôle majeur dans les transformations en profondeur, voire les révolutions qu’ont pu connaître les sociétés. Aujourd’hui encore, un peu partout dans le monde, on peut observer qu’elles conditionnent les mutations de l’État et de la démocratie.
3De fait, les évolutions des systèmes financiers publics contemporains, leurs structures, leurs dispositifs mais aussi plus largement les valeurs qui les sous-tendent, font apparaître en pleine lumière les transformations politiques qui sont à l’œuvre. Celles-ci sont essentiellement repérables sur deux terrains principaux : la fiscalité, avec en particulier les transformations de la légitimité de l’impôt, la maîtrise de la dépense publique, où se trouvent mises en évidence les transformations de la légitimité de la prise de décision budgétaire.
LES TRANSFORMATIONS DE LA LÉGITIMITÉ DE L’IMPÔT ET DE LA DÉMOCRATIE
4L’acceptation de l’impôt par ceux qui y sont soumis repose fondamentalement sur deux types de légitimité. La première est une légitimité d’ordre politique qui s’est progressivement construite au fil du temps. Reposant sur l’idée qu’il peut et doit exister une sorte de contrat fiscal entre le peuple et le souverain, elle procède d’une conception de l’acceptation de l’impôt réfléchie et fondée en raison. La seconde est une légitimité d’ordre sociologique qui provient des plus lointaines origines de l’impôt et qui se traduit par une acceptation plus intime, une acceptation quasiment instinctive enfouie au plus profond de l’inconscient collectif, non pas de telle ou telle taxe mais de la nécessité de la contribution de chacun à un pot commun. C’est sur le fondement de ces deux formes de légitimité que s’est finalement scellée une alliance entre le contribuable et le citoyen. Or c’est précisément une telle alliance qui se trouve aujourd’hui à l’épreuve des transformations que connaissent les deux types de légitimité et à travers lesquelles se dessinent de nouvelles formes du politique.
Les transformations de la légitimité politique de l’impôt
5Les origines de la fiscalité illustrent les liens étroits qui se sont immédiatement tissés entre elle et le pouvoir politique, et l’on s’accorde généralement à admettre que le pouvoir fiscal – celui de décider l’impôt – a fondé la souveraineté politique. C’est ce que l’on vérifie en constatant qu’en effet c’est bien sur la base du pouvoir d’imposer que s’est bâti l’État et c’est d’ailleurs sur ce même socle que s’est progressivement construit le parlementarisme, par l’institution d’assemblées accordant leur consentement à lever l’impôt. C’est aussi dans le prolongement de cette pratique qu’est née la démocratie, lorsque, au sein de ces assemblées, les représentants des citoyens sont venus remplacer les vassaux ou les ordres. C’est ainsi, de même, que, tout en étant objet de ressentiments, de résistances ou parfois de révoltes, l’impôt est devenu le symbole et la manifestation concrète d’un lien social fondé à la fois sur la mise en commun acceptée d’une partie des richesses privées et sur l’exercice légitime de la puissance.
6Depuis plus de deux siècles toutefois, la légitimité politique de la puissance en matière fiscale a connu un réaménagement sensible, en venant reposer sur l’idée que les citoyens doivent consentir régulièrement à l’impôt par eux-mêmes ou par le biais de leurs représentants. C’est ainsi que l’on peut dire que l’entrée dans la modernité politique a été marquée par le transfert du pouvoir fiscal aux représentants du peuple, l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ayant donné forme juridique à ce transfert en l’ayant institué comme un principe fondamental, celui du consentement de l’impôt. Issu de la philosophie des Lumières, ce principe, qui pose le citoyen comme un être raisonnable, soucieux du bien commun, conscient que, au travers du consentement à l’impôt donné par ses représentants, c’est son propre consentement qui s’exprime, a eu comme on sait une portée décisive quant à l’évolution des institutions politiques et des conceptions juridiques. Non seulement il est à l’origine de l’État parlementaire démocratique mais il demeure encore la clef de voûte du droit et des conceptions contemporaines qui, avec le principe de la légalité fiscale, font du Parlement la source exclusive de la décision. Selon le principe, c’est en effet au Parlement et nulle part ailleurs que doit se prendre la décision, ce dernier étant appréhendé comme l’organe central et unique en ce domaine. Une conception au demeurant toujours très actuelle puisqu’elle vient encore d’être réaffirmée récemment par le législateur français dans le cadre de l’importante loi organique du 1er août 2001 relative à la réforme budgétaire de l’État, complètement mise en application depuis le 1er janvier 2006.
7Né de l’impôt, le Parlement en est au fond devenu le géniteur. Même s’il semble difficile de concevoir que les liens étroits dans un tel couple fusionnel puissent être rompus, il se pourrait néanmoins que, dans une société qui tend de plus en plus à accepter de prendre en compte son caractère complexe comme à vouloir étendre la diversité de ses centres de décision et accorder plus d’importance à la compétence professionnelle, se dessine une nouvelle alliance entre le politique et l’impôt.
Le phénomène actuel de démultiplication des acteurs fiscaux : risque de dérive vers un néo-Moyen Âge fiscal ou construction d’une nouvelle démocratie ?
8On le sait. Le Parlement n’est pas dans les faits, et cela depuis fort longtemps, le véritable souverain en matière fiscale et dans la pratique différents acteurs participent en réalité à la décision en ce domaine. L’exécutif y joue certes un rôle essentiel mais il faut également souligner le poids de l’administration fiscale qui, en étant amenée à interpréter les textes législatifs souvent très généraux, exerce une influence importante, à tel point que certains s’interrogent à juste titre sur la portée normative de sa doctrine. S’ajoute également le rôle joué par les groupes de pression. Mais s’agissant de tous ces éléments, il n’y a là, à vrai dire, rien de très surprenant ni de très nouveau, si l’on considère que le processus de décision fiscale est, à l’instar de bien d’autres, un processus multirationnel et complexe, et qu’il est donc forcément le produit d’interactions de très nombreux acteurs, agissant chacun selon sa propre rationalité.
9Beaucoup plus nouvelles en revanche sont les questions qui sont posées ou sont en voie de l’être en ce qui concerne la définition d’un nouveau partage de compétences entre les divers acteurs en présence, un partage qui concerne certes le produit des impôts, mais plus fondamentalement aussi le droit d’imposer. Comme le montre l’histoire, c’est en se construisant comme l’attribut d’un pouvoir universel que la fiscalité a permis la construction des États les plus solides. Or c’est à un processus exactement inverse que l’on assiste dans les sociétés contemporaines avec les prémisses d’une sorte de dérive vers un néo-Moyen Âge fiscal, celui-ci étant préfiguré par une extrême diversité de prélèvements associée à la montée en puissance de pouvoirs fiscaux concurrents de celui de l’État. De fait, la fiscalité paraît être devenue aujourd’hui un enjeu pour de multiples communautés et l’on assiste ainsi à la montée de micropouvoirs fiscaux ainsi que de microlégitimités fiscales, à la faveur de laquelle il se produit en arrière-plan un phénomène de remise en cause de la légitimité d’un pouvoir fiscal appréhendé jusque-là comme universel. L’apparition d’un tel phénomène conduit ainsi à reconsidérer la question du fédéralisme fiscal autrement qu’en l’associant au fédéralisme politique et ce dès lors qu’il apparaît ainsi qu’un fédéralisme fiscal peut parfaitement s’inscrire dans le cadre d’un État unitaire. Il faut ajouter que la démultiplication des acteurs fiscaux en différentes catégories est susceptible de jouer un rôle actif dans une telle évolution, et au premier rang d’entre eux les acteurs fiscaux locaux.
10Les collectivités locales représentent certes des acteurs fiscaux plus ou moins nombreux et aux pouvoirs de décision variables selon les États. Mais il est une question très présente dans les débats actuels, qui concerne le degré d’autonomie fiscale qu’il convient d’accorder aux collectivités territoriales. Si les partisans d’une autonomie limitée estiment que tout pouvoir fiscal concurrent à celui de l’État est susceptible de provoquer son éclatement en de multiples féodalités, d’autres en revanche se montrent persuadés qu’une autonomie fiscale locale est une condition essentielle du développement et de la responsabilisation des citoyens comme de leurs élus. Et si jusqu’alors le droit des élus locaux de décider en matière fiscale – lorsque ce droit est admis – a été généralement limité au vote des taux d’imposition, et ce dans le respect du principe de légalité fiscale, rien n’interdit de penser que la capacité de créer, modifier ou supprimer un impôt puisse être accordée plus largement aux pouvoirs locaux.
11Le débat, il faut le souligner, ne recoupe qu’en apparence celui qui oppose les partisans d’un État fédéral à ceux qui lui préfèrent l’État unitaire. Il convient en effet de ne pas confondre fédéralisme politique et fédéralisme fiscal. Un État unitaire peut parfaitement organiser ses finances publiques et sa fiscalité sous une forme très décentralisée, laissant une grande autonomie aux collectivités territoriales ; c’est d’une certaine manière l’évolution que l’on constate en Italie ou encore en Espagne, et qui montre que le fédéralisme fiscal peut trouver sa place dans l’État unitaire. À l’inverse, si l’on examine le cas de certains États qui ont pris forme fédérale, par exemple l’Allemagne ou l’Autriche, on ne peut pas dire que l’autonomie fiscale locale y soit particulièrement développée.
12Aux acteurs fiscaux locaux s’ajoute également le poids des acteurs fiscaux sociaux. Ainsi, depuis la création en 1990 en France de la contribution sociale généralisée, la fiscalité sociale directe et indirecte s’est considérablement accrue, avec le risque que les organismes bénéficiaires puissent être dès lors tentés de se comporter comme des acteurs fiscaux à part entière, tout aussi attentifs à leurs intérêts que les acteurs locaux. Mais l’on peut observer que d’une manière générale les réformes financières et fiscales sont susceptibles de faire apparaître de nouveaux prétendants au pouvoir fiscal. Ainsi par exemple en France, avec la LOLF du 1er août 2001 qui a supprimé les taxes parafiscales depuis le 1er janvier 2004, ce qui dans un premier temps a laissé peser une grande incertitude sur les ressources de substitution à attribuer aux organismes qui en étaient bénéficiaires, l’impôt est apparu à ces derniers comme un enjeu particulièrement fort en vue de la fiscalisation des anciennes taxes parafiscales supprimées.
13Il reste à examiner dans cette évolution la place de l’Union européenne en tant qu’acteur fiscal. Certes la question de la fiscalité propre européenne n’est-elle pas à l’ordre du jour, mais l’on doit toutefois observer que l’UE agit déjà comme acteur fiscal de poids, tant par le biais des directives fiscales, qui prennent place au sein de la législation applicable par les États membres, que par les décisions de la Cour de justice des communautés européennes, qui exercent une influence non négligeable sur les évolutions du droit fiscal interne des États. Par ailleurs, cette question pourrait se reposer avec vigueur à terme sous le poids des nécessités financières de l’Union. En effet, selon une première hypothèse de solution, celle d’une augmentation des contributions versées par les États, il n’est pas certain que ceux-ci accepteraient volontiers d’accroître leur propre pression fiscale au risque de mécontenter leurs citoyens. Une deuxième hypothèse pourrait alors être envisagée, celle de la création d’un impôt propre européen, l’UE ayant en charge la responsabilité d’une hausse de la charge d’imposition, une solution qui permettrait de distinguer très clairement la part de responsabilité des différents décideurs fiscaux dans le poids total des impôts (ce qui existe déjà pour les impôts locaux pour lesquels chaque contribuable peut identifier la part revenant à la commune, au département, à la région et éventuellement aux groupements de communes).
14Au total, c’est à un accroissement sensible des catégories ainsi que du nombre d’acteurs fiscaux auquel on peut s’attendre pour les années à venir, avec pour conséquence immédiate un phénomène de concurrence fiscale accrue entre ces catégories, en vue d’obtenir soit la meilleure part du produit fiscal, soit l’attribution des impôts les plus rentables. Mais le phénomène peut aller plus loin et s’étendre à l’aspiration par chaque catégorie d’être dotée d’un véritable pouvoir fiscal spécifique, c’est-à-dire du droit de créer des impôts propres, éventuellement dans un cadre général préétabli et négocié périodiquement. Nous n’en sommes pas encore là, mais la tendance est en germe, lourde de conséquences sur l’évolution de l’État. Car à partir du moment où différents acteurs qui sont partie prenante du développement dans les sociétés contemporaines sont susceptibles de se penser comme des entités légitimes à décider de l’impôt, et que par ailleurs les cotisants peuvent partager ce sentiment, c’est une poussée néocorporatiste porteuse d’un projet politique fondé sur la mise en place d’un ordre des autonomies qui prend alors naissance et peut se présenter comme une réponse communautariste au risque d’éclatement de l’État. Il va de soi que dans cette hypothèse l’affirmation du principe de légalité fiscale prendrait un tout autre sens, ainsi, cela va sans dire, que la conception de la démocratie.
La professionnalisation du pouvoir fiscal : d’une légitimité politique à une légitimité technique
15Le pouvoir fiscal et, partant, la démocratie sont susceptibles aussi de faire l’objet de transformations sur un tout autre terrain que celui du consentement de l’impôt, on pense ici aux propositions qui tendent à souhaiter une substitution de l’expert au politique.
16La tendance n’est pas nouvelle. Elle procède d’un sentiment traditionnel de défiance vis-à-vis d’une classe politique jugée par trop incertaine, fluctuant en permanence en fonction des opinions, trop déterminée par le clientélisme, en bref relevant d’une rationalité faible en particulier en matière financière. L’État de Californie s’était illustré à cet égard en 1978 par une proposition restée fameuse dans l’histoire fiscale (la proposition 13), instituant une limitation constitutionnelle de la pression fiscale, une règle s’imposant par conséquence aux élus. Cette règle, qui a été reprise par la suite par d’autres États des États-Unis, ne concerne pas, il est vrai, la politique fiscale dans son ensemble. En revanche, les exemples existent de propositions de mesures bien plus radicales tendant à attribuer la totalité de la décision fiscale à une autorité indépendante composée d’experts.
17Un tel point de vue s’inscrit en réalité dans la montée d’un mouvement plus large auquel on assiste actuellement, celui d’une conceptualisation des normes fiscales par des experts internationaux. La pratique en est d’ores et déjà à l’œuvre dans le cadre de nombreuses institutions, qu’il s’agisse de la commission de l’UE, voire de juridictions internationales, telle la CJCE (qui interprète les directives comme des lois), ou encore d’organismes de régulation comme le FMI ou l’OCDE, chargés de proposer des modèles de conventions ou des recommandations figurant dans des codes de bonne conduite fiscale (cf. le code de l’UE du 1er décembre 1997 pour la lutte contre la concurrence fiscale déloyale ou les 19 recommandations de l’OCDE en 1998).
18Ce phénomène qui aboutit à un glissement de la création des normes fiscales du politique vers l’expert n’est certes pas nouveau, étant présent et remarqué depuis fort longtemps au niveau national par nombre d’observateurs des systèmes fiscaux. Mais il prend une force et une singularité très actuelles qui tiennent au développement sans précédent des institutions internationales, particulièrement des autorités indépendantes, et de leur influence croissante du fait de la mondialisation des échanges.
Les transformations de la légitimité sociologique de l’impôt
19La légitimité sociologique de l’impôt repose sur un consentement implicite, on pourrait dire quasi instinctif, qui a pour origine une longue accoutumance et qui s’enracine sur des représentations positives de l’impôt telles que la justice et l’égalité, la nécessité ou encore la mise en commun et la solidarité. Or, d’un autre côté, la fiscalité s’inscrit aujourd’hui dans un environnement en transformation rapide, qui se complexifie, qui est de plus en plus incertain. Il en résulte une crise de lisibilité et de compréhension de l’impôt ainsi que des nouveaux enjeux qui sont associés, dès lors que manifestement les clefs de lecture habituelles ne suffisent plus. Forgées pour l’essentiel au xviiiesiècle sous l’influence du libéralisme politique, puis au xixe sous celle du libéralisme économique, du socialisme et du solidarisme, et enfin dans l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale sous l’impact du keynésianisme, elles ne répondent plus à la situation actuelle, d’où une fragilisation manifeste des fondements de l’impôt dans la société actuelle et finalement de sa légitimité sociologique. Mais d’où aussi la fragilisation qui en résulte de l’alllance citoyen/contribuable. En effet, la légitimité de l’impôt a jusqu’ici reposé sur une représentation bien admise qui pose la fiscalité comme un dispositif essentiel dans la concrétisation du lien social, dans la solidarité entre citoyens, dans la participation matérielle à une même communauté. Ainsi l’état de contribuable représente-t-il un élément essentiel de la citoyenneté et c’est cette image communautariste de l’impôt qui fonde une alliance déjà ancienne. Or, cette représentation se trouve aujourd’hui confrontée à une société qui voit se modifier ses modes de régulation notamment sous l’influence sans précédent d’une extension du marché économique à des espaces de plus en plus étendus, voire inattendus, tels que le champ de la fiscalité jusqu’ici associé – d’un point de vue matériel tant qu’intellectuel – au seul secteur public.
L’impôt sous l’influence d’une culture de marché
20L’une des manifestations de l’influence importante d’une culture du marché en matière fiscale est la banalisation à laquelle on a assisté dans les vingt dernières années d’un antifiscalisme doctrinal enraciné dans la pensée libérale classique.
21Si, dans le cadre de l’État-providence des années 1950 à 1970, l’impôt a joui d’une légitimité sociologique peu contestée (hormis les épisodes sporadiques, limités à une catégorie socioprofessionnelle, illustrés par le mouvement Poujade puis Nicoud), c’est un antifiscalisme doctrinal d’une tonalité parfois radicale qui s’est développé à partir des années 1970, un mouvement enraciné dans le renouveau des théories libérales classiques, l’impôt y étant dénoncé comme foncièrement antiéconomique. Rapidement banalisée, cette critique, qui a fait le tour du monde sous la forme du slogan bien connu, « trop d’impôt tue l’impôt », ou encore « les gros taux tuent les totaux », a certainement considérablement contribué à une dévalorisation de la légitimité de l’impôt.
22La mondialisation des échanges et la mobilité de la matière imposable qui en découle ne sont pas non plus sans avoir eu un rôle sur ce terrain. La mobilité des revenus et des capitaux pose un problème bien connu, celui de l’affaiblissement qui peut en résulter en termes de produit fiscal et qui résulte du phénomène des délocalisations. Cette difficulté qui a conduit les États à mettre en oeuvre aussi bien des politiques de lutte contre la fraude et l’évasion que des politiques de baisse de la pression fiscale les a conduits à des comportements de concurrence et de recherche de compétitivité avec pour objectif d’attirer ou de retenir les contribuables sur leur territoire, tandis que les institutions internationales se sont efforcées quant à elles de réguler ce phénomène de compétition fiscale en préconisant un développement des conventions fiscales internationales ou des codes de bonne conduite.
23Outre cette évolution vers un véritable marché fiscal, la question qui n’est pas encore apparue de manière parfaitement nette au rang des difficultés suscitées par le phénomène est celle de la justice fiscale. Les contribuables qui ne peuvent bénéficier de la mobilité ouverte à d’autres, soit parce qu’ils sont redevables d’impôts assis sur des bases stables, soit parce qu’ils n’ont pas la faculté d’installer leurs centres d’activité sur des zones de basse pression fiscale, sont forcément contraints dans cette situation de devoir supporter de plus en plus l’essentiel de la charge fiscale, avec le risque qu’ils soient aussi enclins à l’accepter de moins en moins et par conséquent d’être conduits à des attitudes de refus ou de rejet de l’impôt. C’est la raison pour laquelle, au plan des représentations, la tendance actuelle paraît aller vers la représentation d’un impôt contrepartie se substituant à l’impôt solidarité, le contribuable s’effaçant devant le client. Cette perspective est d’autant moins à écarter que, intégré dans un environnement marchand, l’impôt tend à changer de nature, en apparaissant plus comme le prix d’un service rendu par l’institution qui en bénéficie que comme l’expression d’un lien de solidarité, voire d’un devoir social. Du reste, il n’est pas douteux que le contribuable se montre indéniablement plus soucieux qu’autrefois de l’utilisation qui est faite de l’argent public, il se considère beaucoup plus comme un client que comme l’usager d’un bien collectif.
24Le phénomène ne touche pas seulement le contribuable, dans la mesure où il s’élargit à l’administration fiscale elle-même, on fait référence ici à la Direction générale des impôts qui s’efforce de se présenter et de devenir une administration de services plutôt que l’administration de contrôle qu’elle était jusqu’alors. Cette administration va d’ailleurs bien plus loin dans les dernières années en s’assimilant désormais à une entreprise, ses responsables n’hésitant pas à utiliser cette image qui fait d’eux les garants des intérêts des « actionnaires » que deviennent également les contribuables : c’est aussi par référence à ce modèle qu’elle s’engage dans un processus de rentabilisation de sa gestion, de professionnalisation de ses agents, de recherche de l’efficacité et de la performance. Un processus d’ensemble tourné vers l’objectif de mieux faire accepter l’impôt, de faire en sorte de prévenir l’évasion fiscale, d’isoler les fraudeurs et de rendre le meilleur service au meilleur coût. Un processus au travers duquel l’administration modifie sa philosophie et ses valeurs traditionnelles pour épouser celles du secteur marchand. Au reste, le contrat d’objectifs et de moyens conclu entre la Direction générale des impôts et la Direction du budget illustre parfaitement cette évolution au travers de laquelle, en contrepartie d’une garantie de ressources et de fongibilité des crédits, la DGI s’engage à améliorer la qualité du service rendu au contribuable, à faire que le contrôle fiscal soit plus dissuasif et plus centré sur la recherche de la grande fraude.
25Tous ces éléments traduisent sans aucun doute une tentative de réhabilitation du civisme fiscal par l’amélioration de l’acceptation de l’impôt. Ils montrent surtout que le consentement de l’impôt ne se joue plus au Parlement mais au niveau de la pratique administrative. C’est l’administration fiscale qui devient le vecteur de l’acceptation de l’impôt. Le civisme fiscal prend ici une dimension plus administrative et gestionnaire que politique. On est là en présence d’une conception anglo-saxonne de l’impôt qui d’ailleurs conduit certains pays à créer des agences fiscales.
L’impôt virtuel et l’effacement de l’alliance citoyen/contribuable : de l’impôt tangible à l’impôt virtuel
26Les transformations du système économique et financier national et international sous l’effet des nouvelles technologies ainsi que du développement des investissements immatériels pourraient bien avoir elles aussi des conséquences fondamentales sur les transformations des systèmes fiscaux. Elles conduisent en effet à s’interroger sur la pertinence de ceux dans lesquels nombre d’impôts auxquels sont assujetties les entreprises frappent un capital (ou ses revenus) constitué essentiellement sous la forme de biens physiques, tels que les propriétés foncières ou les équipements, à un moment où les secteurs en expansion, ceux qui concernent les hautes technologies, ne nécessitent pas autant de moyens de production de ce type. Ainsi, des problèmes de disparités de traitement fiscal entre les entreprises traditionnelles et celles de haute technologie pourraient apparaître – l’imposition du capital des entreprises étant directement concernée au premier chef –, avec d’un côté une production fondée essentiellement sur des biens tangibles, de l’autre une production fondée principalement sur des biens immatériels (informations, banques de données, logiciels, listings...).
27En d’autres termes, outre les inégalités d’imposition entre entreprises qui sont en train de se dessiner, c’est à une baisse inéluctable du produit de la fiscalité assise sur la propriété foncière et plus largement sur les immobilisations tangibles que l’on devrait assister, sauf bien entendu si le législateur décidait d’intégrer dans les bases d’imposition les biens immatériels.
28Sur le fond, la prise en compte du phénomène n’est pas simple. Il conduit d’abord à un véritable bouleversement des conceptions traditionnelles qui sont encore au cœur des systèmes fiscaux contemporains. En effet, on considère depuis fort longtemps qu’il convient de taxer les sources de la richesse économique pour obtenir des impôts rentables. C’est donc à ce titre que la propriété foncière a été choisie de longue date déjà comme base d’imposition et qu’avec l’avènement du monde industriel lui ont été adjoints les facteurs de production, c’est-à-dire les biens d’équipement. Or, aujourd’hui, c’est bien la pertinence de telles bases d’imposition qui est posée à la faveur de l’évolution technologique. D’autre part, une telle évolution, si elle devait se faire en France, est susceptible d’avoir également des conséquences politiques, en étant susceptible de relancer avec force le débat sur la décentralisation et sur l’autonomie financière et fiscale des collectivités locales. En effet, le principal impôt local, la taxe professionnelle, est assis essentiellement sur les immobilisations corporelles. Or dans l’hypothèse où le secteur de la nouvelle économie en viendrait à s’élargir sensiblement, le produit de cet impôt irait immanquablement en diminuant, pénalisant même gravement les collectivités locales les plus actives, celles qui souhaitent encourager l’installation d’entreprises high-tech sur leur territoire. Aux Etats-Unis, cette question a commencé à préoccuper la classe politique ainsi que les chefs d’entreprise ; les États et les collectivités locales pour lesquels l’impôt foncier représente une ressource importante s’inquiètent de même, y compris les entreprises traditionnelles qui craignent de faire les frais du développement de la « nouvelle économie ». Les réponses envisagées sont de deux sortes ; les uns proposent une taxation des biens immatériels, ce qui selon certains pourrait éviter une diminution de plusieurs milliards de dollars d’impôts locaux, tandis que les autres se refusent à imposer le « cyberespace » et sont partisans d’instituer un impôt général sur la consommation prenant modèle sur la TVA. La première solution est difficile à mettre en œuvre rapidement du fait des difficultés à qualifier et à chiffrer ce qu’il faut considérer comme un investissement non tangible. La seconde direction s’inscrit quant à elle dans une logique déjà ancienne qui comporte deux volets : en premier lieu, une limitation volontaire par les États de leur pression fiscale (cf. la « proposition 13 ») ; en second lieu, cette solution fait aussi partie depuis le début des années 1980 de la panoplie des partisans les plus radicaux d’une simplification des systèmes fiscaux, ceux qui souhaiteraient l’instauration d’un impôt unique sur la dépense.
29Il y a avec tous ces éléments à méditer sur l’avenir de l’impôt. On peut d’ores et déjà estimer que ce mouvement d’ensemble, profondément déterminé par l’explosion de l’informatique, des réseaux Internet et plus généralement d’un monde virtuel de communication planétaire qui n’est sans doute qu’à l’aube de son évolution, peut conduire à renforcer l’idée, en droite ligne des thèses analysées précédemment, que, outre sa simplification drastique, la seule fiscalité pertinente dans un monde d’échanges généralisés est celle qui consiste à imposer les flux, et tout particulièrement la dépense, par le biais de taxes sur le chiffre d’affaires incluses dans le prix des produits et des services. Conçu par certains comme une fiscalité unique, ce mode d’imposition pourrait selon d’autres être éventuellement accompagné d’impôts proportionnels sur le revenu systématiquement perçus à la source.
30Sur le terrain de ses représentations, on peut observer que, dans un tel schéma, la fiscalité, en épousant la mobilité et parfois la virtualité de son environnement, en viendrait donc à disparaître dans ses formes les plus visibles en se fondant dans le prix des biens ou dans les revenus. Oublieux de ses origines, l’impôt verrait alors ses figures et ses images traditionnelles se faire de plus en plus évanescentes, son essence autoritaire comme son caractère contributif s’estompant peu à peu en se confondant avec la dynamique spatiale, planétaire de l’ordre économique.
31Mais surtout, dans ce cadre, et hormis la question de l’équité fiscale, la question se pose du contrôle que peut avoir chaque individu sur le poids de la charge fiscale, celle-ci disparaissant comme réalité évidente ainsi que comme symbole d’un mode d’être en société, d’un lien social. Une fois devenu l’élément d’un prix ou d’un salaire, l’impôt en effet n’est plus visible, il n’est plus directement perceptible. Cette invisibilité de l’impôt exclut son caractère politique au profit d’une logique économique d’échanges-, les rapports entre la fiscalité et les centres de décision politique ne se matérialisent plus, ils demeurent abstraits. Ainsi, cette présence/absence de l’impôt peut signifier le triomphe d’une conception soucieuse avant tout d’organiser fonctionnellement l’espace social au travers d’un entrecroisement de réseaux économiques, financiers et politiques eux-mêmes réels/virtuels. Cette conception sonne en définitive la fin d’une certaine forme de civisme fiscal.
LES TRANSFORMATIONS DE LA LÉGITIMITÉ DE LA PRISE DE DÉCISION BUDGÉTAIRE ET LA DÉMOCRATIE
32La légitimité de la prise de décision budgétaire repose sur les mêmes fondements que la prise de décision fiscale dans la mesure où c’est le Parlement qui est désigné comme le centre exclusif du pouvoir. Là encore, un regard attentif porté sur les évolutions contemporaines des systèmes financiers publics conduit à penser que ces derniers constituent le socle dans lequel s’enracinent, se cherchent et tentent de prendre forme de nouveaux idéaux d’organisation de la société, des idéaux qui oscillent entre une gouvernance tirant sa légitimité soit du suffrage populaire, soit de l’efficacité de l’action, de la performance. Les déterminants de ces évolutions dépassent largement les frontières des États. L’avenir de nos institutions financières se joue très largement à l’échelon planétaire dans un jeu complexe de stratégies se développant dans le cadre de nouvelles régulations où la part belle est faite aux experts.
Les évolutions du pouvoir budgétaire exercé par les élus : de l’initiative au contrôle de l’exécution
33Depuis l’institution de la démocratie parlementaire, le contrôle politique en matière budgétaire s’est longtemps identifié à une conception donnant au Parlement le droit exclusif de définir librement la politique budgétaire et financière, dans le sillage du principe de la souveraineté du peuple s’exerçant à travers ses représentants élus.
34On a longtemps mesuré la portée de ce pouvoir de décider en matière de finances publiques en fonction de l’étendue du droit d’initiative donné aux élus, qu’il s’agisse par exemple de créer de nouveaux impôts ou de nouvelles dépenses, ou bien encore d’en supprimer d’autres. Très large on le sait sous les iiie et Ive Républiques, cette capacité d’initiative a été notablement encadrée en France par la Constitution de 1958 dans la logique du parlementarisme rationalisé, un encadrement surtout accentué par le fait majoritaire qui encore aujourd’hui pourrait s’avérer le frein le plus important pour l’application effective de la nouvelle loi organique relative aux lois de finances.
35Un autre élément avait caractérisé jusqu’ici les débats budgétaires, avec l’importance primordiale accordée à la fiscalité tandis qu’avait été très largement négligée la dépense publique. De ce point de vue, c’est un retournement de situation qui semble s’être produit depuis quelques années avec l’intérêt porté à la question de la maîtrise des dépenses publiques, un intérêt qui s’est développé sous la pression des nécessités liées à la crise des finances publiques ainsi qu’aux contraintes budgétaires imposées par l’Union européenne dans le cadre des traités de Maastricht puis d’Amsterdam (on pense aux critères de convergence et au pacte de stabilité). Il s’en est suivi un surcroît d’attention vis-à-vis du contrôle de l’exécution du budget, entendu comme un contrôle de la gestion publique impliquant une évaluation de celle-ci et notamment une mesure des performances. Cette évolution s’est elle-même poursuivie avec un déplacement des débats jusqu’alors focalisés sur la question de l’initiative parlementaire vers le problème beaucoup plus technique du contrôle de l’exécution des lois de finances par des élus placés en situation de véritables professionnels. Il s’est produit ainsi au plan des analyses comme au plan des textes un rapprochement remarquable entre la fonction des décideurs politiques et celle des experts en matière de contrôle de la gestion financière qui ne peut être sans conséquences sur l’évolution future de la démocratie parlementaire.
36Il faut souligner encore que cette évolution, qui se trouve parfaitement illustrée en France par la LOLF du 1er août 2001, procède sur le fond d’un objectif partagé sur la majeure partie de la surface du globe de rationaliser, d’évaluer, de mieux contrôler la gestion de l’argent public, autrement dit d’intégrer dans une logique prioritairement gestionnaire un processus de décision budgétaire quant à lui d’essence et de tradition fondamentalement politiques. Sous cet angle, on doit relever qu’une véritable culture de contrôle de la gestion s’impose ainsi peu à peu au pouvoir politique.
37Mais ce faisant, on assiste aussi au sein des systèmes financiers publics contemporains à un phénomène majeur, celui de la confrontation entre deux logiques dont la nature est diamétralement différente ; d’un côté, une logique politique ancienne, qui procède de la tradition démocratique et qui privilégie, en ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement du pouvoir financier, la capacité politique des parlementaires ; lui fait désormais face une logique de gestion, plus récente, qui répond à des impératifs économiques et qui se montre plus soucieuse quant à elle de la capacité d’expertise technique.
38Il en résulte un enjeu fondamental pour les États, celui de parvenir ou non à intégrer ces deux logiques. De la manière dont il y sera répondu va dépendre la qualité de l’État dans les prochaines années et, plus exactement, les formes que la démocratie sera conduite à épouser. Car, en toile de fond de cet enjeu, la question est de savoir si, sur la base des transformations de la prise de décision budgétaire, se profile une nouvelle culture politique ou bien au contraire un effacement du politique.
Nouvelle culture démocratique ou fin du politique ?
39La réforme des finances publiques ne procède plus aujourd’hui d’un simple angle de vue national au sein duquel la modernisation de la gestion publique serait rendue nécessaire par le besoin de partager rationnellement les économies. S’en tenir à cette seule dimension relèverait d’une approche partielle méconnaissant les impératifs qui découlent de la globalisation des échanges, autrement dit le phénomène de mondialisation. Au-delà de la seule prévention des risques économiques et financiers, c’est en effet la question de la réorganisation des dispositifs financiers publics et de la réforme des États qui se trouve en toile de fond des réflexions et des pratiques en ce domaine.
40Plus largement, les finances publiques se trouvent placées au cœur d’une question qui concerne et intéresse de la même façon toutes les sociétés contemporaines, celle de la gouvernance de sociétés nationales qui sont aussi devenues des sociétés internationales complexes. Ce sont de nouvelles régulations qui sont en train d’être instituées dans ce cadre et celles-ci ne peuvent être pensées et mises en place qu’au travers d’une approche planétaire de la question. Cela veut dire que la réorganisation du système financier international implique une réorganisation des institutions financières nationales et que la même proposition peut être énoncée vice versa. C’est aussi à travers cette même approche que se pose la question des transformations de la démocratie et plus encore du devenir du politique d’un nouveau monde qui est en train de naître.
41Au total, on peut se demander si une fois encore les finances publiques ne constituent pas la matrice ou du moins le support d’une mutation du système politique. Une nouvelle culture politique est certainement en gestation, et ce parallèlement au développement d’une sorte de cybernétique financière se voulant une réponse à un sentiment d’incertitude et d’insécurité lié à l’accentuation de la complexité des sociétés contemporaines.
Les prémisses d’une nouvelle culture politique
42Dans le cadre international, la problématique de la gouvernance pose la question d’une nouvelle alliance de l’expert et du politique qui est à inventer mais que l’on trouve déjà très présente dans le domaine des finances publiques, touchant ce faisant un terrain essentiel, celui de la légitimité des institutions créatrices de normes.
43Bien que les finances publiques relèvent d’une tradition démocratique confiant aux seuls parlements un pouvoir normatif en matière budgétaire et financière, on assiste en effet à l’essor d’une production de normes financières par des organismes internationaux indépendants et par conséquent extérieurs aux États comme aux parlements nationaux. Cette production procède de l’idée qu’il est indispensable que les États adoptent des standards, qu’ils partagent une même logique de gestion et que celle-ci soit parfaitement intériorisée, intégrée dans leur mode de fonctionnement pour qu’une autodiscipline puisse s’instaurer.
44C’est l’une des voies dans lesquelles s’est engagée la surveillance multilatérale internationale ces dernières années, avec l’invitation faite aux États d’adhérer à des codes de bonne conduite ou encore, dans un cadre régional, d’intégrer dans leur législation nationale certaines obligations ainsi que de les respecter sous peine de sanctions, l’objectif général étant d’assurer le respect d’un certain nombre de règles universelles, de références internationales, toutes plus ou moins centrées sur une indispensable transparence des finances publiques. Le principe de base en filigrane de ces dispositifs est que la réorganisation du système financier international et la prévention des risques passent par la réorganisation des systèmes nationaux de gestion des finances publiques, autrement dit par la mise en place d’un contrôle interne de gestion efficace permettant une maîtrise de leurs finances par les États. C’est dans ce sens que l’OCDE comme le FMI proposent des codes sur la transparence budgétaire ou monétaire et financière. Bien évidemment, dans la mesure où ces procédures reposent sur le volontariat, la question qui se pose est de savoir si, une fois que les pays ont adhéré à ces standards internationaux, ils les appliquent réellement.
45Car dans la réalité et dans la pratique de tels dispositifs ne suffisent pas, on s’en doute, à instaurer un contrôle suffisamment sûr. C’est pourquoi certains pays, organisés dans le cadre de régions, ont considérablement renforcé la surveillance multilatérale de leurs finances, comme dans le cas de l’Union européenne. Celle-ci, plus particulièrement le cadre de l’Union économique et monétaire, offre un excellent exemple de mise en place d’un dispositif de régulation associant le respect de standards communs en matière budgétaire et financière, et un organe de contrôle externe dont les conclusions sont susceptibles d’être suivies de sanctions.
46On doit observer au reste qu’une telle évolution ne laisse apparaître aucun changement de fond en ce qui concerne la prise de décision politique ; la façade ne change pas, le parlement demeure aux yeux de tous comme le centre du processus. En pratique, c’est néanmoins dans le cadre de nouvelles régulations que se créent les normes financières, et cela sans que l’on puisse clairement distinguer un centre de décision à cet égard. En réalité, c’est au travers d’un réseau international, d’une circulation des conceptions et des propositions que ces normes prennent forme pour être ensuite éventuellement reprises dans un cadre législatif ou réglementaire par les États. En définitive, on est là en présence d’une délocalisation de la production des normes ainsi que d’une confusion des niveaux de pouvoir qui pose un problème de légitimité.
47Outre cet aspect d’ordre politique, on peut, sur le plan technique cette fois, reprocher au dispositif qui vient d’être évoqué d’abord que son efficacité se trouve limitée par le fait qu’il repose largement sur le bon vouloir des pays, en second lieu que son renforcement va de pair avec une certaine rigidité ou une nouvelle forme d’interventionnisme public.
48C’est précisément pour échapper à ces écueils que des économistes américains et australiens (Alan Blinder, Lawrence Ball, Nicholas Gruen) dans un premier temps, puis le Business Council australien dans un second temps (en 1999) ont proposé de confier à des autorités indépendantes composées d’experts indépendants du politique non seulement la production des normes mais également la définition des politiques budgétaires et fiscales, comme cela existe déjà pour les politiques monétaires, avec les banques centrales indépendantes. Mais si une telle proposition, qui exprime un sentiment de défiance des plus explicite vis-à-vis de la classe politique, se voyait appliquer, se poserait bien évidemment le problème du contrôle démocratique et de la légitimité des choix faits par ces autorités, à moins d’estimer que celle de l’organe de décision qui les aurait créées soit suffisante.
49Quoi qu’il en soit sur ce dernier terrain, une chose est tout à fait sûre. On voit se dessiner peu à peu actuellement non pas seulement la fin des pratiques traditionnelles en matière de gestion financière publique, mais la fin aussi des conceptions habituelles du politique. Nous ne sommes pas seulement en présence d’une situation dans laquelle se fait jour un processus de réforme technique des finances publiques. C’est en même temps une nouvelle figure de la démocratie qui s’ébauche, avec sa part inévitable d’incertitudes et de paris, tandis que parallèlement l’on assiste à un système international et décentralisé de décision qui tend à se mettre en place et qu’il convient de normaliser, c’est-à-dire d’intégrer dans un processus et dans une logique démocratiques, autrement dit politiques. Si tel n’était pas le cas, un risque de fragmentation de la prise de décision apparaît inéluctable, qui entraînerait un écroulement de la démocratie parlementaire sur elle-même.
50Il y a d’autant plus urgence à prendre en considération ces aspects qu’une autre évolution est également à l’oeuvre dans les prémisses d’un mode de fonctionnement qui s’apparente à une cybernétique financière supposant un effacement du politique en matière budgétaire.
« Cybernétique financière » et fin du politique ?
51On connaît le vieux rêve de certains utopistes ou idéologues, poursuivant le projet d’une société idéale dont le fonctionnement serait parfaitement rationalisé car fondé sur des dispositifs automatiques de régulation. Les finances publiques n’échappent pas à de telles visées. La fascination pour l’automate conduit certains à vouloir des systèmes experts visant à garantir une autorégulation des finances publiques et au fond à faire échapper la décision budgétaire aux aléas des faiblesses humaines, notamment celles des politiques. Il s’agit là d’une conception qui est aujourd’hui encouragée par un véritable engouement pour les techniques de gestion, avec parfois des assimilations un peu hâtives entre gestion et politique, et le risque de finir par élever les techniques de gestion au rang du politique.
52Car il n’est pas inconcevable en effet que, poussée à son paroxysme, une telle fascination amène à prétendre substituer à la décision politique des sortes d’« automatismes budgétaires » et ce par exemple à travers la constitutionnalisation de normes financières ne laissant aux politiques qu’une marge de manœuvre très limitée, ou bien encore par la mise en place de règles d’évolution automatique des dépenses ou des recettes.
53Cette manière d’assumer la complexité et de penser la régulation n’est pas en rupture avec les logiques insistant sur la nécessaire autodiscipline des États ou sur la création d’autorités indépendantes. Elle participe au contraire d’un même objectif. Dans tous les cas, il s’agit en effet de s’appuyer sur des dispositifs plus ou moins sophistiqués de stabilisation automatique, ces derniers étant constitués de normes obligatoires propres à chaque État et préalablement définies par les experts composant l’autorité indépendante, des normes devant nécessairement être respectées par les décideurs politiques. Par ailleurs, des préoccupations semblables ressortissent de ces propositions, d’une part, celle d’introduire une distance avec la sphère du politique – sont notamment visés ses turbulences, son clientélisme –, voire de l’écarter de la prise de décision ; d’autre part, la volonté de rassurer le marché en confiant l’essentiel des politiques budgétaires à des experts et plus encore à une mécanique financière autonome procédant d’une sorte de robotique, d’une intelligence artificielle, de ce « robot sapiens », forme ultime de l’idéal technicien. En définitive, au travers de ce « cyberespace financier », c’est bien une nouvelle « cité radieuse », une nouvelle utopie technicienne qui est recherchée.
Notes de bas de page
1 *Pierre-Laurent Frier suivait avec attention les évolutions de l’État et avait parfaitement conscience que les transformations du système financier public en étaient un des moteurs essentiels. C’est en souvenir des discussions que nous avions sur ce sujet que cet article souhaite lui rendre hommage.
Auteur
Professeur de droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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