Le fondement du droit comme pratique du droit naturel : entre technique jurisprudentielle et théorie de la connaissance du droit
p. 239-243
Texte intégral
Les savants parlent mal d’objets justes, les juristes parlent juste d’objets flous.
B. Latour531
1[430] Penser après Kant n’est pas une mince affaire surtout si l’on tient compte des limites paradoxales qu’il impose à la connaissance. Le cadre intellectuel hérité de la période de la modernité présente la particularité d’enserrer tout discours théorique, y compris jusnaturaliste, entre deux bornes. L’une est la tradition philosophique de l’idéal transcendantal kantien, l’autre est la critique sceptique initiatrice du positivisme du xxe siècle. Mais cette configuration est compliquée par le fait que ces deux bornes sont en réalité deux paradoxes, dès lors que l’on cherche à produire une théorie du fondement du droit. En effet, l’impression de se retrouver « coincé » est suscitée par cette tradition philosophique qui fait l’apologie de la puissance de la raison humaine et, dans le même temps, interdit – du moins dans la lignée de Kant – la connaissance réelle du fondement de toutes choses. Il ne reste alors à disposition que la voie transcendantale ; une voie bordée, d’un côté par la croyance nécessaire en une transcendance de type divin et, de l’autre, par la critique sceptique qui refuse d’intégrer la croyance au risque de ne pas pouvoir affronter la question du fondement. Ces deux paradoxes, développés précédemment, révèlent la difficulté – et peut-être l’impossibilité – de traiter abstraitement la question théorique du fondement.
2 [431] Ce cadre intellectuel manifeste un contraste tellement inhibant qu’il a fallu développer des théories pratiques pour espérer s’en dégager. En effet, les limites imposées par cette structure intellectuelle fournissent en réalité l’outil de leur transgression dès que l’on se situe sur le terrain de la mise en œuvre du droit, c’est-à-dire de la pratique juridique. L’obligation de croire que nous avons analysée du côté kantien reporte indéfiniment la question de l’auteur. On a parlé à ce sujet d’argument transcendantal régressif.
3Mais il arrive nécessairement, à un moment donné, qu’il faille provoquer l’émergence d’un auteur de normes, et ce, pour des raisons strictement pratiques. Ces normes qui ont vocation à régir une collectivité humaine donnée, doivent non seulement être connaissables mais également connues. Pour que cette connaissance se réalise, le raisonnement juridique qui y parvient doit fournir les raisons nécessaires, celles qui révèlent l’obligatoriété des normes applicables et qui assurent leur application au cas particulier. De sorte que la question du fondement du droit ne peut manquer à nouveau d’être abordée ; elle se présente ici sous la forme de la justification d’une solution juridique pratique. C’est l’occasion de rappeler que le droit revêt une dimension pratique essentielle, dimension par laquelle il se manifeste exclusivement. Aussi la question théorique du fondement du droit émerge-t-elle au moyen d’une réflexion sur la pratique du droit. Il apparaît que la question du fondement requiert une réponse dans une perspective pratique.
4[432] L’objet de ce titre est de montrer que le fondement du droit étant un objet de recherche essentiellement pratique, il nécessite un effort de théorisation qui vise en définitive à mettre en œuvre les conditions concrètes de son élaboration.
5[433] La vocation du droit étant d’être dit, tout discours qui aborde le droit d’un point de vue théorique devra entreprendre un travail d’élaboration à partir de la pratique jurisdictionnelle532. L’orientation de la théorie du droit est alors nécessairement pratique. Elle se concrétise par le développement de théories de l’interprétation du droit.
6[434] L’opposition construite par les discours théoriques entre cognitivisme et non-cognitivisme répond à la question de la connaissance du droit dans ses dimensions pratique et théorique.
7Sur le versant pratique, connaître le droit consiste à pouvoir le dire et, du point de vue du juriste-juge, à pouvoir résoudre les cas qui lui sont soumis. Sur le versant théorique, connaître le droit consiste aussi à pouvoir le dire, mais du point de vue du juriste-théoricien. C’est dans les deux cas l’activité que nous avons appelée jurisdictionnelle. Mais dire le droit en théorie, c’est le rationaliser533. Le rapprochement entre le versant pratique et le versant théorique de la connaissance du droit met en avant un cognitivisme de principe : le droit doit être connu.
8Il semble alors que le non-cognitivisme (le droit ne peut pas être connu534) n’ait pas lieu d’être en pratique puisque le droit est à connaître pratiquement ; de sorte que l’hypothèse non cognitiviste n’a de pertinence que théorique.
9[435] Mais si l’on présuppose que le droit est connaissable et doit être connu en pratique, il faut qu’il le soit en théorie. Ceci explique que la plupart des juristes-théoriciens se mettent en quête des moyens techniques mis à disposition de ceux à qui incombe cette responsabilité afin que la justification nécessaire des obligations imposées à l’occasion d’un cas d’espèce ne soit pas négligée, car l’absence de justification s’analyserait comme une absence de fondement. C’est dire que les discours théoriques émis à propos du fondement du droit se rapportent tous à une certaine pratique du droit : ce sont donc des théories de la pratique du droit.
10[436] Du côté positiviste, on a vu dans la première partie que la théorie réaliste de l’interprétation (le positivisme troperien) notamment, suppléait à l’absence de traitement direct de la question du fondement. Un discours théorique positiviste, intéressé à la pratique de l’interprétation, s’appuie sur l’argument transcendantal. Grâce à la norme fondamentale de type kelsenien, il envisage le fondement du droit comme un acquis (un a priori dans la terminologie kantienne) purement formel.
11Un discours théorique jusnaturaliste s’appuiera sur la vocation interprétative des juristes pour découvrir le fondement du droit. C’est pourquoi du côté des discours jusnaturalistes, on note le développement de théories de l’interprétation, de théories du juge et de théories du discours doctrinal, toutes constitutives d’une théorie générale des sources du droit. Elles se présentent, selon nous, comme des théories de la connaissance du droit et en particulier de son fondement. En effet, dans un discours jusnaturaliste, on s’aperçoit que la connaissance du droit revient à la connaissance du fondement du droit. Cette affirmation est illustrée par la conclusion de P. Rémy à propos de l’Exégèse, consistant en l’interprétation du code civil au cours du xixe siècle :
La raison de l’interprète donne au Code ses raisons535.
12Dès lors que des raisons juridiques doivent être données, il faut comprendre que le fondement du droit est en jeu non pas seulement d’un point de vue théorique, en tant qu’argument transcendantal, mais aussi d’un point de vue pratique, en tant que contenu normatif à découvrir. Les discours théoriques jusnaturalistes relatifs à l’interprétation postulent donc la possibilité de connaître le droit et son fondement.
13[437] Les discours jusnaturalistes cognitivistes se sont construits, comme on l’a dit, par rapport à l’hypothèse contraire du non-cognitivisme. Le non-cognitivisme présuppose le maintien d’une part du droit hors de la connaissance : une part du droit inaccessible. C’est l’objet de la critique néoclassique adressée aux discours jusnaturalistes issus de la pensée moderne : les discours dits néojusnaturalistes.
14Cependant, cognitivisme et non-cognitivisme juridiques partagent l’idée d’une face cachée du droit536. Cette dernière représente une clé pour la compréhension des enjeux du fondement dans les discours jusnaturalistes. Si l’entreprise de dévoilement de ce droit caché consiste à rechercher des raisons, alors, comme on l’a vu, il remplit la fonction de fondement pratique. Dans ce cas, la face cachée du droit, douée du pouvoir de fonder les normes en vigueur (connues), aura pour effet de les rendre applicables. Si le recours au droit caché n’a pas pour but la découverte, mais fait néanmoins figure de fondement au titre de « nature des choses »537, il demeure purement abstrait, inconnaissable et sans effectivité. Cette option non cognitiviste met en scène une face cachée du droit qui n’est douée d’aucun pouvoir, ne remplit aucune fonction, qui n’existe pas juridiquement puisqu’elle n’est accompagnée d’aucune effectivité : c’est une face cachée sans potentiel. Du point de vue pratique et juridique, le fondement juridique dans une théorie du droit non cognitiviste se révèle autocontradictoire : c’est un fondement qui ne fonde pas juridiquement puisqu’il n’emporte aucune conséquence juridique pratique. Comme on pouvait le prévoir, la réponse cognitiviste à la critique non cognitiviste se situe sur le terrain pratique. De ce point de vue, un fondement juridique ne peut qu’être pratique.
15[438] Dans ces conditions, on constatera que la face cachée du droit lui tenant lieu de fondement sera l’objet en tant que telle d’un dévoilement considéré comme indispensable à la solution d’un litige. En vertu de l’implication de puissantes croyances et de l’importante teneur idéologique des débats théoriques et philosophiques qui les mettent en cause, il apparaîtra que la face cachée, en tant que fondement du droit, répond à la définition pratique du droit naturel : un droit non posé ayant vocation à produire des effets obligatoires au cours de l’application du droit positif.
16[439] Dans ce contexte, les droits fondamentaux, que les discours jusnaturalistes associent volontiers au fondement du droit, apparaissent comme une notion reflétant le versant pratique et appliqué de ce fondement. Le droit naturel issu de la version cognitiviste du jusnaturalisme et défini comme le fondement du droit positif serait le droit qui fonde les droits fondamentaux – une expression directe du droit naturel dans le droit positif-, un droit qui s’applique. Dès lors, les droits ondamentaux, dans l’hypothèse où leur appellation inspire en effet l’idée qu’ils remplissent la fonction de fonder, ne se réalisent que dans la perspective pratique du cas d’espèce et de l’ordre juridique par lesquels ils sont agis.
17En vertu de ce discours, la perspective pratique du cas d’espèce voit donc un prolongement tout aussi pratique dans la fondation de l’ordre juridique538.
18Ce travail jurisprudentiel de résolution de cas d’espèce suppose donc des moyens techniques que les juristes-théoriciens forgent à l’aide de discours théoriques marqués par des présupposés jusnaturalistes, et des effets institutionnels qui ne peuvent manquer de réinterroger les conditions d’élaboration de ces solutions.
19[440] La formalisation des méthodes d’interprétation est un moment de la théorie du droit qui se concentre sur l’enjeu pratique jurisprudentiel du fondement du droit et repose d’un point de vue théorique sur l’existence d’un droit naturel. Nous montrerons les conséquences de type institutionnel qui découlent des techniques jurisprudentielles mises en œuvre pour accéder au fondement du droit (chapitre 1).
20Ce mouvement théorique massif de technicisation des discours théoriques sur le droit, qualifié de néojusnaturaliste, stimule une critique néoclassique non cognitiviste portant sur le statut théorique du droit naturel. Il semblerait alors que l’on s’écarte des préoccupations pratiques suscitées par la recherche du fondement du droit. Étayé par la réponse rationaliste et toujours cognitiviste des théoriciens de la justice, l’éloignement apparent de la pratique jurisdictionnelle ne fait que confirmer l’intérêt d’une théorisation des conditions de la connaissance du fondement pratique du droit (chapitre 2).
Notes de bas de page
531 B. Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002, p. 251.
532 L’hybridation entre le latin « jurisdictio » et le français « juridictionnel » sert à insister sur l’activité consistant à dire le droit, plus que sur l’autorité qui dit le droit en principe, à savoir le juge. L’intitulé du premier chapitre de ce titre reprend cette formulation afin de rappeler que l’adjectif jurisdictionnel se rapporte à l’activité consistant à dire le droit que finissent par se partager juristes-juges et juristes-théoriciens.
533 Lorsqu’il s’agit du juriste-théoricien, dire le droit théoriquement, c’est en expliquer les raisons d’être.
534 Cette affirmation schématise à l’excès le non-cognitivisme. Il ne s’agit pas de ne jamais connaître le droit, mais de ne jamais en connaître toutes les raisons, le fondement ultime, conformément à la croyance exprimée dans l’œuvre de Villey.
535 M. Boulet-Sautel et J.-L. Harouel, « Glose et exégèse », dans D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 767.
536 Par analogie, reportons-nous au paradoxe du « Dieu caché » par lequel « le dire caché, c’est d’abord affirmer sa présence » ; présence particulièrement imposante dans les choses et dans le droit prenant – à bien y réfléchir – la figure du fondement qui anime toutes choses et surtout toutes les règles qui ainsi sont revêtues de la force nécessaire à leur application, M.-F. Renoux-Zagame, Du droit de Dieu au droit de l’homme, p. 1-11, spéc. p. 7.
537 Villey, « Le droit dans les choses », dans P. Amselek (dir.), Controverses autour de l’ontologie du droit, Paris, PUF, coll. Questions, 1989, p. 13, art. préc.
538 Un tel lien est fait par les auteurs qui expliquent que ces deux perspectives se confondent puisque la fondation de l’ordre juridique passe par la solution du cas, conçue comme mise en scène au cours de laquelle le sujet lui-même s’institue. Ce sont les tenants de la fonction anthropologique du droit, au sens où le droit serait le gardien des structures et des catégories anthropologiques, parmi eux, P. Legendre et A. Supiot, dont deux entretiens rendent compte d’une prise de position comparable, P. Legendre, « Nous assistons à une escalade de l’obscurantisme » (entretien), Le Monde, 22 octobre 2001 et A. Supiot, « La fonction anthropologique du droit » (entretien), Esprit, fév. 2001, p. 151, pour une approche plus substantielle de l’œuvre de P. Legendre relative à l’institution, Le désir politique de Dieu. Etude sur les montages de l’État et du Droit, Paris, Arthème Fayard, 1988 et De la société comme texte. Linéaments d’une Anthropologie dogmatique, Paris, Fayard, 2001, voir aussi l’œuvre anthropologique d’A. Garapon, et notamment, A. Garapon, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, O. Jacob, coll. Opus, 1997. Une vision tout aussi instituante s’y oppose et place les tenants de ce discours critique du côté positiviste. Selon cette critique, le procès est le lieu où s’institue l’homme comme catégorie juridique, c’est-à-dire comme artifice de l’homme naturel. L’opposition qui existe entre ces deux groupes d’auteurs s’est cristallisée à l’occasion de l’affaire Perruche, cf. infra, p. 311. D. de Bechillon, O. Cayla et Y. thomas, « L’arrêt Perruche, le droit et la part de l’arbitraire », Le Monde du 20 décembre 2000. O. Cayla et Y. thomas, Du droit de ne pas naître, op. cit. Pour une critique sous l’angle psychanalytique du principe d’une atteinte aux catégories anthropologiques fondamentales, D. de Bechillon, « Porter atteinte aux catégories anthropologiques fondamentales ? Réflexions à propos de la controverse Perruche sur une figure contemporaine de la rhétorique universitaire », RTD Civ, jan.-mars 2002, p. 47-69.
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