Chapitre 2. Un fondement pour le droit : l’invention kantienne de la raison
p. 219-237
Texte intégral
1[396] Alors que le cognitivisme comme principe philosophique semble bien engagé, avec l’avènement des jusnaturalistes modernes pour qui le fondement du droit et des droits de l’homme est l’homme raisonnable, un nouveau paradoxe guette : celui, kantien, d’une connaissance possible et impossible à la fois. Cette contradiction repose sur l’opposition bien connue entre raison théorique et raison pratique et constitue un obstacle pour le cognitivisme. Mais on verra que si le paradoxe de Kant révèle des limites infranchissables et peut-être frustrantes, il fournit également dans la philosophie juridique, ainsi inaugurée, un fondement indispensable.
2[397] On présente souvent les droits de l’homme comme étant l’élément essentiel de la philosophie du droit kantienne parce que ceux-ci tiendraient lieu de fondement du droit. Mais on s’aperçoit que, plus fondamentale encore, est
la capacité de l’homme d’agir en son principe absolu, autrement dit sur l’actualisation de la liberté ; [...] Comme chez les jusnaturalistes modernes, le droit est fondé sur l’homme, mais cette fois-ci « non pas sur un vouloir – une tendance – de la nature humaine, mais sur la nature – l’essence – même du vouloir humain », c’est-à-dire la liberté, une liberté absolutisée et extrapolée de la contingence482.
3Pour autant, la liberté chez Kant, apparaissant certes comme un primat déterminant de l’humanité, n’existe, comme dans toutes les constructions philosophiques modernes, que dans une version relative. Il y aurait chez Kant deux types de libertés, une liberté idéelle, catégorie a priori, susceptible de suggérer la nature humaine de façon purement intellectuelle, mais universelle et absolue ; et une liberté pratique, saisie par le droit en sa nature essentiellement relationnelle et qui donc est par principe limitée par l’égale liberté que la raison impose de reconnaître à tous les autres êtres humains483. On le voit, cet argument est structuré comme un impératif. Il est impossible d’aboutir à cette conclusion si l’on ne reconnaît pas que la liberté a une existence a priori. Il faut donc penser la liberté a priori, c’est-à-dire à l’aide de sa propre raison, pour envisager les conséquences nécessaires qui en découlent. Pour comprendre l’argument de l’impératif kantien, il convient de détailler le principe logique de ce qu’on appelle la critique kantienne, dont bien des mécanismes sont à l’origine de la pensée d’un fondement du droit aujourd’hui. Cette démarche consistera pour nous à appréhender le criticisme et, en particulier, la logique transcendantale, comme l’indice d’un élément jusnaturaliste dans la pensée du fondement du droit. Cet élément est bien sûr présent dans le discours kantien, mais il l’est aussi, de façon à la fois emblématique et paradoxale, dans le discours théorique kelsenien.
4[398] Nous démontrerons dans un premier temps que le discours kantien implique de penser le fondement selon une méthodologie transcendantale. Le fondement, comme argument transcendantal, serait dès lors pourvu de la propriété permettant le « passage » du monde de la pensée pure à celui de la volonté et de l’expérience. La pensée du fondement se situerait alors entre connaissance possible et impossible (section I).
5 Après avoir remarqué le succès de cet argument au sein de la théorie kelsenienne de la norme fondamentale, nous en analyserons la critique élaborée par Kelsen ; critique traduisant à la fois la pertinence de l’hypothèse du traitement nécessairement paradoxal du fondement et de la persistance concomitante d’un élément jusnaturaliste. La pensée du fondement se situerait alors entre le pari kantien et la critique kelsenienne (section ii).
section i – la pensée du fondement entre connaissance possible et impossible
6[399] L’œuvre de Kant aurait élevé un édifice ambigu à la gloire de la raison en la rendant responsable, d’une part pratiquement, de la possibilité de connaître le bien et le mal, d’autre part théoriquement, de l’impossibilité de connaître le fondement de cette discrimination484. Cette observation attribuable à C. Lefort porte une charge contre la conception kantienne de la valeur et, en général, contre les postulats kantiens. Cet agencement philosophique rendrait impensable le concept de valeur485 parce qu’il n’ose pas l’autonomie radicale de l’individu dans sa dimension volitive : celui qui décide du bien et du mal est aussi celui qui décide du fondement de cette opposition486. C. Lefort tente alors une nouvelle définition de la valeur en prenant l’exact contre-pied de ces postulats :
Le mot valeur est l’indice d’une impossibilité à s’en remettre désormais à un garant reconnu par tous : la nature, la raison, Dieu, l’Histoire ; il est l’indice d’une situation dans laquelle toutes les figures de la transcendance sont brouillées487.
7La pensée kantienne ne permettrait donc pas de penser le concept de valeur comme le résultat de l’autonomie de la volonté du sujet, puisque le fondement du bien et du mal est présumé inaccessible chez Kant.
8[400] Cependant, le philosophe allemand rappelle que la connaissance des valeurs est l’œuvre de la volonté individuelle et libre ;
[...] il est impossible de concevoir une raison qui en pleine conscience recevrait pour ses jugements une direction du dehors ; car alors le sujet attribuerait, non pas à sa raison, mais à une impulsion, la détermination de sa faculté de juger. Il faut que la raison se considère elle-même comme l’auteur de ses principes, à l’exclusion de toute influence étrangère ; par suite, comme raison pratique ou comme volonté d’un être raisonnable, elle doit se regarder elle-même comme libre ; c’est-à-dire que la volonté d’un être raisonnable ne peut être une volonté lui appartenant en propre que sous l’idée de la liberté, et qu’ainsi une telle volonté doit être, au point de vue pratique, attribuée à tous les êtres raisonnables488.
9Kant semble donc promouvoir la raison individuelle comme le chaînon manquant entre les registres a priori et a posteriori de la connaissance. Si le fondement de cette connaissance est inconnu, il ne rend pas la connaissance impossible, à la condition toutefois que la raison du sujet s’autonomise. Il ressort de cet enchaînement que, chez Kant, il n’est pas question de l’autonomie de la volonté du sujet, mais de l’autonomie de la volonté de la raison du sujet. Il est donc fait référence à une raison transcendante capable de penser et de vouloir sa propre liberté. Et la liberté de cette raison se présente comme la garantie de la connaissance humaine. Étant entendu que la raison transcende le sujet humain qui la porte, ce n’est pas le sujet qui pense, mais sa raison propre489. Nous verrons dans un premier temps le jeu de la raison libre (§ I).
10[401] On retrouve à l’origine du rationalisme kantien la tautologie fondatrice de tout le système normatif qui en découle ; la raison qui se dit elle-même libre est seule capable de vouloir ce qui doit être. Autrement dit, la raison est auteur des principes qui la régissent et le premier de ces principes est celui de la liberté. Il n’y a donc de raison normative que libre. Ce raisonnement est une autre illustration du modèle rationnel transcendantal. La systématisation de la logique transcendantale appartient au versant méthodologique de la philosophie kantienne, dimension méthodologique indispensable pour évaluer l’empreinte du rationalisme kantien sur la pensée du fondement juridique. Nous verrons dans un second temps l’influence de la logique transcendantale sur la mécanique du fondement (§ ii).
§ i. le jeu de la raison libre
11[402] Tout le monde s’accorde pour voir dans le « moment kantien » le renversement de l’ordre de la pensée à partir duquel on pense l’Absolu et Dieu à partir de la finitude de l’homme490. La conséquence importante est que l’on peut désormais prétendre connaître l’Absolu. On peut prétendre démontrer l’existence de Dieu. Il s’agit bel et bien d’un cognitivisme posé en principe de la raison humaine. La figure divine s’en trouve relativisée par rapport à la condition limitée de l’homme, acquise comme condition de ce qui est créé. La difficulté est qu’aussitôt Kant dénonce la connaissance « métaphysique » – en tant que rapport intellectuel de l’homme à Dieu – comme illusoire et hors de portée. Kant pose donc dans le même temps un non-cognitivisme tout aussi principal491. Cette distinction fondamentale pour la philosophie kantienne sépare le donné et l’expérience de ce qui n’est pas donnable par elle, l’a posteriori de l’a priori comme concepts kantiens.
12[403] Selon Deleuze, dans sa lumineuse première leçon sur Kant, Synthèse et temps492, donnée le 14 mars 1978, la conceptualisation des modes a priori et a posteriori de la connaissance, autour du pivot de l’expérience, c’est-à-dire du sensible, constitue ce moment dit kantien en ce qu’il produit un renversement dans l’histoire de la philosophie. Kant défend donc un non-cognitivisme de principe grâce au concept de l’a priori, lequel est déterminé par ce qui d’une part n’est pas donné par l’expérience, mais qui, d’autre part, est universel et nécessaire. Si l’intuition peut bien servir à entrevoir une réalité objective post-expérimentale, empirique493, ou, à la rigueur, une représentation de cette réalité, elle ne permet pas pour Kant de se saisir de sa réalité a priori, mais seulement d’une présentation de cette réalité. Cette forme d’accès à la réalité n’est précisément pas une connaissance en tant que telle. Il n’y a donc pas, pour Kant, de connaissance possible de ce qui n’est pas donnable par l’expérience sensible. Il n’y a d’accessible à la connaissance humaine que les concepts construits dans l’ordre de l’a priori, c’est-à-dire l’Idée de ces choses a priori. La finitude humaine n’autorise ainsi qu’une compréhension de ce qui est représentable, pas de l’irreprésentable. L’idée d’une chose se représente, pas la chose dans sa réalité objective ou son existence réelle. C’est ainsi que l’on peut entendre ce propos de Kant à l’introduction de la première édition de la Critique de la raison pure, avouant lui-même le renversement qu’il impose à « la méthode dans la façon de penser » :
[...] Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous- mêmes494.
13[404] Cette configuration de la réalité distinguant entre réalité pensable et impensable par la raison de l’homme impose une autre distinction, celle de la puissance et de l’impuissance humaines. Si bien que Kant invite d’une part, à prendre connaissance du domaine connaissable de la réalité, et, d’autre part, à reconnaître, c’est-à-dire à admettre, la part inconnaissable de la réalité : son en-soi. Il développe à partir de ce prédicat de la raison, ce présupposé, une théorie de la modestie qui aurait pu inciter au repli sur la subjectivité, mais qui en fait pousse à une réflexion renouvelée sur la transcendance et ouvre sur une méthode nouvelle dite transcendantale d’appréhension du fondement de toutes choses et en particulier du fondement normatif.
§ 2. logique transcendantale et mécanique du fondement
14[405] À quoi sert l’idée de transcendance dans le système de pensée kantien ? Il faut rappeler que l’idée de transcendance n’est pas abordée en soi par Kant mais bien de façon pré-logique, c’est-à-dire par le biais de la forme. La logique qui traite par définition des rapports possibles qu’entretiennent des connaissances entre elles, rend compte en fait de la forme que prend la pensée. Kant s’intéresse donc à la fonction méthodologique de la notion de transcendance. Ses lecteurs sont prévenus : la Critique de la raison pure est un traité de la méthode.
15Mais nous nous intéresserons tout particulièrement à ce qui fait la spécificité de cette méthode dite transcendantale : sa fonction logique. La méthode transcendantale tient à la nécessité logique de fonder ce qui se pense495. Ceci peut être déduit de la définition du qualificatif transcendantal de Kant lui-même. C’est une définition restrictive d’abord, lorsqu’il précise que l’on ne qualifiera de transcendantal que la connaissance a priori
par laquelle nous connaissons que certaines représentations (intuitions ou concepts) sont appliquées ou possibles simplement a priori, (et comment elles le sont). [Cette expression de transcendantale désigne] la possibilité de la connaissance et de son usage a priori 496.
16C’est une définition positive ensuite, lorsqu’il explique le type de science qu’implique une logique transcendantale :
[Ce serait] une science de l’entendement pur et de la connaissance rationnelle par laquelle nous pensons des objets tout à fait a priori [et qui] déterminerait l’origine, l’étendue et la valeur objective de ces connaissances [...]497.
17Dans la partie consacrée à l’analytique transcendantale, c’est-à-dire à l’exposé de la diversité des concepts purs de l’entendement, il est question, une fois décomposés les concepts purs puis déduites les catégories, de les synthétiser dans le but de les représenter et finalement de les rendre non seulement pensables dans le monde empirique (visée théorique), mais également applicables dans ce monde-là (visée pratique). L’ensemble de ces deux visées consiste à rendre cette connaissance a priori effective ; c’est-à-dire à lui faire produire une sorte d’effet utile dans le monde empirique. C’est ce que l’on comprend lorsque Kant évoque le principe qui gouverne la déduction transcendantale de tous les concepts a priori :
il faut que l’on reconnaisse dans ces concepts autant de conditions a priori de la possibilité des expériences (soit de l’intuition qui s’y trouve, soit de la pensée)498.
18Kant ajoute pour expliquer la dimension logique et nécessaire de la méthode transcendantale :
Les concepts qui fournissent le fondement objectif de la possibilité de l’expérience sont par cela même nécessaires499.
19Aussi bien l’opération consistant à penser purement ces concepts et donc à produire leur connaissance n’a-t-elle d’autre fonction que de fonder la réalité empirique dans un mode d’être a priori, dont la connaissance réelle peut demeurer impossible, sans que cela soit dommageable pour l’avenir du possible empirique.
20Enfin, Kant rappelle les deux caractéristiques de toute méthode transcendantale, y compris et surtout, lors de l’acte consistant à synthétiser, c’est-à-dire réunir la diversité en une connaissance. Une synthèse sera transcendantale lorsqu’elle sera à la fois a priori et qu’elle fondera a priori la possibilité d’autres connaissances500. On a donc ici la certitude que ce qui est transcendantal se rapporte à ce qui fonde, et ce, de façon a priori.
21[406] Ainsi, pour Kant, la mise au point de la notion de ce qui est transcendantal offre le chaînon manquant dans la pensée de Hume. S’il paraissait évident à ce dernier qu’il fallait recourir à une origine a priori des concepts pour avoir le droit de sortir de l’expérience, il ne se résolvait pas à délier radicalement les mondes de la pureté et de l’expérience. En effet, Kant explique que, pour Hume,
[il n’était pas] possible que l’intelligence conçoive comme nécessairement liés dans l’objet des concepts qui ne le sont pas en soi dans l’entendement, et il ne lui vint pas à l’esprit que peut-être l’entendement était, par ces concepts mêmes, l’auteur de l’expérience qui fournit ces objets. Aussi se vit-il obligé de les tirer de l’expérience501 [...].
22[407] L’un des apports de la philosophie kantienne est donc de fournir le critère d’un argument qu’on dira transcendantal. Le détail de la méthode exposée dans la première Critique permet ensuite de repérer le raisonnement qui, dans sa forme argumentative, apparaît transcendantal. C’est celui qui élabore ou recherche son propre fondement dans une cause avant-première et qui considère ce fondement en tant qu’il est a priori, nécessaire et logique502.
23[408] Pour faire le lien entre la mécanique du fondement que préconise la logique transcendantale et un quelconque fondement du droit, nous devons nous poser la question de ce qui, dans les travaux de Kant sur le thème du droit et de l’obligation en général, occupe la fonction transcendantale du fondement. On peut notamment se demander si l’impératif catégorique de la Métaphysique des mœurs est un fondement, c’est-à-dire un élément de la connaissance a priori ou si l’impératif catégorique est lui-même fondé sur l’expérience rationnelle. En d’autres termes, peut-on connaître l’impératif catégorique ? Et si oui, quelle fonction occupe-t-il ? Peut-on voir dans l’impératif catégorique la traduction au plan juridique de l’idée transcendantale de fondement ?
24[409] La logique transcendantale comme méthode de penser l’absolu – et en définitive de fonder les choses qui sont dans le monde – entraîne un second acte de pensée : la conversion empirique de la norme seulement supposée. Chez Kant, cette norme présupposée est de nature morale et tend à produire des obligations dans deux sphères distinctes : la sphère individuelle et subjective et la sphère interindividuelle et objective. En effet, une fois la démonstration faite que la « loi morale » s’impose ou plutôt doit immanquablement s’imposer, il faut bien que s’effectue le « passage » du monde dans lequel la norme n’est que pensée à celui dans lequel celle-ci sera imposée au moyen de la volonté humaine via la conscience du devoir503.
25[410] La problématique du « passage » d’une norme présupposée à une norme imposée n’est pas sans rappeler le mécanisme kelsenien de la norme fondamentale. Il apparaît en effet que la structure de la norme fondamentale kelsenienne est très nettement inspirée par la distinction kantienne entre la sphère de la norme pensée et celle de la norme voulue. Kelsen retient qu’une norme seulement pensée est concevable. Mais cela ne l’empêche pas d’émettre une critique importante à l’égard de la configuration séparatiste du monde. Le regard de Kelsen porté sur Kant achève de nous convaincre que, si le mode d’existence du fondement est paradoxal – présent et absent à la fois –, il l’est nécessairement. En effet, on comprend, grâce à l’exposé de la méthode transcendantale, que le mode d’existence particulier de cet objet correspond au traitement théorique qu’on réserve à cet objet : un traitement, lui aussi, paradoxal504.
section ii – la pensée du fondement entre pari kantien et critique kelsenienne
26[411] L’alliance de Kelsen, détenteur d’un discours a priori positiviste, et de Kant, détenteur d’un discours a priori jusnaturaliste, a été, comme toutes les unions sacrées, bien plus fertile que désastreuse. En effet, Kelsen a considéré comme beaucoup que la pensée kantienne était incontournable, non seulement parce que Kelsen n’a pas pu échapper à l’influence de l’Aufklärung germanique, mais aussi, et tout simplement parce qu’il s’est attaqué à la théorie du droit et donc à la recherche d’un fondement du droit comme système de normes, comme Kant avant lui. Si une parenté apparaît entre Kant et la théorie du droit de Kelsen (§ 1), l’œuvre de Kelsen conserve son autonomie critique (§ ii).
§ i. la norme fondamentale d’inspiration kantienne
27[412] La première Critique offre un fondement évident à la Théorie pure du droit de Kelsen. L’analogie existe entre la définition de l’a priori par Kant et celle de la norme fondamentale par Kelsen. Voici ce que Kant dit de l’expérience comme mode de connaissance :
[...] L’expérience elle-même est un mode de connaissance qui exige le concours de l’entendement, dont je dois présupposer la règle en moi-même, avant que des objets me soient donnés, par conséquent a priori-, et cette règle s’exprime en des concepts a priori, sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent nécessairement se régler, et avec lesquels ils doivent s’accorder505.
28Kant propose une configuration pyramidale et déductive de la logique cognitive et utilise l’artifice de la présupposition intime.
29[413] De même, Kelsen dit de la norme fondamentale qu’elle ne peut être qu’une norme pensée, conçue par l’intelligence, puisqu’elle ne peut être le sens subjectif d’un quelconque acte de volonté506. Ou alors la norme fondamentale n’est-elle l’acte de volonté de personne, ce qui est absurde.
30Dès lors pour Kelsen, si la norme fondamentale ne saurait être une norme voulue, elle est nécessairement une norme pensée. La science du droit qui ne peut rendre compte que du droit posé, est l’auteur de cette pensée en tant que connaissance, quoique cette science ne veuille rien. La science du droit ne peut vouloir aucune norme : ce n’est pas sa fonction. Pour autant,
[celle-ci] demeure connaissance également lorsqu’elle pose cette affirmation de théorie de la connaissance qu’il est nécessaire de supposer la norme fondamentale pour pouvoir admettre que l’acte constituant et les actes posés conformément à la constitution ont un sens objectif qui concorde avec leur sens subjectif, qu’ils sont des normes valables, ceci également lorsque c’est elle-même qui adopte cette interprétation507.
31La science du droit fonctionne, dans la Théorie pure du droit, comme le révélateur de la norme fondamentale. La science du droit est celle qui pense la norme fondamentale et qui théorise la nécessité de la supposer, pour rendre pensable et acceptable l’objectivité de l’ordre juridique qui en découle. Le schéma utilisé par Kelsen est kantien, puisqu’il réalise une séparation entre une sphère a priori de la connaissance où l’on suppose et une sphère a posteriori de la connaissance où l’on veut. Et même plus : un lieu où l’on doit supposer et un lieu où l’on peut vouloir. L’idée d’un libre arbitre responsable d’une volonté normative se déduirait donc, en après-coup, de la norme seulement pensée. Toutefois dans la Théorie pure, la norme seulement pensée ne prescrit rien au droit positif – qui, lui, est voulu –, conformément à la qualité de l’auteur de cette pure pensée : une science qui par définition ne peut vouloir.
32[414] La filiation philosophique entre Kant et Kelsen ne doit pas aller au-delà du constat selon lequel on retrouve en effet dans la Théorie pure du droit une « normativité sans droit naturel508 ». Cette normativité pure est dégagée par Kelsen grâce à l’argument transcendantal fonctionnant comme un argument séparatiste. Il justifie que la théorie kelsenienne soit un juspositivisme normativiste. Mais il ne se rattache pas à la théorie juridique développée, par ailleurs, par Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs et dans la Métaphysique des mœurs, dont on exposera la critique par Kelsen. L’argument de type kantien sur lequel il s’appuie, se rapporte à une théorie de la connaissance juridique inspirée de la Critique de la raison pure509. C’est ce que confirme Kelsen lui-même dans le paragraphe liant théorie de la norme fondamentale et doctrine du droit naturel où le théoricien explique qu’une théorie pure du droit ne se préoccupe pas de savoir pourquoi on obéit à une norme positive, ce qui est une question sociologique, comme Hart le revendique, ou éthico-politique. Dans ce cas, et Hart ne s’y trompe pas, on propose une théorie de la re-connaissance.
33Pour Kelsen, la question du fondement de la validité du droit positif se pose différemment dans le cadre d’une théorie pure du droit. Elle se pose dans des termes kantiens, selon lesquels on ne peut accéder à la connaissance du fondement de toutes choses qu’en supposant un fondement a priori autrement dit pur. Ce faisant, Kant développe une théorie de la connaissance pure. De la même façon, Kelsen prétend offrir une théorie de la connaissance pure du droit, c’est-à-dire une interrogation portant sur la manière de connaître, autrement dit la forme, les moyens et donc la logique de la connaissance, se rapportant quant à elle au registre de la pensée510. L’interrogation ne porte donc pas sur l’objet de la connaissance ; le contenu, et donc les motifs de la connaissance, relèvent, eux, du registre de la volonté.
§ ii. la critique kelsenienne de l’auteur de la norme
34[415] Kelsen ne se prive pas pour autant de critiquer Kant. Sa critique consiste à rejeter catégoriquement l’idée d’un droit qui serait moral par essence, comme si « seul un ordre moral social [pouvait] être droit ». La raison en est que « dans son application effective par la doctrine dominante dans une certaine collectivité juridique, [cette thèse] tend à une légitimation acritique de l’ordre de contrainte étatique qui fonde cette collectivité. »511. Kelsen dénonce ici le risque qu’une morale absolue et présupposée par une doctrine juridique peut faire courir à une collectivité.
35Le problème est tout aussi saillant lorsqu’une doctrine dominante identifie une morale absolue et permet, non pas la légitimation acritique de l’ordre étatique, mais la disqualification hypercritique de ce même ordre de contrainte, annulant alors l’effet d’une décision juridique souveraine512. De sorte que cette fraction de la doctrine pourrait revendiquer le statut d’autorité légitime aux lieu et place du souverain pour dire le droit et le décrire puisqu’elle connaît la. valeur dont découle l’ordre de contrainte. Ce risque sera discuté plus loin513.
36[416] Finalement, on comprend pourquoi Kelsen, suivant en cela Kant, a placé la connaissance intime de la norme a priori dans un ailleurs inaccessible dont seule l’idée (la présupposition ou la représentation) est utilisable en tant que référence pour la mise en ordre des normes qui en découlent. C’est dans cette perspective que Kelsen critique la possibilité d’une théorie du droit naturel qui prétendrait donner une réponse absolue au fondement de la validité du droit positif qu’elle ordonne. Une telle théorie se heurte selon Kelsen aux mêmes impossibilités logiques qu’une théorie du droit positif dont la norme fondamentale ne serait pas supposée. Par conséquent, la critique la plus importante que Kelsen adresse à Kant ne se situe pas sur le plan de la raison pure, dont le concept permet justement de penser une norme fondamentale présupposée et de formuler l’hypothèse logique transcendantale, mais sur celui de la raison pratique.
37On trouve cette critique dans la Théorie générale des normes, dans le chapitre xviii consacré à l’être et au devoir-être chez Kant514. Kelsen reproche à Kant la contradiction logique qu’il opère entre raison pratique et volonté. La première doit en principe servir à connaître la volonté en détaillant les motifs de sa détermination. La seconde n’est donc pas une faculté de connaître, mais une faculté de désirer. Or si la distinction fonctionnelle apparaît nettement dans un premier temps de la démonstration de Kant, elle se brouille lorsqu’il fait équivaloir la raison pratique à la volonté en affirmant que « pour dériver les actions des lois, la raison est requise » et en en déduisant qu’alors « la volonté n’est rien d’autre qu’une raison pratique515 ».
38[417] En définitive, Kelsen reproche à Kant de ne pas déduire de l’autonomie de la volonté, l’autonomie de la morale516. Kant aurait dû conclure que le sujet étant soumis à la loi morale, il n’était soumis qu’à la loi qu’il s’était lui-même donnée, non pas à celle qu’édicte un législateur suprême et extérieur à lui. Or Kant estime l’autonomie, comme loi auto-édictée, impossible en matière morale, puisque les normes morales ne peuvent émaner que d’une volonté absolument libre, ce qui ne peut être dans le monde empirique. Par conséquent, l’homme empirique perd toute chance d’autonomie effective en ce qu’il est irrémédiablement soumis à la loi morale que seule la volonté intelligible, à laquelle correspond la raison intelligible d’un être intelligible – Dieu par exemple –, peut vouloir.
39[418] La conclusion de Kant aboutit à la séparation étanche d’un monde mû par l’expérience et d’un monde mû par l’intelligence. L’homme empirique évolue dans le premier et ne peut, contrairement à l’affirmation initiale de la possibilité d’un raisonnement pur, accéder à la connaissance du second. Mais l’effectivité permanente et observable du devoir, c’est-à-dire de l’obligation morale dans le monde empirique, est la preuve de l’existence de l’ailleurs légiférant dans lequel opère la raison pratique, comme volonté d’un être raisonnable et libre. Autrement dit, Kant constate la possibilité empirique de connaître l’existence – non l’essence – d’un monde de normes morales effectives dans le monde empirique.
40Mais en séparant radicalement les deux univers, il empêche que ces normes soient manipulables par l’homme du monde empirique. Si bien que le système de contrainte kantien est parfait en ce qu’il est, parfaitement et éternellement, contraignant et incontestable. Kant a mis en place les conditions théoriques d’une pureté normative morale : un système normatif autopoïétique produisant des effets dans le monde sensible, mais inaccessible aux sujets qu’il affecte, et donc parfaitement immuable517.
41[419] La critique de Kelsen qu’ il expose comme logique, c’est-à-dire formelle, soulève encore, nous semble-t-il, la question de l’auteur de la norme ; norme produisant des effets sur les hommes tout en se dérobant à leur maîtrise en raison de la qualité particulière de cet auteur. Kelsen soumet donc la théorie kantienne du fondement au reproche dont sa Théorie pure du droit est elle-même comptable, comme si finalement la question du fondement ne pouvait justement trouver de solution acceptable à moins d’un renoncement à l’objectivité dont Kant assume d’ailleurs les conséquences logiques. Mettre ainsi hors de portée la source de normativité sert un projet dont il était question dans les développements consacrés à la distinction entre théorie juridique positiviste et non positiviste518.
42[420] L’idée même d’un projet philosophique contient une dimension téléologique dont on croit parfois que la philosophie, en principe désintéressée, devrait être exempte. Mais, justement, la démarche de Kant démontre par ricochet que son œuvre en général et les Critiques ne sont pas exemptes d’un projet ; que ce projet, en ce qu’ il passe par la démonstration de l’impossibilité d’échapper à la législation divine et donc à l’existence de Dieu, est celui par lequel une théorie du droit ne peut s’abstraire de la croyance en une normativité dont la source n’est pas maîtrisable par les hommes. Le constat final de l’hétéronomie incontournable nous conduit à répondre pour l’instant par la négative à la question que nous posions à l’issue de la première partie, de savoir s’il était possible de penser une théorie du droit athée et donc conforme aux idéaux types du discours théorique positiviste.
43[421] Nous nous trouvons confirmés dans l’idée que toute théorie du droit est fondée en dernière analyse sur une croyance au sens d’une conviction normative dont la validité est indémontrable. La croyance en Dieu comme une nécessité pratique apparaît dès que l’hétéronomie est présentée comme une condition théorique. Cette compulsion est présente chez Rousseau lorsqu’il conclut à la « nécessité [que le législateur] recoure à une autorité d’un autre ordre519 ».
44[422] On la retrouve chez Kant de façon plus prévalente encore dans une théorie de la cause première qui sonne comme un plaidoyer pour la croyance en Dieu lié à la démonstration du besoin de la raison humaine « de supposer et d’admettre quelque chose qu’elle ne peut prétendre savoir par des principes objectifs ». La raison humaine est ramenée de ce fait au besoin de croire, comme nécessité logique520. Pour Kant, le besoin raisonnable de supposer le non-cognitivisme – on ne peut pas connaître – coïncide tout à fait avec le concept particulier d’un premier être originel. C’est même la seule preuve d’une telle nécessité. Dans la même logique circulaire, il fallait pouvoir penser un impensé ou un infini pour pouvoir fonder les possibles qui en découlent :
Comme la raison a besoin de supposer la réalité comme donnée pour établir la possibilité de toute chose, et qu’elle considère la diversité des choses seulement comme des bornes du fait des négations qui leur sont inhérentes, elle se voit dans la nécessité de poser comme fondement originel une possibilité unique, celle de l’être sans bornes mais de considérer toutes les autres comme dérivées521.
45Le besoin éprouvé par notre raison a donc un fondement purement subjectif,
c’est-à-dire un besoin de notre raison elle-même de poser comme fondement de toute possibilité de l’existence d’un Être des plus réels (suprême). De là découle la preuve cartésienne de l’existence de Dieu, les raisons subjectives de supposer quelque chose pour l’usage de la raison (qui reste au fond toujours un usage expérimental), étant tenues pour objectives – et par suite le besoin étant tenu pour un discernement522.
46[423] Kant révèle ici la limite à laquelle nous sommes condamnés à nous heurter : notre subjectivité, qui est en même temps le seul moyen qui soit à notre disposition pour prétendre penser, c’est-à-dire « juger des causes premières de tout ce qui est contingent523 ». On comprend alors que l’impossible accès à la connaissance a priori est la traduction de la vanité de l’idée d’objectivité dans le monde sensible. Quant au principe du fondement d’un système de normes, on comprend avec Kant qu’un fondement objectif n’est pas de ce monde et que l’on devra se contenter du « comme si » d’un fondement subjectif réduit à une croyance524.
conclusion du chapitre ii
47[424] La mystique kantienne du devoir est théorisée dans un discours philosophique tellement systématisé qu’il ne manque pas de séduire les théoriciens du droit de tous bords. Le système philosophique kantien de l’obligation répond de façon tellement structurée à la question de son fondement qu’il s’offre généreusement au « besoin de fonder » l’ordre juridique. Mais il convient de rappeler qu’en dépit de la critique kelsenienne du système kantien, l’appropriation de ce mode de pensée entre connaissance a priori et a posteriori nécessite d’y pénétrer entièrement et d’en assumer les conséquences. C’est-à-dire que la philosophie kantienne se présente comme un ensemble de sorte que l’on ne peut reprendre à son compte seulement quelques-unes de ses conclusions. Il faut également assumer ses mécanismes logiques et ses postulats. Il est donc difficile d’échapper au mode de pensée kantien, puisqu’il apparaît difficile de ne pas admettre ses postulats et notamment, les mécanismes primaires de l’intelligibilité fondés sur une certaine représentation de l’espace et du temps525.
48[425] Lune des conséquences de cette représentation philosophique est le recours à un fondement de type tautologique et dont le point d’appui se réduit à une croyance subjective526. Mais cette conséquence ne doit pas apparaître comme le signe d’un raisonnement vicié. Elle permet au lecteur de Kant de porter la controverse éventuelle sur le terrain purement subjectif de la croyance et donc sur celui de l’opinion politique. Ce débat contradictoire consiste, lorsque la discussion est institutionnalisée, en un affrontement politique de type parlementaire, mais également, dans un contexte contentieux, en un affrontement de type judiciaire.
Conclusion du titre I
49[426] Armé de sa raison, l’homme est digne d’être titulaire de droits. Le montage théorique centré sur l’homme, initié par le courant du droit naturel moderne et approfondi avec la philosophie kantienne, fait apparaître un paradoxe que l’on retrouve dans la structure contemporaine des discours théoriques sur le droit, quels qu’ils soient. Ce paradoxe naît d’un mouvement contradictoire.
50[427] D’une part, il s’agit du déplacement effectif que l’École du droit naturel conçoit de Dieu vers l’homme, suggérant en effet que l’homme en société entre dans un réseau de droits et d’obligations qu’il constitue lui-même rationnellement en un ordre juridique applicable. L’idée d’un droit d’origine exclusivement humaine naît alors par opposition à un droit divin applicable au quotidien : un droit divin positif. La possibilité d’un droit positif non divin, voire contradictoire avec le droit divin, est théoriquement née. Et cette possibilité est approfondie par un courant rationaliste du jusnaturalisme, que l’on trouve, notamment chez Hobbes, distinct d’un courant dogmatique jusnaturaliste chrétien, constitué entre autres de Suarez, Vitoria et Calvin, qui subordonne impérativement le droit naturel au droit divin positif527. Pour sa part, Grotius apparaît comme un maillon entre ces deux courants528. Pour Hobbes, le droit de nature (jus naturelle) correspond à la liberté individuelle, la sphère de liberté privée (droit = liberté) :
La liberté de chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre vie529 [...].
51C’est la conception naturaliste, individualiste, rationnelle et téléologique de la liberté. Et la liberté se conçoit alors pour Hobbes de façon négative (free from) :
[c’est] l’absence totale d’obstacles extérieurs530.
52À côté de ce droit de nature se développe la loi de nature (lex naturalis), à savoir la règle générale, découvrable par la raison, qui prescrit une activité humaine propice à la préservation de la vie. C’est la conception rationnelle, jusnaturaliste, objectivée, utilitariste de l’obligation (loi = règle). La possibilité d’un droit positif et d’une autonomie réside dans cette distinction entre droit de nature et loi de nature, c’est-à-dire entre liberté et obligation. Si cette séparation n’est pas pensée, alors comme chez Kant, tout est obligation dans le monde empirique a posteriori, quelles que soient la possibilité et même la nécessité de concevoir intellectuellement la liberté dans le monde a priori.
53[428] D’autre part, il s’agit du maintien de cette instance morale et naturelle de la raison comme principe actif et permanent de la conscience, de sorte que, même libre, l’homme est contraint par un sens moral qui le dépasse et s’impose à lui. En vertu d’un tel schéma, l’instance en question étant objective et rendue hors de portée humaine – la raison gouverne –, la représentation autonome de l’individu est battue en brèche. L’idéal d’autonomie que porte la pensée positiviste contemporaine et que la critique kelsenienne éclaire ne peut s’accommoder du système juridico-moral kantien. Et pourtant, l’analyse des discours qui se disent positivistes a démontré l’attraction que le mode de pensée kantien pouvait exercer sur eux, y compris sur les plus aboutis.
54[429] Ce titre premier a donc été l’occasion de montrer la puissance d’attraction du jusnaturalisme. Il faut maintenant s’enquérir des effets d’un tel attrait sur les discours juridiques contemporains.
Notes de bas de page
482 F. de Smet, Les droits de l’ homme, op. cit., p. 58, citant B. Bourgeois, Philosophie et droits de l’homme, de Kant à Marx, Paris, PUF, coll. Questions, 1990, p. 36.
483 « Le droit est donc l’ensemble conceptuel des conditions sous lesquelles l’arbitre de l’un peut être concilié avec l’arbitre de l’autre selon une loi universelle de la liberté », Kant, Métaphysique des mœurs II. Doctrine du droit. Doctrine de la vertu, 1797, trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 17. Cette conception relationnelle du droit est également présente dans la philosophie du droit de Fichte, et ce, à partir du principe de liberté déduit, comme chez Kant encore, du caractère raisonnable de l’homme. Ainsi, « Je m’autolimite dans mon appropriation de la liberté, du fait que je laisse aussi subsister de la liberté pour d’autres. Le concept de droit est donc le concept de la relation nécessaire d’êtres libres les uns avec les autres » et « Si en général la raison doit être réalisée dans le monde sensible, il faut qu’il soit possible que plusieurs êtres raisonnables comme tels, c’est-à-dire en tant qu’êtres libres, subsistent les uns à côté des autres. La coexistence postulée de plusieurs libertés – évidemment, de façon stable, et selon une règle, non pas simplement par-ci, par-là, de manière contingente – n’est cependant possible que dans la mesure où chaque être libre se fait pour lui-même une loi de limiter sa liberté par le concept de la liberté de tous les autres », Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, 1796-1797, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1998, resp. p. 24 et p. 107. Fichte traduit parfaitement l’idée de la liberté limitée par essence, en raison de la nature interactionniste du droit, distincte de celle du caractère monologique de la morale, voir F. de Smet, Les droits de l’homme, op. cit., p. 63 expliquant que chez Fichte le concept de droit est envisagé comme un concept d’autolimitation. Mais Kant et Fichte se distinguent du point de vue des conséquences politiques qu’ils donnent à leur reconnaissance commune du fondement humain et raisonnable du droit : « [...] Bien que guidés par l’esprit transcendantal, ces réponses divergent énormément : Kant accorde beaucoup moins au peuple que ne le fait Fichte », A. Philonenko, « De la démocratie chez Kant et Fichte », Philosophie politique, rev. int. de phil. pol., n° 2, 1992, p. 68. On trouve chez Fichte, un discours théorique plus proche de l’autonomie et du positivisme que la version kantienne, prenant les aspects d’un juridisme plus rigide et, surtout, moins respectueux de la capacité d’autodétermination de l’individu, aussi bien dans sa dimension éthique que politique. À la confiance de Fichte en la bonté naturelle de l’homme, correspond la défiance de Kant. Ce dernier cherchera les moyens de maîtriser la tendance à la perversion humaine et, pour cela, mettra en place un maillage puissant que l’État in fine sera chargé de mettre en œuvre par la production du droit.
484 C. Lefort, « L’idée d’humanité et le projet de paix universelle », dans Écrire à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Levy, Agora, 1992, spéc. p. 228.
485 Le « moment kantien », un non-lieu historique pour le concept de valeur : ce titre aurait pu être donné par Nietzsche pour qui Kant appartenait entièrement au xviiie siècle, muni de sa raison pratique et arborant un « fanatisme moral ». Nietzsche à propos de Kant : « [...] Il se trouve encore complètement en dehors du mouvement historique ; il n’a pas la moindre entente des réalités de son temps, par exemple de la Révolution ; il n’est point touché par la philosophie grecque ; c’est un fantasque de l’idée du devoir, un sensualiste avec un penchant caché vers les mauvaises habitudes dogmatiques. [...] Dans notre siècle le retour sur Kant est un retour au dix-huitième siècle : on veut de nouveau se procurer un droit à l’ancien idéal, à l’ancienne exaltation, – c’est pourquoi il faut une théorie de la connaissance qui “trace les limites”, c’est-à-dire qui permette de fixer, à volonté, un au-delà de la raison [...] », Nietzsche, La volonté de puissance. Essai d’une transmutation de toutes les valeurs (Études et fragments), 1888, Paris, Librairie générale française, 1991, p. 62-63. On retrouve cette critique, mais dans une forme moins ironique chez A. Philonenko, pour qui Kant « considère son époque comme offrant le visage d’une adolescente » et « notait que son époque ne possédait une histoire politique cohérente que depuis un siècle et demi ». En définitive A. Philonenko rappelle que Kant « ne voit dans l’histoire que des préludes, si l’on met à part le message évangélique parfait, c’est-à-dire achevé » dont il « résulte l’idée que l’homme doit être traité avec la plus grande prudence comme l’enfant » et « la Révolution française, avec sa grandeur et ses excès [comme] une crise d’adolescence mal supportée », A. Philonenko, « De la démocratie chez Kant et Fichte », op. cit., p. 54-55. Voir également A. Philonenko, La théorie kantienne de l’histoire, Paris, Vrin, coll. Bibl. d’hist. de la phil, 1998.
486 C’est pourquoi C. Lefort oriente plus volontiers sa recherche du côté de Nietzsche pour l’audace qu’il a démontrée à penser radicalement l’autonomie du sujet. Voir notamment ce que « disait » Zarathoustra qui avait pour effet d’anéantir toute idée de référence extérieure ou d’étalon de mesure externe : « En vérité, tout leur bien et leur mal, les hommes se le donnèrent. En vérité, ne l’ont reçu, ne l’ont trouvé, comme voix du ciel sur eux il ne tomba. L’homme seulement mit dans les choses des valeurs afin de se conserver, – lui seulement créa pour les choses un sens, un sens humain ! Pour quoi il s’appelle “homme”, c’est-à-dire l’évalueur. Évaluer, c’est créer », Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1885, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1995, p. 80. C. Lefort oriente aussi sa recherche du côté du relativisme de Weber. Pour C. Lefort, Weber est celui qui a tenté tous les relativismes, existentiel, historiciste, sociologique, faisant ainsi de l’individu le seul auteur. Il lui assigne de ce fait la responsabilité de « l’arbitraire des valeurs ».
487 C. Lefort, « L’idée d’humanité et le projet de paix universelle », dans Écrire à l’épreuve du politique, op. cit., p. 230. M. Gaucher ne démontre pas autre chose dans son œuvre relative à la destinée de la transcendance en Occident, La religion dans la démocratie, op. cit.
488 Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1792, trad. V. Delbos, éd. électronique P. Folliot, 2002, p. 58, paragraphe intitulé : « Le concept de la liberté est la clef de l’explication de l’autonomie de la volonté ».
489 Cette raison pourvue de « besoins » impérieux et qui les transmet à l’homme qui a pour « devoir » de les satisfaire. Cf. infra, n° 422.
490 Cette expression est abondamment reprise pour signifier le retournement qu’a constitué l’émergence de la pensée de Kant dans la philosophie : L. ferry, Préface à la Critique de la raison pure, dans Kant, Critique de la raison pure, 1787, trad. J. Barni revue par A. Archambault, Paris, GF-Flammarion, 1987, p. ii : « Le “moment kantien” [...] représente un retournement de perspective sans précédent dans l’histoire de la pensée. Ce retournement [...] consiste très exactement en ceci : Kant pense d’abord la finitude, ensuite l’Absolu ou la divinité » ; S. Goyard-Fabre, Critique de la raison juridique, Paris, PUF, coll. Thémis-Philosophie, 2003, p. 6 ; M. Gauchet, La religion dans la démocratie, op. cit., p. 87 : « Nous nous trouvons dans un moment kantien – le moment où se parachève la dissociation opérée par Kant entre la connaissance selon l’homme et la science divine, moyennant l’élimination de tout ce qui avait pu paraître de nature à restaurer l’accès au suprasensible, et moyennant l’expurgation de ce qui, chez Kant même, maintenait malgré tout l’enracinement de l’homme dans le suprasensible. » Kant a lui-même voulu ce changement de méthode. Il qualifie lui-même sa Critique de la raison pure de révolution copernicienne de la méthode de la pensée lorsqu’il explique que « c’est dans cette tentative de changer la méthode suivie en métaphysique et d’y opérer ainsi, suivant l’exemple des géomètres et des physiciens, une révolution complète, que consiste l’œuvre de cette Critique de la raison pure spéculative. Cette critique est un traité de la méthode et non un système de la science elle-même ; [...] elle en fait connaître les limites et toute l’organisation intérieure », Kant, Critique de la raison pure, 1787, trad. J. Barni revue par A. Archambault, Paris, GF-Flammarion, 1987, p. 45. Une journée d’étude récente consacrée à Kant en témoigne. Elle a eu lieu sur le thème Logique, métaphysique et transcendance chez Kant. Organisée le 13 décembre 2002 à la faculté de philosophie de l’université Lyon III – Jean Moulin, on en trouve la référence à l’adresse internet suivante : http://www.univ-lyon3.fr/philo/etude-kantienne.htm.
491 Le préfacier de la Critique de la raison pure ne relève pas la contradiction tout en expliquant fort bien que « [...] c’est au nom de la finitude indépassable qui est celle de toute connaissance humaine, que la figure divine de l’Absolu est à son tour relativisée, rabaissée au rang d’une simple “Idée” dont la réalité objective est à jamais indémontrable par les voies d’une quelconque théorie philosophique ou scientifique », L. ferry, Préface à la Critique de la raison pure, 1787, op. cit., p. iii.
492 http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=58 & groupe=Kant & langue=1
493 À savoir, le monde dit empirique.
494 Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 42.
495 A. Philonenko, L’œuvre de Kant : la philosophie critique, vol. 1 : La philosophie pré-critique et la Critique de la raison pure, vol. 2 : Morale et politique, Paris, Vrin, 1969 et 1972 ; voir aussi A. Philonenko, Le transcendantal et la pensée moderne, Paris, PUF, 1990.
496 Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 113.
497 Ibid.
498 Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 151.
499 Ibid. On trouve également l’idée que l’applicabilité est le critère d’une catégorie de l’entendement aux paragraphes 22 s. de l’analytique des concepts : « Les catégories ne nous fournissent donc de connaissance des choses au moyen de l’intuition, qu’autant quelles sont applicables à l’intuition empirique, c’est-à-dire qu’elles servent seulement à la possibilité de la connaissance empirique. Or c’est cette connaissance que l’on nomme expérience. Les catégories n’ont donc d’usage relativement à la connaissance des choses, qu’autant que ces choses sont regardées comme des objets de l’expérience possible », Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 162.
500 Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 165.
501 Kant, op. cit., p. 151. C’est en effet le choix épistémologique de Hume pour qui l’observation des faits de l’expérience est l’unique source de connaissance, cf. supra, n. 291. Le « moment kantien » a effectivement conduit à la remise en cause radicale de l’empirisme dans la théorie générale du droit qui en est issue. Toutefois, la théorie de l’induction a poursuivi son épanouissement dans le monde anglo-saxon en particulier. La rigidité de cette théorie a été ensuite assouplie de la même façon que dans les sciences naturelles, par l’introduction du facteur « chance ».
502 L’idée d’argument transcendantal est utilisée par S.L. Paulson notamment dans une discussion de la thèse de la normativité de Kelsen. S. L. Paulson, « La normativité dans la Théorie pure du droit peut-elle se prévaloir d’arguments transcendantaux ? », Droit et Société, vol. 7, 1987, p. 341. La question est de savoir si cette thèse s’appuie sur un argument transcendantal de type kantien. Nous nous servirons de cette idée d’argument transcendantal pour présenter le rapport ambigu de Kelsen et de Kant à propos d’une part, de la norme fondamentale et, d’autre part, de la distinction entre raison et volonté. Cf. infra, p. 228.
503 La question du passage (Übergang) d’une sphère normative à une autre chez Kant est complexe. Elle est évoquée sans connotation normative dans la première Critique dans le cadre de l’analytique transcendantale, cf. supra, p. 225. Elle est omniprésente sous l’aspect normatif dans la Métaphysique des mœurs, op. cit., mais demeure toutefois à l’état d’induction. La Métaphysique des mœurs est en effet un exposé analytique du contenu du droit que la raison permet d’embrasser. Kanr démontre que le concept de droit, concept a priori signifiant l’obligation et correspondant dans le monde sensible à la faculté de contraindre, comporte du point de vue du monde empirique des divisions dont chacune décrit une doctrine systématique du droit. Il y a donc un concept de droit a priori singulier par définition, soit nécessaire et universel, et des droits comme doctrines systématiques juxtaposées. Une première division distingue le droit naturel reposant sur des principes a priori auxquels l’idée de volonté est apparemment étrangère et le droit positif reposant sur la volonté d’un législateur. Une seconde division qui se situe au plan des droits comme pouvoirs moraux à l’égard d’autrui, sépare le droit inné appartenant à chacun par nature, du droit acquis, pour lequel un acte juridique est requis, Kant, Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 25. Il y a donc chez Kant un effort analytique prodigieux de catégorisation, mais sans que le processus d’application en tant que passage d’une sphère d’obligation pure (droit pur) à une sphère d’obligation empirique (droit empirique) soit détaillé. Ce silence mène à penser que loin d’avoir omis quoi que ce soit Kant envisage le passage d’une part au plan subjectif et sensible de l’expérience métaphysique de l’obligation, par laquelle le sujet ressent la force obligatoire de la loi morale inspirée plus qu’imposée ; et d’autre part, au plan objectif et toujours sensible de l’expérience interindividuelle (droit privé) ou institutionnelle (droit public) de l’obligation positive, c’est-à-dire posée par un législateur identifié dans le monde empirique. Cette dichotomie rejoint celle que met en valeur Kant dans sa Métaphysique des mœurs entre sphère intérieure et sphère extérieure d’obligation. C’est d’ailleurs à partir de cette distribution spatiale de l’obligation ou de la contrainte que peut se développer la critique de Kelsen exposée infra, p. 231. On en voit la trace dans d’autres notions forgées et utilisées par Kant au profit de sa Métaphysique des mœurs, en particulier celles de transcendance et d’immanence, spéc. p. 29-30.
504 Cf. supra, p. 151 s.
505 Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 42.
506 Cf. supra, p. 175.
507 Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 203-205.
508 S. L. Paulson, art. préc., p. 354.
509 S.L. Paulson fait un parallèle entre les choix logiques des deux auteurs. Il montre que la thèse de Kant, fondée sur des raisonnements par l’absurde pour rejeter le rationalisme dogmatique typique de Leibniz (pour Kant), d’une part, et l’empirisme sceptique typique de Locke (toujours pour Kant), d’autre part, est une « voie moyenne » entre les deux extrêmes conduisant tous deux à l’erreur métaphysique. À l’image de cette thèse reposant sur une antinomie mathématique, S.L. Paulson voit dans la position de Kelsen un choix identique fondé sur le rejet de la thèse comme de l’antithèse en théorie du droit, c’est-à-dire du juspositivisme comme du jusnaturalisme réducteurs, S. L. Paulson, art. préc., p. 346-353.
Mais la critique de S.L. Paulson va plus loin que l’examen de Kant et Kelsen réunis. Sans réfuter le caractère kantien de l’option transcendantale de Kelsen dans la Théorie pure du droit, S.L. Paulson finit par contester au second et par conséquent au premier le caractère exclusif de leur argument transcendantal commun. S.L. Paulson procède en affinant la notion même de l’argument transcendantal en empruntant aux développements successifs de Wittgenstein,
Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques, op. cit., § 256 s., puis de Chisholm, « What is a Transcendantal Argument ? », Neue Hefte für Philosophie, n° 14 (« Zur Zukunft des Transzendentalphilosophie »), 1978, p. 19-22, cité par S. L. Paulson, art. préc., p. 355. Il en déduit un argument transcendantal dit progressif qui prend à rebours l’argument transcendantal kantien dit régressif. L’argumentation progressive revient, à partir d’une description de données tirées de l’expérience, à exprimer le principe qui en est tiré dans toutes les propositions conséquentes de ce même principe appliqué aux données de départ. S.L. Paulson rappelle l’exemple utilisé par Chisholm : « 1) Nous avons appris à utiliser et à comprendre une langue de la manière suivante : elle contient certains noms de couleurs (un nom de couleur étant une expression qui a pour sens une certaine couleur) : certains de ces noms de couleurs sont définis par référence aux autres, mais il n’est pas possible de les définir tous. 2) Mais il n’est possible d’apprendre à utiliser et à comprendre un langage contenant des termes qui ne sont pas tous définissables que si quelques-uns de ces termes désignent des objets bien précis (ces objets servant alors de référence pour le sens des termes). 3) Dès lors certains termes désignent certains objets. 4) Donc, il y a des objets colorés », art. préc., p. 357. Dans l’argument transcendantal régressif la proposition 4 sert de point de départ à l’argumentation en tant que donnée de l’expérience. La deuxième sera qu’ il n’y a cependant certains objets colorés que si 3) certains termes désignent certains objets. Donc 2) on ne peut apprendre à utiliser et à comprendre un langage que s’il existe des objets de référence pour le sens des termes. S.L. Paulson démontre que l’argument transcendantal régressif est fragile car facilement susceptible d’être attaqué par le sceptique qui contestera immédiatement la proposition de départ en lui donnant tout simplement une autre signification tout aussi cohérente. Appliquée à la Théorie pure cette démonstration aboutit à l’exigence suivante : si l’argument transcendantal veut être efficace logiquement, il faut qu’il prouve l’exclusivité du principe normatif ; c’est-à-dire que la vérité des propositions juridiques en question dépend de ce seul principe normatif. Pour S.L. Paulson, un argument transcendantal en théorie pure doit montrer que le principe normatif suffit et qu’il n’existe aucun ensemble de conditions concurrentes suffisant ; ce à quoi Kelsen échoue. En effet pour S.L. Paulson, « la Théorie pure ne présente pas, sur les autres théories, l’avantage d’offrir une “justification transcendantale” », car « le sceptique peut donner son assentiment [à la donnée de l’expérience posée en prémisse] sans craindre d’avoir à suivre très longtemps, parce qu’il dispose d’une interprétation alternative qui satisfait aux exigences de cohérence tout aussi bien que celle de Kelsen », art. préc., p. 361. Et S.L. Paulson résume sa démonstration en précisant l’alternative du théoricien du droit face au choix de l’argumentation transcendantale : « Un théoricien du droit qui souhaite recourir à un argument transcendantal de type progressif est confronté à un dilemme. Ou bien l’exposé de l’expérience dans la première prémisse se caractérise comme nettement juridique, dans ce cas la première prémisse exprime une proposition juridique et nous n’avons pas affaire à un argument transcendantal progressif mais à un argument de forme régressive. Ou bien l’exposé de l’expérience dans la première prémisse n’atteint pas le seuil de l’expérience interprétée, auquel cas le sceptique peut répondre légitimement, que sa propre interprétation de l’expérience est une alternative acceptable à celle de Kelsen », ibid.
510 C’est la logique transcendantale.
511 Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 76. Kelsen le dit aussi ainsi : « La valeur juridique n’est pas un minimum moral. » Voir contra Hart et le contenu minimum de droit naturel, supra, n° 252.
512 Ce type de disqualification rejoint de façon un peu inattendue la critique du sceptique dont S.L. Paulson, art. préc., explique qu’elle soumet à tout instant une théorie pure du droit, c’est-à-dire fondée sur un argument transcendantal de forme régressive, au risque d’effondrement. Cf. infra, n. 509.
513 Cf. infra, p. 273 s.
514 Kelsen, Théorie générale des normes, op. cit., spéc. p. 101.
515 Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., p. 29 : « Toute chose dans la nature agit d’après des lois. Il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire d’après les principes, en d’autres termes, qui ait une volonté. Puisque, pour dériver les actions des lois, la raison est requise, la volonté n’est rien d’autre qu’une raison pratique. »
516 Kelsen, op. cit., note 67, p. 423-425.
517 Il n’est qu’à citer ce passage des Fondements de la métaphysique des mœurs, op. cit., p. 28, pour réaliser l’ambition de contrôle kantienne : « Car la représentation du devoir et en général de la loi morale, quand elle est pure et qu’elle n’est mélangée d’aucune addition étrangère de stimulants sensibles, a sur le cœur humain par les voies de la seule raison (qui s’aperçoit alors qu’elle peut être pratique par elle-même) une influence beaucoup plus puissante que celle de tous les autres mobiles que l’on peut évoquer du champ de l’expérience, au point que dans la conscience de sa dignité elle méprise ces mobiles, et que peu à peu elle est capable de leur commander ; au lieu qu’une doctrine morale bâtarde, qui se compose de mobiles fournis par des sentiments et des inclinations en même temps que de concepts de la raison, rend nécessairement l’âme hésitante entre des motifs d’action qui ne se laissent ramener à aucun principe, qui ne peuvent conduire au bien que tout à fait par hasard, et qui souvent aussi peuvent conduire au mal. » Ce passage n’est pas sans rappeler la défiance de Rousseau déjà évoquée à l’égard des hommes en société, supra, n. 429.
518 Cf. supra, spéc. n° 359. Il apparaît en effet que ce soit là la réponse de Kant à la question centrale de la fondation ; à savoir « de comprendre comment une institution peut s’autoriser dans sa fondation d’une légitimité toujours à venir, normative et idéale », J.-E. Joos, Kant et la question de l’autorité, Paris, L’Harmattan, coll. La philosophie en commun, 1995, p. 218.
519 Rousseau, du contrat social, II, 7, op. cit., p. 67.
520 Ce texte intitulé Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, 1786, trad. J.-F. Poirier et F. Proust, Paris, GF-Flammarion, 1991, a, selon sa commentatrice Françoise Proust, été écrit par Kant pour réagir à une accusation potentielle de spinozisme et ceci expliquerait cela. Mais les Fondements de la métaphysique des mœurs ainsi que la deuxième Critique confirment identiquement le projet. Pour Kant, « s’orienter dans la pensée » est un besoin de la raison auquel le sujet a droit en tant que tel. Et cette pensée s’entend ici d’un « espace incommensurable et, pour nous, empli d’une nuit épaisse, du suprasensible », Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, op. cit., p. 60. Voir également le passage relatif à l’idéal transcendantal 2e et 3e sections de la Critique de raison pure, op. cit., p. 463-475.
521 Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, op. cit., note de l’auteur, p. 60.
522 Ibid. La thématique du « besoin » est également exploitée par les juristes-théoriciens kantiens à la recherche de fondements, confondant ainsi nécessité et droit : « L’institution des normes du droit révèle, à la faveur d’un jugement de réflexion, que, dans le droit, les “besoins” d’ordre et de liberté de la raison pratique assurent le fondement de l’ordre juridique et, comme la lumière d’un phare, éclairent les voies du droit », S. Goyard-Fabre, Critique de la raison juridique, op. cit., p. 84.
523 S. Goyard-Fabre, Critique de la raison juridique, op. cit., p. 62.
524 C’est ainsi que l’on peut entendre que « [...] La pure croyance de la raison ne pourra jamais être métamorphosée par les data naturels de la raison et de l’expérience en un savoir parce que le fondement de l’assentiment est simplement subjectif, c’est-à-dire un besoin nécessaire de la raison (et il le restera aussi longtemps que nous serons des hommes) de seulement supposer et non de démontrer l’existence de l’être suprême », S. Goyard-Fabre, Critique de la raison juridique, op. cit., p. 64. Rappr. définition de la norme fondamentale comme norme présupposée, supra. n° 272.
525 Cf. supra, n° 403.
526 Au sens d’une conviction ; c’est-à-dire d’une croyance qui n’est portée par rien d’autre que la volonté d’un individu ou d’un groupe d’individus.
527 L’idée d’un droit positif d’origine divine est contenue dans le passage du droit romain au droit chrétien, car selon Saint Augustin : « Christianiser le droit romain, cela devait revenir, d’abord, à domestiquer une représentation du monde où les choses, même divines, étaient des choses instituées ; où la nature était un artifice au service d’une production de l’artifice ; où surtout la science civile servait d’outil pour transformer librement l’ordre des choses, l’ordre des choses antérieurement instituées », Y. thomas, « Fictio legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits, n° 21, 1995, p. 39.
528 Voir F. de Smet, Les droits de l’homme, op. cit., p. 27 et A. Dufour, Droits de l’homme, droit naturel et histoire, Paris, PUF, coll. Léviathan, 1991.
529 Hobbes, Leviathan, op. cit., chap. xiv, p. 128. Mais il faut préciser que, chez Hobbes, les « [“droits naturels” des individus] ne manifestent que des “forces”. Ce n’est qu’une fois que les “pouvoirs” individuels, les “forces”, se seront investis dans la constitution de la machine sociale, de cet “homme artificiel” qu’est Léviathan, cet homme fort de toutes les forces individuelles antérieures qui s’additionnent pour le faire souverain, que du droit sera produit, sera posé. On mesure la différence avec les maîtres de l’École moderne du droit naturel : s’il n’y a pas de véritables “droits naturels” en amont du contrat, il n’est pas question qu’ils puissent subsister en aval. Le “droit de nature”, par le contrat, laisse entièrement place au “droit civil”, fruit d’une loi exaltée. Hobbes, c’est déjà le positivisme volontariste », S. Rials, « Ouverture : généalogie des droits de l’homme », art. préc., p. 7.
530 Ibid.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Environnement et santé
Progrès scientifiques et inégalités sociales
Maryse Deguergue et Marta Torre-Schaub (dir.)
2020
La constitution, l’Europe et le droit
Mélanges en l’honneur de Jean-Claude Masclet
Chahira Boutayeb (dir.)
2013
Regards croisés sur les constitutions tunisienne et française à l’occasion de leur quarantenaire
Colloque de Tunis, 2-4 décembre 1999
Rafâa Ben Achour et Jean Gicquel (dir.)
2003
Itinéraires de l’histoire du droit à la diplomatie culturelle et à l’histoire coloniale
Jacques Lafon
2001
Des droits fondamentaux au fondement du droit
Réflexions sur les discours théoriques relatifs au fondement du droit
Charlotte Girard (dir.)
2010
François Luchaire, un républicain au service de la République
Jeannette Bougrab et Didier Maus (dir.)
2005