Association entre droits fondamentaux et fondement du droit dans les discours jusnaturalistes
p. 203-206
Texte intégral
1[372] À l’inverse des discours juspositivistes, les discours théoriques favorables au jusnaturalisme se donnent pour mission de répondre à la question du fondement du droit en fonction de la notion de droits fondamentaux. Ils introduisent pour ce faire une notion pratique de droit naturel. Par suite, les discours qui adhèrent à une théorie jusnaturaliste du droit concluent à l’existence et à l’efficacité d’un droit métapositif dont les règles sont posées par un auteur lui-même hors de la positivité.
2Ce type de conclusion pose les problèmes du positionnement personnel et spirituel du théoricien, de la nature démocratique de l’auteur des normes, et donc du régime politique en place. Si la recherche juridique, scientifique et académique doit être sinon objective, du moins débarrassée des croyances, alors une théorie du droit non positiviste n’est ni juridique ni scientifique. Si nous avions pu décrire un positivisme juridique lui aussi débarrassé de ces croyances, alors nous aurions pu rejeter sans ambages une théorie non positiviste du droit pour défaut de scientificité. Mais un discours théorique juridique, même positiviste, prend appui sur une croyance initiale en raison du paradoxe qui structure toute pensée du fondement. Aussi avons-nous conclu à l’impossibilité d’une théorie du droit dépourvue d’une croyance fondatrice453 ; que le discours qui la porte se dise positiviste ou non.
3 [373] Les théories modernes du droit naturel confirment cette convergence des discours juridiques théoriques. On y aperçoit en effet, paradoxalement encore, les éléments annonciateurs des futures théories positivistes du droit au travers de l’avènement d’un puissant subjectivisme. Il faudra donc rechercher si cette convergence ancienne a aujourd’hui des répercussions sur l’opposition, parfois difficile à reconnaître, entre discours théoriques positiviste et jusnaturaliste, en ce qui concerne la pensée théorique d’un fondement du droit. En quoi les théories modernes du droit naturel ont pu permettre de penser un fondement du droit ? Est-ce que la filiation qui existe entre ces théories développées au cours des xvie et xviie siècles et les discours juridiques théoriques actuels peut expliquer quelque chose du traitement théorique contemporain du fondement du droit ? Et en particulier est-ce que les voies théoriques spécifiquement modernes de l’émergence d’une notion de droits appartenant à l’homme peuvent expliquer le traitement actuel du fondement du droit, dès lors que celui-ci serait lié à la notion de droits fondamentaux, comme c’est le cas dans la plupart des discours théoriques jusnaturalistes d’aujourd’hui ?
4[374] Mais là n’est pas le seul potentiel de convergence que recèle le discours théorique jusnaturaliste. La modernité correspond à une période historique déterminée, mais également à la représentation d’une adaptation, particulièrement réussie, à l’époque en cours. On a pu moquer cette prétention à une parfaite adéquation à l’époque en cours, en constatant les effets pervers d’une folle volonté de ne jamais être pris en défaut de progrès. Cette volonté d’être à la pointe de ce progrès mythique s’analyse aussi comme un réflexe conditionné à la croyance en la raison.
5Dès lors, si les droits fondamentaux devaient se présenter comme la conséquence d’un culte voué à la raison, faut-il y voir le symptôme d’un attachement à la modernité ? Ce doute de bonne méthode traduit notre volonté de reconstituer la filiation d’une pensée dite jusnaturaliste et dite moderne avec une notion dont les traces se perdent dans la confusion avec la notion, soit concurrente, soit synonyme, de droits de l’homme. À ce propos, il faut remarquer que le Dictionnaire de la culture juridique454 réserve deux entrées distinctes aux droits de l’homme et aux droits fondamentaux, traités par deux auteurs différents – respectivement P. Wachsmann455 et É. Picard456 –, renforçant ainsi l’autonomie apparente des deux notions et optant plus pour un rapport de complémentarité que de concurrence ou d’indifférence ; P. Wachsmann ne traitant que de la protection internationale des droits de l’homme. La juxtaposition de ces deux articles suggère en effet un rapport de complémentarité dans lequel les droits fondamentaux s’analyseraient en un concept des droits de l’homme, ces derniers représentant la dimension pratique et surtout internationalement effective d’une même idée de droits subjectifs. Les droits fondamentaux en seraient l’Idée, au sens kantien du terme, c’est-à-dire
un principe régulateur, le guide d’une recherche qui veut, dans une tâche infinie, un effort infini457.
6En tout état de cause, nous trouvons dans le courant de pensée rationaliste kantien, largement relayé dans le discours théorique jusnaturaliste, un nouvel élément de convergence avec le discours théorique juspositiviste, y compris le plus radical – le discours kelsenien. Le dispositif logique qui caractérise la pensée kantienne transparaît dans le discours théorique kelsenien, dès lors que l’on aborde la question du fondement du droit sous la forme de la norme fondamentale. Cet élément de convergence permet de comprendre toute l’ambiguïté de la théorie pure.
7[375] Quant aux droits fondamentaux, et en vertu de cet héritage philosophique, nous posons à titre d’hypothèse qu’ils seraient le résultat d’une évolution des droits de l’homme apparus à l’époque moderne. S’ils peuvent s’analyser dans les termes des droits fondamentaux, en raison de leur lien avec la qualité d’homme susceptible de fonder l’existence d’un tel droit, alors il est vérifié que l’idée objectiviste de fondement du droit s’articule avec l’idée subjectiviste d’un individu qui soit le support de ces droits. La convergence des discours philosophiques modernes et juridiques contemporains aurait alors permis l’essor d’une notion de droits fondamentaux nécessairement alliée avec celle de fondement du droit. En effet, la première contiendrait la seconde, puisque les droits fondamentaux, notion a priori subjective (liée à l’individu), seraient, en vertu de leur potentiel fondateur objectif (liée à l’homme), au fondement du droit.
8[376] La raison, évoquée au titre de croyance à la gloire de laquelle serait dédiée l’invention des droits fondamentaux, ne serait que le détour devant servir à élaborer une problématique superposée : celle du cognitivisme. Le rationalisme juridique est l’une des tendances apparues avec le jusnaturalisme moderne. Il a justifié et justifie encore le principe même d’un droit naturel et en particulier d’un droit naturel connaissable. Il a provoqué une opposition idéologique entre les tenants du cognitivisme et ceux du non-cognitivisme des normes de cet ordre juridique spécifique. Une ligne sans rapport évident avec la distinction théorique entre positivisme juridique et jusnaturalisme, sépare ces deux options théoriques. Cependant, elle nous servira de fil conducteur pour rendre compte de la possibilité ou non de penser des droits fondamentaux et surtout d’en déterminer une signification, d’en déduire des implications quant à la conception de l’ordre juridique, autrement dit de les connaître.
9[377] L’opposition entre un cognitivisme de principe qui rend accessibles à tous, ou à quelques-uns, les linéaments du droit et un non-cognitivisme pragmatique qui plie devant l’idée d’un mystère insondable, révèle un enjeu important de la question du fondement du droit, celui de la maîtrise de ce fondement. Mais ce n’est pas tant la capacité de connaître le fondement en tant que tel, que le pouvoir de dire ce que sera ce fondement.
10[378] L’enjeu est encore et toujours celui de la souveraineté comme pouvoir de dire le droit et en particulier, de dire le fondement de ce droit. Ici, l’accès à la connaissance du droit naturel et, partant, des droits qu’il attache à l’homme par nature, devient le signe du pouvoir. Et l’on notera que cette capacité de connaissance, reconnue ou non – le cognitivisme ou le non-cognitivisme – trace la frontière entre deux conceptions du droit que l’œuvre de Villey a cherché à opposer. On s’attachera donc d’abord à relever les effets conjugués du cognitivisme, du jusnaturalisme moderne et de la révolution kantienne sur l’émergence d’un concept de droits de l’homme qui deviendra le fondement du droit dans les théories jusnaturalistes (titre I). L’héritage de cette pensée pesant sur les théories de la connaissance pratique du droit se montrera propice à l’émergence d’une notion de droits fondamentaux très nettement associée au fondement du droit, révélant ainsi le fondement du droit comme une pratique du droit naturel (titre II).
Notes de bas de page
453 Cette conclusion doit quelque chose à la remarque de M. Troper à propos des présupposés et du raisonnement des praticiens du droit. Une théorie générale du droit ne se fonde pas sur une réalité objective prétendue puisqu’elle substitue ses propres présupposés à ceux qui sont réellement, selon M. Troper, assumés par les juristes dans leur raisonnement pratique. M. Troper propose alors une thèse de l’illusion nécessaire selon laquelle « les théories invoquées ou présupposées par les juristes ne sont que faux-semblants et illusions, il s’ensuit que l’illusion est nécessaire au fonctionnement du droit et qu’elle constitue le mode même du raisonnement juridique, que la théorie générale du droit prétend vouloir décrire plutôt que de se livrer à une spéculation métaphysique sur la nature du droit », M. Troper, La théorie du droit, le droit, l’État, op. cit., p. ix.
454 D. Alland et S. Rials (dir.), op. cit.
455 P. Wachsmann, « Droits de l’homme », dans D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 540.
456 É. picard, « Droits fondamentaux », dans D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 544.
457 S. Goyard-Fabre, « De l’idéalité du droit », dans S. Goyard-Fabre et R. Seve, Les grandes questions de la philosophie du droit. Introduction de la seconde édition, Paris, PUF, coll. Questions, 2e éd., 1993, p. 32.
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