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L’impossible spécificité des droits fondamentaux et l’inconsistance du fondement du droit

p. 57-58


Texte intégral

1[61] Comme nous l’avons précisé, d’autres notions que celle des droits fondamentaux peuvent « faire penser » au fondement du droit : les principes fondamentaux, les principes généraux du droit, les concepts fondateurs, et bien d’autres. Si toutes ces notions entrent bien sûr en ligne de compte, au moins à l’arrière-plan, pour notre analyse, nous avons privilégié la notion de droits fondamentaux parce que c’est celle qui cristallise aujourd’hui, au moins en France, le plus d’incertitudes. Quelle place est faite aux droits fondamentaux dans les discours théoriques positivistes sur le droit ? Il est intéressant de souligner que le positivisme juridique contemporain et la notion contemporaine de droits fondamentaux trouvent leurs origines dans la culture juridique publiciste austro-allemande. La théorie positiviste du juriste autrichien Kelsen sur le constitutionnalisme, à la fois théorique et pratique94, a fortement influencé le traitement théorique des droits fondamentaux dans la doctrine juridique allemande. Cela dit, le traitement que Kelsen leur réserve n’est pas repris à l’identique dans les théories de ses successeurs.

2[62] Si les droits fondamentaux font penser à ce qui fonde, la notion de fondement du droit, dans les théories positivistes, en particulier dans la théorie de Kelsen et quelques-unes de celles qui la discutent, est captée par la norme fondamentale ou Grundnorm. Apparaissant pour certains comme le principal dogme positiviste normativiste, la norme fondamentale nous semble être le témoin privilégié de « l’attitude positiviste » face au fondement du droit. La norme fondamentale traitée pour elle-même dans un cadre théorique revendiqué positiviste est ainsi affirmée comme le moyen de se distinguer des autres discours théoriques. Pourtant, ce concept tel qu’il a été développé par Kelsen, puis repris par beaucoup d’autres, se présente en définitive comme un moyen efficace pour occulter ce qu’il semble que les théories positivistes ne peuvent ou ne veulent pas penser à propos du fondement du droit95. L’impression d’occultation que produit la norme fondamentale révèle l’inconsistance du fondement du droit.

3On peut se demander si cet effet d’occultation se retrouve dans d’autres discours. L’analyse de divers auteurs permettra de répondre par l’affirmative – même si ce phénomène prend plusieurs formes. Il s’agit de différentes stratégies suivies par les juristes-théoriciens. Nous pouvons, sans intention péjorative, qualifier ces attitudes de stratégies, dans la mesure où nous considérons chaque élément du discours théorique de ces auteurs comme un argument voué à soutenir leur théorie juridique ; c’est-à-dire ici leur explication du phénomène normatif.

4[63] On distingue deux stratégies qui épousent les choix théoriques de leurs auteurs. Les premiers sont normativistes et voient le fondement du droit au travers de la norme fondamentale. Les seconds voient le fondement du droit à l’extérieur du droit, dans le fait96.

5Les droits fondamentaux sont certes présents dans le discours théorique des premiers, mais rapportés à l’élaboration d’une notion répondant à une finalité théorique telle que la Grundnorm chez Kelsen, ou la méta-norme chez un interprète particulier de Kelsen, M. Troper, ils n’acquièrent aucune spécificité. C’est en général la stratégie des auteurs qui, attachés par priorité à la question de la validité formelle des normes et à la description du système qu’elles constituent, n’accordent pas a priori de valeur juridique spécifique à une norme conférant un droit fondamental. Il s’agit des stratégies d’occultation dans les théories normativistes du droit (chapitre 1). Quant aux seconds, ils adoptent des discours théoriques dans lesquels l’élément sociologique entre expressément en compte pour l’explication théorique du droit. Ces théories, d’origine majoritairement anglo-américaine, conduisent à considérer que le fait, est le principe explicatif du phénomène juridique et en définitive le fondement théorique de l’ordre juridique. Ce sont les stratégies d’occultation dans les théories sociologiques du droit (chapitre 2).

Notes de bas de page

94 Kelsen est lui-même membre du Tribunal constitutionnel autrichien dont il a proposé la création lors de l’avènement de la Constitution de 1920.

95 « Les juristes, surtout dans les sociétés industrielles, contemplent le droit comme une donnée toute faite, déjà là, et se contentent de solutions aux problèmes surgis, suivant sa logique spécifique, sans se préoccuper de questions sur sa nature ou ses bases sociales. [...] La construction de la norme fondamentale pourrait alors être interprétée comme la proposition [...] d’un substitut tranquillisant pour la conscience professionnelle du juriste théoricien, afin que s’écartent les questions épineuses sur la fonction régulatrice des institutions dans le cadre d’une totalité sociale concrète, ainsi que sur la médiation du droit par la pratique sociale », C. M. Stamatis, « La systématicité du droit chez Kelsen et les apories de la norme fondamentale », APD, t. XXXI, p. 51.

96 Cette spécificité suffirait à refuser à ces auteurs l’appartenance au positivisme, mais nous rappelons que leur catégorisation parmi les positivistes dépend de la qualification qu’ils se donnent. Le positivisme sociologique qu’ils revendiquent est lié à la conception qui attache au fait social une force juridique.

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