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Indépendance entre droits fondamentaux et fondement du droit dans les discours juspositivistes

p. 53-55


Texte intégral

1[54] Notre objectif consiste à comprendre ce que l’usage des droits fondamentaux apporte à un discours théorique juspositiviste du point de vue spécifique du fondement du droit.

2[55] Au premier abord, le discours positiviste ne nous a pas semblé apte à prendre en compte, ni les droits fondamentaux, ni le fondement du droit. Cela revenait à affirmer que droits fondamentaux et fondement du droit étaient impensables « en milieu positiviste ». Bien que cette affirmation mérite certainement d’être nuancée, il faut accorder quelque attention à l’impression initiale. Cette impression a dominé parce que notre propre point de départ n’était évidemment pas neutre. Nous avions « l’habitude » de lier droits fondamentaux et fondement du droit, comme si ceux-ci devaient « naturellement » se situer au fondement du droit et structurer hiérarchiquement notre ordre juridique. Or, dans aucun discours juspositiviste un tel lien n’apparaissait. Nous en avions alors conclu à l’impossibilité de penser le fondement du droit et sa traduction sous forme de droits fondamentaux dans ce cadre théorique.

3[56] Cependant, il existait dans ces discours un traitement du fondement du droit, d’une part, et des droits fondamentaux, d’autre part. En d’autres termes, il existait une manière différente de traiter le rapport entre droits fondamentaux et fondement du droit. Nous démontrerons en effet que les discours théoriques juspositivistes traitent ces deux notions indépendamment l’une de l’autre : ils n’en ignorent aucune, mais ils les séparent.

4[57] Cette démonstration repose sur des outils méthodologiques que nous devons préalablement exposer, notamment les critères adoptés pour identifier les discours juspositivistes. Afin de distinguer les discours de ces juristes-théoriciens positivistes, plusieurs méthodes sont à notre disposition. Nous aurions pu construire des critères par rapport auxquels nous aurions apprécié la posture théorique adoptée dans chaque discours examiné. Cependant, de tels critères nous paraissaient traduire une conception nécessairement personnelle du juspositivisme. Dès lors, il nous a semblé préférable de nous appuyer sur le point de vue exprimé par le théoricien dans le discours examiné. Ainsi, sera considéré a priori comme positiviste, celui qui se dit tel91.

5[58] Ce choix de prendre en compte d’abord le point de vue de l’auteur sur sa propre posture permet ensuite de vérifier qu’il applique ses propres critères à son traitement théorique du fondement du droit. Dans cette perspective, les théories du droit dites positivistes présentent un atout par rapport aux autres. Étant très soucieux de leur positionnement théorique, le plus souvent forgé par opposition aux théories jusnaturalistes ou à leur archétype92, les juristes-théoriciens positivistes prennent toujours le soin de fixer les critères du positivisme. De sorte que ces théories se présentent littéralement comme des théories de la limite entre droit positif et droit naturel93. On constate ainsi un grand intérêt pour ce débat chez tous les auteurs qui se disent positivistes.

6Notre analyse consistera donc à rechercher les occurrences dans lesquelles cette limite est éventuellement franchie. Paradoxalement, c’est dans le franchissement de cette limite que l’on percevra mieux le traitement du fondement du droit.

7 [59] Nous verrons que c’est aussi en raison de ces contraintes théoriques que le ondement du droit se caractérise dans ces discours par une certaine inconsistance. L’inconsistance, ici, ne doit pas s’entendre d’une vacuité, mais d’une forme d’insaisissabilité.

8Quant à eux, les droits fondamentaux auxquels le droit positif accorde une consistance, ne se voient cependant reconnaître aucune spécificité dans les discours théoriques jusposhivistes. Ils sont conçus comme des normes parmi les autres. Si une théorie particulière leur est réservée, il s’agit d’une théorie des normes, mais non d’une théorie du fondement du droit. Les droits fondamentaux, ainsi revêtus d’une consistance normative positive, se révèlent inaptes à tenir lieu de fondement du droit, car celui-ci doit conserver une inconsistance de principe.

9Aussi conviendra-t-il d’exposer simultanément l’impossible spécificité des droits fondamentaux et l’inconsistance du fondement du droit (titre I).

10[60] Cette analyse aurait pu suffire à démontrer l’indépendance de traitement des droits fondamentaux et du fondement du droit dans le cadre d’un discours théorique juspositiviste. Cependant, elle ne fournit pas d’explication quant à la manière dont le fondement du droit est en effet traité d’un point de vue théorique. Cette analyse ne permet qu’une approche en creux du fondement du droit dans ces discours : elle en révèle cependant la complexité.

11Il convient donc de s’attarder sur la signification possible du fondement du droit au sein d’un discours positiviste. Il en découlera que le fondement du droit se révèle nécessairement dans un paradoxe (titre II).

Notes de bas de page

91 Nous prenons ici à notre compte le point de vue, à notre avis, plus constructif, de M. Troper sur les « camps » de la philosophie du droit : « Les critères possibles sont en réalité très divers, de sorte qu’il est préférable de parler de jusnaturalismes et de positivismes au pluriel », M. Troper, La philosophie du droit, op. cit., p. 16.

92 L. Heuschling préfère en effet cette représentation par les archétypes des courants du jusnaturalisme et du jusposivitisme afin de revisiter cette distinction qu’il décrit comme une asymétrie déconstructiviste ; déconstructiviste parce qu’elle fait état historiquement d’un positivisme qui se serait construit « sur les décombres » du jusnaturalisme tout en étant incapable de dissoudre radicalement le lien de parenté qui l’unit au premier. La représentation archétypique de la distinction présenterait l’avantage de reconnaître des différences théoriques importantes en raison de leur pouvoir structurant, sans en faire des obstacles pratiques insurmontables. Voir L. Heuschling, Etat de droit, Rechtsstaat, Rule of Law, op. cit, p. 472 s.

93 Le juspositivisme se définit comme une conception du droit qui considère exclusivement le droit positif et rejette le droit naturel en tant que droit. Aborder un discours théorique positiviste comme discours de la limite ne signifie pas que ce discours reconnaît le droit naturel comme un droit, mais au contraire, qu’il le maintient au-delà de la limite du droit. Voir L’essai complémentaire de la Théorie générale du droit et de l’Etat, 1945, de Kelsen, Théorie générale du droit et de l’État, trad. de l’anglais par B. Laroche, suivi de La doctrine du droit naturel et le positivisme juridique, trad. de l’allemand par V. Faure, Paris, LGDJ, Bruxelles, Bruylant, 1997 ; et aussi Bobbio, Essais de théorie du droit, op. cit. : « Positiviste est celui qui croit fermement que le droit n’existe pas en nature, n’existe pas dans la société, que pourtant il ne s’agit point de le découvrir et de le révéler, mais que c’est chaque fois l’expression d’une activité humaine consciente (inconsciente aussi), et qu’il s’agit tout au plus de l’interpréter, en tenant bien présent que l’interprétation elle-même est à son tour un acte de création ou de récréation permanente », p. 228 et aussi spéc., « Jusnaturalisme et positivisme juridique », chap. ii, p. 39 s. Le préfacier de cet ouvrage met en lumière le minutieux travail de distinction de l’auteur, R. Guastini, « Norberto Bobbio, ou de la distinction », dans Bobbio, Essais de théorie du droit, op. cit., p. 1-17.

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