Introduction
p. 15-25
Texte intégral
1Nous devons le fait de pouvoir aujourd’hui parler de façon intelligible de l’« éthique de la nature » à une poignée de philosophes qui, dans les années 1970, ont remis en cause l’un des présupposés de la philosophie morale moderne qui semblait pourtant parmi les moins contestables, à savoir l’idée que l’éthique était, dans le monde terrestre, une affaire d’humains et seulement d’humains1. Entrer dans la sphère de la moralité, c’est nécessairement se situer dans la communauté des hommes ; l’éthique a pour objet de régler le commerce des humains entre eux : autant de façons d’exprimer cette thèse qui accorde aux hommes l’exclusivité de l’existence morale et renvoie, par conséquent, les êtres de nature dans le domaine moralement neutre des objets. D’ailleurs cette thèse pleinement moderne ne fait, au fond, qu’exprimer le dualisme de la cosmologie occidentale. Comment pourrait-il, en effet, en être autrement après ce « grand partage2 » qui a accordé aux hommes tout ce qu’il a retiré aux êtres naturels pour paraphraser Claude Lévi-Strauss3 ? De ce point de vue, le naturalisme ontologique qui, comme l’a exposé Philippe Descola4, structure l’Occident est un antinaturalisme éthique. Dans un tel cadre anthropocentriste, la réflexion morale a bien peu de choses à dire sur les relations entre les hommes et la nature et, en particulier, sur les dommages causés par les premiers à la seconde.
2Or, c’est précisément dans un contexte marqué par une inquiétude écologique, grandissante à mesure que sont découvertes et rendues publiques5 les conséquences néfastes pour l’environnement du développement industriel, que les pionniers de l’éthique environnementale vont s’opposer à ce qu’ils dénoncent comme le « chauvinisme humain » en matière de morale. Ces derniers soutiennent, en effet, que la crise environnementale globale6, mise en lumière par la montée du courant écologiste, exige de repenser la question de l’éthique de nos relations à la nature. L’incapacité des théories morales dominantes à justifier l’intuition forte que la dégradation des sols, les pollutions des nappes, des terres et de l’air, les extinctions d’espèces et, enfin, le réchauffement climatique sont condamnables d’un point de vue éthique révélerait leur obsolescence, ou au moins leur incomplétude7. C’est parce qu’ils croient que l’anthropocentrisme moral est l’une des racines de la crise écologique que ces philosophes affirment la nécessité de sa déconstruction ou de son dépassement. Il s’agit, par conséquent, de montrer que pour juger de la moralité d’une action, il n’est pas nécessaire de pouvoir la rapporter, en dernière instance, à une valeur humaine. S’il en est ainsi, soutiennent ces pionniers, c’est que la nature a une valeur morale indépendante de celle instrumentale qu’elle possède pour les hommes : la nature a une valeur intrinsèque8. Dans le dépassement du chauvinisme humain naît ainsi l’idée d’une éthique de la nature.
3Si nous avons fait le choix d’intituler cet ouvrage Éthique de la nature ordinaire, c’est dans le but de l’inscrire explicitement dans le sillage de cette philosophie environnementale qui, en explorant les frontières de la communauté morale, invite les philosophes à se pencher sur un champ de la réalité, le monde terrestre mais extra-humain, qu’ils ont trop longtemps délaissé. Toutefois, l’épithète que nous avons pris soin d’ajouter à l’éthique de la nature signale notre intention de marquer une inflexion par rapport à la première génération des éthiques environnementales et à la conception de la nature qui les inspire, intention qu’il nous faut clarifier dans cette introduction.
4En cherchant à rendre la valeur de la nature indépendante des intérêts humains, les éthiciens de l’environnement, tout du moins ceux qui se sont attachés à fonder cette valeur intrinsèque, ont logiquement pris pour objet la nature qui leur apparaissait comme la moins humaine, celle qui ne dépendait pas des hommes. Le défi philosophique de ces penseurs était de montrer que ces espaces dont les hommes sont absents, ces êtres naturels qui vivent à l’écart des activités humaines ont une valeur intrinsèque. Autrement dit, les philosophes de l’environnement ont cherché à construire une éthique de la nature sauvage et reculée, au sens de l’idée américaine de wilderness9, ces espaces préservés du territoire américain qui, comme nous le verrons dans la troisième partie de cet ouvrage, ont joué un rôle central dans l’environnementalisme de la fin du xixe et du xxe siècle. Au fond, la volonté théorique de fonder une valeur morale indépendante des sujets humains faisait écho à celle d’ordre pratique de préserver des espaces naturels à l’écart des hommes. Ainsi, ces éthiques de la wilderness furent construites comme des éthiques non anthropocentriques de la nature séparée des hommes. De ce point de vue, elles n’ont pas tant déconstruit le dualisme de l’homme et de la nature, que redéfini le statut moral de la seconde tout en maintenant son extériorité radicale. Elles ont retourné le dualisme sur lui-même pour en déployer les conséquences, cette fois positives, sur la nature ; mais elles continuent à penser l’extériorité des hommes par rapport à la nature10.
5Ce faisant, pouvaient-elles se montrer à la mesure de leur ambition première qui était de rendre la philosophie morale apte à penser la crise écologique ? Si cette dernière fait apparaître les dégradations environnementales provoquées par les hommes, elle met aussi en lumière l’impossibilité, précisément, de s’en tenir au dualisme pour analyser ces transformations de l’environnement11.Tous les couples d’opposition qui le déclinent, ceux de la culture et de la nature, de l’artificiel et du naturel, du sujet et de l’objet, semblent, en effet, se heurter à la réalité de cette crise. Les problématiques environnementales rendent, en somme, le dualisme impraticable12. D’une part, c’est parce que les objets que nous fabriquons et que nous introduisons dans l’environnement se mêlent à la nature, interagissent avec des processus naturels et ont un devenir naturel, qu’ils peuvent poser problème. D’autre part, ces objets artificiels, devenus aussi naturels du fait de leur introduction dans l’environnement, nous reviennent et pénètrent à leur tour les procédés de fabrication de nos artefacts. C’est, par exemple, le prion de la vache folle, agent pathogène naturel du système nerveux qui, recyclé dans les farines animales artificielles, prolifère et provoque une crise sanitaire, économique et sociale13. Ce sont, aussi, les pesticides, les perturbateurs endocriniens, les métaux lourds qui, empruntant des trajectoires mi-naturelles et mi-artificielles, réapparaissent dans les sociétés humaines sous la forme de problèmes environnementaux. C’est, enfin, le changement climatique que l’on peut décrire comme la réponse du système terre à la libération massive de gaz à effet de serre d’origine anthropique dans l’atmosphère et qui entremêle au niveau le plus global l’artificialisation de la nature et la naturalisation de l’agir humain. Nous constatons, ainsi, qu’en réalité la plupart des objets et des processus engagés dans la crise environnementale sont à la fois artificiels et naturels et ne sauraient donc être appréhendés au prisme de la simple opposition entre nature et artifice.
6Établir ce constat nous condamne-t-il à proclamer la mort de la nature et l’entrée dans un nouveau régime ontologique, celui du « tout hybride » ? C’est ce qu’annonçait avec regrets Bill McKibben dès la fin des années 198014, c’est aussi ce qu’annoncent, aujourd’hui, pour s’en réjouir, certains fervents promoteurs de l’idée d’anthropocène15. Mais, c’est une lecture bien partiale des changements environnementaux en cours. En réalité, ce que la crise environnementale révèle, ce que les conséquences annoncées et déjà constatées du changement global montrent, c’est bien notre dépendance à l’égard de quantité d’êtres et de processus naturels, que nous ne maîtrisons pas. Autrement dit, bien loin d’indiquer la fin de la nature, cette crise met en lumière cette dernière partout où sa rencontre avec nos objets techniques pose problème. L’entrée dans l’anthropocène oblige ainsi les plus sceptiques à reconnaître, en fin de compte, l’autonomie de la nature qui échappe à notre maîtrise16. De sorte que, pas plus que le dualisme moderne, la thèse de la fin de nature n’est tenable. En réalité, s’il faut sortir de ce dualisme, c’est précisément parce qu’il ne permet pas de penser la nature, ou tout au plus de façon très incomplète. La nature ne se réduit pas à ce contrepoint des sociétés humaines qui s’amenuise à mesure que l’empreinte des hommes grandit sur la planète. Il y a de la nature dans les sociétés humaines. Elle est toujours là et le restera, dans les champs, les prés, les bois, mais aussi dans nos villes, en bordure de nos routes, dans les friches, les jardins, les parcs : la faune et la flore variées des villes et des champs. Elle se donne à voir dans les multiples attachements qui l’associent aux hommes. C’est cette nature, qui résiste à la déconstruction du dualisme, que nous appellerons la « nature ordinaire ».
7Avant d’aller plus en avant dans cette introduction et de présenter la progression que nous allons suivre dans notre ouvrage, nous voudrions ajouter quelques mots sur la position que nous souhaitons y défendre et, surtout, afin d’éviter toute méprise, sur celles que nous ne voulons pas défendre. On pourrait s’étonner de précautions si grandes. Elles nous semblent nécessaires à l’heure où la réflexion environnementale est traversée par de forts courants contraires, capables d’emporter le penseur imprudent vers des rives qui ne sont pas les siennes. De quoi s’agit-il ? De l’apparition récente d’un courant éminemment critique à l’endroit de tout ce que fut l’environnementalisme du xxe siècle et, en particulier, à l’endroit des politiques de préservation de la nature sauvage. Sous le nom de « nouvelle conservation17 », ce courant propose d’en finir avec l’idée, jugée inefficace, de protéger la nature pour elle-même, d’en finir donc avec les éthiques de la nature sauvage, au profit de l’idée, pas si neuve que cela, de conserver la nature pour les hommes, d’en revenir autrement dit, après cette parenthèse ésotérique qu’aurait incarnée le moment non anthropocentriste de la philosophie environnementale, à des intérêts humains et seulement humains. Cette attaque a logiquement suscité, en retour, une réponse vive des défenseurs de la nature sauvage, qui ont voulu réaffirmer tout ce qui séparait une approche anthropocentriste d’une éthique de la wilderness. Comment se situe l’éthique de la nature ordinaire que nous voulons développer dans ce paysage devenu éminemment conflictuel ?
8Si la trajectoire que nous allons dessiner marque bien, comme nous l’avons annoncé, une inflexion par rapport aux éthiques de la wilderness, nous avons également insisté sur notre volonté de rester dans le sillage de ces éthiques environnementales de la première génération. Autrement dit, nous n’entendons opposer, ici, ni la nature ordinaire à la nature sauvage, ni l’éthique de la nature ordinaire à l’éthique de la nature sauvage. En invitant à ce tournant vers l’ordinaire, nous rejoignons bien des mondes plus humains que ne l’étaient les espaces qui ont inspiré les éthiques du respect de la wilderness, mais le pari de ce livre est que l’on peut opérer un tel retour sans qu’il s’accompagne d’un repli vers un anthropocentrisme étroit. L’enjeu central, de ce point de vue, est de montrer comment nous pouvons mettre à profit la façon dont les éthiques environnementales ont mis en lumière la pertinence morale de la reconnaissance de l’altérité de la nature pour penser, non plus le respect de la nature dans son extériorité, mais de meilleures façons d’interagir avec elle. C’est dans ce sens que nous voudrions développer une éthique non anthropocentrique de la nature reliée aux hommes. C’est donc sans solution de continuité que nous voulons passer de la nature sauvage à la nature ordinaire en soutenant, au contraire, qu’il s’agit plutôt d’un déplacement de la réflexion éthique sur un continuum de naturalité en direction de l’intervalle où le naturel et l’artificiel apparaissent comme les plus entremêlés et où les hommes et la nature interagissent le plus.
9Mais, au fond, pourquoi opérer un tel déplacement ? Dans le contexte hostile à la protection de la nature sauvage que nous venons de décrire, la priorité n’est-elle pas de défendre ces espaces préservés de l’action humaine plutôt que de penser le dépassement du dualisme18 ? Du reste, les défenseurs de ces espaces ajouteront qu’ils savent bien que la wilderness n’est pas une nature tout à fait pure, entièrement non modifiée par les hommes, mais qu’il n’en reste pas moins que ce sont les espaces les plus naturels de la planète19, qu’ils sont aussi les plus vulnérables et que leur protection doit donc être l’objectif premier de tout véritable environnementalisme. Si nous partageons ce souci pour les espaces préservés, qui n’est bien sûr pas incompatible avec l’attention portée à la nature ordinaire, nous voulons néanmoins indiquer en quoi l’approche que nous allons développer n’est pas simplement complémentaire des éthiques de la wilderness, mais bien aussi, tout de même, critique. Autrement dit, après avoir souligné ce qui nous rapprochait de ces éthiques, il nous faut maintenant mentionner ce qui en nous sépare.
10La divergence principale tient au fond à la vision globale de ce que serait un monde dans lequel les hommes et la nature coexisteraient de manière plus pacifique. Parce qu’elles restent imprégnées du dualisme, les éthiques de la wilderness indiquent, en effet, la direction d’une utopie qui n’est pas la nôtre, celle d’une Terre partagée en deux grands types d’espaces – half-Earth dirait Edward Wilson20 – bien différenciés : la terre des hommes et celle de la nature sauvage. D’un côté, le monde de l’artifice, des villes, des usines, mais aussi des champs d’une agriculture productiviste et hyper-moderne. De l’autre, le monde sauvage, celui d’une nature encore libre ou enfin libérée des hommes. Cette utopie, qui n’est rien d’autre que la spatialisation du dualisme moderne, semble, en définitive, évacuer le champ des interactions entre les hommes et la nature, ce qu’exprime parfaitement le rêve du découplage21. D’une certaine manière, face au constat accablant des dégradations massives de l’environnement, causées par le développement des sociétés humaines, il n’y aurait d’autre issue que d’essayer de réduire le plus possible l’interdépendance entre la nature et ces dernières. Selon cette conception, les points névralgiques de la lutte environnementale sont les frontières entre espaces des hommes et espaces naturels, frontières qu’il s’agirait de déplacer pour libérer de la place propre à l’épanouissement de la nature. Nous soutiendrons, pour notre part, que si les interactions actuelles entre les hommes et la nature sont, en effet, souvent conflictuelles, si la nature est un champ de bataille22, celle-ci ne se joue pas tant aux frontières qu’au sein même des espaces où cohabitent les hommes et la nature.
11De ce point de vue, l’enjeu central d’une éthique de la nature ordinaire est de faire entendre la voix des êtres non humains qui prennent part aux activités que l’on croyait seulement humaines. Dans cette optique, nous essayerons bien de mener une réflexion philosophique qui va « au-delà de l’humain », mais cette entreprise ne nous conduira pas, pour autant, à sortir des sociétés humaines. Nous n’irons pas, en effet, chercher la nature dans les quelques rares lieux de la planète soustraits à l’action des hommes, mais au sein même de nos sociétés industrialisées. La nature ordinaire est celle avec laquelle nous vivons au quotidien, une nature proche de nous, mais bien souvent invisible. C’est d’ailleurs un thème central des philosophies de l’ordinaire, sur lequel nous reviendrons, que cette invisibilité du proche, cette étrangeté du familier que peut faire surgir un déplacement du regard23. Il s’agit de voir dans nos activités productives et reproductives tout ce qu’il y a de présupposé, de non-vu ou d’impensé, et qui relève de la contribution d’acteurs naturels. Dépassant la réflexion purement théorique sur notre rapport à la nature, nous chercherons donc à montrer comment de façon concrète les pratiques humaines s’associent à des processus naturels dont elles dépendent, à faire apparaître les liens plus ou moins bien tissés qui mettent en relation les hommes et la nature.
12Dans cette optique, nous mobiliserons de nombreux travaux de sociologues et d’anthropologues de l’environnement, mais aussi d’écologues et, de façon plus générale, de la pluralité d’auteurs qui se sont donné pour tâche de décrire la nature avec laquelle nous vivons, et qui s’en sont fait ainsi les porte-parole ou les représentants. Or cela pose nécessairement la question de leur légitimité. Qui est légitime pour parler au nom de la nature ordinaire ? Comment s’assurer que quelques experts, en revendiquant l’objectivité de leur savoir scientifique, ne détournent pas la parole de nos partenaires naturels ? La réponse ne peut être que pluraliste24. Il faut multiplier les points de vue sur les activités qui engagent hommes et acteurs naturels. L’expression de cette pluralité ne permettra pas toutefois, à elle seule, de résoudre les conflits qui peuvent apparaître quand ces points de vue s’opposent et prétendent tous s’exprimer au nom de la nature. Cela nous conduira, dans un certain nombre de cas, à faire des choix, que nous essayerons de justifier, entre les différents porte-parole de la nature ordinaire. Cette justification prendra la forme conséquentialiste d’une interrogation sur le caractère mutuellement avantageux des interactions entre les hommes et la nature. Or, concernant cette dernière, celui-ci ne peut se lire que dans les descriptions, faites par les hommes, des effets de l’interaction sur les acteurs naturels. Le descriptif s’entremêle au normatif. Pour renouer, parfois, et inventer, souvent, de nouvelles manières de coopérer avec la nature, il faut la décrire. Ces descriptions dessinent, au fond, une autre utopie, qui serait celle, non pas du découplage, mais du partenariat avec la nature25.
13Venons-en maintenant, plus précisément, au contenu de cet ouvrage, organisé en trois parties. Mettant immédiatement en application notre volonté de nous situer au plus près des interactions concrètes entre les hommes et la nature, la première nous conduira au cœur des pratiques agricoles contemporaines. Cette entrée en matière apparaîtra comme singulière dans le cadre d’un livre qui s’inscrit dans le courant de la philosophie environnementale. C’est peu dire que les paysages agricoles, qui plus est ceux de l’agriculture moderne et productiviste, ne sont pas les objets d’étude de prédilection des éthiciens de l’environnement. Si l’on se réfère à la ligne de partage que nous avons évoquée entre terres naturelles et artificialisées, ces derniers classent clairement les espaces agricoles du côté des secondes et, dans l’optique de libérer de la place pour la nature, l’agriculture apparaît surtout comme une activité bien encombrante sur une planète dont la superficie des terres émergées n’est pas extensible. De sorte que c’est de plus en plus à la remise en cause dans son intégralité de la trajectoire empruntée par les sociétés humaines depuis cette « révolution » que fut le Néolithique – bien plutôt qu’à l’analyse de son héritage actuel – qu’en appellent les penseurs de l’éthique de la nature.
14Or l’étude des pratiques agricoles contemporaines nous semble, au contraire, tout à fait cruciale dans la mesure où elles constituent une large part de nos manières d’agir sur la nature. En retraçant l’histoire de la conversion de l’agriculture et des agriculteurs au productivisme, nous ferons apparaître des pratiques de domination de la nature qui marquent une rupture brutale avec la nature ordinaire. Par la description des conséquences environnementales et sociales de cette rupture, nous montrerons comment ces pratiques, qui incarnent la volonté de maîtrise dénoncée par les éthiques de l’environnement, exercent ce que l’on peut décrire comme des dominations croisées des hommes et de la nature. La transformation productiviste de l’agriculture, qui s’opère dans une logique d’artificialisation croissante des pratiques culturales, ne se soucie, en effet, ni de son impact sur les systèmes naturels, ni des conséquences sociales de la restructuration des mondes agricoles qu’elle impose. Avec l’agriculture productiviste, la nature, ses processus et ses acteurs sont plus que jamais rendus invisibles. Nous nous intéresserons, alors, aux propositions variées de réforme de l’agriculture contemporaine en soulignant la façon dont elles sont insuffisantes, précisément parce qu’elles manquent cet entrecroisement en se focalisant, soit sur la dimension sociale, soit sur les préoccupations environnementales. Nous défendrons que la critique philosophique du présent agricole doit faire se rejoindre deux voies, qui se sont développées parallèlement, celle de la critique sociale de l’agriculture productiviste et celle de la critique de l’anthropocentrisme moderne.
15C’est dans cette optique que, dans notre deuxième partie, nous partirons à la recherche des transformations dans les pratiques et dans les discours qui incarnent cette rupture avec la nature ordinaire. Ce qui nous conduira à étudier la façon dont, à la fin du xviiie siècle, apparaît un faisceau de propos normatifs, visant conjointement les hommes et la nature, qui accompagnent et promeuvent la rationalisation de l’organisation spatiale du territoire. Dans cette volonté de clarifier les fonctionnalités respectives des différents espaces, nous voyons la mise en œuvre de cette spatialisation du dualisme que certains défenseurs de la nature sauvage prolongeront d’une certaine manière, en en inversant les polarités. Nous analyserons en particulier la façon dont se développe, dans ce contexte, une critique virulente de l’ensemble des espaces indécis, indéterminés du point de vue des catégories de la modernité, c’est-à-dire ni vraiment artificiels, ni entièrement naturels : les friches, les landes, les garrigues ou autres terrains de parcours. C’est précisément à partir d’une réflexion sur ces espaces ruraux, qui se situent entre les champs cultivés et les forêts et qui résistent à la rationalisation économique et à l’idéologie de la maîtrise de la nature, qu’il nous semble que l’on peut inverser une tendance qui nous voyait rompre progressivement l’ensemble des partenariats que nous avions établis avec la nature. Nous défendrons, enfin, qu’en changeant notre regard sur les friches, nous pouvons renouveler la pensée de notre rapport à la nature. À rebours du processus historique qui organisait la disparition progressive de celles-ci, une éthique de la nature ordinaire pensée depuis les friches pourrait venir s’étendre aux différents partenariats qui associent hommes et acteurs naturels.
16Notre dernière partie approfondira l’articulation entre la thématisation philosophique de l’ordinaire et les éthiques environnementales. À partir d’une analyse de la réflexion sur la nature sauvage développée par ces dernières, nous montrerons comment, en distinguant le sauvage (wildness) de la wilderness, il est possible de revenir peu à peu vers les terres incertaines qui étaient au centre de notre deuxième partie afin d’y jeter l’éclairage nouveau d’une pensée non anthropocentriste. De la philosophie de l’ordinaire aux éthiques environnementales, nous décrirons une généalogie qui part de Henry David Thoreau, passe par le forestier américain Aldo Leopold et trouve, enfin, dans une interprétation de la philosophie environnementale de John Baird Callicott, une formulation possible de cette éthique de la nature ordinaire.
17Enfin, après avoir mis en évidence les affinités d’une telle éthique avec l’esthétique de l’ordinaire développée par le jardinier français Gilles Clément, nous en examinerons les implications politiques. Revenant sur la critique latourienne d’une écologie politique qui chercherait à faire entrer en politique la nature séparée des hommes, nous en soulignerons l’apport tout en critiquant la conception trop procédurale de l’élargissement de la démocratie aux non-humains qu’elle défend. En montrant comment l’éthique que nous avons développée fait écho à la critique de la réduction de nos rapports à la nature au seul rapport productif, critique que l’on éclairera à la lumière des travaux écoféministes de Carolyn Merchant, nous soutiendrons que le dépassement de l’anthropocentrisme est politique en ce qu’il indique des manières plus justes de faire société avec nos partenaires naturels.
Notes de bas de page
1 Pour une présentation de ce courant, voir Catherine Larrère, Les philosophies de l’environnement, Paris, Puf (Philosophies, 85), 1997 ; Hicham-Stéphane Afeissa (dir.), Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, J.Vrin (Textes clés), 2007, vol. 1 ; Gérald Hess, Éthiques de la nature, Paris, Puf, 2013.
2 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte (La Découverte/Poche), 1997.
3 Claude Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », dans Id., Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 54.
4 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 2005, vol. 1.
5 Si, comme le montrent les travaux récents des historiens de l’environnement, ces conséquences ont commencé à être connues bien plus tôt dans l’histoire, c’est-à-dire au moins depuis le xixe siècle, leur large publicisation reste néanmoins relativement récente. Pour une histoire de la réflexivité environnementale, voir, par exemple, Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.
6 Catherine Larrère, Raphaël Larrère (dir.), Actes du colloque « La crise environnementale », Paris, 13-15 janvier 1994, Paris, Inra (Les colloques, 80), 1997.
7 Richard Routley Sylvan, « Is There a Need for a New, an Environmental Ethic ? », dans Proceedings of the XVth World Congress of Philosophy (Varna, 17-22 septembre 1973), Sofia, Sofia Press, 1973, p. 205-210.
8 Voir certains textes clés qui traitent de cette question, rassemblés dans Hicham-Stéphane Afeissa (dir.), Éthique de l’environnement, op. cit.
9 Roderick Nash, Wilderness and theAmerican Mind, New Haven, Yale University Press, 1967.
10 C’est le cas, en particulier, de Holmes Rolston, Conserving NaturalValue, NewYork, Columbia University Press, 1994 ; voir également Eric Katz, Nature as Subject : Human Obligation and the Natural Community, Lanham, Rowman & Littlefield, 1997.
11 Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Paris, Aubier (Alto), 1997.
12 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, op. cit. ; Id., Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte (Armillaire), 1999.
13 Sur cette crise, voir Francis Chateauraynaud, Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1999.
14 Bill Mckibben, The End of Nature, New York, Random House, 2006.
15 Voir, entre autres, John Asafu-Adjaye et al., « An Ecomodernist Manifesto », 2015, www.ecomodernism.org ; Erle Ellis, « The Planet of No Return : Human Resilience on an Artificial Earth », The Breakthrough Journal, hiver 2012.
16 Carolyn Merchant, Autonomous Nature : Problems of Prediction and Control From Ancient Times to the Scientific Revolution, New York, Routledge, 2015.
17 Peter Kareiva, Robert Lalasz, Michelle Marvier, « Conservation in the Anthropocene : Beyond Solitude and Fragility », The Breakthrough Journal, 2, hiver 2012, p. 26-36.
18 Sur ce débat, voir Ben A. Minteer, Stephen J. Pyne, After Preservation : Saving American Nature in the Age of Humans, 1re éd., Chicago, University of Chicago Press, 2015.
19 Dale Jamieson, « Wild/Captive and Other Suspect Dualisms », dans Id., Morality’s Progress : Essays on Humans, Other Animals, and the Rest of Nature, Oxford, Clarendon Press, 2002, p. 190-197.
20 Edward O.Wilson, Half-Earth : Our Planet’s Fight for Life, New York,W.W. Norton, 2016.
21 John Asafu-Adjaye et al., « An Ecomodernist Manifesto », op. cit.
22 Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Paris, La Découverte, 2014.
23 Sandra Laugier, « L’ordinaire transatlantique », L’Homme, 3, 2008, p. 169-199.
24 Voir sur cette question du pluralisme, Virginie Maris, Philosophie de la biodiversité. Petite éthique pour une nature en péril, Paris, Buchet-Chastel, 2010.
25 Carolyn Merchant, Reinventing Eden : The Fate of Nature in Western Culture, Londres, Psychology Press, 2003.
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