Préface
p. 9-14
Texte intégral
1C’est dans la deuxième moitié du xixe siècle que les nations industrialisées, des deux côtés de l’Atlantique, se sont préoccupées d’une protection de la nature qui n’avait, jusqu’alors, fait l’objet d’aucune intention délibérée, d’aucun projet cohérent. Aux États-Unis l’attention s’est d’emblée orientée vers une préservation de la nature sauvage, celle que l’avancée des pionniers tendait à faire disparaître. Le président Abraham Lincoln prend en 1864 la décision de protéger la vallée du Yosemite en Californie, décision suivie par la création, le 1er mars 1872, du parc national de Yellowstone, élément majeur d’un vaste réseau de 36 parcs nationaux couvrant 1 % du territoire américain. En Europe, particulièrement en France, on s’est d’abord soucié de préserver des paysages – les « séries artistiques » de Fontainebleau font l’objet de mesures de protection en 1853, 1861, 1892 et 1902 – ayant une valeur patrimoniale, culturelle et artistique. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’on en est venu à protéger, de façon comparable à ce qui s’était passé en Amérique du Nord, des espaces naturels. L’attention s’est focalisée autour d’un certain nombre d’espèces remarquables, qui s’épanouissent dans des lieux pas ou peu fréquentés par l’homme et sont, de ce fait, emblématiques du sauvage : edelweiss, aigle de Bonelli, grand tétras, gypaète barbu, bouquetin, etc. Dans les deux cas, on a voulu préserver une nature extérieure à l’homme, aussi sauvage que possible. Il existe, pour cela, un mot en anglais, qui n’a pas vraiment d’équivalent dans les autres langues européennes, celui de wilderness. Il représente la quintessence d’une certaine idée de nature, une nature qui n’est cultivée, ni appropriée, une nature laissée à elle-même, à son libre épanouissement, et dont l’immensité impose un respect mêlé d’effroi.
2Quand on s’est interrogé, particulièrement aux États-Unis où il existe une forte tradition nationale en la matière1, sur les raisons que l’on avait de protéger la nature, c’est la wilderness qui a été le modèle de référence de cette réflexion. S’il faut protéger la nature, c’est qu’elle a une valeur intrinsèque. Quelle que soit l’utilité que celle-ci peut avoir pour nous, elle vaut par elle-même. Les éthiques environnementales qui se sont développées dans les pays anglophones, et particulièrement en Amérique du Nord, dans les années 1970, ont fait de cette valeur intrinsèque leur cri de ralliement2. Et elles ont été entendues. La Convention sur la diversité biologique de l’Organisation des nations unies (ONU), adoptée à la conférence de Rio en 1992, reconnaît, dès son préambule, la « valeur intrinsèque » de la biodiversité. Et dans les discussions, si fréquentes ces derniers temps, sur le prix de la nature, en affirmer la valeur intrinsèque est un argument pour dire que parce qu’elle a une dignité, la nature n’a pas de prix et que ce n’est pas au marché d’en assurer la protection.
3Cependant, la vision dualiste, d’une stricte séparation entre l’homme et la nature, qui sous-tend la conception de la valeur intrinsèque de cette dernière et les éthiques qui s’en réclament, est de plus en plus difficile à soutenir. Où trouve-t-on encore une nature vierge de toute empreinte humaine ? Certainement pas en Europe où les dernières forêts primaires ont disparu depuis longtemps, ou presque3. Mais elle n’existe pas non plus là où l’on avait cru la trouver : penser que les colons européens ont découvert une nature entièrement sauvage, c’est oublier les Indiens qui y avaient vécu ou qui s’y trouvaient encore quand ils sont arrivés. Quant à la forêt amazonienne, souvent prise comme archétype de forêt vierge, des études d’écologie historique ont révélé une très ancienne co-habitation ou co-évolution entre la nature et les populations humaines qui y vivaient. On a pu faire remarquer que cette vision d’une nature extérieure à l’homme était typiquement occidentale, et n’avait pas sa place dans d’autres cultures ; si bien qu’exporter, sur d’autres continents, une protection de la nature sur le modèle de celle de la wilderness conduisait beaucoup plus à créer des parcs de loisirs pour Américains ou pour ceux qui en imitent le mode de vie, qu’à protéger véritablement la nature4.
4De ce que les espaces vierges, entièrement indépendants de l’homme, sont difficiles, sinon impossibles, à trouver, devons-nous conclure que la nature, tout simplement, n’existe plus, que celle-ci, dès qu’elle est appropriée ou transformée, n’est plus une nature, et qu’il n’y a donc plus à s’en soucier ? Dans son Éthique de la nature ordinaire, Rémi Beau répond résolument non à cette question. Prenant acte de la vanité qu’il y a à régler la protection de la nature sur quelques espèces emblématiques, ou sur une vision d’une wilderness, pensée dans son opposition à l’homme, et qu’il faut garder en cet état, il n’en conclut pas que toute idée de protection serait désormais vaine. Que cette nature n’existe pas, ou n’existe plus, ne signifie pas la fin de la nature. Puisque la nature extraordinaire a vécu, préoccupons-nous de la nature ordinaire, celle à laquelle nous avons affaire, que nous côtoyons au quotidien, y compris dans les villes et qu’il n’y a aucune bonne raison de maltraiter.
5Pour prendre soin de la nature ordinaire, il faut d’abord la connaître et donc comprendre ce que l’homme fait de la nature, ou plus exactement ce qu’il fait avec la nature. Sortir de la rigidité des oppositions dualistes entre le naturel et le culturel, ou entre le naturel et l’artificiel, c’est découvrir la diversité des formes qui résultent de nos interactions avec la nature : champs, jardins, friches. Si les premiers sont, avant tout, la référence de ce que l’agriculture fait de la nature, et surtout l’agriculture industrielle, axée sur la productivité, qui vise au maximum de rendement, quelles qu’en soient les conséquences, les seconds suggèrent une façon de faire avec la nature, qui en révèle les potentialités, plus qu’elle ne lui impose une volonté prédéfinie. L’opposition que présente Rémi Beau, dans la première partie de cet ouvrage, entre agriculture industrielle et agroécologie, ou permaculture, n’est pas l’opposition du naturel et de l’artificiel, mais des façons différentes d’interagir avec la nature.
6Ce sont sans doute les friches, auxquelles Rémi Beau consacre la deuxième partie du livre, qui représentent le mieux une nature ordinaire qui échappe complètement aux schémas dualistes. Du côté de la culture, et de la productivité, la friche est ce dont il faut se débarrasser : elle marque l’abandon, la négligence, la paresse. C’est avec le mauvais paysan que la friche gagne sur les champs. Celui qui délaisse ainsi ses terres, ou qui ne sait pas suffisamment en tirer parti, mérite d’être mis sous tutelle. C’est ainsi qu’au début du xxe siècle, un manuel de droit justifiait la mainmise occidentale sur le reste du monde : « Les communautés primitives ou arriérées qui monopolisent une région du globe sans pouvoir en exploiter les possibilités […] doivent être administrées, soit directement, soit par voie de tutelle, par des gouvernements internationaux aptes à les diriger dans la voie du progrès et de la solidarité humaine5. »
7Mais que la friche soit ainsi renvoyée du côté de l’inculte, de l’improductif, du négligé n’en fait pas, du même coup, un espace sauvage. Les amoureux de la wilderness n’ont que faire de ces laissées pour compte du productivisme. Ce ne sont pas des terres embroussaillées qui les attirent, mal exploitées, ou abandonnées, elles témoignent encore de la présence humaine. Ils veulent la verticalité imposante de la forêt, ou l’éblouissante rigueur du désert, surveillé d’en haut par les rapaces.
8Pour accéder à la friche il faut donc abandonner les oppositions duales. On en découvrira alors toute la variété : ni jachère ni espace pastoral, la friche n’est pas un lieu abandonné. Dans les pratiques peu intensives des communautés non occidentales, on ne verra plus nécessairement l’arriération de ceux qui ne veulent pas s’engager dans le progrès, mais d’autres façons de faire avec la nature, moins offensives et plus durables. Une autre façon pour les hommes de vivre ensemble, également. En rejetant la friche, l’agriculture productiviste a fait disparaître les communs, ces terres qui n’avaient été appropriées par personne, mais dont l’usage collectif se réglait en commun. La friche ne se laisse pas prendre dans l’opposition ville/campagne : à côté des friches rurales on trouve des friches urbaines, pas seulement les usines abandonnées, mais aussi la nature qui envahit les terrains vagues, les lieux hors d’usage, comme la petite ceinture à Paris, véritable terre d’aventure pour une nature en liberté. C’est là que se développe le « tiers paysage », cette nature qui échappe à toute assignation préétablie à la dualité du sauvage et du mis en valeur – espaces ruraux comme espaces urbains –, dont parle le jardinier Gilles Clément et qu’étudie Rémi Beau.
9Suivre l’étude des friches c’est donc comprendre comment le jugement qui a été porté sur celles-ci, mais également la manière de les définir, sont un témoignage du rapport à la nature et de la façon dont il se transforme d’une époque à l’autre. Un temps stigmatisées comme la preuve de l’inertie et de la paresse, quand seul le travail de transformation était valorisé, plus tard perçues comme le symptôme social d’une ruralité qui se meurt, les friches en viennent à représenter la nature dont nous nous préoccupons, celle qui ne se laisse ni transformer ni enclore, mais nous surprend et échappe à notre domination.
10 L’éthique de la nature ordinaire, exposée dans la troisième partie de l’ouvrage, est ainsi une éthique de la friche, une éthique qui ne peut pas s’inscrire dans le cadre des oppositions dualistes car elle ne traite pas séparément des rapports de l’homme à la nature et des rapports entre les hommes. Comme le montre Rémi Beau dans son examen du productivisme, si l’industrialisation s’accompagne d’une destruction, ce n’est pas la nature en elle-même qui est détruite – elle continue à exister sous l’artificialisation –, mais la sociabilité qui lie les éleveurs et les bêtes, les agriculteurs et le sol. Choisir une autre agriculture, ou un autre élevage, c’est opter pour d’autres rapports des agriculteurs avec le sol, vu comme un système de relations. Redécouvrir les friches, c’est faire surgir les communs que leur annulation avait congédiés. C’est pourquoi cette éthique est inséparable d’une politique, d’un vivre ensemble, humains et non-humains.
11La wilderness conservera certainement ses admirateurs. Il existe, autour d’elle, un véritable culte qui tient du religieux en ce qu’il entretient la peur beaucoup plus qu’il ne la surmonte. Les histoires de wilderness finissent souvent très mal. Il peut s’agir d’histoires vraies, comme celle de Chris McCandless, que rapporte Jon Krakauer dans Into the Wild, ce jeune américain qui abandonna tous ses biens et s’enfonça seul dans l’Alaska, au cœur de la wilderness, où un chasseur, quelques semaines plus tard, retrouva son corps décomposé6. Il peut s’agir aussi de fictions littéraires, et nombreux sont les romans américains qui relatent, comme le très célèbre Deliverance7, des aventures en wilderness où se confronter au sauvage mène les héros à une fin tragique. La nature continue à nous faire peur. Si nous affirmons avec tant d’assurance en être si complètement venus à bout qu’elle est tout à fait nôtre, au point que l’on peut nommer « ère de l’humanité » (Anthropocène) le nouveau temps géologique dans lequel nous nous trouvons, c’est un triomphe ambigu. Car pour d’autres, l’anthropocène serait plutôt l’ère de la catastrophe, d’une nature qui nous menace comme jamais elle ne l’a fait. Dans les fanfaronnades de notre toute-puissance, il y a beaucoup d’impuissance, et surtout, une très grande ignorance : nous connaissons mieux nos fantasmes que la nature. Après avoir publié Into the Wild, Jon Krakauer reçut des lettres d’habitants de l’Alaska pour qui la mort de Chris McCandless témoignait d’une très grande ignorance de la vie dans la wilderness. Toute tragique qu’ait été sa mort, il avait fait preuve, dans sa façon de vivre, d’une arrogance et d’une ignorance vis-à-vis de la nature, qui l’éloignaient de Henry David Thoreau dont il fut pourtant le lecteur passionné et, finalement, le rendaient assez semblable à ceux qui s’en proclament les maîtres.
12« Entrons sans dégoût dans l’étude des espèces animales : en chacune il y a de la nature et de la beauté8. » À la suite d’Aristote, et de l’appel qu’il lançait au début des Parties des animaux, nous voudrions, à notre tour, inviter les lecteurs : « Entrons sans crainte dans l’étude de la nature ordinaire, elle nous apprend comment humains et non-humains peuvent se rencontrer autour de la nature. » Et laissons Rémi Beau être notre guide.
Notes de bas de page
1 Roderick F. Nash, Wilderness and the American Mind, New Haven, Yale University Press, 1967.
2 John Baird Callicott, « Intrinsic Value in Nature : A Metaethical Analysis », dans Id., Beyond the Land Ethic : More Essays in Environmental Philosophy, New York, State University of New York Press, 1999, p. 239-261.
3 À l’exception notable de quelques fragments tels que la forêt de Bialowieza qui se situe à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie.
4 Philippe Descola, « Diversité biologique et diversité culturelle », dans Imagine To-Morrow’s World, Fontainebleau Symposium, Keynote Presentations, Fontainebleau, Union internationale de conservation de la nature, 3-5 novembre 1998, p. 77-90 ; Id., Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
5 Georges Scelle, Précis du droit des gens, Paris, Sirey, 1934, rééd. Paris, Éditions du CNRS, 1984, p. 143.
6 Jon Krakauer, Into the Wild, Londres, Pan Books, 2007 [1998].
7 Titre du roman de James Dickey (Londres, Pan Books, 1970) dont John Boorman a fait un film, du même nom, en 1972.
8 Aristote, Parties des animaux, I, V, 645 a 21-23, Paris, Flammarion (GF), 1995, p. 58.
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