Le tireur de cartes du Nouveau Paris
The fortune-teller of the Nouveau Paris
p. 249-261
Résumés
Le discours sur le peuple tenu par Louis Sébastien Mercier dans son Nouveau Paris fourmille d’idées reçues et de clichés dépréciatifs, où se conjuguent le populaire et l’ignorant, le frivole, l’émotif, l’animalier, l’oisif, l’inconstant. Par delà les lieux communs qu’elle reconduit, la suite postrévolutionnaire du Tableau de Paris révèle aussi le trouble de l’écrivain mêlé à la foule et confronté à ses propres préjugés. C’est ce qui se produit dans « Le tireur de cartes », soixante-troisième chapitre de l’œuvre, où Mercier relate son face-à-face avec un célèbre charlatan, cul-de-jatte prospère et déroutant. En tendant un miroir à l’écrivain, le cartomancien interroge le rapport ambivalent qu’entretenait Mercier au peuple parisien.
Louis Sébastien Mercier’s discourse regarding the people in his Nouveau Paris swarms with stereotypes and disparaging clichés, where the popular is interwoven with the ignorant, the frivolous, the emotive, the animal, the idle, and the inconstant. Besides the commonplaces it renews, this post-revolutionary sequel to the Tableau de Paris also reveals the confusion of the writer mixed up in the crowd and confronted with his own prejudices. This is what transpires in ‘The fortune-teller’, the work’s sixty-third chapter, where Mercier relates his encounter with a famous charlatan, a prosperous and puzzling man without legs. In holding up a mirror to the writer, the fortune-teller examines the ambivalent relationship maintained by Mercier with the Parisian people.
Texte intégral
Comprendre le peuple parisien, c’est imaginer ses caractères et ses comportements, mais c’est aussi reconstituer une identité sociale à travers le système des représentations qui tente de l’exorciser pour la contenir. En d’autres termes, il s’agit d’interroger des stéréotypes et des mythes. […] Connaître le peuple de Paris, c’est d’abord tenter d’évaluer des manières de parler du peuple, donc saisir un système de perceptions sociales qui, par un jeu de miroirs, questionne la réalité reconstruite par l’historien1.
1 Le Peuple de Paris s’ouvre sur un discret hommage à Louis Sébastien Mercier. En s’avisant qu’« [é]crire un nouveau “tableau de Paris” est un exercice difficile2 », Daniel Roche reconnaissait la place « archéologique3 », pour le dire avec Pierre Frantz, qu’occupe Mercier dans l’histoire sociale et culturelle de la population parisienne. La mise en garde suivait de peu la marque de déférence : témoignage certes irremplaçable des réalités populaires, l’œuvre de Mercier, observait Daniel Roche, est d’abord et avant tout une mise en scène. Loin d’être une voie d’accès direct aux us et coutumes des Parisiens de plus ou moins basse extraction, à leurs comportements et à leurs gestes quotidiens, elle doit être envisagée comme un terrain d’observation pour mettre au jour le système de perceptions, fait d’idées reçues et de stéréotypes, qui infléchit la mise en récit du peuple au siècle des Lumières.
2Alors que la force d’attraction du Tableau de Paris s’est exercée sur plusieurs générations d’historiens et de littéraires, curieux de suivre le promeneur parisien dans son exploration de la ville en ses moindres recoins, Le Nouveau Paris est souvent resté dans l’ombre de la fameuse fresque prérévolutionnaire4. Vraisemblablement commencé après la sortie de prison de son auteur en décembre 1794, largement écrit de 1796 à 1798 et publié à la fin de 1798 ou au début de 1799, le deuxième volet du diptyque parisien s’ouvre sur un constat, celui de la métamorphose du peuple, relevée par Mercier dès les premières lignes de son « Avant-propos » :
J’avais terminé, vers la fin de 1788, le Tableau de Paris que j’avais commencé en 1781 et qui composait douze volumes. Je comptais avoir tout dit, du moins tout ce que je savais sur cette ville qui fixe éternellement les regards du monde entier ; et je comptais bien n’y pas revenir, lorsqu’une révolution dont le souvenir ne périra jamais, et influera sur les destinées futures de l’espèce humaine, vint bouleverser les mœurs d’un peuple paisible, changer ses habitudes, ses lois, ses usages, sa police, son gouvernement, ses autels, et lui inspirer tour à tour le courage le plus héroïque et la férocité la plus lâche5.
3Transformé, selon les dires de Mercier, sous à peu près tous les rapports, le peuple parisien est néanmoins présenté, dans d’autres pages de l’œuvre, comme identique à lui-même. C’est le cas par exemple dans le soixante-troisième chapitre du Nouveau Paris, intitulé « Le tireur de cartes ». L’auteur y raconte la visite qu’il rendit à un célèbre cartomancien, nommé Martin, qui exerçait sa pratique au no 1773 de la rue d’Anjou6, « près la rue ci-devant Dauphine », dans un « antre sibyllitique » dont les escaliers étaient chaque jour « obstrués de personnes de tout sexe et de tout âge » (Mercier, Le Nouveau Paris, p. 268). L’affluence des visiteurs venus consulter l’oracle suscite chez Mercier une lamentation convenue sur l’éternelle bêtise de « la masse du peuple », qu’aucun rayon de lumière n’aurait encore pénétrée. Le peuple, se désole Mercier, est « toujours le même ; les mêmes superstitions l’assiègent : il n’a pas perdu une seule de ses erreurs antiques » (ibid., p. 267-268).
4Inchangé, le peuple de Paris ? Ou serait-ce plutôt le filtre à travers lequel le perçoit l’homme de lettres qui serait resté imprégné des vieux clichés d’Ancien Régime sur les masses laborieuses ? Le lexique dans lequel est évoquée la foule entassée à la porte du charlatan le laisse penser. La représentation du peuple dans Le Nouveau Paris sera abordée dans cette étude sous deux angles. Il s’agira, dans un premier temps, de mettre en évidence quelques-uns des principaux motifs qui président au discours que tient Mercier sur ce sujet dans l’ensemble des deux cent soixante et onze chapitres du texte de l’an VII. Pour ce faire, nous avons inventorié les nombreuses occurrences du mot « peuple » dans cette œuvre, de manière à comprendre l’usage que fait son auteur d’un terme dont le sens fluctue d’une page à l’autre. Il serait vain, en effet, de vouloir définir ce qu’est le peuple aux yeux de l’auteur du Nouveau Paris7. Abstraction désignant un ensemble flou, ce mot est parfois employé par Mercier de façon restrictive : « le peuple français », « le peuple des faubourgs », celui de la Commune, « le petit peuple », « le bas peuple », « le menu peuple » et « le peuple de Paris » sont des expressions qu’on rencontre à l’occasion dans son œuvre, mais il y est le plus souvent question du peuple, de façon abstraite et générale, tantôt sujet politique, tantôt catégorie sociale, tantôt collectivité nationale. Comme l’a bien vu Pierre Frantz, « le peuple n’est pas une entité socialement repérable » chez Mercier, mais une unité problématique, appréhendée dans sa diversité8. Plutôt que de chercher à délimiter les contours d’une catégorie, on examinera donc le lot d’images, de pensées et de savoirs (ou de pseudo-savoirs) que cette catégorie charrie. À l’exemple de Déborah Cohen dans La nature du peuple, nous nous sommes servie de ce vocable comme « clé d’entrée9 » dans un imaginaire social, mais aussi de tout un réseau sémantique dans lequel s’insère le peuple et où il côtoie la populace, la plèbe, la multitude, la masse et la foule, avec lesquelles il se confond parfois. On reviendra dans un second temps au « Tireur de cartes » pour considérer comment les lieux communs sur le peuple coexistent, dans l’œuvre de Mercier, avec des portraits singuliers qui échappent en partie aux stéréotypes et qui donnent à lire des figures populaires complexes, ouvrant une brèche dans le système de prêt-à-penser dont se nourrit l’auteur.
« Le lot commun des gens de peu »
5Dans la France du xviiie siècle, observait Daniel Roche, « [l]e peuple des écrivains est une majorité qualifiée par les signes irréfutables de son retard intellectuel et moral. Le peuple, c’est l’ignorance […]. Son univers est celui du caprice, de la déraison, de la crédulité, des préjugés de tous ordres10 ». Celui du Nouveau Paris ne fait pas exception : ignare, il vit le plus souvent dans l’erreur et se laisse facilement manipuler. Il n’y a pas, écrit Mercier, « la centième partie du peuple qui lise, et la millième qui puisse distinguer le vrai du faux » (Mercier, Le Nouveau Paris, p. 664). Inculte et sans discernement, le peuple traîne sa bêtise de siècle en siècle, engoncé dans la misère et la médiocrité comme par l’effet d’une résistance atavique au progrès : « Le bonheur qu’on nous promet, et les lumières qu’on nous annonce, sont encore et seront longtemps renfermés dans les gros livres philosophiques que le peuple ne lira jamais » (ibid., p. 921). Même les secousses les plus puissantes de l’expérience politique ne sauraient dégourdir son esprit étriqué : « Les grandes scènes de la révolution n’ont pu agrandir son entendement toujours étroit, toujours borné » (ibid., p. 396). Obtus, « ridicule dans ses raisonnements » (ibid.), « mû incessamment par des idées fausses » (ibid., p. 800), le peuple dans « son ignorance profonde a toujours parlé de ce qu’il n’entendait pas » (ibid., p. 395) et reste « attaché à d’anciens préjugés » (ibid., p. 101). Aussi son défaut d’instruction rend-il hasardeuse son action politique. « Oh ! quel méprisable rôle jouera dans l’histoire le peuple de Paris ! » (ibid., p. 395), regrette Mercier. Le peuple « ne se lève que quand il est mû, soudoyé et dirigé » (ibid., p. 225) et, une fois debout, il est « hors d’état de juger et ce qu’il [fait], et ce qu’il [veut] faire » (ibid., p. 354). L’auteur ne cesse de déplorer la « stupide crédulité » (ibid., p. 358) d’un peuple qu’il affuble d’une série d’épithètes accusant toutes l’incapacité des masses à prendre en main leur destin : il est aveugle, égaré, ébloui, séduit, « mille fois trompé » (ibid., p. 210), dupe, abusé, emporté, entraîné. Malléable et vulnérable11, il tombe « dans les pièges les plus grossiers qui [lui] sont offerts » (ibid., p. 417). Si cette litanie a son corollaire pédagogique (il faut « éclairer le peuple » – ibid., p. 583 –, lui ouvrir les yeux), elle s’accompagne surtout d’un sentiment d’impuissance : « Jouet de tous les scélérats qui ont voulu se jouer de lui, il n’y a qu’une voix qu’il n’écoute pas, celle de l’homme de bien ou de l’homme sensé » (ibid., p. 396).
6Incapable de raisonner, le peuple est soumis à ses passions (colère, crainte, désir) de même qu’à ses besoins (boire, manger, se reposer). Ce sont là d’autres lieux communs qui nourrissent Le Nouveau Paris, chargé par son auteur des poncifs de la littérature poissarde, dans laquelle la « passion, l’irritabilité, la violence » étaient déjà « le lot commun des gens de peu12 ». Le peuple, écrit Mercier, est « susceptible de toutes les impulsions » (ibid., p. 217). Il est « sans frein, impétueux, fougueux » (ibid., p. 609) ; c’est une « masse combustible » (ibid., p. 396) aux « élans passionnés » (ibid., p. 303). Une « espèce d’instinct […] l’entraîne vers des jouissances dont il ne se faisait autrefois aucune idée » (ibid., p. 903). Aussi ses « fureurs » (ibid., p. 326, 335, 701 et 823) n’ont-elles d’égale que sa « terrible gaieté » (ibid., p. 335) ; « subitement licencié », il donne à voir « une orgie journellement plaisante au milieu des événements politiques les plus graves » (ibid.). Le peuple « boit, rit, chante, danse, et murmure » contre le gouvernement (ibid., p. 431-432), quand il ne hurle et ne vocifère pas. À plusieurs reprises, Mercier attire l’attention sur « la grande bouche du peuple » (ibid., p. 599)13. Pendant le procès de Louis XVI, dans les « hautes tribunes destinées au peuple », il se souvient qu’on « buvait du vin et de l’eau-de-vie comme en pleine tabagie » (ibid., p. 879). L’image d’un peuple ripailleur peut se charger d’une connotation tant positive que négative. Quand Mercier raconte la fête du 10 thermidor an IV, il déclare avoir vu ce jour-là « le peuple par excellence assis sur l’herbe, mangeant des cerises et des échaudés » (ibid., p. 714) ; est-ce bien le « même peuple », se demande-t-il, que celui, « ivre de sang et furieux de carnage, qui s’égorgeait il y a deux ans » (ibid., p. 713) ? Le Nouveau Paris, on le voit, n’échappe pas au topos du peuple dévorateur, « [a]ltéré de sang et de vin » (ibid., p. 159), dont même les actions louables (celles qui trouvent grâce aux yeux de Mercier) sont expliquées en des termes empruntés au lexique de la consommation : le 14 juillet, les Parisiens ont « dévor[é] » Versailles (ibid., p. 52). Cette passion dévoratrice se mue, dans les pages les plus pastorales de l’œuvre, en un sain appétit pour les repas champêtres : aux Prés-Saint-Gervais, écrit Mercier dans un élan bucolique, « il faut voir tout un peuple laborieux gravir en serpentant la cime de Belleville, pour se régaler [des] fruits bienfaisants » que prodigue la nature au « lugubre habitant de la rue des Rats ou de celle de Tire-chappe », qui ne voit d’habitude « d’autre jardin que le pot de basilic de sa fenêtre » (ibid., p. 893). Dans la rue comme dans les prés, dans ses pires comme dans ses meilleurs jours, le peuple a souvent chez Mercier son ventre et son gosier comme principale perspective.
7Fréquemment ramené à son corps, le peuple est aussi dépeint dans un registre animalier, ce qui marque là encore son appartenance à la nature, tantôt sauvage, tantôt apprivoisée14. Pour rendre compte de la puissance de l’insurrection populaire de juillet 1789, mais aussi de son caractère explosif, irréfléchi et instinctif, Mercier écrit que la révolution fut « le coup de queue de la baleine qui renvers[a] l’esquif du harponneur » (ibid., p. 36). Lors de la prise des Tuileries, le peuple « rugit » et « se défend[it] en lion » (ibid., p. 157-158). À chaque premier de l’an (puisqu’en dépit du nouveau calendrier « les Parisiens, invariablement mus par l’intérêt, la friandise et le mensonge, persistent à célébrer le jour de l’an fixé au premier janvier »), les confiseurs, « qui semblent avoir fait une étude réfléchie du cœur de ce peuple volage », transforment leurs boutiques en des appeaux « où les individus de l’un et de l’autre sexe volent pour se prendre comme les mouches dans le miel » ou comme des « poissons » attirés par la chair dont on déguise les hameçons (ibid., p. 634-636). À côté de cette ménagerie quelque peu éclectique (baleine, lions, mouches, poissons) à laquelle recourt Mercier pour décrire les comportements populaires, Le Nouveau Paris renferme aussi un lot d’images qui assimilent le peuple aux éléments d’une nature déchaînée. « [E]mporté par le torrent d’une révolution » (ibid., p. 649), le peuple devient lui-même torrent : il s’agite en de « longs flots » (ibid., p. 896), en « flots tumultueux » (ibid., p. 492), inondant les rues chaque fois qu’il entend sonner le tocsin.
8Ce peuple ouragan, cette force brute de la nature est par ailleurs susceptible d’être subitement pétrifiée. La « multitude agitée » (ibid., p. 71), le peuple emporté, turbulent, tapageur, se mue alors en son contraire : en une masse immobile et apathique. Le « [v]il peuple de muets » (ibid., p. 914) qui hante alors les pages du Nouveau Paris, peuple terrassé, paralysé, plongé « dans un sommeil léthargique » (ibid., p. 366), c’est, dans l’axiologie politique de Mercier, celui qui « gémissait en silence » (ibid., p. 95) pendant les massacres de Septembre et qui, de cette époque au 9 thermidor – durant ce que Mercier nomme le « long règne du crime et de la sottise » (ibid., p. 134) –, fut plongé dans la « stupeur » (ibid., p. 88, 238), « démoralisé » (ibid., p. 240, 857), « prostern[é] devant une poignée de brigands » (ibid., p. 238). Et l’auteur de s’indigner au souvenir d’un peuple « stupidement passif devant des massacres journaliers, [et qui] ne s’en vautrait pas moins le soir, dans les tavernes et les lieux de prostitution » (ibid., p. 396)15. On touche là à un autre thème abondamment exploité dans Le Nouveau Paris : celui de la « multitude oisive » (ibid., p. 423), de la « fainéantise du peuple » (ibid., p. 422), qui passe sa vie au café et perd la moitié de ses journées en « dissipations frivoles » (ibid., p. 430), au bal, dans les guinguettes, aux promenades et au spectacle :
[C]hose inconcevable ! jamais dans les temps les plus heureux, le Français, ni aucun peuple quelconque, ne s’est porté avec plus de fureur au spectacle. L’Opéra commence à six heures ; dès trois heures le peuple assiège les portes : autre chose inconcevable ! ce peuple sans frein, impétueux, fougueux, se range avec une patiente tranquillité sur de petits bancs étroits, incommodes, où l’on se trouve gêné, à moitié dans l’obscurité ; il est paisible, et cause tout bas
ibid., p. 609.
9Ce fragment dénonce à la fois l’inconstance du peuple (qui passe de l’extrême agitation à l’inertie et à la docilité les plus grandes) et son incorrigible penchant à se croiser les bras. Le peuple, déplore Mercier en moraliste vigilant (qui laisse entendre qu’un bon peuple est un peuple au travail), « compose un nouveau clergé qui dessert assidûment les temples nombreux de l’oisiveté parisienne » (ibid., p. 753). Il n’a d’intérêt que pour « les spectacles et les gâteaux » (ibid.), qu’il se paie d’ailleurs en abondance, étant donnée « la cherté de la main-d’œuvre, fruit du régime révolutionnaire, [qui] a répandu dans les dernières classes une aisance inconnue jusqu’alors » (ibid., p. 903). Trop bien payé,
[l]e petit peuple travaille très doucement. Ses bras daignent à peine faire le moindre effort. Son métier est devenu pour lui une espèce d’amusement. Le gros travail lui fait peur : le brancard est peu chargé, la hotte est légère. Il loue ses bras comme par condescendance
ibid., p. 422.
10Le Parisien, note Mercier, « est devenu l’homme le plus paresseux de toute la terre » (ibid., p. 423).
11Entre l’engourdissement de ce peuple-là (« léger, frivole, inconséquent », « paresseux ou insouciant » – ibid., p. 713, 787) et « la puissance du peuple » (ibid., p. 547) dont parle Mercier quand il relate les journées du 14 juillet et du 10 août ; entre le « spectateur oisif » (ibid., p. 800) en lequel huit ans de révolution auraient transformé le peuple et celui qui prit la Bastille et les Tuileries, il y a un contraste que Le Nouveau Paris ne cesse d’interroger. « Il faut admettre nécessairement dans cette ville deux peuples distincts » (ibid., p. 9), peut-on lire dès l’avant-propos. Cette dualité ne doit pas seulement être comprise comme une mutation (le peuple aurait changé de nature au fil des ans). Elle est, de façon beaucoup plus inquiétante, une duplicité : le peuple que décrit Mercier est instable et capricieux ; il est doté d’un « esprit de contradiction » (ibid., p. 507) qui le fait constamment se jeter « dans l’inverse » (ibid., p. 787), c’est-à-dire passer d’un extrême à l’autre. « Il serait assez difficile, admet Mercier, d’expliquer tout ce qui excite ou ralentit soudainement la chaleur d’un peuple » (ibid.). Aussi Le Nouveau Paris peut-il être lu comme une longue réflexion sur ce que son auteur appelle « l’inexplicabilité du peuple parisien » (ibid., p. 740). Les journées révolutionnaires, commente Pierre Frantz, ont donné à l’observateur bourgeois du populaire « le sentiment d’une déroute » ; elles ont ruiné la « position idéologiquement confortable16 » de celui qui reste à l’écart et qui décrit les gens de peu dans un mouvement de retrait. Pour sentir cet ébranlement, il n’est que de lire le récit de la rencontre entre le promeneur Mercier et le tireur de cartes de la rue d’Anjou.
Louis Sébastien Mercier dans l’antre de Martin
12Le peuple qui afflue au no 1773 de la rue d’Anjou est à l’image de celui que donne à lire Mercier dans d’autres pages du Nouveau Paris : il est crédule, sot et « prodigieusement sensible », ce qui le rend « naturellement superstitieux » (ibid., p. 274). On trouve cependant dans ce chapitre d’une dizaine de pages davantage qu’une simple reconduction des idées reçues qui circulent ailleurs dans l’œuvre.
13L’auteur, dans le récit qu’il fait de sa visite au cartomancien, se mêle à la foule. Il délaisse le regard englobant et distant qu’il porte à d’autres occasions sur le peuple pour suivre celui-ci dans ses occupations quotidiennes. Il entre dans la cour de la rue d’Anjou comme on entrerait dans « un café achalandé, et ayant enseigne » (ibid., p. 271). Il monte les escaliers, fait la queue, coudoie la foule, attend son tour et parvient enfin « avec peine jusqu’à l’oracle » (ibid., p. 269). Ce changement de perspective et ce resserrement du champ de vision importent : « De près, que les choses sont différentes de ce qu’on les juge de loin ! » (ibid., p. 878), remarque Mercier dans un chapitre intitulé « Tout est optique » ; « de près les grandes images ne sont plus les mêmes » (ibid., p. 883). Dans une œuvre où l’auteur se met fréquemment en scène comme témoin oculaire et où il développe une réflexion sur l’importance du point de vue, le fait de se jeter dans la mêlée porte forcément à conséquence. Le gros plan sur le peuple qu’implique ce geste expose à de la nouveauté. Aussi Mercier découvre-t-il rue d’Anjou tout autre chose que ce à quoi il s’attendait. Le personnage dont il fait la rencontre une fois franchie la foule déjoue ses attentes :
Je me figurais voir un homme de haute stature, à la barbe blanche, aux yeux enflammés, au ton prophétique ; ainsi que le prenait Cagliostro, ainsi qu’il l’avait pris devant moi à Strasbourg, lorsque je me mis à lui rire au nez tant il me parut grotesque dans son rôle emphasé ; point du tout. Martin, l’oracle, est un cul-de-jatte, ayant ses béquilles à ses côtés, et qui au moindre mouvement les saisit avec une rapidité incroyable, et traîne dans son étroit et sale appartement ses deux jambes encaissées. Il a dans sa main un jeu de cartes du jeu de tarots, et une grande carte géographique couvre sa table. Il a l’air gai, ferme et décidé ; il soutient votre regard avec l’assurance la plus complète
ibid., p. 269.
14L’étonnement de Mercier atteint son point culminant quand il apprend que ce devin collabore avec la police. Sa spécialité, en effet, c’est le vol : « [I]l n’y a que moi pour les vols », l’informe le tireur de cartes quand il s’enquiert de sa pratique ; « la police elle-même me consulte, et je suis toujours le premier qui indique l’endroit où s’est réfugié le voleur » (ibid., p. 271). Étrange retournement que celui par lequel un charlatan, qui par définition fait métier de tromper les gens, est reconnu par les forces de l’ordre pour ses compétences en repérage d’escrocs17. Son visiteur en demeure stupéfait : « À ces étonnantes paroles, se rappelle Mercier, je restai muet. – La police vous consulte ! – Oui, reprit-il, d’un ton affirmatif », et Martin de poursuivre l’entretien avec « le ton et le propos d’un militaire qui raconte ses prouesses » (ibid.).
15Le charlatan qui captive ainsi Mercier, dont l’« œil observateur » est « frappé » par tout ce qu’il voit chez lui (ibid.), est un personnage complexe. Il est, d’une part, « un ignorant du premier ordre, doué d’une audace tranquille » (ibid., p. 272). C’est un « rustre » (ibid.) incapable de faire « aucun raisonnement politique » (ibid., p. 274). On reconnaît là l’homme du peuple saisi dans le filet de l’écrivain bourgeois : énergique, ignare et instinctif. Mais Martin est aussi, d’autre part, un homme ingénieux et prospère (« l’argent pleut sur [s a table » – ibid., p. 270), non dépourvu d’une certaine intelligence (il « sait et sent le peuple » – ibid., p. 275) et qui n’est d’aucune façon victime de son sort. Son infirmité (il est cul-de-jatte) ne l’empêche pas, les dimanches, de fermer boutique pour aller « promener son esprit prophétique dans la campagne » (ibid., p. 273). Si l’expression est moqueuse, voire franchement dépréciative (Martin « promène » son esprit comme on promène un chien, ce qui accuse sa bêtise), la suite de la phrase n’en montre pas moins un homme capable de s’arroger le pouvoir de la gausserie : dans ses escapades dominicales, précise Mercier, on dit qu’il va « voir ses amis et peut-être rire avec eux de la crédulité des Parisiens » (ibid.). Saisi dans une conjoncture discursive où, en bonne partie sous l’impulsion de Rousseau, « la vérité du peuple [s’est réfugiée] dans les campagnes18 », l’énoncé fait valoir la ruse et la capacité d’évasion comme des qualités intrinsèques du personnage.
16Le fait que Martin soit cul-de-jatte n’est pas, dans cette histoire, un détail sans importance. Cette particularité physique est l’ultime explication que trouve Mercier à la « grande célébrité » du devin (ibid., p. 271), doté par l’opinion commune d’un sixième sens en raison de son handicap19 :
En rappelant que notre Martin est cul-de-jatte, qu’il a le buste d’Asmodée, l’on s’étonnera moins de la vogue dont il jouit : les devins, les sibylles et les pythonisses ont toujours été représentés sous des figures étranges. […] Je me rappelle qu’il y avait aux portes de Notre-Dame deux donneurs d’eau bénite ; l’un était horriblement bossu, mais l’autre avait l’avantage d’être cul-de-jatte. L’œil du fidèle hésitait en entrant ; sur vingt personnes, dix-huit tendaient les bras vers le goupillon du demi-homme, assis tout entier dans son écuelle de bois : ce fut pendant trente ans une préférence marquée
ibid., p. 276-277.
17L’habitant de la rue d’Anjou a magnifiquement su tirer profit de cette prédilection pour les éclopés. Plutôt que de demander l’aumône aux portes d’une cathédrale, « il fait au moins six à sept louis par jour » (ibid., p. 270), confortablement installé dans son propre « sanctuaire » et aidé de deux « espèces de commis [qui] entrent et sortent sans cesse pour annoncer les arrivants » (ibid., p. 269). « La joie est dans ses yeux » (ibid.) ; c’est un cul-de-jatte astucieux, qui a fort bien réussi.
18Figure ambivalente, qui met en relief à la fois l’avilissement du peuple (son corps difforme exhibe son abaissement) et la capacité de celui-ci à se tirer d’affaire, Martin apparaît aussi, sous certains rapports, comme un avatar de l’auteur. Le face-à-face mis en scène dans ce chapitre s’apparente en effet à une rencontre avec un alter ego ou un contretype. Que le cartomancien puisse être l’antagoniste de l’homme de lettres est une idée explicitement formulée par Mercier : « [L]e flot des consultants va incessamment chez le cul-de-jatte, tandis que personne n’allait consulter ni Montesquieu, ni Rousseau » (ibid., p. 275-276). Certes imputable à la sempiternelle naïveté des masses, pareil succès n’éveille pas moins un doute dans l’esprit de l’auteur : et si le magistère de ce jongleur valait celui de l’écrivain ? L’empirique, après tout, ne guérit-il pas quelquefois « et au grand étonnement du médecin » (ibid., p. 275) ? L’hypothèse d’un diseur de bonne aventure dont l’art évincerait celui des Montesquieu et des Rousseau de ce monde est en tout cas soulevée :
[E]n admettant (car pour bien raisonner, il faut parcourir tout le cercle du possible), en admettant qu’il y eût quelque chose de réel dans cette espèce de divination ; si enfin il existait certaines règles inconnues pour apercevoir l’avenir, ainsi que nous avons des méthodes pour fixer le passé […] ne faudrait-il pas alors brûler tous nos volumes, fermer nos académies, et nous moquer de la foule des écrivains ? Le jeu de tarots de Martin serait le livre divinatoire, le livre par excellence ; car c’est faute de prescience que nous commettons tant d’erreurs et de méprises
ibid..
19Le temps d’une pensée fugitive, l’écrivain s’éclipse dans « la foule » de ses semblables, absorbé par la masse toujours un peu risible, au bénéfice d’un tireur de cartes tenant en main un jeu de tarots promu « livre par excellence », qu’il brandit telle une nouvelle alliance.
20La comparaison qu’invite à faire le texte de Mercier entre le cul-de-jatte et l’écrivain déborde le cadre de ce portrait, esquissé à grands traits, d’un Martin en parangon du génie. Mercier, c’est connu, disait avoir écrit son Tableau de Paris avec ses jambes. L’écrivain-promeneur, qui se présente à l’occasion sous les traits d’un prophète20 ou d’un voyant débusquant les réalités cachées21, a tout l’air d’avoir trouvé un double déformé dans ce visionnaire éclopé, qui promène un doigt sur une carte géographique à défaut de pouvoir arpenter librement la capitale. Dans ses lettres de prison, Mercier insistait sur la crainte qu’il avait de perdre l’usage de ses jambes : « J’ai bien mal au pied ; et je ne puis guère marcher » ; « mes jambes s’affaiblissent faute d’exercice » ; « [j]e suis environné de souris ; bientôt elles me mangeront les pieds22 ». Perçu à travers le prisme de ces souvenirs traumatiques, l’estropié de la rue d’Anjou acquiert un air vaguement familier.
21On pourrait poursuivre le parallèle entre l’auteur et le charlatan en notant qu’une même esthétique du désordre préside à l’écriture des tableaux de Mercier et à l’aménagement intérieur du logement de Martin, dont l’antre « a constamment l’air d’un galetas. Il a fort bien deviné que le peuple ne croyait à l’esprit prophétique que dans un lieu qui eût l’air d’un certain désordre » (ibid., p. 270). Extension de son corps difforme, le fouillis dans lequel vit l’oracle lui attire la faveur du peuple de Paris ; élu par celui-ci (l’image finale des mains tendues dix-huit fois sur vingt est éloquente), l’homme au « buste d’Asmodée » (ibid., p. 276) est un démon familier, lié au représentant du peuple que fut Mercier par de fugaces mais frappantes connivences. À l’instar du chiffonnier en qui l’auteur du Tableau de Paris saisissait sa propre image23, le cartomancien de la rue d’Anjou tend à Mercier un miroir où le rapport qu’entretient l’écrivain au peuple se trouve interrogé. La curieuse fraternité que donne à lire « Le tireur de cartes » met en question le rejet du populaire dans une altérité radicale, foncièrement étrangère à l’observateur bourgeois, qui, retranché dans le sentiment de sa supériorité, porterait sur le monde de la rue un regard en surplomb.
22Cerner l’image du peuple dans Le Nouveau Paris, c’est s’attacher à une série de clichés dépréciatifs, qui relèguent les masses dans la médiocrité de l’ignorance et de l’instinctivité, mais c’est aussi aller à la rencontre de personnages singuliers qui dynamisent la lecture du social en faisant vaciller les vieilles certitudes et les portraits aux contours trop nets. Quand le peuple cesse d’être une foule indifférenciée pour s’incarner dans l’un de ses émissaires, l’œuvre s’affranchit de son « bavardage rhétorique un peu convenu24 ». En passant le seuil du 1773 rue d’Anjou, le promeneur parisien attire l’attention sur le rapport ambigu qu’il entretient au populaire, un rapport qui fut admirablement décrit par Pierre Frantz : « Usant de la notion de peuple, Mercier ne cesse de la traverser pour aller vers les réalités qu’elle dissimule derrière son écran tout autant qu’elle les révèle25. » Objet d’un mépris certain, Martin séduit pourtant : par sa débrouillardise, par ses éclairs de malice, par son énergie, par son rire complice. Insaisissable, il est irréductible aux préjugés qui donnent son impulsion première à la visite que lui rendit l’auteur. « Quand on écrit sur les gens de peu, remarquait Daniel Roche, ce qu’il faut tenter de voir, c’est l’ambivalence : à côté de la pauvreté, à côté de la déculturation, les petits faits prouvant l’intelligence, la richesse culturelle, les menus progrès sociaux, tout ce qui fait qu’à aucun moment un objet historique ne peut se réduire à une image unique et simple26. » C’est une semblable leçon de sympathie que recèle « Le tireur de cartes » du Nouveau Paris.
Notes de bas de page
1 Daniel Roche, Le peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au xviiie siècle, Paris, Fayard, 1998 [1981], p. 52-53.
2 Ibid., p. 17. Cette « allusion fraternelle » a été relevée par Pierre Frantz dans un article important, dans le sillage duquel s’inscrit la présente étude : Pierre Frantz, « L’usage du peuple », dans Jean-Claude Bonnet (dir.), Louis Sébastien Mercier (1740-1814). Un hérétique en littérature, Paris, Mercure de France, 1995, p. 55-79.
3 Pierre Frantz, « L’usage du peuple », art. cité, p. 55.
4 Il n’en a pas moins été l’objet de quelques études lumineuses. Au nombre de celles-ci, mentionnons celle de Florence Lotterie sur les voix populaires (« Le Nouveau Paris de Louis-Sébastien Mercier. De la cacophonie révolutionnaire à l’unisson républicain », dans Corinne Grenouillet, Éléonore Reverzy (dir.), Les voix du peuple dans la littérature des xixe et xxe siècles, actes du colloque de Strasbourg [Strasbourg, 12-14 mai 2005], Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2006, p. 19-28) et celle, plus ancienne, de Pierre Frantz : « Heurs et malheurs de l’écriture. Le Nouveau Paris de Mercier », Littérature, 69, 1988, p. 100-110.
5 Louis Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, éd. par Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, p. 9. Il faut cependant se garder d’imaginer avec Mercier deux peuples dissemblables qui se manifesteraient de part et d’autre de la fracture révolutionnaire : « En réalité, ce sentiment confus que le peuple ne se ressemble pas, qu’il peut être peuple et tout autre chose […] ne date pas chez Mercier des journées révolutionnaires. On le trouve dans ses œuvres théoriques et dramatiques des années soixante-dix et quatre-vingt » (Pierre Frantz, « Heurs et malheurs de l’écriture… », art. cité, p. 103).
6 On retrouvera ce même Martin quelques années plus tard chez Francis William Blagdon : « The TROPHONIUS of Paris is Citizen Martin, who lives at No 1773 Rue d’Anjou : the PHEMONOË is Madame Villeneuve, Rue de l’Antechrist » ([Francis William Blagdon], Paris as It Was and as It Is; or A Sketch of the French Capital, Illustrative of the Effects of the Revolution, Londres, C. and R. Baldwin, 1803, 2 vol., t. 1, p. 252 [trad. fr. Paris sous le Consulat. Lettres d’un voyageur anglais (1801-1802), Paris, CNRS Éditions, 2016]). Victor Hugo évoquera à son tour l’oracle de la rue d’Anjou dans Quatrevingt-treize, en le logeant à une adresse légèrement raccourcie, dans la fameuse description qu’il donnera des « rues de Paris dans ce temps-là » : « On allait se faire tirer les cartes par Martin, au no 173 de la rue d’Anjou, ci-devant Dauphine » (Victor Hugo, Quatrevingt-treize, dans Œuvres complètes. Roman III, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 861).
7 Mercier fut le premier à le reconnaître : « Il est très difficile de donner une définition juste et précise des mots multitude, peuple, public » (Louis Sébastien Mercier, Néologie, éd. par Jean-Claude Bonnet, Paris, Belin, 2009, p. 17). Sur le peuple comme « composé indéfinissable », on consultera Geneviève Bollème, Le peuple par écrit, préf. de Jacques Le Goff, Paris, Seuil, 1986, p. 167 et suiv. Voir aussi Annie Geffroy, « Le “peuple” selon Saint-Just », Annales historiques de la Révolution française, 40/191, 1968, p. 138-144.
8 Pierre Frantz, « L’usage du peuple », art. cité, p. 69-70.
9 Déborah Cohen, La nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (xviiie-xxie siècles), Paris, Champ Vallon, 2010, p. 9.
10 Daniel Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 59.
11 Nous faisons nôtre une remarque de Nicole Denoit, qui constatait que le peuple, de L’An 2440 au Nouveau Paris, « est à la fois malléable et vulnérable ». Nicole Denoit, « Louis-Sébastien Mercier, prophète et juge de la Révolution de L’An 2440 au Nouveau Paris », dans Michel Vovelle (dir.), L’image de la Révolution française, actes du congrès mondial pour le bicentenaire de la Révolution française (Paris, 6-12 juillet 1989), Oxford/Paris/ New York, Pergamon Press, 1990, t. 3, p. 2034. Annie Geffroy a fait apparaître un trait similaire du peuple chez Saint-Just : dans les principaux discours de celui-ci, le peuple « se manifeste le plus souvent, non pas comme “moteur” de l’histoire, mais comme un objet sur lequel on agit, en mal (opprimer, assujettir le peuple…), ou en bien (aider, conduire, gouverner le peuple, donner au peuple…) » (Annie Geffroy, « Le “peuple” selon Saint-Just », art. cité, p. 143). Sur le peuple manipulé dans l’imaginaire du Nouveau Paris, voir également Florence Lotterie, « Le Nouveau Paris de Louis-Sébastien Mercier… », art. cité, p. 22-25.
12 Daniel Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 59. Sur la supposée violence du peuple au xviiie siècle, voir également Déborah Cohen, La nature du peuple…, op. cit., p. 59 et suiv.
13 Sur l’« étrange boulimie » et « la féroce gourmandise du peuple » dans Le Nouveau Paris, voir Nicole Denoit, « Louis-Sébastien Mercier, prophète et juge de la Révolution… », art. cité, p. 2036-2037.
14 Rappelons avec Déborah Cohen que « [l]’association du peuple avec le bas et le corps est une vieille antienne ». La « réduction, par les élites, du peuple à un corps » est une « manière évidemment pour elles de se réserver l’esprit. Le peuple est du côté de la force animale […]. En tant qu’animal, le peuple est réduit à un ensemble de besoins vitaux » (Cohen, La nature du peuple…, op. cit., p. 7, 21).
15 Dans les années 1770 et 1780, la passivité caractérisait déjà le peuple dans certaines œuvres dramatiques de Mercier. Voir Pierre Frantz, « Heurs et malheurs de l’écriture… », art. cité, p. 103.
16 Ibid., p. 104.
17 Pour l’histoire véridique (et hautement plus probable) d’un diseur de bonne aventure poursuivi par la justice, on lira avec intérêt Michel Porret, L’homme aux pensées nocturnes. Pierre Frémont, libraire et explicateur de rêves à Genève au siècle des Lumières, Genève, Metropolis, 2001.
18 Daniel Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 60.
19 Cette tendance à attribuer une capacité d’intuition particulière, parfois teintée de surnaturel, aux êtres dont le corps est perçu comme imparfait a été constatée par Erving Goffman dans Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, trad. de l’angl. par Alain Kihm, Paris, Minuit, 1975, p. 15-16.
20 Mercier se représente en « véritable prophète de la révolution » dans le « Nouveau discours préliminaire » qui accompagne en 1798 la réédition de L’An 2440 : « Jamais prédiction, j’ose le dire, ne fut plus voisine de l’événement, et ne fut en même-temps plus détaillée sur l’étonnante série de toutes les métamorphoses particulières. Je suis donc le véritable prophète de la révolution, et je le dis sans orgueil […] » (Louis Sébastien Mercier, L’an deux mille quatre cent quarante. Rêve s’il en fût jamais ; suivi de L’homme de fer, songe, Paris, Brosson et Carteret/Dugour et Durand, an VII, 3 vol., t. 1, p. ii). L’idée d’un écrivain visionnaire réapparaît dans Le Nouveau Paris, mais elle se retourne cette fois contre Mercier, discrédité à cause de l’image d’augure qui lui aurait collé à la peau. Convaincu que « la prévoyante politique » exigeait en 1789 de raser Versailles, il affirme au chapitre vingt-deux qu’il aurait déposé une motion en ce sens, mais que celle-ci serait restée lettre morte parce qu’on aurait soupçonné son auteur de vouloir se donner des airs de prophète. Mercier, autrement dit, se représente dans ce fragment en Cassandre moderne, déconsidéré par excès de clairvoyance : « Ma voix fut rejetée parce qu’on dit que je ne faisais cette motion que pour accomplir une sorte de prophétie que j’avais faite sur le château de Versailles, lorsque je peignis dans un rêve l’ombre de Louis XIV arrosant des pleurs du repentir une dernière colonne à moitié brisée de son orgueilleux et coûteux monument » (Mercier, Le Nouveau Paris, p. 120).
21 Voir Geneviève Boucher, Écrire le temps. Les tableaux urbains de Louis Sébastien Mercier, Montréal, Presses de l’université de Montréal, 2014, p. 31-32.
22 Louis Sébastien Mercier, « Lettres de prison (1793-1794) », dans Le Nouveau Paris, op. cit., p. cix, lxxxi et cxvii-cxviii). L’image de l’estropié revient dans d’autres lettres encore : « J’ai sur le petit doigt de pied gauche un cor d’une dureté douloureuse » ; « N’oubliez pas mes rouleaux pour mon cor. J’ai peine à marcher » (ibid., p. cxl, cxlii). Je remercie Colin Jones d’avoir attiré mon attention sur les soucis podologiques de Mercier.
23 Voir à ce sujet Florence Lotterie, « Rendre la littérature populaire ? La plume pédagogique de Louis Sébastien Mercier », dans Lise Andriès (dir.), Le partage des savoirs, xviiie-xixe siècles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2003, p. 36-38.
24 Pierre Frantz, « L’usage du peuple », art. cité, p. 79.
25 Ibid., p. 61.
26 Daniel Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 72.
Auteur
Professeure au Département d’études littéraires de l’université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de Qui perd gagne. Imaginaire du don et Révolution française (Presses de l’université de Montréal, 2008). Elle a également édité deux ouvrages collectifs et elle a publié des articles sur la littérature de la Révolution française, notamment sur les œuvres de Germaine de Staël, Isabelle de Charrière, Gabriel Sénac de Meilhan, Claude-François-Xavier Mercier de Compiègne, Joseph Fiévée et Louis Sébastien Mercier.
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