Comment peut-on être Tahitien ?
Ahutoru à Paris (1769)
How can one be Tahitian? Ahutoru in Paris (1769)
p. 179-193
Résumés
Ahutoru fut le premier Tahitien à mettre le pied en Europe. Arrivé à Paris avec Bougainville en 1769, il y séjourna un an et suscita une curiosité certaine, mais riche de malentendus. Interpréter cette curiosité des Parisiens pour cette figure exotique est l’objectif de ce chapitre.
La visite d’Ahutoru ne fut ni l’apogée de l’universalisme des Lumières, ni la préfiguration des zoos coloniaux. Elle révèle plutôt les limites de la curiosité scientifique et les ambivalences de l’attention publique. Le voyage d’Ahutoru, dont les raisons restent incertaines, fut au final une rencontre manquée. Son double de fiction, plus conforme aux attentes européennes, connut un succès plus marqué.
Ahutoru was the first Tahitian to set foot in Europe. Having arrived in Paris with Bougainville in 1769, he stayed there a year and elicited a certain curiosity, but one which was rich in misunderstandings. This chapter’s objective is to interpret this Parisian curiosity regarding this exotic figure. Ahutoru’s visit was neither the apogee of the Enlightenment universalism, nor the prefiguration of colonial zoos. Rather, it reveals the limits of scientific curiosity and the ambivalences of the attention of the public. His voyage, whose reasons remain uncertain, was ultimately a failed encounter. His fictional double, which was more consonant with European expectations, enjoyed a more notable success.
Texte intégral
1Pour tant de provinciaux et d’étrangers attirés par le prestige de ses monuments, de ses théâtres, de ses salons et de ses boutiques, ou plus prosaïquement par l’espoir d’y trouver un travail, voire d’y faire fortune, Paris, au xviiie siècle, était bien « la ville promise1 ». Ils en avaient rêvé, ils venaient s’y installer, pour quelques mois ou de nombreuses années, après un long voyage. Nourris de récits et de livres, parfois munis de guides de voyages, ils croyaient connaître la capitale avant même d’y avoir mis les pieds.
2Il n’en allait pas de même pour Ahutoru, le jeune Tahitien ramené par Bougainville de son voyage autour du monde. Lui n’avait jamais rêvé de Paris, et si l’on ignore pour l’essentiel les raisons qui ont motivé son voyage, il est certain que ce n’était pas le désir de découvrir une ville dont il n’avait pas la moindre idée.
3Rien, vraiment rien, ne prédisposait Ahutoru à fouler le sol parisien. Il était né à l’autre bout du monde, sur une petite île du Pacifique, dans ce que l’on n’appelait pas encore la Polynésie. Il fut le témoin de l’arrivée des deux navires de Bougainville à Tahiti en avril 1768, s’embarqua sur l’un d’eux, survécut à la traversée et aux fièvres de Batavia, arriva à Paris en mars 1769, y vécut un an avant de repartir pour un voyage retour qu’il n’acheva jamais, puisqu’il mourut à Madagascar, sans avoir revu les siens.
4On rêverait de pouvoir reconstituer, ou ne serait-ce qu’approcher, ce que fut l’expérience d’Ahutoru, ses impressions, ses attentes, ses étonnements. Autant le dire d’emblée, en l’état de la documentation, une telle ambition est hors de portée. On peut avancer quelques hypothèses sur ses motivations (il est probable qu’il cherchait le soutien militaire des Français dans les conflits politiques et militaires internes à la Polynésie) et sur ses déceptions (il est certain qu’il ne s’attendait pas à un si long voyage et qu’il tomba rapidement dans une profonde mélancolie, tout en cherchant continûment à faire bonne figure), mais il serait imprudent de s’aventurer plus avant dans cette direction périlleuse où l’historien est tenté de substituer sa propre voix à celle de son personnage.
5Mon but, dans cet article, est plutôt de comprendre la façon dont Ahutoru fut perçu, et accueilli, par la société parisienne. Il était en effet le premier Polynésien à séjourner en Europe. Il précéda de peu Omaï, qui visita Londres quelques années plus tard (1774-1776), ramené par Tobias Furneaux lors du second voyage de James Cook2. L’un et l’autre suscitèrent, dit-on, une très vive curiosité. Dans cette période marquée à la fois par l’enthousiasme à l’égard des explorations scientifiques dans le Pacifique et par un regain du primitivisme, que symbolise le « mythe de Tahiti », la présence de deux indigènes, deux incarnations providentielles du « noble sauvage », ne pouvait que faire sensation. Le public parisien était friand de récits de voyage et d’exploration, curieux notamment de découvertes de nouvelles terres et d’îles dans le Pacifique, dont on lui faisait miroiter les mystères3. À peine quelques années plus tôt, le grand savant Maupertuis avait écrit, dans sa Lettre sur le progrès des sciences, que rien n’était plus digne d’intérêt que la découverte de nouvelles espèces d’hommes : « C’est dans les isles de cette mer que les voyageurs nous assurent avoir vu des hommes Sauvages, des hommes velus, portant des queues, une espèce mitoyenne entre les singes et nous. J’aimerais mieux une heure de conversation avec eux, qu’avec le plus grand esprit de l’Europe4. » Comment devons-nous interpréter une telle curiosité ? Que signifie-t-elle dans le contexte des débats sur la diversité humaine qui agitaient les philosophes, les naturalistes et les géographes ? Et que nous apprend-elle sur la nature même de la curiosité dans la culture des Lumières ?
6Si les historiens sont unanimes à évoquer l’intérêt suscité par Ahutoru et Omaï, ils sont en revanche divisés quand il s’agit de lui donner un sens. Pour certains, cette curiosité témoigne en faveur de l’ouverture des Lumières, de leur cosmopolitisme. On insiste alors sur le désir de connaissance, l’intérêt scientifique d’une Europe qui se passionne pour la diversité des cultures et des sociétés humaines et qui n’hésite pas à promouvoir une vision idéalisée du sauvage pour mieux critiquer les abus de sa propre civilisation. La soif de connaissance était le fondement d’une reconnaissance de la différence, et la base d’une pensée authentiquement anti-colonialiste, telle qu’elle s’exprimait par exemple chez Diderot. C’est là une image que les contemporains, au xviiie siècle, ont contribué à forger en se félicitant d’avoir rompu avec les conquêtes sanglantes effectuées, deux siècles plus tôt, par les conquistadors espagnols ou les colons hollandais. Elle correspond à une vision positive des Lumières européennes, de leur désir de connaissance, de leur capacité d’autocritique5.
7Cette approche a longtemps été dominante. Plus récemment, sous l’effet notamment de la critique postcoloniale, elle a été profondément remise en cause. Pour certains auteurs, cet intérêt prétendu pour les sociétés et les cultures non européennes n’était qu’une façon de construire, ou de renforcer, leur altérité, d’en faire les objets d’un savoir strictement européen, et par là même d’accompagner la maîtrise coloniale de l’Europe. La curiosité suscitée par les Tahitiens change de signification : elle ne désigne plus l’ouverture cosmopolite de l’Europe savante des Lumières, mais le désir malsain d’exhiber des indigènes, une forme de violence et de domination qui réduit l’étranger à un « Autre » et contribue à créer la figure du « Sauvage » comme être inférieur, objet d’une curiosité malsaine. Dans sa version la plus caricaturale, une continuité directe est tracée entre les indigènes extra-européens venus en Europe à l’époque moderne et les zoos humains des expositions coloniales au xxe siècle. Cette vision a été popularisée par l’exposition organisée au musée du Quai Branly en 2012, intitulée « L’invention du sauvage », et qui a connu un grand succès public. Ahutoru et Omaï y étaient rapidement mentionnés et leur séjour en Europe était présenté comme emblématique de ces nouvelles pratiques de l’exhibition raciste. « Ces deux figures et destins inaugurent une nouvelle posture au monde, où l’exotique va entrer sans véritable débat dans ce monde des anormaux-humains, à la marge de l’humanité, mais suffisamment domesticable pour être exhibé auprès du public6. »
8Au fond, c’est la nature même de la curiosité comme emblème des Lumières qui est en jeu : la curiosité est-elle le ressort dynamique du savoir moderne, libéré des contraintes de la théologie, selon la thèse défendue notamment par Hans Blumenberg7, ou est-elle plutôt un instrument de réification et d’aliénation de l’autre, transformé en pur objet de divertissement, voire en spectacle raciste ? Posée en ces termes, la question est évidemment un piège qui nous enferme dans un impossible dilemme, un « chantage aux Lumières », selon la formule de Michel Foucault, c’est-à-dire la nécessité de prendre parti pour ou contre l’héritage des Lumières conçu comme un bloc homogène. Il est plus fructueux de considérer les Lumières comme un champ de tensions idéologiques, de contradictions irrésolues et de débats, et, dès lors, d’explorer les ambivalences de la curiosité au xviiie siècle comme un phénomène culturel complexe.
9Comme l’ont montré les historiens des sciences, la curiosité était un trait essentiel de la culture savante dans l’Europe des xvie et xviie siècles, associée à la notion de merveille et à une esthétique de la rareté, mais elle fut de plus en plus critiquée au xviiie siècle, au nom d’une conception nouvelle des savoirs8. De plus, la curiosité n’était pas seulement une passion scientifique. Elle était aussi une modalité de l’attention publique, dans une période marquée par la croissance des médias : journaux, imprimés, images.
10Enfin, la curiosité suscitée par Ahutoru fut sans doute moins intense et surtout moins durable qu’on ne le pense habituellement. Les traces de son séjour sont relativement rares. Une fois passées les toutes premières semaines de son séjour, il n’est guère mentionné dans les correspondances contemporaines ou dans la presse, et il n’existe aucun portrait connu de lui, ce qui invite à penser que sa célébrité a été surestimée. À y regarder de près, les biographes de Bougainville et les historiens qui insistent sur les succès mondains ou publics d’Ahutoru se contentent de recopier la source principale, presque unique : le récit que Bougainville lui-même en a donné, et dans laquelle il met en scène avec complaisance ses succès, puisqu’ils justifient son voyage9. Cette rareté de la documentation, qui est d’abord une déception, nous révèle quelque chose sur la nature même de la curiosité qu’Ahutoru a suscitée. Une curiosité sans doute intense, mais assez superficielle, et surtout très peu durable, quelques semaines tout au plus, qui se dissipa rapidement une fois l’effet de surprise évanoui. Comment comprendre qu’un authentique Tahitien ait passé une année entière à Paris dans une indifférence presque complète ? Certes, la curiosité publique est par définition éphémère, puisqu’elle repose sur la nouveauté, à la différence de la curiosité savante qui repose sur la rareté. Mais il y a davantage. Le public parisien n’était pas seulement lassé d’Ahutoru, il était surtout déçu, car celui-ci ne répondait pas à ses attentes.
« Une stérile curiosité »
11La curiosité des Parisiens fut pourtant immédiate. À peine le retour de Bougainville annoncé, la rumeur se répandit qu’il avait découvert une île extraordinaire dans le Pacifique et qu’il en avait ramené à Paris un indigène. La presse s’en faisait l’écho, comme les correspondances à la main, ces gazettes manuscrites.
12La Gazette de France est la première à annoncer la nouvelle, le 27 mars 1769, une semaine après l’arrivée de Bougainville en France.
Le Sieur de Bougainville est revenu dernièrement au port de St Malo sur l’une des deux frégates dont il avoit le commandement. Il s’est rendu ici [Versailles] et a rapporté qu’il avait découvert dans la Mer du Sud une île jusqu’à présent inconnue, très vaste et très agréable par la beauté du climat, la fertilité de la terre et la douceur singulière des mœurs des habitants. Le Sieur de Bougainville a emmené avec lui un de ces habitants qui a, dit-on, beaucoup d’intelligence et paraît avoir quelques connaissances d’astronomie10.
13Ahutoru n’est pas désigné comme un sauvage, mais présenté comme l’habitant d’un pays lointain, caractérisé par son intelligence et son savoir. On entend ici, sans doute, un écho direct de la façon dont Bougainville présentait son protégé lors des premières semaines à Paris, alors même que celui-ci, malade, ne sortait pas. Cette présence/absence ne pouvait qu’attiser la curiosité. Bougainville décrivait en termes sensationnels l’île paradisiaque qu’il avait découverte et annonçait la présence à Paris d’un indigène que personne ne pouvait voir. Les Mémoires secrets relèvent, en date du 26 mars : « M. de Bougainville a amené avec lui un homme de cet île dont il prétend avoir fait la découverte. Il ne prodigue pas encore ce personnage curieux11. »
14De fait, personne ne vit Ahutoru avant la fin du mois d’avril. Il reçut alors la visite de Charles Marie de La Condamine, sur laquelle je reviendrai, puis il fut présenté au roi à Versailles et dans plusieurs salons de la capitale, mais très vite la curiosité retomba. Dès lors, il n’est plus mentionné dans la presse, ni dans les correspondances. Ce qui domine, passées les premières semaines, ce n’est ni l’enthousiasme ethnographique ni le voyeurisme colonial, mais le silence et sans doute le désintérêt. Cette indifférence probable du public parisien, comme des savants et des gens du monde, est évidemment moins spectaculaire et moins romanesque, mais elle mérite d’être expliquée, tant elle paraît contradictoire avec ce que l’on sait par ailleurs du succès éditorial du Voyage autour du monde, publié dès l’année suivante par Bougainville, et de la « fable de Tahiti » (Diderot), cette rêverie utopique d’une île paradisiaque.
15La raison la plus prosaïque est que Ahutoru se révéla décevant. Pour Bougainville, qui l’avait fréquenté à bord de la Boudeuse pendant presque un an et avait réussi à communiquer avec lui grâce à quelques mots de tahitien et à une familiarité acquise, il se révéla un informateur précieux, dont il vantait l’intelligence et qui lui permit d’affiner, voire de modifier, sa compréhension de la société tahitienne. La bonne société parisienne, en revanche, fut d’abord frappée par son physique peu avantageux. Alors que les premiers récits de Tahiti faits par Bougainville à son retour décrivait une île merveilleuse, peuplée d’habitants magnifiques, Ahutoru avait le malheur d’être assez laid au regard des critères européens : son teint était très foncé et ses cheveux frisés, presque crépus. De plus, il se révélait incapable d’apprendre le français, ce qui l’empêchait de participer, même sommairement, à la conversation.
16Lisons par exemple ce qu’écrit le président de Brosses, auteur du livre de référence, à l’époque, sur les voyages dans les mers du Sud, et qui attendait avec impatience le retour de Bougainville. Déçu, il écrit à son correspondant anglais Dalrymple :
L’insulaire de la Polynésie que Bougainville a amené en France est à Paris depuis plusieurs mois ; sa couleur est fort olivâtre, son maintien stupide et sa figure fort laide. Il est de taille moyenne, gros et membré ; il ne peut venir à bout d’apprendre notre langue. Il ne marque pas beaucoup d’étonnement ni d’admiration de tout ce qu’il voit de curieux à Paris. Il a toujours à la bouche le nom de son île Tahiti, marquant beaucoup de regrets d’en être absent et un grand désir d’y retourner12.
17La déception est multiple. L’incapacité d’Ahutoru à apprendre le français laisse planer des doutes sur ses aptitudes intellectuelles, c’est un point qui revient dans plusieurs témoignages13. Son absence d’étonnement et d’admiration lui est reprochée, elle semble aussi trahir, aux yeux de Brosses, un manque d’intelligence, du moins de curiosité. Il est probable que cette indifférence – peut-être feinte – d’Ahutoru ait été ressentie comme une sorte de blessure narcissique par de Brosses et ses compatriotes, vexés que les fleurons de la civilisation européenne ne suscitent pas davantage d’enthousiasme. Enfin, de Brosses ne peut dissimuler le dépit que lui inspire la « figure fort laide » du voyageur. Ahutoru ne correspond pas à l’idée idéale que Bougainville avait donnée de Tahiti comme île de l’amour, peuplée d’habitants gâtés par la nature. Philibert Commerson, le naturaliste de l’expédition, avait publié dans le Mercure de France une description enthousiaste et idyllique de l’île et de ses habitants : « Ce n’est point ici une horde de sauvages grossiers, tout chez ce peuple est marqué au coin de la plus parfaite intelligence14. » Les Parisiens s’attendaient donc à découvrir un être béni de la nature, un « noble sauvage » gracieux, capable d’argumenter avec finesse et sensibilité. Or, voici qu’on leur présente un petit homme au teint foncé, incapable de prononcer un mot de français. Bougainville fut d’ailleurs régulièrement sommé de s’en expliquer et il s’en justifiera à nouveau dans une note amère de la deuxième édition de son Voyage autour du monde, publiée en 1772 :
On m’a souvent demandé et on me demande tous les jours pourquoi, emmenant un habitant d’une île où les hommes sont en général très beaux, j’en ai choisi un vilain. J’ai répondu, et je réponds une fois pour toutes, que je n’ai pas choisi : l’Insulaire venu en France avec moi s’est embarqué sur mon vaisseau de sa propre volonté, je dirai presque contre la mienne. Assurément, j’aurais regardé comme un crime d’enlever un homme à sa patrie, à ses pénates, à tout ce qui faisait son existence, quand bien même j’aurais imaginé que la France l’adopterait et qu’il n’y resterait pas à ma charge15.
18Une seconde raison, peut-être plus profonde, explique la déception du public. L’attente suscitée par la présence d’Ahutoru était pour ainsi dire impossible à satisfaire. Car les Parisiens voulaient voir en lui un homme de la nature, bon et vertueux parce qu’antérieur à toute civilisation, exempt des vices et des préjugés des sociétés policées. Mais comment communiquer avec lui ? Pour qu’un échange fût possible, il fallait qu’il fût un peu éduqué, capable de comprendre les questions et de se faire entendre. Mais, une fois habillé à l’occidentale, s’efforçant de s’adapter aux règles françaises, Ahutoru perdait une grande partie de son intérêt : il n’était plus l’homme de la nature, mais un être à demi-civilisé, imitant très imparfaitement les manières, mais aussi les travers, de l’homme civilisé. La duchesse de Choiseul, attendant qu’on le lui présente, résume parfaitement cette contradiction :
M. de Bougainville a ramené d’une de ces isles un curieux qui a désiré de voyager, et qui lui a été confié du consentement de sa nation. Il prétend que son sauvage est plein d’esprit. J’ay de la peine à le croire, parce que l’esprit est le résultat d’une infinité de combinaisons qu’il n’a pas été à portée de faire dans son isle, et la profusion d’idées qui se sont présentées à lui depuis qu’il l’a quittée, ne peut encore former qu’un cahos [sic] dans sa tête. Je crois bien qu’il n’est pas sot, parce que son éducation ne l’aura pas rendu absurde et s’il n’est pas absurde, les connaissances pourront un jour le rendre un homme d’esprit. Je suis curieuse de le voir. Ce sera le premier homme que j’aurai vu ; car ceux de nos climats ne sont que ce que leur institution les a faits. Mais j’ay bien peur qu’en lui apprenant notre langue, on ne le corrompe en même temps par nos préjugés, et qu’il n’y ait déjà plus moyen de le connoître, quand je commenceray à l’entendre16.
19Enfin, la nature même de la curiosité qui entoure Ahutoru explique le malentendu. Pour l’essentiel elle n’est ni scientifique ni coloniale, mais mondaine et superficielle, vive et peu durable : la bonne société voulait du nouveau et de l’étonnant. Bougainville, avec le recul d’une année, en était parfaitement conscient. Dans le récit du séjour parisien d’Ahutoru qu’il inséra dans son Voyage autour du monde, il se plaignait, non sans amertume, que l’« empressement pour le voir » se soit révélé en fin de compte n’être qu’une « curiosité stérile17 ».
20Une telle curiosité, à la fois vive et sans effet, intense mais superficielle, relevait plus de l’excitation collective que du désir de savoir. Elle avait été décrite, quelques années plus tôt, par d’autres voyageurs exotiques, plus célèbres mais fictifs : les Persans imaginés par Montesquieu. La fameuse lettre XXX des Lettres persanes, qui s’achève avec l’ironique mention de l’étonnement naïf des Parisiens, s’ouvre par une remarque sur l’insatiable curiosité du public parisien :
Les habitans de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance. Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avois été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfans, tous vouloient me voir. Si je sortois, tout le monde se mettoit aux fenêtres ; si j’étais aux thuilleries, je voyois aussitôt un cercle se former au-tour de moi : les femmes mêmes faisoient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m’entouroit : si j’étois aux spectacles, je trouvois d’abord cent lorgnettes dressées contre ma figure : enfin, jamais homme n’a tant été vu que moi18.
21Ce que décrit Rica, ici, c’est une célébrité immédiate, qui fait de lui l’attraction du moment, celui que chacun veut voir, le point où convergent tous les regards. Le propre de cette célébrité est de transformer le spectateur qu’il pensait être en objet du spectacle, en figure curieuse qui capte l’attention. Sa seconde caractéristique est d’être éphémère, liée à l’excitation de la nouveauté et de l’inattendu, aussi vite perdue qu’obtenue. Lorsque Rica décide de porter un costume à l’européenne, il découvre qu’il passe soudainement inaperçu, ne suscitant plus le moindre intérêt : « J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre, en un instant, l’attention et l’estime publique ; car j’entrais tout à coup dans un néant affreux. »
22Au-delà de l’européocentrisme naïf et satisfait des Parisiens, incapables de s’imaginer qu’on puisse être né Persan, ce sont les mécanismes à la fois mondains et médiatiques de la curiosité qui font l’objet de la verve satirique de Montesquieu. Rien n’est plus fugace que « l’attention publique », d’autant plus fragile qu’elle est intense. La fiction semble anticiper la réalité, c’est-à-dire la curiosité enthousiaste, superficielle et peu durable suscitée par Ahutoru. La curiosité n’est plus associée à l’émerveillement ou avec le désir de repousser les limites du savoir. Elle est décrite comme une forme d’attention liée aux spectacles urbains, comme un trait caractéristique de la vie dans les grandes villes modernes, presque comme une pathologie de l’espace public.
23Dans le cas d’Ahutoru, l’embarras du public était accru par l’ambiguïté qui régnait sur son statut : était-il un sauvage, amené à Paris comme une curiosité, ou un voyageur exotique, une sorte d’ambassadeur ? Les contemporains hésitaient, ne sachant s’il fallait insister sur son étrangeté ou au contraire valoriser son appartenance à une commune humanité. La question n’était pas théorique : beaucoup pensaient que Bougainville avait ramené Ahutoru à Paris pour préparer quelque alliance à venir avec les Tahitiens afin de disposer de comptoirs commerciaux dans le Pacifique. Après tout, était-il plus étrange que certains des ambassadeurs – venus du Siam ou de Perse – dont le séjour à Versailles avait alimenté, au cours du siècle, la curiosité du public ? D’ailleurs, Bougainville interdisait qu’on le désigne comme « sauvage » et mettait en avant le lien personnel, amical, qu’il avait noué avec le jeune homme. L’amitié est un thème important des premiers contacts entre Européens et Polynésiens. Les Tahitiens avaient accueilli les navigateurs au cri de « Tayo, tayo », et les Français, comme les Anglais, avec répondu à cette proposition d’alliance par le langage de l’amitié, conforme au nouvel imaginaire de colonisation pacifique et éclairée19. La relation entre Bougainville et Ahutoru n’était nullement celle d’un explorateur et d’un captif, mais bien une relation personnelle, familière, où entrait, semble-t-il, une part de confiance et de complicité. S’il est difficile de caractériser précisément cette relation, il ne fait aucun doute que Bougainville se sentait responsable d’Ahutoru et qu’il prit soin de financer, sur ses propres ressources, le voyage de retour du jeune homme. À Paris, Ahutoru logeait chez Bougainville, et fut en quelque sorte intégré à ses réseaux de patronage aristocratiques. Sous cet angle, Ahutoru apparaissait moins comme un « sauvage » que comme un ami de Bougainville, appartenant à une sorte de noblesse transnationale. Son exotisme était compensé par cette relation personnelle et familière.
Vénus nue
24Il existait pourtant une façon plus sérieuse de se demander « comment peut-on être tahitien ? » Non plus celle des gens du monde dont la curiosité avait été piquée par les premiers récits de Bougainville, mais celle des savants des Lumières, au moment où la science de l’homme connaissait un plein essor, alimentant la réflexion sur la diversité humaine20. Sur ce point, nous disposons d’un document précieux, le témoignage de Charles-Marie de La Condamine. Ce grand savant, âgé alors de 68 ans, et qui était resté célèbre pour avoir exploré, trente ans plus tôt une partie des Andes et de l’Amazone, fut invité par Bougainville à rendre visite à Ahutoru afin de l’examiner. Il rédigea un rapport manuscrit de quelques pages, qui fut publié par le Journal encyclopédique, et dont nous possédons aussi une copie manuscrite annotée et conservée par le président de Brosses21.
25Le témoignage de La Condamine en révèle davantage sur les attentes du savant que sur Ahutoru. Le cœur du texte repose sur une opposition stricte, terme à terme, entre l’homme de nature, à la fois frustre et simple, et la société complexe, artificielle, raffinée, à laquelle il est confronté. Cette confrontation se traduit par un épisode à la fois minimal et spectaculaire, rapporté et commenté par La Condamine. Il s’agit de la réaction de Ahutoru devant un tableau représentant une Vénus à demi-nue. Apercevant le tableau, le jeune homme se met à faire des gestes obscènes et fait mine « d’écarter le linge qui la couvrait très légèrement ». L’épisode met en exergue un trait déjà très présent dans le récit de Bougainville et dans les journaux de bord : l’obsession sexuelle qui est prêtée à Ahutoru, conformément à l’image de paradis érotique associée à Tahiti et peut-être sur la base de malentendus.
26Au-delà, une autre lecture est possible. Il faut d’abord relever la gêne que ressent La Condamine à l’égard d’une réaction inattendue et inappropriée. Le savant des Lumières, homme du monde parisien, est ébahi par ce qui lui apparaît comme le surgissement d’une pulsion sexuelle brute. L’homme qui agit ainsi manifeste une totale incapacité non seulement d’autocontrôle social, mais aussi de sublimation esthétique. Il est ainsi doublement étranger à la civilisation, entièrement prisonnier d’affects érotiques, inapte à distinguer la chose de sa représentation. C’est à ce moment précis que La Condamine le qualifie de « sauvage », avant de se corriger. Son repentir, dicté par Bougainville, l’entraîne dans une formulation alambiquée sur la simplicité du langage tahitien :
J’ai sans doute tort de luy donner ce nom. M. de Bougainville s’y oppose fortement et avec raison, à moins qu’on ne croie devoir appeler ainsi tous ceux qui n’ont dans leur langue qu’un même mot, ce qui est peut-être une perfection et à moins qu’on ne regarde comme le caractère distinctif d’une nation policée d’avoir dans sa langue des mots qu’on est convenu de ne jamais prononcer tout haut.
27Dès lors, une seconde interprétation semble suggérée, même si elle n’est pas explicitée par La Condamine : la réaction obscène de Ahutoru ne serait-elle pas un signe de son innocence naturelle plutôt que de sa sauvagerie ? Ne viendrait-elle pas révéler, on pourrait presque dire dévoiler, l’hypocrisie des amateurs d’art et du goût de la bonne société pour la peinture rococo des Vénus dénudées ? D’ailleurs, que faisait le tableau d’une femme nue dans le salon de Bougainville ? On connaît le succès dans les intérieurs parisiens huppés des tableaux représentant des déesses nues, comme ceux de Boucher et de son école. Cette peinture gentiment érotique, parfois même libertine, fut d’ailleurs fermement critiquée, par Diderot et bien d’autres critiques d’art, pour son immoralisme. En manifestant ouvertement le désir sexuel que stimule cette peinture, Ahutoru ne révèle-t-il pas l’hypocrisie et le goût décadent des gens du monde qui, sous couvert de goût pour la peinture, se plongent avec délice dans les représentations plus ou moins érotiques du corps féminin ? L’épisode, loin d’être entièrement au désavantage d’Ahutoru, ferait entendre un écho, plus ou moins consciemment amplifié, des tropes classiques du discours primitiviste, dans lequel un sauvage révèle, par son étonnement ingénu, les pratiques immorales tellement incrustées dans les conventions sociales et culturelles qu’elles en sont devenues presque invisibles. Ce ressort critique, comme on le sait, a trouvé dans la littérature européenne de nombreuses incarnations depuis les cannibales de Montaigne. Il soutient, tout au long du xviiie siècle, un puissant imaginaire, que l’on trouve dans les nombreuses rééditions des Dialogues du baron de Lahontan et d’un sauvage, dans la pièce de Delisle de la Drevetière, Arlequin sauvage, succès persistant de la comédie italienne, ou encore dans L’Ingénu de Voltaire, publié deux ans avant l’arrivée à Paris d’Ahutoru22.
28On comprend alors pourquoi la question de savoir si Ahutoru peut être qualifié de sauvage était si cruciale. L’appeler sauvage, c’était insister sur un manque, une absence : celle de ce minimum de socialité qui distingue l’homme de l’animal. En ce sens c’est une qualification fondamentalement négative. À l’inverse, faire de lui un homme de la nature, c’est désigner la même distance à la civilisation, mais sous un angle positif : la vie naturelle n’est plus une trahison de la socialité de l’homme, elle révèle au contraire sa vérité profonde, loin des perversions et des abus de la civilisation européenne qu’incarne la bonne société parisienne, avec son luxe et ses raffinements superflus, ses tableaux de femmes à demi-nues et son langage plein d’équivoques. Dans cette perspective, les réactions d’Ahutoru ne sont plus les manifestations choquantes d’instincts primitifs et vulgaires, mais des critiques indirectes, du moins pour qui sait les interpréter, des excès de la civilisation.
29Il est peu probable que La Condamine, au moment où il rédigea ce texte, ait lu le récit de voyage que Bougainville publierait quelques mois plus tard. Il avait sans doute, en revanche, entendu le navigateur raconter les épisodes les plus marquants du voyage, notamment l’accueil chaleureux reçu à Tahiti où semblait régner – c’est du moins ainsi que les marins le comprirent – une grande liberté sexuelle23. Or, un des passages les plus célèbres du récit de Bougainville peut se lire en parallèle à l’épisode rapporté par La Condamine. Le navigateur y décrit l’arrivée de la Boudeuse dans la baie de Hitia’a, les pirogues qui s’approchent et entourent le navire. Soudain, une jeune beauté se hisse sur le pont et se déshabille entièrement devant les marins. On imagine assez aisément la réaction qui fut celle de ces hommes qui venaient de passer de longs mois en mer, sans aucune présence féminine. Or, Bougainville, sans nier l’excitation qui s’empara de l’équipage (il reconnaît avoir eu du mal à les contenir, et à se contenir lui-même), utilise une image mythologique pour décrire la scène : « La jeune fille laissa tomber négligemment un pagne qui la couvrait et parut aux yeux de tous, telle que Vénus se fit voir au berger phrygien. Elle en avait la forme céleste. » Non seulement, la figure mythologique de Vénus et Pâris vient spontanément sous la plume du navigateur pour rendre plus acceptable cette scène d’érotisme tropical, mais on peut supposer, avec l’historienne de l’art Mary Sheriff, qu’elle renvoie immédiatement, pour Bougainville, à un imaginaire visuel et iconographique, justement ces peintures mythologiques et libertines de Boucher24.
30Le rapprochement entre les deux scènes semble composer un diptyque : là où Bougainville mobilise l’imaginaire artistique et mythologique de Vénus pour jeter un voile pudique sur la troublante nudité de la jeune Tahitienne, Ahutoru à l’inverse manifeste crûment son désir devant la peinture représentant la déesse dévêtue. Bien sûr, il faut se garder d’associer trop rapidement ces deux réactions à deux univers culturels différents, car elles proviennent toutes deux de sources européennes et peuvent légitimement être interprétées comme un dialogue interne aux intellectuels européens sur les liens entre nature et culture. Il n’en reste pas moins que, dans cette confrontation, ce sont les Européens qui emploient spontanément un langage mythologique pour appréhender une réalité qui les embarrasse, qu’ils ne sont pas certains de comprendre de façon adéquate25. Comme l’avaient remarqué aussi bien Greg Dening que Gananath Obeyesekere, rien ne serait plus trompeur que d’opposer, dans le moment de la rencontre, la pensée scientifique des uns et la pensée mythique des autres26.
Prestige de la fiction
31Ce qui frappe, en lisant l’ensemble du rapport de La Condamine, c’est la façon dont cet épisode se détache d’un texte globalement peu informatif. Le président de Brosses, qui était lui authentiquement désireux d’en apprendre plus sur Ahutoru et sur Tahiti, fut d’ailleurs déçu, comme en témoigne ses annotations (« Il est certain qu’on n’avait pas amené en France cet insulaire de la Polynésie pour lui faire voir Paris et l’Opéra »). Ainsi, dès la première rencontre entre Ahutoru et le public parisien, même sous la forme d’un éminent savant, le personnage semble-t-il se dédoubler. D’un côté, le « véritable » Ahutoru, si on peut dire, l’individu de chair et de sang, ne réussissant pas vraiment à communiquer, dont les réactions sont soit trop surprenantes, soit trop anodines, bref qui n’a rien pour entretenir la curiosité de la société parisienne. De l’autre, un personnage, « le Tahitien », ou « le Sauvage de Tahiti », qui n’est pas un véritable objet de savoir, ni un interlocuteur, mais un archétype, celui de l’homme de la nature confronté à la civilisation. L’écart ne fera que s’accroître entre le destin du premier, qui vivra la plus grande partie de son séjour parisien dans l’indifférence générale et dont personne ne remarquera le départ, et celui du second, dont la popularité ne fera que croître dans les années qui suivent, nourrissant la « fable de Tahiti », cette utopie politique d’une société régie par la pure loi de nature.
32Ainsi, l’année même du départ d’Ahutoru, en 1770, Nicolas Bricaire de la Dixmérie publie-t-il un livre qui se présente comme une harangue prononcée par « le Sauvage de Tahiti », mais qui n’est, évidemment, qu’un prétexte pour recycler une litanie de lieux communs27. Dans les années qui suivent, les fictions se succéderont, évoquant directement la figure d’Ahutoru ou la transposant sous des traits romanesques, comme dans les Lettres taïtiennes de Mme de Montbart28. Le plus célèbre, aujourd’hui, de ces textes suscités par la découverte de Tahiti et le séjour parisien d’Ahutoru fut rédigé en 1772, mais ne fut publié qu’en 1796. Dans son Supplément au voyage de Bougainville, vaste et complexe jeu textuel et philosophique, Diderot mentionne Ahutoru dès les premières pages, mais pour mieux l’écarter au profit de figures imaginaires, comme Orou, ce Tahitien polyglotte, habile raisonneur, qui manie la dialectique avec virtuosité.
A - Avez-vous vu l’Otaïtien que Bougainville avait pris sur son bord et transporté dans ce pays-ci ?
B - Je l’ai vu ; il s’appelait Aotourou.
33Diderot déploie les motifs déjà rencontrés : l’ennui d’Ahutoru, qui se montre peu intéressé, son incapacité à maîtriser la langue française, sa passivité au fond, qui ne cède que devant le désir érotique et l’habitude de « l’usage commun des femmes », ironiquement qualifié de « politesse de Tahiti ».
A - ÔAotourou, que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes frères, tes sœurs, tes compatriotes ! Que leur diras-tu de nous ?
B - Peu de choses et qu’ils ne croiront pas.
A - Pourquoi peu de choses ?
B - Parce qu’il en a peu conçues et qu’il ne trouvera dans sa langue aucuns termes correspondants à celle dont il a quelques idées.
A - Parce qu’en comparant leurs mœurs aux nôtres, ils aimeront mieux prendre Aotourou pour un menteur que de nous croire si fous29.
34Derrière, la critique de la société européenne, l’asymétrie est totale : le Tahitien ne peut rien comprendre de l’Europe, mais le philosophe, lui, peut raisonner à loisir sur la société tahitienne. Diderot n’est pas dupe de ses propres tours, il s’amuse des tournures européennes qu’il a donné à ses Tahitiens, il sait bien qu’il ventriloque, mais là, justement, réside toute l’ambiguïté de la « fable de Tahiti ». Confronté à un véritable Tahitien, en chair et en os, Diderot rejette son témoignage, le disqualifie sans l’entendre, et lui préfère des Tahitiens fictifs. La rencontre des Parisiens avec Ahutoru, préparée et informée par des références littéraires, par un imaginaire exotique et utopique, retourne à la littérature.
35Le destin d’Omaï, à Londres, ne fut guère différent : curiosité enthousiaste mais éphémère, déception liée au physique du jeune homme, peu conforme aux attentes du public, et à son manque apparent d’intérêt pour les merveilles de Londres, indifférence polie durant le reste de son séjour, puis succès posthume avec le triomphe en 1785 d’une pantomime consacrée à Tahiti et intitulée : Omai. Que nous enseignent ces parcours, à l’égard des débats sur la curiosité coloniale et savante des Lumières ?
36L’universalisme des Lumières réduit le sentiment d’étrangeté en intégrant chaque être humain à une humanité commune, indéfiniment perfectible. Mais, ce faisant, il dessine de nouvelles frontières, où les différences anthropologiques et culturelles deviennent des objets de curiosité. Et cette curiosité, elle-même, est une passion ambivalente. Elle est suscitée par l’étonnement et la distance, mais nourrit un désir de réduire la nouveauté et l’étrangeté à quelque chose de familier. Au xviiie siècle, la curiosité n’est plus seulement un ressort savant mais de plus en plus un phénomène médiatique. À Paris, comme à Londres, à l’apogée de l’intérêt suscité par les découvertes outre-mer, il devenait difficile de distinguer la curiosité publique, issue du nouveau contexte urbain et de la circulation accrue des nouvelles, d’un intérêt scientifique. En réalité, du strict point de vue du savoir, le séjour d’Ahutoru en Europe fut un échec, un rendez-vous manqué. Comme objet de curiosité publique, il ne suscita pas l’émerveillement ou l’étonnement que l’on aurait pu attendre, mais un intérêt passager et superficiel, qui trouva un prolongement plus durable et plus puissant à travers sa réinvention fictionnelle. La visite d’Ahutoru à Paris n’annonçait pas le racisme colonial et les zoos humains, mais elle ne témoigne pas non plus en faveur d’un réel intérêt du public des Lumières pour la diversité des cultures. Son échec relatif révèle plutôt les contradictions inhérentes à la curiosité publique comme forme moderne de l’attention.
Notes de bas de page
1 Daniel Roche (dir.), La ville promise. Mobilité et accueil à Paris (fin xviie-début xixe siècle), Paris, Fayard, 2000.
2 À la différence d’Ahutoru, Omai, mieux connu, a fait l’objet de nombreuses études. Voir, notamment, E. H. McCormick, Omai : Pacific Envoy, Auckland, Auckland University Press, 1977 ; Cook and Omai : The Cult of the South Seas, Canberra, National Libray of Australia, 2001 ; Giordana Charuty, « Les métamorphoses d’Omai », Gradhiva, 13, 2011, p. 182-203.
3 John Gascoigne, Encountering the Pacific in the Age of the Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 ; David Allen Harvey, The French Enlightenment and Its Others : The Mandarin, the Savage, and the Invention of the Human Sciences, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012. Sur le cas particulier de Tahiti, Anne Salmond, Aphrodite’s Island : The European Discovery of Tahiti, Berkeley, University of California Press, 2009.
4 Pierre-Louis Moreau de Maupertuis, Lettre sur le progrès des sciences, s. l., s. n., 1752, p. 18.
5 Voir, par exemple, Anthony Pagden, The Enlightenment : And Why It Still Matters, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 168-203.
6 Gilles Boëtsch, « Des cabinets de curiosités à la passion pour le “sauvage” », dans Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Nanette Jacomijn Snoep (dir.), Exhibitions. L’invention du sauvage, Arles/Paris, Actes Sud/Musée du Quai Branly, 2011, p. 78-101, ici p. 91. Sur cette historiographie, voir aussi Nicolas Bancel et al. (dir.), Zoos humains. xixe et xxe siècles, Paris, La Découverte, 2002.
7 Hans Blumenberg, La légitimité des Temps modernes, trad. de l’allemand par Marc Sagnol, Jean-Louis Schlegel, Denis Trierweiler, Paris, Gallimard, 1999.
8 Lorraine Daston, Katharine Park, Wonders and the Order of Nature, 1150-1750, New York, Zone Books, 1998 ; Neil Kenny, The Uses of Curiosity in Early Modern France and Germany, Oxford, Oxford University Press, 2004 ; R. J. W. Evans, Alexander Marr (dir.), Curiosity and Wonder from the Renaissance to the Enlightenment, Aldershot, Ashgate, 2006. Krzystof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, Gallimard, 1987.
9 Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, par la frégate du roi la Boudeuse, et la flûte l’Étoile ; en 1766, 1767, 1768 & 1769, Paris, Saillant et Nyon, 1771. Le court passage concernant le séjour d’Ahutoru à Paris se trouve à la fin du chapitre III de la seconde partie. Pour une édition critique : Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, éd. par Michel Bideaux, Sonia Faessel, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2001.
10 Gazette de France, 27 mars 1769, cité dans Bougainville, Voyage autour du monde, éd. Bideaux, Faessel, op. cit., p. 15.
11 Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France, depuis m. dcc. lxii jusqu’à nos jours ; ou journal d’un observateur, Londres, John Adamson, 1784, t. 4, p. 218 (26 mars 1769).
12 Lettre du président de Brosses à Alexander Dalrymple du 10 novembre 1769, cité dans Bougainville, Voyage autour du monde, éd. Bideaux, Faessel, op. cit., p. 418.
13 Voir par exemple la note méprisante ajoutée par le naturaliste Johann Reinhold Forster dans sa traduction du Voyage autour du monde de Bougainville, publiée en Angleterre en 1773 : « Though our author has strongly pleaded in this paragraph in behalf of Aotourou, it cannot, however, be denied that he was one of the most stupid fellows ; which not only has been found by Englishmen who saw him at Paris, during his stay there, and whose testimony would be decisive with the public, were I at liberty to name them ; but the very countrymen of Aotourou were, without exception, all of the same opinion, that he had very moderate parts, if any at all. » Louis-Antoine de Bougainville, A Voyage Round the World. Performed by Order of His Most Christian Majesty, in the Years 1766, 1767, 1768, and 1769, Londres, Nourse/Davies, 1772, p. 265.
14 « Lettre de M. Commerson, docteur en médecine, et médecin botaniste du Roy à l’Île de France, le 25 février 1769. Sur la découverte de la Nouvelle Île de Cythère ou Taïti », Mercure de France, février 1769, p. 197-207, cité d’après Bougainville, Voyage autour du monde, éd. Bideaux, Faessel, op. cit., p. 403.
15 Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, par la frégate du roi la Boudeuse, et la flûte l’Étoile ; en 1766, 1767, 1768 & 1769, 2e éd. augm., Paris, Saillant et Nyon, 1772, t. 2, p. 76-77.
16 Voltaire’s Correspondence, éd. par Theodore Besterman, Genève, Institut et musée Voltaire, 1953-1965, 107 vol., t. 71, p. 177, lettre de Louise Honorine Crozat du Châtel, duchesse de Choiseul, à Pierre Jacques Claude Dupuits, 20 mars 1769.
17 Bougainville, Voyage autour du monde, éd. Bideaux, Faessel, op. cit., p. 234.
18 Œuvres de monsieur de Montesquieu, Amsterdam/Leipsick [i.e. Paris], « Arkstée & Merkus » [i.e. Pierre-Michel Huart et Nicolas-François Moreau], 1758, 3 vol., t. 3, p. 65.
19 Vanessa Smith, Intimate Strangers : Friendship, Exchange and Pacific Encounters, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
20 Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières. Buffon, Voltaire, Rousseau, Helvétius, Diderot, Paris, François Maspero, 1971 ; Larry Wolff, Marco Cipolloni (dir.), The Anthropology of the Enlightenment, Stanford, Stanford University Press, 2007 ; Silvia Sebastiani, The Scottish Enlightenment : Race, Gender, and the Limits of Progress, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013.
21 « Observations de M. DLC sur le jeune insulaire de l’île de Tayti », cité dans Bougainville, Voyage autour du monde, éd. Bideaux, Faessel, op. cit., p. 418-434, d’après une copie manuscrite annotée, conservée à la Bibliothèque nationale de France (dans Charles de Brosses, Histoire des navigations aux terres australes, Paris, Durant, 1756, Rés. G 1443 [3], pièce 5).
22 Michel de Montaigne, « Des cannibales », dans Essais, éd. par Emmanuel Naya, Delphine Reguig, Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, 2009, t. 1, p. 392-410 ; Louis Armand de Lom d’Arce, baron de Lahontan, Dialogues de monsieur le baron de Lahontan et d’un sauvage dans l’Amérique, éd. par Henri Coulet, Paris, Desjonquères, 2007 ; Louis-François Delisle de la Drevetière, Arlequin sauvage suivi de Le faucon et les oies de Boccace. Comédies, éd. par David Trott, Montpellier, Espaces 34, 1996 ; Voltaire, L’Ingénu, dans Romans et contes, éd. par René Pomeau, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 323-381. Plus largement, Christian Marouby, Utopie et primitivisme. Essai sur l’imaginaire anthropologique à l’âge classique, Paris, Seuil, 1990.
23 Sur les malentendus suscités par la rencontre : Serge Tcherkézoff, Tahiti 1768. Jeunes filles en pleurs. La face cachée des premiers contacts et la naissance du mythe occidental (1595-1928), Tahiti, Au vent des îles, 2004.
24 Mary Sheriff, « Nails, Necklaces and Curiosities : Scenes of Exchange in Bougainville’s Tahiti », Art History, 38/4, 2015, p. 792-805.
25 Andy Martin, « The Enlightenment in Paradise : Bougainville, Tahiti, and the Duty of Desire », Eighteenth-Century Studies, 41/2, 2008, p. 203-216 ; Anaïs de Haas, « Les métaphores de la séduction dans les journaux des marins français à Tahiti en avril 1768 », Journal de la Société des Océanistes, 138-139, 2014, p. 175-182.
26 Greg Dening, Performances, Chicago, Chicago University Press, 1996, p. 128-167 (« Possessing Tahiti ») ; Gananath Obeyesekere, The Apotheosis of Captain Cook : European Mythmaking in the Pacific, Princeton, Princeton University Press, 1992.
27 [Nicolas Bricaire de la Dixmerie], Le sauvage de Taïti aux Français, avec un envoi au philosophe ami des sauvages, Londres « et se trouve à Paris », Lejay, 1770.
28 Joséphine de Monbart, Lettres taïtiennes, Breslau, Guillaume Theophile Korn, 1784. Pour une édition critique : Lettres tahitiennes, éd. par Laure Marcellesi, Londres, Modern Humanities Research Association, 2012.
29 Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, éd. par Michel Delon, Paris, Gallimard, 2002, p. 36-37.
Auteur
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il a publié Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au xviiie siècle (Fayard, 2005), Figures publiques. L’invention de la célébrité (Fayard, 2014) et L’héritage des Lumières. Ambivalences de la célébrité (EHESS/Gallimard/ Seuil, 2019).
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