Manières d’habiter
Les usages du feu dans le Paris du xviiie siècle
Ways of living: the uses of fire in eighteenth-century Paris
p. 91-106
Résumés
Le feu est partout dans la ville moderne, fournissant le chauffage et la lumière, et il est indispensable à d’innombrables procédés industriels. Mais ni ses bienfaits ni les risques qu’il comporte ne sont également distribués. Daniel Roche nous a déjà rappelé que le feu est un objet matériel et un bien de consommation. Il est, au même titre, un fait social. Les riches bénéficient d’un bon chauffage et d’un luminaire abondant, alors que les pauvres sont obligés d’utiliser des combustibles de moindre qualité calorifique et des bougies qui pétillent et qui fument. La nuit, à la maison ou dans la rue, le statut social de l’individu se distingue par la source et la qualité de la lumière qui l’entoure. De la même façon, devant les accidents du feu, les gens du peuple sont beaucoup plus à risque à cause des conditions de travail et de vie : les incendies et les brûlures frappent surtout les pauvres, les artisans, et les domestiques. Mais le rang n’est pas le seul déterminant du risque, puisque les vieux et les enfants sont les plus vulnérables, mais aussi les femmes plus que les hommes, et certaines professions plus que d’autres. Les choses changent au cours du xviiie siècle, avec des progrès indéniables dans le contrôle du feu, mais l’inégalité ne disparaît pas pour autant.
Fire was everywhere in the early modern city, providing heating and lighting, and indispensable for many industrial processes. But neither its benefits nor the risks it entailed were equally distributed among the population. Daniel Roche has reminded us that fire was both a material thing and an object of consumption. It was equally a social marker. The rich enjoyed good heating and relatively bright lighting, whereas the poor were forced to rely on lower quality sources of fuel and on smoky, sputtering candles. At night, whether at home or in the street, people’s social standing was marked by the source and the quality of the lighting they enjoyed. Similarly, ordinary people were more at risk because of their social and living conditions: the poor, artisans, and servants were far more likely to suffer from fires and burns. But rank was not the only determinant of risk, since the old and the very young were the most vulnerable, women more than men, and some occupations more than others. There were changes across the 18th century, with improving management of fire, but profound social inequalities remained.
Texte intégral
1Au début de son Tableau de Paris, Louis Sébastien Mercier évoque la respiration de la ville : « La fumée éternelle qui s’élève de ces cheminées innombrables dérobe à l’œil le sommet pointu des clochers ; on voit comme un nuage qui se forme au-dessus de tant de maisons1. » Le feu est partout dans le Paris du xviiie siècle. Daniel Roche a attiré l’attention, d’abord dans Le peuple de Paris et plus tard dans son Histoire des choses banales, sur la centralité du chauffage et de l’éclairage dans la vie de tous les jours2. Raviver le feu dans la cheminée est un geste quotidien en hiver, tout comme, la nuit tombée, celui d’allumer une chandelle. Dans la plupart des familles, la cuisine se fait devant la cheminée. Au travail comme à la maison, le feu reste non seulement une source de chaleur et de lumière mais – jusqu’à la révolution chimique qui débute dans les dernières décennies du siècle – la principale manière de transformer les matières premières3. Tous les métiers qui travaillent le métal – du forgeron à l’orfèvre – ont besoin de forges ou de fourneaux. De même les potiers de terre et les porcelainiers, les brûleurs de chaux et de plâtre, les émailleurs et beaucoup d’autres. Dans le secteur alimentaire on pense immédiatement aux fours des boulangers et des pâtissiers, mais les traiteurs, les rôtisseurs, les charcutiers et les cuisiniers des centaines de maisons nobles et religieuses ont tous un feu ouvert où ils mettent leurs chaudrons ou leurs broches. Les brasseurs, les distillateurs, les fabricants de vernis et de colle, les chandeliers et les blanchisseurs ont tous besoin de gros chaudrons ou de chaudières. Beaucoup de bouchers parisiens ont des fondoirs ou des échaudoirs où ils font bouillir certaines parties des animaux afin de produire les suif qu’ils vendent ensuite aux chandeliers. Les tanneurs aussi utilisent un fondoir pour mettre en suifs certains types de cuirs.
2Mais si le feu est universel, Mercier note que ses bienfaits ne sont pas également distribués : « Du haut des tours de Notre-Dame vous pouvez distinguer les cheminées financières, ducales ou pontificales, qui fument onctueusement, tandis que des filets clairs et voisins n’annoncent que la maigre évaporation d’un pot-au-feu […] la soupe du séminariste, celle du bourgeois, celle du prince ; ce sont trois soupes bien distinctes4 ». Il aurait pu ajouter celles du petit artisan et du pauvre. Les différences sociales que distingue Mercier dans ce passage caractérisent presque tous les usages du feu. Qu’il soit utilisé pour la cuisine, pour se chauffer et s’éclairer ou pour le travail, tout au long du xviiie siècle le feu est un élément de distinction sociale. Ce chapitre a pour but d’esquisser les multiples façons dont ses usages – et ses risques – contribuent à structurer la société parisienne sous l’Ancien Régime.
Le chauffage
3Daniel Roche constate qu’à Paris, presque tout le monde a une cheminée : elle existe dans 98 % des logements composés d’une seule pièce, c’est-à-dire ceux des moins fortunés. Ce n’était pas le cas aux siècles précédents, où les cheminées étaient plus rares. Plusieurs innovations techniques avaient permis leur diffusion. L’introduction, depuis la fin du xviie siècle, de cheminées de petite taille, et dès le début du xviiie des tuyaux dévoyés, permet l’installation d’âtres à tous les étages. En outre, les nouveaux foyers assurent un meilleur chauffage que les grandes cheminées d’antan5. Désormais, dans les appartements plus grands des gens aisés, il n’y a que les cabinets et les antichambres qui ne sont pas chauffés. Ce n’est pas le cas dans les ménages plus modestes qui, en dehors de la pièce principale, se contentent de réchauds, de brasiers et de chaufferettes6.
4Les Parisiens bénéficient de la lente dissémination, dans la seconde moitié du siècle, des poêles en faïence ou en fonte, plus économiques et plus efficaces que les cheminées. On les rencontre surtout dans les ménages aisés, mais aussi de temps en temps chez les gens de condition modeste. Ils sont présents dans la plupart des cafés dans les années 1780 et dans beaucoup de boutiques, restées souvent sans cheminée7. À cette époque, un petit poêle – quelquefois monté sur roulettes et donc déplaçable – ne coûte pas cher. Il a le désavantage que dans beaucoup de cas il ne permet pas de faire la cuisine et, bien entendu, à la différence d’un feu, il ne donne pas de lumière. Pour ces raisons il reste beaucoup moins répandu que dans le monde allemand8.
5Cependant, si les cheminées et même les poêles sont plus nombreux et s’améliorent, peu de Parisiens sont bien chauffés. D’abord à cause du coût du bois, qui monte entre 30 % et 47 % au cours du siècle, selon les années choisies, car les prix flambent pendant les hivers difficiles. Paris consomme environ 285000 voies de bois (une voie fait 1,9 m3) dans les années 1730, plus de 500 000 voies après 1770, avec un pic de presque 800 000 voies en 17829. Or, Louis Sébastien Mercier estime que deux voies par an ne suffisent guère pour un ménage ordinaire, alors que les riches, dit-il, consomment beaucoup plus. Par conséquent, une proportion importante de la population n’arrive pas à se chauffer, ou pas beaucoup10. Cela est confirmé par les stocks mentionnés dans les inventaires après décès. Un tiers seulement des foyers ont une cave et seuls les riches ont plus d’une voie de bois à brûler en réserve. Certes, les chandeliers et les fruitiers vendent au détail, ce qui permet à ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter toute leur provision en une fois d’obtenir quelques bûches au fur et à mesure qu’ils en ont besoin. Mais cela revient plus cher11.
6Le prix n’est pas la seule variable, car les gens aisés et les ménages modestes ne se chauffent pas au même bois. La hiérarchie sociale se mesure non seulement par la quantité mais par le type de combustible. Les riches achètent du bois « neuf », charrié à Paris en bateau ou par wagon, qui donne un feu plus ardent. Les moins riches se contentent de bois flotté, jeté à l’eau dans l’Yonne et dans d’autres rivières tributaires de la Seine et groupé en « trains » qui arrivent au port de la Grève, ou dans les années 1780 aux ports de la Rapée et de la Grenouillère. La consommation de bois flotté est dix-huit fois plus grande, vers 1740, que celle de bois neuf : près de 15 000 voies contre 270 000 voies par an. Mais dans chacune de ces catégories, le prix varie aussi suivant la circonférence et la longueur des bûches : ce qu’on appelle le bois « de compte » (ou « de moule ») contient de grosses bûches qui donnent une bonne chaleur ; le « bois de corde » est de taille moyenne ; et la voie de « fagots », de « falourdes » ou de « cotterêts » est composée de morceaux encore plus petits ou de mauvaise qualité. Le type de bois influence également le prix, car le bois « blanc » (l’aulne, le bouleau, le peuplier, le tilleul, le saule) brûle moins bien que les bois durs. Le peuple achète donc du bois flotté et de moindre qualité12.
7Pourtant, même les bois les moins chers sont inaccessibles aux plus pauvres, qui ont donc recours à d’autres expédients, par exemple aux copeaux provenant des chantiers et des ateliers ou ramassés près des entrepôts de bois. Avec la montée des prix et de la demande, cependant, les droits coutumiers qui permettent aux plus démunis de se chauffer sont quelquefois contestés. En 1697, par exemple, les compagnons charpentiers se voient privés du droit de ramasser les copeaux de bois laissés par terre dans les chantiers13. Un autre combustible de moindre qualité est le bois goudronné provenant des bateaux qui sont « déchirés » quand ils ne sont plus en état de servir, mais il est beaucoup demandé. En principe destiné aux fours des plâtriers, il est acheté aussi par les charpentiers, les maçons et les menuisiers, alors que les plus petits morceaux sont vendus aux pauvres14. La houille est rarement utilisé à Paris au xviiie siècle, mais le charbon de bois, « si nécessaire au menu peuple, & qui supplée pour lui au bois » selon un mémoire de 1786, alimente les forges, les poêles domestiques et, pour la cuisson, les réchauds et les fourneaux15. Il donne une chaleur plus intense que le bois et sert également dans les chaufferettes, qui ont l’avantage d’être portables. La consommation de ce charbon se multiplie par trois au cours du siècle, en partie parce que, à la différence du bois, les prix n’augmentent pas. Mais comme pour le bois, les moins riches achètent le charbon au détail et paient plus cher. Et les pauvres brûlent un produit de moindre qualité : la « braise », composée de fragments de charbon écrasés restés au fond des bateaux, souvent touchés par l’humidité. Les travailleurs qui déchargent les bateaux en reçoivent en salaire et ce sont souvent leurs femmes qui la vendent au regrat16.
8Une autre source de chaleur est la tourbe, vendue dans les années 1780 par une entreprise qui possède au moins trois dépôts dans la ville : à la porte Saint-Antoine, sur l’île Louviers et sur le quai Saint-Bernard. La grande ville offre d’autres possibilités encore : les enfants du faubourg Saint-Marcel ramassent les restes de l’écorce dont les tanneurs se servent pour traiter leurs peaux ; ils les sèchent et en font des mottes à brûler. Cependant, tous ces combustibles ont des inconvénients : les copeaux brûlent vite et donnent peu de chaleur ; le charbon et le bois goudronné chauffent mieux mais dégagent une odeur désagréable ; le charbon fume beaucoup et laisse une poussière fine qui s’attache à tout. La tourbe est de faible valeur calorifique et très polluante17.
9Le combustible n’est pas le seul déterminant d’un bon chauffage. Pour un même prix et une même qualité de bois, le riche a plus de confort thermique à cause de l’aménagement de son appartement. Les volets et les châssis intérieurs, qui aident à retenir la chaleur, sont plus souvent présents au premier ou au deuxième étage des maisons, là où habitent les bourgeois. Les plaques de fonte placées dans les cheminées augmentent la chaleur, mais elles sont loin d’être universelles18. Les tapisseries sont présentes dans presque tous les ménages dès le début du siècle, et protègent contre les courants d’air, mais leur qualité et leurs dimensions dépendent évidemment des moyens de chacun : la bergame, nous dit le dictionnaire de l’Académie française, est « fort commune & de peu de prix », donc à la portée de tout le monde mais elle peut être fabriquée de coton ou de chanvre, pas nécessairement de laine, et chez les pauvres elle risque d’être usée. L’enquête menée par Daniel Roche montre également le progrès des portières, mais elles ne sont présentes que dans la moitié des intérieurs populaires à la fin de l’Ancien Régime. Les tapisseries reculent au cours de la période, sans doute parce que les cheminées sont plus efficaces, mais aussi parce que chez les riches elles sont concurrencées par les boiseries et les revêtements de tissus, de bons isolants. Les rideaux et les tapis aussi ne sont présents que dans les ménages aisés19.
10Comme l’a montré Daniel Roche, les inégalités du chauffage se reproduisent par rapport à la cuisine. Les riches et les bourgeois ont une pièce consacrée à cette fonction, équipée d’un four et, de plus en plus souvent au cours du xviiie siècle, d’un fourneau ou d’une cuisinière de fer blanc. En revanche, pour ceux qui habitent une seule pièce, la cheminée est équipée d’une crémaillère et d’un chaudron. Dans ce domaine aussi, les choses changent : les trépieds se multiplient et permettent une cuisine plus facile et peut-être plus variée. Les réchauds et les fours portatifs de terre ou de fonte, plus performants, font leur apparition dans de nombreux ménages. Mais le progrès est lent20.
L’éclairage
11Si le chauffage reste un luxe et continue de distinguer le riche du pauvre, il en va de même pour l’éclairage. Certes, tous les Parisiens, au xviiie siècle, ont des fenêtres en verre : le papier huilé et la toile ont disparu. Le verre lui-même, grâce à une fabrication améliorée, devient plus transparent et laisse entrer plus de lumière21. Mais les logements des pauvres restent en général sombres, donnant sur des rues étroites et, même s’ils habitent aux derniers étages d’où l’on entrevoit sans doute plus souvent le ciel, les plafonds sont très bas et les fenêtres petites. Les logements luxueux, en revanche, donnent sur des jardins et des cours larges qui laissent entrer la lumière ; les plafonds et les fenêtres, pour leur part, sont beaucoup plus hauts. L’introduction au xviiie siècle de planchers à solives d’enchevêtrure, qui reposent sur les murs latéraux et non pas sur la façade, permet la construction de fenêtres plus larges, surtout aux étages « nobles22 ».
12À l’intérieur, tous les Parisiens ont des luminaires mais l’éclairage, comme le chauffage, n’est pas le même pour tous. En entrant dans un appartement, la qualité de la lumière indique immédiatement le rang des occupants. Les gens aisés utilisent des bougies de cire d’abeille, aux mèches de coton, qui fournissent une bonne lumière et qui brûlent sans pétiller, alors que la majorité des Parisiens achète les chandelles, fabriquées à partir de suif animal et surtout de bœuf. Elles fument, pétillent et dégagent une forte odeur. Surtout, elles donnent moins de lumière et les mèches, souvent de moindre qualité, ont tendance à tomber en brûlant et à étouffer la flamme. Mais les chandelles sont beaucoup moins chères, se vendant entre 10 et 20 sous contre 50 à 60 sous pour les bougies. La qualité et le prix – très réglementés – varient suivant le procédé de manufacture, car les chandelles fabriquées dans des moules ont la réputation de donner moins de lumière que celles qui sont formées en couches successives en les replongeant dans le suif liquide23. En tout cas, comme précisent les maîtres chandeliers en 1765, « la chandelle peut être regardée à Paris comme une denrée de la première nécessité ». Elle éclaire non seulement les espaces domestiques mais également les lieux de travail : les ordonnances de police interdisent aux métiers du bois de travailler la nuit sans une lanterne fermée et prescrit pareillement aux ouvriers des halles, qui commencent le travail au petit matin, de ne porter que des lanternes closes. « Le peuple, poursuivent les chandeliers, ne peut gagner sa vie en hyver qu’en travaillant une partie de la nuit, les ouvrages du plus grand nombre ne permettant pas de brûler de l’huile. » En effet, la lampe à huile, fréquente dans le sud de la France, est rare à Paris24.
13Mais même la chandelle coûte chère pour les gens du peuple, qui se satisfont souvent de la lumière de la cheminée ou tout au plus, si l’appartement a plus d’une pièce, d’un éclairage sombre dans l’espace commun. Les riches, au contraire, multiplient les sources de lumière. Ils installent des lustres dorés, voire de cristal, des candélabres et des chandeliers à branches, d’argent plus souvent que de cuivre jaune. Dans les ménages aisés du xviiie siècle, les supports fixes – les bras de lumière fixés au mur ou à la cheminée – remplacent en partie les luminaires portatifs qui dominaient à l’époque précédente25. Un aménagement soigné des appartements permet d’augmenter la luminosité des bougies. Même dans les milieux modestes, au xviiie siècle les miroirs et les trumeaux se multiplient et reflètent la lumière des chandelles, et les glaces sont plus grandes, grâce aux progrès de la fabrication26. Mais la création de décors lumineux caractérise les appartements riches, où les flammes des bougies sont renvoyées non seulement par des miroirs mais aussi par des tentures de soie, du papier peint, ou des boiseries dorées ou peintes en couleurs claires qui remplacent de plus en plus souvent les tapisseries sombres. Les meubles vernis et les paravents, qui prolifèrent au xviiie siècle, reflètent eux-aussi la lumière des bougies, tout comme les porcelaines et même le cadran blanc des pendules. Les vêtements des habitants ont parfois le même effet : si presque tous les Parisiens adoptent des couleurs plus claires dans la dernière partie du siècle, les soieries, les dentelles et les bijoux des riches augmentent la brillance – littéralement – des soirées mondaines27.
14Dans ces milieux, d’ailleurs, les intérieurs restent illuminés tard dans la nuit. Le peuple, en général, se couche et se lève tôt pour profiter des heures du jour, alors que dans le beau monde c’est l’inverse. Quand Mercier énumère, vers 1780, les activités qui ont lieu à chaque heure de la journée, il note qu’à sept heures du matin « [o]n ne voit guère rouler de carrosses ». En revanche, à la tombée du jour les ouvriers vont se coucher, alors que « les marquises et les comtesses se mettent à leur toilette » avant de se rendre au spectacle ou de faire des visites. Le beau monde achève de souper à onze heures du soir et « [à] minuit et quart, on entend les voitures de ceux qui ne jouent pas et qui se retirent. La ville alors ne paraît pas déserte28 ». Toutes ces activités se poursuivent à la lumière des bougies, dont la consommation pendant les heures noires est une forme de faste qui proclame le statut social des occupants.
15L’éclairage des rues, mis en place progressivement à partir de 1667, facilite ces déplacements. En réalité, ceux qui bénéficient le plus des nouvelles lanternes, jusqu’aux modèles améliorés de la fin du siècle, sont peut-être les bourgeois, qui se sentent plus en sécurité29. Car malgré l’enthousiasme des commentateurs, la faible luminosité de l’éclairage public ne permet pas vraiment de distinguer son chemin : il aide sans doute le piéton à naviguer d’une lanterne à la suivante. Pour cette raison, les riches se font accompagner par des domestiques qui portent des flambeaux, de grosses chandelles à plusieurs mèches. Au début du xixe siècle Madame de Genlis rappelle l’étiquette de l’Ancien Régime, qui voulait, dit-elle, que les « femmes titrées » aient droit à deux flambeaux, alors que les autres femmes de qualité n’en avaient qu’un seul30. Les personnes qui n’ont pas de laquais peuvent se faire accompagner d’un « porte-flambeau » ou « porte-falot ». « [I]ls s’attroupent aux portes où l’on donne bal, assemblée » nous dit Mercier, et « vaguent dans les rues vers les dix heures du soir […] le falot vous conduit dans votre maison, dans votre chambre31 ». Ceux qui n’ont pas les moyens de payer un porte-falot s’équipent d’une lanterne qu’ils portent eux-mêmes. Le modèle le plus simple n’est qu’une chandelle, plus rarement une lampe à huile, entourée de toile ou même de papier. Les lanternes les plus chères et les plus efficaces contiennent du verre et sont équipées d’un ou de plusieurs réflecteurs32. Ainsi, même dans l’obscurité nocturne, la « qualité » des personnes qu’on rencontre se signale par la source et la qualité de la lumière qu’elles portent.
16D’autres usages du luminaire servent également à marquer les distinctions sociales, par exemple dans certaines cérémonies religieuses. « Quand on porte le viatique chez une personne de considération, nous dit Mercier, tous les domestiques de la maison portent des flambeaux33. » Après le décès en avril 1739 du duc de Tresmes, gouverneur de Paris, son corps repose dans son hôtel, entouré d’un luminaire si abondant que la chaleur fait fondre les cierges. Les mèches, en tombant, mettent le feu au drap mortuaire et le défunt a les pieds brûlés. Cela n’empêche pourtant pas que le lendemain, son convoi soit accompagné de 100 pauvres qui portent des flambeaux, ainsi que de religieux venus de huit monastères parisiens, avec chacun un cierge34. C’est un exemple exceptionnel, mais tout au long du siècle les dépenses des obsèques sont proportionnelles au rang des individus et des familles et le luminaire représente une part non négligeable des frais. Un modeste confiseur, mort en 1779, est veillé par un seul prêtre et n’a que douze flambeaux et douze cierges qui coûtent, avec la cire de veille, 34 livres sur une somme totale de 110 livres 10 sous. La différence de rang est accentuée, dans le cas de la haute noblesse et de la famille royale, par la pratique de faire le convoi de nuit, malgré les réticences de certains ecclésiastiques. Celui de la reine Marie Leszczynska se fait à minuit (c’est en plein été). Le corps de Louis XV quitte Paris à huit heures pour arriver à Saint-Denis à onze heures du soir35.
Les dangers du feu
17Le feu est bien entendu indispensable, mais il apporte évidemment des risques. Certes, à la différence de certaines autres villes, Paris au xviiie siècle ne connaît pas la destruction de quartiers entiers. Mais les incendies ne sont pas rares et certains sont importants. En 1718 le Petit-Pont brûle, avec une vingtaine de maisons. L’Hôtel-Dieu est détruit en 1737 et de nouveau en 1772. Ce sera le tour de la Chambre des Comptes en 1744, de la foire Saint-Germain en 1762, de l’opéra du Palais Royal en 1763. Le palais de justice brûle en 1776 et l’opéra, de nouveau, en 1781.
18Si les dégâts sont dans chaque cas considérables, ces accidents entraînent peu de morts, bien que la rumeur publique en exagère toujours le nombre. En 1718, quand le Petit-Pont brûle, on parle de plusieurs personnes noyées en sautant des maisons enflammées, mais les papiers de la police n’enregistrent aucune mort. La plus grande catastrophe du siècle est sans aucun doute celle de l’Hôtel-Dieu en 1772, qui fait peut-être 130 morts sur les 2000 malades, plus deux pompiers. (La Gazette de France, organe officiel, sous-estime sûrement en évoquant douze personnes tuées et autant de blessés.) Les victimes sont surtout des pauvres, car l’hôpital reçoit ceux qui n’ont pas d’autre abri en cas de maladie, d’infirmité, ou d’accident. Quelques années plus tard, en 1781, les vingt-et-une personnes qui perdent la vie à l’Opéra sont des danseurs, des manœuvres et des artisans qui travaillent à fabriquer les décors et les costumes, ainsi qu’un pompier36.
19Les incendies des maisons, et surtout les feux de cheminée, sont beaucoup plus nombreux. Au début des années 1720, les pompiers assistent à 80 incendies ; en 1723, à 114 et en 1724, à 98 – et à cette époque ils ne sont pas toujours appelés. Vers la fin du xviiie siècle, sur une période d’une vingtaine d’années, le libraire Hardy mentionne quelque 140 incendies, en majorité dans son quartier37. La plupart sont vite éteints, mais certains sont meurtriers. La nuit du 23 au 24 août 1733, vingt-deux personnes sont ensevelies sous les décombres quand les planchers d’une maison dans le faubourg Saint-Denis tombent les uns sur les autres. Il y a dix survivants. En 1746, un incendie qui détruit deux maisons sur le Pont-au-Change coûte la vie à dix personnes : neuf domestiques et une fille de boutique. Un accident terrifiant a lieu dans une maison de la rue Saint-Honoré en 1796, quand un marchand chandelier met le feu en fondant des suifs et se sauve en fermant la porte à clef. Au moins deux personnes meurent emprisonnées et une troisième en sautant de la fenêtre du dernier étage38.
20Ces graves incendies attirent l’attention, mais beaucoup plus nombreuses sont les morts individuelles qui résultent d’une chandelle oubliée ou d’un braisier met tant le feu dans une petite chambre. En décembre 1787 des écoliers aperçoivent de la fumée dans leur immeuble et les pompiers, ayant enfoncé la porte, trouvent le corps d’une vieille femme gisant sur un matelas de paille à moitié brûlé. D’un grand âge et infirme, elle avait, confirment les témoins, l’habitude de mettre « une brique chaude » à ses pieds, sans doute une chaufferette. L’année suivante, une blanchisseuse qui habite au cinquième étage d’une maison dans la rue Saint-Germain-l’Auxerrois oublie d’éteindre son réchaud, qui met le feu à sa paillasse. Un autre locataire a les mains gravement brûlées en essayant de la sauver. En décembre 1764, la domestique d’un logeur en chambres garnies de la rue Monsieur le Prince meurt dans des circonstances similaires, dans un cabinet qui fait à peine deux mètres de long où « il n’y a ni fenêtre ni trou pour y donner de la lumière ou de l’air39 ». On pourrait multiplier de tels exemples40. Une mort beaucoup plus exceptionnelle est celle d’un jeune perruquier, en apparence asphyxié par le gaz de charbon émis par un fourneau dans sa chambre41. Le plus souvent, les victimes de tels accidents sont des personnes qui habitent seules, généralement dans la misère.
21Ce sont parfois des hommes – un compagnon taillandier en 1759, un garçon épicier en 176542 – mais les femmes sont particulièrement sujettes aux accidents domestiques à cause de leurs jupes longues, facilement enflammées par une étincelle. Une jeune femme, apprentie chez un marchand de dentelles de la rue Saint-Denis, meurt de ses brûlures après s’être approchée trop près d’un poêle. Le libraire Hardy raconte plusieurs décès de femmes brûlées quand une chaufferette met feu à leurs vêtements, dont deux dans la seule nuit, exceptionnellement froide, du 25 janvier 177643. Ce risque est aggravé par la diffusion d’étoffes plus inflammables, le coton et la soie. Un pourcentage important de salariés en possèdent, vers la fin du siècle, et de toute façon les vêtements des riches finissent souvent, usés et rapiécés, dans les armoires des pauvres44. Les petits enfants sont eux-aussi victimes d’accidents graves, le plus souvent quand ils sont laissés seuls dans un appartement : les deux enfants d’une marchande de bouquets meurent brûlés en décembre 1769, dans la chambre de leur mère dans le faubourg Saint-Jacques. Le fils d’un marchand de chevaux de la rue Saint-Martin, laissé seul chez son père, met le feu en jouant avec une boîte d’allumettes45.
22En dépit de l’exception, célèbre, de l’ancien roi polonais Stanislas, mort brûlé à Lunéville quand sa robe de chambre prend feu en 1766, ces accidents touchent surtout le peuple. Les quelques incendies qui ont lieu chez les riches font très rarement des blessés. Ils sont protégés par les domestiques, qui allument le feu le matin et les bougies le soir, qui veillent au bien-être de leurs maîtres, et qui sont en première ligne du combat contre les flammes46. Ce sont les conditions de vie, plus que tout autre chose, qui déterminent la survenue d’accidents. Les victimes sont surtout des pauvres, souvent de vieilles femmes ou des travailleuses qui rentrent du travail et qui tombent de fatigue. Elles habitent seules et ont pour toute source de chaleur des accessoires peu sûrs, nourris d’une braise qui est sans doute de mauvaise qualité et qui émet beaucoup d’étincelles. Elles ont pour s’éclairer une chandelle mal protégée et qui est certainement fabriquée à partir de suif peu cher qui pétille en brûlant. Les pauvres n’ont pas de domestiques pour s’apercevoir du danger et leur venir en aide, ou à qui ils peuvent confier les enfants quand il faut sortir.
23Les causes des incendies ne sont pas toujours connues, mais il est certain que les habitations populaires, surtout dans le centre de la ville, sont souvent anciennes ou moins bien construites et ainsi plus à risque que celles des riches. En mai 1760 le commissaire Duchesne visite une maison où il observe que la poutre du plancher du premier étage passe dans la cheminée d’un four construit dans la boutique au rez-de-chaussée. Il note sèchement que « la maison est très ancienne et l’incendie est à craindre47 ». Lorsqu’une maison prend feu dans la rue de la Bûcherie, rive gauche, le libraire Hardy décrit, avec plus de verve, le danger que représente « la construction en charpente et la vétusté de cette maison comme de toutes celles dont elle se trouvoit environnée48 ». En 1751, suite à un feu de cheminée dans une maison de la rue Saint-Honoré, les pompiers trouvent de véritables « crevasses » dans les conduites des cheminées à trois des étages. Au quatrième, « le mur était échauffé considérablement et crevé ainsi que la cheminée ». La maison, très étroite, est habitée par un marchand chandelier, deux tailleurs et deux prostituées49.
24Les habitations des gens du peuple sont également, bien entendu, des lieux de travail. Les artisans y installent des fourneaux et ils ont des stocks de produits inflammables. L’incendie de la rue de la Bûcherie rapporté par Hardy en 1778 est provoqué par des poêles chauffés au charbon qui servent à sécher les cuirs d’un marchand peaussier, locataire des troisième et quatrième étages. Lors d’un incendie qui éclate dans une maison près du Louvre en 1758, on craint le pire puisqu’un peintre et doreur habite au cinquième étage et y serre des huiles, des vernis et de l’acide, extrêmement combustibles50. Parmi les petits métiers des ports, le danger vient des produits glanés qui sont vendus au regrat. Le commissaire Belle rapporte en août 1760 qu’« il n’est que trop ordinaire de voir des gens du bas étage s’exposer inconsidérément à l’accident du feu par des amas qu’ils font des matières combustibles dans leurs chambres, où ils ont habituellement feu et lumière ; de ce genre sont les gens de rivière qui magasinent hars [harts : liens d’osier qui lient les fagots] et petits bois de trains, les ramoneurs de la suye, les charbonniers et charbonnières charbon et poussière51 ».
25Dans les nombreux métiers qui utilisent le feu, les travailleurs sont évidemment exposés aux brûlures ; mais il n’y a que les cas graves qui attirent l’attention de la police. Appelé dans une maison de la rue de Grenelle au faubourg Saint-Honoré, le commissaire Cadot trouve à la porte un homme « assis sur une chaise, les habits presque entièrement brûlés, le visage et les jambes bouffés et la peau emportée ». C’est un doreur qui travaillait à mélanger du vernis et de « l’esprit de vin » pour le compte d’un certain Desauziers, peintre du roi. L’homme a sans doute peu de chances de survivre à ses blessures. C’est encore du vernis qui prend feu, rue de la Huchette, chez un marchand de couleurs, dont le fils est gravement blessé aux bras52. Une explosion dans le laboratoire d’un artificier, arrivée en 1705, montre le danger pour tout le voisinage et provoque un arrêt du parlement qui interdit la fabrication à l’intérieur de la ville. Cela n’empêche pas un deuxième accident dans la rue Saint-Denis en 1722, où l’artificier, sa femme et quinze employés sont blessés, ni une explosion, l’année suivante, dans la rue de Seine au faubourg Saint-Germain, qui détruit une maison et tue des passants, ainsi que l’artificier et sa famille. L’interdiction sera étendue aux faubourgs en 172953. D’autres explosions se produisent cependant en 1745, en août 1765 faisant deux morts, et rue de la Vannerie, en plein cœur de Paris, en 1780, encore une fois avec deux ouvriers tués54.
26Plus insidieuses sont les maladies produites par l’utilisation du feu, dans certains secteurs de production. Les doreurs – et dans la seconde moitié du siècle les chapeliers – souffrent de tremblements et de spasmes des mains et des jambes, dus aux émanations dégagées par le mercure ajouté aux préparations dont ils se servent. Les chandeliers respirent les vapeurs nocives dégagées par le charbon des fourneaux55.
27À une époque où il n’existe pas d’assurance, ni pour maladie ni contre l’incendie, les conséquences sont graves pour les victimes, et même si personne n’est mort ni blessé. La loi rend responsable celui chez qui un incendie se produit, et les coûts peuvent être lourds. En 1776 le libraire Hardy note que même si l’incendie chez un marchand épicier a été éteint très rapidement, ce fait « n’empêchoit pas qu’on évaluât la perte des marchandises dudit sieur Licquet à une somme de dix mille livres au moins sans parler de la réparation du rez de chaussée et du premier étage dont il alloit être tenu envers le propriétaire de la dite maison56 ». Dans un autre cas, Hardy observe que le peintre chez qui un assez grave incendie a éclaté, un artisan assez aisé, risque néanmoins d’être ruiné. « Il alloit être obligé de faire non seulement toutes les réparations convenables pour le rétablissement de la susdite maison et de celles qui y confinoient, mais d’indemniser encore les locataires de la perte de leurs effets57. » Mais ces individus ont perdu leurs logements et une partie de leurs biens, et dans le cas des quatre blanchisseuses qui habitent au premier et au deuxième étage, beaucoup de linge appartenant à différents clients. Tout ce monde n’est pas sûr d’être remboursé. Et si un bourgeois ou un artisan aisé a sans doute des rentes ou d’autres investissements qui ne sont pas touchés par les flammes, ce n’est pas le cas des personnes qui n’ont que leur travail.
28Souvent, les victimes des incendies sont plongées dans la misère. Après la destruction des vingt maisons du Petit-Pont en 1718, la police évalue les pertes de chacun. Elle note que le perruquier Flamant « est dans une extrême misère avec sa femme et six enfants, a besoin d’un très prompt secours pour l’empêcher de périr. Il s’est retiré Place Maubert chez Madame Marie, épicière, où il ne fait rien du tout faute d’outils ». Langlois, marchand d’estampes et de tableaux, « s’est retiré rue Saint André avec sa mère, sa femme, et un enfant, il manque de tout, n’a que quelques chemises, quelques lits, quelques draps58 ». Non seulement ces gens ont perdu leur peu de biens, mais ils n’ont plus le moyen de gagner leur vie.
29Lorsque la catastrophe est grande, les victimes ont une chance de recevoir – avec un certain retard – des aumônes. Après l’incendie du Petit-Pont des quêtes en faveur des sinistrés ont lieu dans toutes les paroisses de la ville. Néanmoins, la distribution des fonds se fait davantage en fonction du montant des pertes que des besoins. Ainsi, la hiérarchie sociale est respectée, le marchand de tableaux Gersaint recevant 2000 livres, et d’autres marchands des sommes encore plus fortes, alors que les domestiques et les ouvrières n’ont droit qu’à 120 livres59.
Conclusion
30Daniel Roche nous a déjà rappelé que le feu est un objet matériel et un bien de consommation, tout comme le vêtement, les meubles, l’eau. Il est, au même titre, un fait social : il structure la sociabilité et les rapports entre les individus et les groupes. Les degrés de l’échelle sociale se mesurent par la qualité du chauffage et de l’éclairage dans les appartements, fortement déterminée par le type de combustible et les sources de lumière mais également par la forme et l’aménagement du logement. Devant les accidents du feu, les gens du peuple sont beaucoup plus à risque à cause des conditions de travail et de vie et certains métiers courent des dangers encore plus grands à cause des processus de fabrication. De façon générale, la vie des moins fortunés, des vieux et des petits enfants est la plus menacée par les incendies et les femmes sont particulièrement touchées par les accidents individuels. La présence de domestiques est elle aussi une mesure de la vulnérabilité des ménages, puisque ceux-ci protègent les biens et la personne de leur maîtres. Il est vrai que dans une ville où il y a peu de ségrégation géographique des différents rangs de la société, les bourgeois peuvent aussi devenir victimes d’incendies, mais ils ont plus de ressources.
31Le feu a aussi son histoire. Même dans les sociétés dites « traditionnelles », avant l’ère industrielle, les usages et la signification sociale du feu ont beaucoup évolué au cours du xviiie siècle. Les progrès matériels sont incontestables et ils touchent une bonne partie de la population de Paris. Presque tout le monde a désormais une cheminée et celles qui sont installées au cours de notre période chauffent mieux que celles du passé. Les poêles et les petits accessoires de chauffage sont accessibles à tout le monde et même si les prix des combustibles montent, les autorités les règlementent, ainsi que le coût de la chandelle. L’approvisionnement de la capitale en bois, en charbon et en suif figure, derrière celui des grains, parmi les plus grandes préoccupations de la police parisienne. À cette époque, également, l’éclairage de l’espace public et des logements privés est amélioré. Et la population parisienne est mieux protégée contre l’incendie. Le service des pompiers devient progressivement plus efficace au cours du xviiie siècle et les mesures préventives sont beaucoup plus strictes qu’avant la création de la lieutenance de police en 1667. Les industries les plus dangereuses sont exilées de la ville ; la construction des maisons à pans de bois est interdite, celle des cheminées, des fours et des fourneaux mieux surveillé ; le système des vérifications devient plus efficace60.
32Néanmoins, les évolutions du siècle ne sont pas entièrement positives. La multiplication des cheminées, qui permet une amélioration des conditions de vie, augmente le risque d’incendies et de brûlures, surtout pour les femmes et les jeunes enfants. Les cotons et les soies qui envahissent les armoires et dont on se sert de plus en plus souvent pour tapisser les meubles, sont plus inflammables. Les nouveaux produits, les vernis et les acides, sont dangereux pour la santé et extrêmement combustibles61. Surtout, les disparités sociales continuent et à certains égards s’élargissent encore, avec la rareté accrue du bois, l’utilisation différenciée des heures nocturnes et les nouvelles formes de production. Ces disparités vont continuer au xixe siècle et même être aggravées, au début, par l’introduction du gaz et ensuite de l’électricité62. Ce ne sera que dans la seconde moitié du xxe siècle que le chauffage et la lumière deviendront, pour ainsi dire, des droits, garantis à presque tout le monde dans les villes occidentales. Ceci étant, le désastre récent de Grenfell Tower (14 juin 2017, dans le district de North Kensington à Londres) nous rappelle que l’inégalité devant le feu continue de nos jours.
Notes de bas de page
1 Je remercie l’Australian Research Council qui a financé cette recherche. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, éd. par Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, 2 vol., t. 1, chap. 4, « Physionomie de la grande ville », p. 34.
2 Daniel Roche, Le peuple de Paris. Essai sur la culture populaire au xviiie siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1981, p. 137-143 ; Id., Histoire des choses banales. Naissance de la consommation, xviie-xixe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 138-149.
3 Thomas Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, Paris, Albin Michel, 2011, p. 39-44, 187-223.
4 Mercier, Tableau de Paris…, op. cit., t. 2, chap. 837, « Cheminées », p. 993.
5 Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 138-141 ; Jean-François Cabestan, La conquête du plain-pied. L’immeuble à Paris au xviiie siècle, Paris, Picard, 2004, p. 207 ; Annik Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime. 3000 foyers parisiens, xviie-xviiie siècles, Paris, Presses universitaires de France, 1988, p. 332-335.
6 Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 138, 40 ; Olivier Jandot, Les délices du feu. L’homme, le chaud et le froid à l’époque moderne, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017, p. 108-113 ; sur l’accès différencié aux moyens de chauffage à Lyon, Jean-Pierre Gutton, « Le peuple a-t-il droit à la chaleur ? Le cas de Lyon au xviiie siècle », dans Philippe Guignet (dir.), Le Peuple des villes dans l’Europe du Nord-Ouest (fin du Moyen Âge-1945), Villeneuve d’Ascq, Publications de l’Institut de recherches historiques du Septentrion, 2002-2003, 2 vol., t. 2, p. 313-322.
7 Dans celle d’un marchand chapelier, par exemple, rue Saint-Honoré : Archives nationales (désormais AN), Y 12162, 21 janvier 1759. Voir Jandot, Les délices du feu…, op. cit., p. 229-238, 250-153.
8 Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime…, op. cit., p. 335-336 ; Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 141-143 ; Youri Carbonnier, Maisons parisiennes des Lumières, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2006, p. 101-102.
9 Marie-Hélène Bourquin-Simonin, L’approvisionnement de Paris en bois de la Régence à la Révolution, thèse de doctorat, université de Paris, faculté de droit et des sciences économiques, 1969, p. 14, 48 et 106 ; Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 162, n. 17 ; Jean Boissière, « La grande disette de bois à Paris des années 1783-1785 », dans L’approvisionnement des villes de l’Europe occidentale au Moyen Âge et aux temps modernes, Auch, Comité départemental du tourisme du Gers, 1985, p. 239.
10 Mercier, Tableau de Paris…, op. cit., t. 2, chap. 547, « Bois à brûler », p. 113 ; sur la France en général, Jandot, Les délices du feu…, op. cit., p. 151-170.
11 Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime…, op. cit., p. 340-341.
12 Taxe des Bois. Du 28 juin 1768, Paris, P. G. Le Mercier, 1768 ; Bourquin-Simonin, L’approvisionnement de Paris…, op. cit., p. 87-89, 106 ; Capitaine Cherrière, La lutte contre l’incendie sur la Seine, les ports et les quais de Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Société des industriels et des commerçants de France, 1912, p. 64, 66-67.
13 AN, AD XI 16 ; Y 13047, 24 novembre 1699.
14 Cherrière, La lutte contre l’incendie…, op. cit., p. 92-94, 97 ; Bourquin-Simonin, L’approvisionnement de Paris…, op. cit., p. 388.
15 Mémoire pour les Sieurs Buvry, Bouchot, Gabillot, Constant, Farou & Locquin, Maîtres Boulangers, Paris, P. G. Simon et N. H. Nyon, 1786, p. 4 ; Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime…, p. 291.
16 Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 139 ; Nicolas Delamare, Traité de la police, où l’on trouvera l’histoire de son établissement, les fonctions et les prérogatives de ses magistrats ; toutes les loix et tous les réglemens qui la concernent, Paris, Jean & Pierre Cot, [puis] Pierre Cot, [puis] Michel Brunet, [puis] Jean-François Herissant, 1705-1738, 4 vol., t. 3, p. 940 ; Ordonnance de police, concernant la vente & distribution, ès ports & place de cette ville, des braises de charbon de bois, provenant tant des fonds de bateaux que des charbons venus par terre qui se débitent à la place. Du 16 octobre 1783, Paris, Lottin, 1783.
17 Cherrière, La lutte contre l’incendie…, op. cit., p. 74, 80 ; Archives de Paris, VD* 6, Districts, no. 518, 23 juin 1790 ; Bourquin-Simonin, L’approvisionnement de Paris…, op. cit., p. 74-75.
18 Carbonnier, Maisons parisiennes…, op. cit., p. 91, 99.
19 Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 153-154 ; Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime…, op. cit., p. 261, 368-375.
20 Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 120, 44-47 ; Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime…, op. cit., p. 291-292.
21 Roche, Histoire des choses banales…, op. cit., p. 137-138.
22 Cabestan, La conquête du plain-pied…, op. cit., p. 57-58.
23 Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime…, op. cit., p. 342-347 ; Mimi Hellman, « Enchanted Night : Decoration, Sociability, and Visuality after Dark », dans Charissa Bremer-David (dir.), Paris : Life and Luxury in the Eighteenth Century, Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2011, p. 99 ; Stéphane Castelluccio, L’éclairage, le chauffage et l’eau aux xviie et xviiie siècles, Montreuil, Gourcuff Gradenigo, 2016, p. 14-23, 226.
24 AN, Y 9500, 27 mars 1765, requête des maîtres chandeliers ; Edme de la Poix de Fréminville, Dictionnaire ou traité de la police générale des villes, bourgs, paroisses, et seigneuries de la campagne, Paris, « chez les associés au privilege des ouvrages de l’auteur », 1771, p. 396 ; Michèle Bimbenet-Privat, Ordonnances et sentences de police du Châtelet de Paris, 1668-1787. Inventaire analytique des articles Y 9498 et 9499, Paris, Archives nationales, 1992, p. 72 (no 590, 2 décembre 1735) ; Capitaine Cherrière, La lutte contre l’incendie dans les halles, les marchés et les foires de Paris sous l’Ancien Régime, Paris, Hachette, 1913, p. 132.
25 Castelluccio, L’éclairage…, op. cit., p. 40-63 ; Pardailhé-Galabrun, La naissance de l’intime…, op. cit., p. 345-346.
26 Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 153, 155.
27 Hellman, « Enchanted Night… », art. cité, p. 95, 105-108 ; Daniel Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement, xviie-xviiie siècle, Paris, Fayard, 1989, p. 136-137.
28 Mercier, Tableau de Paris, op. cit., t. 1, chap. 330, « Les heures du jour », p. 873-881.
29 Henri-René d’Allemagne, Histoire du luminaire depuis l’époque romaine jusqu’au xixe siècle, Paris, Alphonse Picard, 1891, p. 319-330, 447-483. Voir aussi Roche, Histoire des choses banales…, op. cit., p. 134-136 ; Alain Cabantous, Histoire de la nuit, xviie-xviiie siècle, Paris, Fayard, 2009, p. 251-262.
30 Stéphanie Félicité de Genlis, Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la Cour, Paris, P. Mongie aîné, 1818, 2 vol., t. 1, p. 226.
31 Mercier, Tableau de Paris, op. cit., t. 1, chap. 516, « Falots », p. 1414-1415.
32 D’Allemagne, Histoire du luminaire…, op. cit., p. 309-316, 468-470.
33 Mercier, Tableau de Paris, op. cit., t. 1, chap. 385, « Porte-Dieu », p. 1066.
34 Edmond-Jean-François Barbier, Chronique de la Régence et du règne de Louis XV (1718- 1763), Paris, Charpentier, 1857-1866, 8 vol., t. 3, p. 170-171.
35 Laurence Croq, « Le dernier hommage. La comptabilité des frais funéraires et du deuil dans la société parisienne aux xviie et xviiie siècles », Histoire & Mesure, 27/1, 2012, p. 161-214 ; John McManners, Death and the Enlightenment : Changing Attitudes to Death among Christians and Unbelievers in Eighteenth-Century France, Oxford, Clarendon Press, 1981, p. 285 ; AN, Z 2 3730, inventaire après décès de Cerveau, confiseur, 17 décembre 1779 ; Cabantous, Histoire de la nuit…, op. cit., p. 123-125.
36 Jean Buvat, Journal de la Régence (1715 – 1723), éd. par Émile Campardon, Paris, Henri Plon, 1865, 2 vol., t. 1, p. 313 (28 avril 1718) ; Bibliothèque nationale de France (désormais BNF), Collection Joly de Fleury ms. (désormais JF) 1324, fol. 214-217v ; Siméon-Prosper Hardy, Mes Loisirs, ou Journal d’événemens tels qu’ils parviennent à ma connoissance (1753-1789), éd. par Pascal Bastien et al., Paris, Hermann, 2012, 6 vol., t. 2, p. 704 (30 décembre 1772) ; Relation de l’incendie de l’Hôtel-Dieu de Paris, arrivé la nuit du 29 au 30 décembre 1772, Paris, Imprimerie de la Gazette de France, 1772 ; AN, Y 11417, 8 juin 1781.
37 BNF, JF 1325, fol. 147-150 ; Hardy, Mes Loisirs…, op. cit.
38 AN, H 1855, fol. 263 ; K 1022, no 140 ; Archives de la Préfecture de Police, AA 101, fol. 251-272. Je remercie Vincent Denis, qui m’a signalé ce document.
39 AN, Y 13451, 4 décembre 1787 ; Y 15100, 31 décembre 1788 ; Y 13532, 2 décembre 1764.
40 AN, Y 11460, 24 septembre 1744 ; Y 13534, 28 décembre 1765 ; Y 11478, 20 mars 1759 ; Y 11204, 1 mai 1787.
41 AN, Y 15402, 24 novembre 1788.
42 AN, Y 11478, 20 mars 1759 ; Hardy, Mes Loisirs…, op. cit., t. 1, p. 85 (19 avril 1765).
43 Hardy, Mes Loisirs…, op. cit., t. 1, p. 556 (12 décembre 1769) ; t. 4, p. 437 (25 janvier 1776) ; t. 4, p. 79 (17 janvier 1775).
44 Roche, Le peuple de Paris…, op. cit., p. 174 ; Id., La culture des apparences…, op. cit., p. 126-127, 43-44.
45 Hardy, Mes Loisirs…, op. cit., t. 1, p. 552 (10 décembre 1769) ; bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 10156, fol. 75v, 19 février 1726.
46 Hardy, Mes Loisirs…, op. cit., t. 1, p. 121 (23 décembre 1765) ; t. 3, p. 311 (16 janvier 1774) ; AN, Y 13521, 9 août 1759.
47 AN, Y 9461A, rapport du 28 juin 1760.
48 Hardy, Mes Loisirs…, op. cit., t. 5, p. 609 (11 décembre 1778).
49 AN, Y 12154, 18 février 1751.
50 AN, Y 11336, 1er janvier 1758.
51 AN, Y 9461B, rapport du 29 août 1760.
52 AN, Y 12133A, 7 avril 1732 ; Hardy, Mes Loisirs…, op. cit., t. 4, p. 231 (13 juin 1775) ; AN, Y 12679, 13 juin 1775.
53 Delamare, Traité de la police…, op. cit., t. 4, p. 143-147 (arrêts du parlement du 10 mai 1706 et du 14 août 1731) ; Buvat, Journal…, op. cit., t. 2, p. 349 (3 au 4 [mars 1722]) ; Barbier, Chronique…, op. cit., t. 1, p. 370 (4 septembre 1723).
54 Bimbenet-Privat, Ordonnances…, op. cit., p. 95 (no 819, 14 août 1745) ; Hardy, Mes Loisirs…, op. cit., t. 1, p. 92 (27 août 1765) ; AN, K 1022, no 146, 6 décembre 1780.
55 Arlette Farge, « Les artisans malades de leur travail », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 32/5, 1977, p. 997 ; Michael Sonenscher, The Hatters of Eighteenth-Century France, Berkeley, University of California Press, 1987, p. 24-25, 63 et 108-109.
56 Hardy, Mes Loisirs…, op. cit., t. 4, p. 568 (12 mai 1776).
57 Ibid., t. 4, p. 231-232 (13 juin 1775).
58 BNF, JF 1324, fol. 214-217v.
59 Ibid., fol. 63-70v.
60 David Garrioch, « Fires and Firefighting in 18th and Early 19th-Century Paris », French History and Civilization, 7, 2017, p. 1-13 (http://h-france.net/rude/wp-content/uploads/2017/08/vol7_Garrioch.pdf).
61 Bruno Belhoste, Paris savant. Parcours et rencontres au temps des Lumières, Paris, Armand Colin, 2011, p. 69-70 ; Le Roux, Le laboratoire…, op. cit., p. 112-113, 39-43.
62 À ce sujet, voir l’article fascinant d’Annick Jermini, « Le foyer, le fer à repasser, la friteuse : la vie quotidienne des femmes au risque de l’incendie », dans Annick Jermini, Cédric Margueron (dir.), Feux. L’histoire, l’incendie : éclairages, Fribourg, Société d’histoire du canton de Fribourg, 2012, p. 179-200.
Auteur
Professeur d’histoire moderne à Monash University. Il est l’auteur de La Fabrique du Paris révolutionnaire (La Découverte, 2013) et de The Huguenots of Paris and the Coming of Religious Freedom (Cambridge University Press, 2014). Son projet actuel porte sur l’histoire du feu urbain en Europe à l’époque moderne. Il a récemment fait paraître “Towards a Fire History of European Cities, 1500-1850,” Urban History, 46/2, 2019, et “Why Didn’t Paris Burn in the Seventeenth and Eighteenth Centuries ?” French Historical Studies, 42/1, 2019.
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