La police et le peuple
Les commissaires de police parisiens dans les émeutes de février 1793
The police and the people: the Paris commissaires de police in the riots of February 1793
p. 65-74
Résumés
Quel contenu donner à la police en révolution ? L’étude des émeutes qui secouent Paris les 25 et 26 février 1793 du point de vue des relations entre forces de l’ordre et émeutiers, permet de répondre à cette question. Elus par les assemblées des sections et portés par la vague insurrectionnelle de l’été 1792, les commissaires de police doivent aussi maintenir un ordre public aux contours vagues. La crise de février 1793 dénoue l’ambiguïté qui prévaut dans leurs fonctions, mettant en avant, au-delà de leurs nuances politiques et de la diversité des situations locales, leur rôle stabilisateur et leur mission de lutte contre le « protagonisme » révolutionnaire et ses débordements.
What was the substantive reality of the police in the context of Revolution? Studying the riots which shook Paris on 25 and 26 February 1793 from the point of view of the relations between police and rioters makes it possible to address this question. Elected by the assemblies of the Sections amid the insurrectional wave of the summer of 1792, the commissaires de police were also obliged to maintain a public order whose contours were moot. The crisis of February 1793 laid bare the ambiguity which characterized their functions, highlighting, besides their political nuances and the diversity of local situations, their stabilising role and their task of militating against revolutionary ‘protagonism’ and its excesses.
Texte intégral
1Quelle attitude peuvent avoir vis-à-vis du peuple des policiers élus par lui, lorsque ce peuple s’insurge ? C’est la situation paradoxale qui règne à Paris pendant les premières années de la Révolution française, en particulier depuis l’automne 1792, où les commissaires de police sont désignés au suffrage universel par les citoyens des sections. Les commissaires de police sont porteurs d’une ambiguïté fondamentale. Nommés à l’issue d’un mouvement insurrectionnel, quand ils n’y ont pas parfois directement contribué, ils sont élus pour maintenir l’ordre public et « contenir » les débordements populaires comme la discorde civile dans leur section. Après « l’électrisation » de l’été 1792 et ses suites sanglantes de septembre, il leur revient ainsi la tâche de réguler les « énergies révolutionnaires » et de les ramener à un niveau acceptable pour l’ordre public et la bonne marche de la cité. Les commissaires de police apparaissent comme le rempart qui doit s’opposer aux excès du « protagonisme révolutionnaire1 ». L’enjeu du maintien de l’ordre en situation révolutionnaire consiste à rétablir une forme de normalité sociale et la reconstruction de relations de pouvoir stables, en mettant fin à l’intense fluidité qui caractérise les épisodes de crise politique. À l’automne 1792, lorsque les commissaires de police prennent le relais des comités qui exerçaient provisoirement la police dans les sections depuis l’insurrection du 10 août, ils doivent assurer le maintien du « bon ordre ». Or, la tâche est délicate, étant donné les conditions dans lesquelles ils ont été désignés et leurs liens de dépendance vis-à-vis du comité de section comme des assemblées générales, désormais ouvertes à tous les citoyens. La question est de savoir quel contenu ils peuvent donner à la police en situation révolutionnaire et comment ils s’acquittent de cette fonction. À cet égard, les émeutes qui ont secoué Paris les 25 et 26 février 1793 peuvent jouer le rôle d’un verre grossissant, une épreuve révélatrice de la diversité des modalités du maintien de l’ordre comme des relations que les commissaires entretiennent avec les divers groupes qui composent la population de leurs sections.
2La chronologie, le déroulement et les acteurs émeutiers de ces événements sont connus2. En revanche, les stratégies de maintien de l’ordre sont absentes d’une historiographie avant tout intéressée par les formes d’expression populaires3. Ces deux journées d’émeutes ont été interprétées comme un mouvement spontané nourri par l’écart entre le prix des journées de travail et celui des denrées de « seconde nécessité », pour reprendre la terminologie employée alors par la Convention4. Elles se distinguent du précédent de février-mars 1792, en portant sur toutes les denrées de première nécessité, sauf le pain, et par leur extension géographique à tout l’espace de la capitale. Les émeutes se produisent dans un contexte de crise politique et d’instabilité des positions politiques5. Elles font suite à deux journées mouvementées, au cours desquelles une délégation de femmes était venue lire une pétition à la Convention, ajournée cependant au 26 février. Les émeutes débutent alors le lundi 25 février dans le centre de la capitale, puis se propagent très rapidement dans les différents quartiers de Paris, jusqu’aux faubourg Saint-Antoine et du Roule, ainsi que sur la rive gauche6. Elles se caractérisent par un canevas initial à peu près semblable : des individus ou des groupes se portent dans les boutiques ou les dépôts des commerçants, dont ils réclament l’ouverture ou la perquisition, puis exigent la vente du sucre, des chandelles, de la soude et du savon à un prix forcé, inférieur à celui du marché. Sur le plan du maintien de l’ordre, ces journées sont d’autant plus instructives sur l’attitude des commissaires que les autorités de la Commune sont largement en retrait, sinon défaillantes pendant cet épisode qui les a prises de court alors même que le responsable des forces de l’ordre dans la capitale est absent7. Le Conseil général de la Commune, convoqué pour deux heures et demie, se refuse à faire battre la générale, malgré les demandes du maire Pache : il se contente d’envoyer 24 administrateurs municipaux dans les sections8. De fait, le maintien de l’ordre repose sur les épaules des commissaires de police et des commandants des bataillons de la Garde nationale des sections, parfois des comités de section lorsque leur commissaire de police manque à l’appel, ce que l’on constate au moins dans deux sections, celles de la Butte des Moulins et du Muséum9. Dans ce contexte, les journées de février 1793 révèlent – à l’état chimiquement pur, oserait-on dire – les stratégies de maintien de l’ordre et les relations des policiers avec leurs sections, sans que celles-ci soient déformées par des formes de coordination venues d’en haut.
3Des commissaires montrent à cette occasion leur capacité à saisir les mouvements collectifs de leur section, mais aussi la profonde ambiguïté de leur position. L’ex-tapissier François Musine, de la rue de Montreuil, est un de ceux-là. Averti par « le son de caisse » vers 4 heures de l’après-midi, le 25 février il accourt au corps de garde « pour s’opposer à ce que des malveillants troublent la tranquillité publique et violent la propriété des citoyens10 ». Après avoir attendu vainement plusieurs heures les hommes de la Garde nationale, il se rend dans les rues de sa section avec son seul secrétaire-greffier pour y constater que quantité de citoyens se pressent aux portes des boutiques des épiciers. Chez l’un d’eux, nommé Nau, grande-rue du Faubourg-Saint-Antoine, dont la boutique est pleine de monde, Musine tente de s’interposer et d’arrêter la taxation populaire en cours par une « harangue » : « Nous avons parlé à ces citoyens en les invitant à se retirer et qu’ils n’avaient pas le droit de violer l’azile de leurs frères et d’emporter leurs marchandises à plus de moitié de ce qu’elles leur coutaient11. »
4Comme ses observations demeurent vaines, Musine adopte une autre stratégie : il reste dans la boutique et assiste à la vente au cours forcé, veillant « à ce qu’on emporta pas [sic] la totalité de la marchandise sans payer le prix qu’ils avaient eux mêmes fixé ». Sa présence a un certain effet, puisque les choses se passent dans un calme relatif, jusqu’à ce qu’il soit chassé par les menaces – « de nous couper le coup » [sic] – et la bousculade. Le reste de la marchandise semble avoir été pillé, les émeutiers renonçant à payer le prix convenu, d’après l’épicier. C’est donc une attitude profondément ambiguë qu’il adopte puisque sa supervision de la taxation légitime l’action des émeutiers.
5Sylvain Boula, le commissaire de la section de l’Arsenal, joue une partition assez proche. L’ex-commis des fermes se révèle un tacticien efficace, dans une section où la Garde nationale tarde à se montrer – c’est le moins qu’on puisse dire – le 25 février. Remarquant, alors qu’il fait sa ronde matinale, la fermentation et les « petits groupes » qui se forment un peu partout, bruissant de rumeurs sur les subsistances et de propos contre les « accapareurs », des signes habituels qui précèdent les « émotions », il s’emploie à les désamorcer. Prévenu à deux heures que les émeutiers forcent la boutique de l’épicier Rousseau, quai des Ormes, avec son secrétaire Caillouey il s’y transporte aussitôt et harangue les occupants, en se servant du comptoir du magasin comme d’une estrade. Interrompu par les sifflets et les huées, il accepte d’accompagner une délégation de citoyens qui fouillent la boutique puis la maison voisine en quête de marchandises12. Une fois le prix fixé, c’est Boula qui s’occupe de recevoir les paiements et de les mettre dans le tiroir, prenant part lui-même à la vente forcée. Toutefois, il en est extrait assez rapidement, prévenu par d’autres citoyens d’un incident semblable chez l’épicier Blanqueron, rue de l’Étoile. Il parvient là encore à « apaiser le peuple ». Puis il se porte ensuite chez l’épicier Cain, dans la même rue, où, monté sur le comptoir une fois de plus, il parvient tant bien que mal à faire se retirer les émeutiers sans vente de produits. En cette fin d’après-midi (il est 5 heures), on se presse encore dans les boutiques de la section, notamment quai des Ormes, mais la Garde nationale commence à arriver en nombre : Boula peut commencer à demander aux citoyens de se disperser. Il procède encore avec une grande maîtrise et un courage physique certain, en parvenant à faire arrêter « une citoyenne bien vêtue » qu’il soupçonne d’être venue « influencer et exciter le trouble », mais dont le peuple « se refuse à l’enlèvement ». Rejoint par une patrouille de cavalerie, il fait également dégager l’épicerie de Cain et celles de la rue Saint-Antoine, avant de revenir faire son rapport au comité.
6L’homme se révèle un commissaire très présent, capable d’une véritable influence sur sa section par sa seule présence, tout en montrant deux visages opposés : tantôt supervisant la taxation, tantôt dispersant les attroupements, une fois les renforts arrivés, le tout sans violences. Il désamorce plusieurs situations explosives et potentiellement violentes : ainsi, dans la première boutique, la foule menace-t-elle de s’en prendre à l’épicier Rousseau et à son commis qui ont tenté de repousser la foule brutalement avec un « fléau » et ont frappé une femme enceinte. Boula parvient à se faire entendre chaque fois sans que les émeutiers s’en prennent à lui, puis réussit à capturer une « meneuse » sans créer d’incident. En plus d’avoir prouvé un remarquable savoir-faire en matière de maintien de l’ordre, l’homme conserve son crédit intact, tout en parvenant à donner le change tant aux émeutiers et au petit peuple qui se presse dans les boutiques qu’aux autorités de la Commune, conciliant respect des propriétés et prise en compte apparente des intérêts populaires. Le ton du rapport est aussi très révélateur des ambivalences qui habitent Sylvain Boula. Loin d’adhérer à une quelconque stigmatisation des émeutiers, il défend la thèse d’un peuple « bon » et « trompé depuis des siècles », qui fera les sacrifices requis « lorsqu’il se vera [sic] conduit dans une route où il appercevra un terme à ses maux et l’esperance de parvenir au bonheur, ne fut il que pour ses dessendants » : ce qui revient à excuser les excès populaires en raison de l’incapacité du peuple à voir clairement encore la route à parcourir. Ainsi se dessine la figure d’un commissaire d’une grande maîtrise, capable tout autant d’influencer ses concitoyens sans perdre leur confiance, tout en se présentant aux autorités jacobines comme le garant de l’ordre public dans sa section.
7D’autres commissaires se révèlent aussi experts dans l’exercice du sang-froid et l’art de la conduite des foules, sinon de leur manipulation. L’ex-sculpteur Antoine Marlée, dans la section de Bondy, est de ceux-là. Le lundi 25, alors que l’émeute a déjà atteint sa section du nord de la capitale, vers 5 heures, il décide d’en parcourir les rues dans une « tournée » des épiciers, sans la force armée13. S’il ne peut rien pour les commerçants qui ont déjà cédé, il s’interpose dans plusieurs boutiques. Dans la première, il prend la tête d’une perquisition organisée par la foule, puis montre aux émeutiers la facture des marchandises : il parvient alors, non seulement à calmer, mais à disperser une « foule innombrable » qui renonce à se faire livrer les produits. Un peu plus loin, faubourg du Temple, au coin de la rue Saint-Maur, confronté à près de mille personnes (d’après lui), il harangue les émeutiers et leur rappelle le serment de défendre les propriétés. Il accepte que leurs délégués perquisitionnent les lieux, et au terme de deux heures de tractations, obtient qu’ils se retirent, le tout « avec le plus grand sang froid et sans le moindre dommage », avant d’aller s’en expliquer en assemblée générale. La prestation de Marlée, sans le recours de la Garde nationale – dont les membres se sont manifestement mêlés aux émeutiers, comme le signale le rappel du serment – montre un commissaire doté d’empathie, mais aussi d’habileté, capable par ses seules paroles de détourner une foule immense. Quelques jours plus tard, Marlée peut parachever sa prestation en remettant à l’administration de police de la Commune un certain Morel, dénoncé en assemblée par plusieurs citoyens pour avoir conservé une somme de plus de neuf cents livres, après avoir supervisé la taxation chez l’épicier Fournier, rue du Faubourg Saint-Martin, le 25 février14. Interrogé, puis emmené en prison comme « voleur », Morel est ainsi doublement coupable d’avoir détourné l’argent dû à l’épicier comme d’avoir abusé de la confiance populaire et fait passer le peuple pour voleur. Marlée peut ainsi garder son crédit intact dans sa section tout en livrant aux autorités un coupable idéal.
8Le commissaire Sylvain Lardy, de la section du Panthéon-Français, se montre le digne émule d’Antoine Marlée. Le matin du 26 février, le second jour des troubles, il est prévenu d’un attroupement devant un entrepôt de soude et de savon, rue de Bièvre15. Sans attendre la force armée ou les administrateurs municipaux qui se présentent ensuite, Lardy fait patienter les blanchisseuses qui exigent la vente au prix d’achat du marchand, plus un sou. Il fait appeler le propriétaire de l’entrepôt, l’épicier Aubry, qui demeure section des Lombards. Il a pris soin de lui demander la facture de ses marchandises, que le commissaire présente à son tour au groupe des femmes. Alors s’engage la conclusion d’un véritable accord avec elles, sous sa houlette et en présence d’administrateurs de la police de la Commune et d’un blanchisseur nommé Lemesle. Les femmes acceptent finalement de se retirer, sans avoir forcé le magasin, à condition qu’il reste fermé sous la garde de factionnaires, que la clé soit confiée au secrétaire-greffier de la section, et que la soude leur soit vendue le lendemain. Lardy fait signer son procès-verbal par les administrateurs ainsi que par le blanchisseur, lesquels jouent le rôle de témoins et de garants de l’accord ainsi passé. Lardy agit en juge, davantage qu’en policier, retrouvant ici peut-être certaines des compétences qu’il utilisait lorsqu’il était auparavant procureur du petit bailliage de Choisy. Son sang-froid n’est peut-être pas non plus étranger à son expérience d’officier dans les troupes royales dans les années 177016. Le commissaire montre ici son savoir-faire comme ses capacités d’insertion dans la section, en étant capable de se faire aider par le blanchisseur Lemesle, dont il souligne le rôle dans son procès-verbal.
9À l’inverse, d’autres commissaires se trouvent dépassés ou sont trop faibles pour intervenir face aux émeutiers. Dans la section du Roule, lorsque l’émeute finit par atteindre ce faubourg semi-rural et reculé de l’Ouest parisien, l’ex-perruquier Louis-Alexandre Donnay ne peut trouver qu’une dizaine d’hommes au poste de garde pour aller protéger la boutique de l’épicier Avril, rue de la Pépinière, assiégée par « une quantité considérable de peuple17 ». Le discours qu’il leur tient sur le respect de la loi comme sur le serment qu’ils ont prêté – un nouvel indice de la défection d’une partie des gardes nationaux et de leur passage du côté de l’émeute – reste vain. Donnay ne parvient pas à retourner une situation qui évolue très vite : des assiégeants commencent à escalader un des murs latéraux qui entourent la maison, en s’aidant d’un tas de fumier, tandis qu’un homme se présente, soi-disant porteur d’un ordre de l’assemblée générale autorisant la perquisition, puis enfin un autre déclare « que puisque tous les marchands avaient vendu il fallait que le citoyen Avril ne fut pas plus privilégié que les autres ». Le commissaire obtient de pénétrer lui-même seul chez l’épicier, mais il est immédiatement suivi par la « multitude », tandis qu’un sergent est frappé d’un coup de poing. Donnay préfère, dit-il, confier la surveillance à un garde national et se retirer dans son bureau, plutôt que d’assister à la violation de la loi.
10Dans la section des Arcis, un des épicentres du mouvement, au cœur de la capitale, le commissaire Louis Koch se montre particulièrement réticent à intervenir. C’est l’énergique juge de paix Phulpin, un fabricant de bas, bien plus en phase avec les manifestants que le jeune avocat, qui prend en charge le maintien de l’ordre : l’huissier de la justice de paix vient appeler le commissaire de police dans son bureau à la rescousse, bientôt suivi par Phulpin en personne, pour empêcher qu’on enlève du sucre rue de la Poterie chez l’épicier Cain18. Tandis que Koch se résigne à surveiller la vente forcée chez Cain, se félicitant qu’elle ne tourne pas au pillage pur et simple, il est prévenu d’un autre incident en cours devant la maison de la société Dandré, Cinot et Charlemagne, rue de la Verrerie : c’est encore une fois le juge de paix qui s’y rend. Koch finit par être débordé et renoncer à tout maintien de l’ordre.
11Dans la section du Mont-Blanc, l’ex-clerc de commissaire au Châtelet Louis-François Beffara fait preuve de sang-froid et de courage, peut-être rompu aux émotions populaires par son passage dans « l’ancienne police ». Après avoir pris la précaution de se faire accompagner d’un détachement de la Garde nationale, il se rend rapidement chez l’épicier Bridault, au coin de la rue du Faubourg-Montmartre et de la rue de Provence, où la foule a commencé à se faire distribuer le savon, les chandelles et le sucre au prix qu’elle a fixé19. Une fois sur place, il envoie chercher des renforts à deux reprises. Mais les volontaires restent trop peu nombreux dans une boutique totalement envahie et ouverte de plusieurs côtés. Face à « l’effervescence qui animait les personnes qui se présentaient », Beffara préfère renoncer à toute action en force et s’adresse tour à tour aux différents groupes qui se trouvent devant la porte, les engageant à respecter les lois et à se retirer, sans aucun effet cependant. L’ordre ne revient qu’après que la boutique a été vidée, des magasins adjacents fouillés et que quelques renforts sont arrivés. C’est un autre mode d’agir, qui n’est pas celui d’un tribun ou d’un meneur d’hommes, calme et méticuleux, mais qui montre ses limites face à une foule sur laquelle Beffara n’a en réalité pas d’emprise.
12À l’inverse, plusieurs commissaires – tous dans des sections de l’Ouest parisien – assument une action résolument conservatrice et répriment avec énergie le mouvement. Dans la section de la Fontaine-de-Grenelle, Claude-Louis Bonenfant déploie des patrouilles dans les rues et fait lui-même des rondes à la tête d’une forte troupe armée, le soir du 25 février20. Il fait arrêter au moins trois individus rue de Beaune et rue du Bac devant des épiceries. Il fait libérer ou renvoyer dans leur section deux d’entre eux, deux commissionnaires venus de Savoie, mais interroge longuement un certain Antoine Jouve, « officier de maison » du citoyen Périgord puis du maréchal de Castries. La capture de ce domestique qui criait « À bas les baïonnettes ! » devant une boutique accrédite justement la thèse que défend Bonenfant et que partage le maire Pache : celle d’un complot aristocratique soulevant le peuple contre la Convention, version officielle défendue par les Jacobins21. Le commissaire de police réussit à incriminer Jouve, qui s’est rendu à Lausanne pendant l’été, sous la catégorie d’émigré, ce qui lui vaut d’être renvoyé devant le Comité de Police22. Bonenfant est à cette époque en liaison étroite avec le maire Pache, qu’il renseigne sur la situation dans l’ancien faubourg Saint-Germain, déserté par les nobles. Il l’alerte sur les risques de « fermentation » à venir, qui naîtrait de la conjonction de l’opposition au service en Vendée et des domestiques qui pour la plupart sont d’anciens émigrés comme leurs maîtres23. Bonenfant inverse ainsi avec brio la signification politique d’un événement qui, de soulèvement de consommateurs appauvris, se transforme sous sa plume – suspect à l’appui – en un complot d’agitateurs aristocratiques.
13Son attitude se rapproche de celle du commissaire Simon Toussaint Charbonnier. Nul hasard, puisque les trajectoires parallèles des deux hommes ont de multiples points communs. L’ex-bonnetier de la section des Tuileries fait défendre baïonnettes au fusil l’opulente rue Saint-Honoré dont il a en charge la sécurité, en particulier contre les individus venus d’autres quartiers de Paris. Au matin du 25 février, un horloger fait arrêter et conduire devant lui deux femmes venues de la place du Carrousel à la tête d’un petit cortège et qui étaient entrées au poste de garde réclamer un tambour pour défiler devant la Convention. La plus jeune, Marie Gesuissel, une cuisinière sans emploi, dit avoir seulement répété la motion lue à la Convention la veille. Le commissaire la remet en place : « Ce n’est pas dans un moment de trouble et dans un endroit autant fréquenté que les Tuileries qu’il faut tenir de pareils propos que cela pourrait occasionner du trouble24. » Bonenfant se montre indulgent envers les deux femmes qui sont libérées une fois reconnues par un limonadier. En revanche, il fait emprisonner sans états d’âme, avec le soutien de deux commissaires civils, un blanchisseur et un domestique arrêtés par les grenadiers « au milieu de cent personnes qui forçaient un épicier rue Saint-Honoré à leur livrer son sucre et son café » : « Sébastien Compain et Jean Picard sont convaincus de s’être portés chez des épiciers dans un moment où on le forcé [sic] à donner ses marchandises, et pour avoir insulté la garde dans un moment où de mal intentionnés cherchaient à ameuter et faire piller les marchands25. »
14À l’inverse de ce qu’on a pu parfois observer chez d’autres commissaires, Charbonnier ne laisse paraître aucune empathie avec les émeutiers et se borne à voir en eux des fauteurs de troubles, adhérant lui aussi à la thèse des « malintentionnés » soulevant le peuple. Tandis que plusieurs commissaires s’adressent en égaux et en « frères » aux citoyens qui se pressent dans les boutiques, Bonenfant comme Charbonnier tiennent en piètre estime ceux qu’ils arrêtent et assument avec toute leur autorité leur fonction de conservation sociale.
15De l’exploration des attitudes pendant les émeutes de février 1793, il ressort qu’il n’est pas possible de généraliser les observations à l’ensemble des commissaires de police. La diversité des stratégies reflète bien entendu l’hétérogénéité des situations : les quartiers populaires du Nord, de l’Est et du centre très dense de la capitale s’opposent à d’autres sections où la Garde nationale s’est montrée en force pour protéger les boutiques, changeant la donne pour le maintien de l’ordre. Cependant, dans ces sections où les commissaires ont été mis au défi, la diversité l’emporte aussi. Les réactions des policiers face aux événements montrent l’absence de tout moule professionnel commun. Certains, comme Lardy ou Beffara, font rejouer des compétences héritées de leur parcours professionnel antérieur, avec plus ou moins de succès. D’autres, comme Donnay, se révèlent parfaitement dépassés par la tâche. Plusieurs témoignent d’une grande maîtrise, de véritables capacités de manipulation sociale et surtout d’improvisation. En définitive, les émeutes font aussi apparaître au grand jour les ambiguïtés d’hommes élus comme des représentants politiques de leur section et en même temps voués à une fonction conservatrice. Les plus habiles, comme Marlée, Lardy ou Boula, savent en jouer. Des commissaires comme Musine se retrouvent déchirés entre leurs missions officielles et leur empathie avec une population émeutière de laquelle ils sont proches. D’autres enfin, cooptés par les élites de sections modérées ou conservatrices, réconcilient dans la répression des troubles leur affiliation politique et leur mission de défense sociale.
Notes de bas de page
1 Cette fonction modératrice a été mise en exergue lors de l’arrestation de Charlotte Corday après l’assassinat de Marat. Voir Guillaume Mazeau, Le bain de l’histoire. Charlotte Corday et l’attentat contre Marat (1793-2009), Seyssel, Champ Vallon, 2009. Sur cette notion, forgée par Haim Burstin, on renvoie aux analyses de ce dernier : Haim Burstin, Révolutionnaires. Pour une anthropologie politique de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2013, ainsi qu’au numéro spécial « Protagonisme et crises politiques », dir. par Quentin Deluermoz, Boris Gobille, Politix, 112/4, 2015.
2 Albert Mathiez, La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, Paris, Payot, 1927, p. 134-156 ; Georges Rudé, « Les émeutes des 25, 26 février 1793 à Paris. D’après les procès-verbaux des commissaires de police des sections parisiennes », Annales historiques de la Révolution française, 25/130, 1953, p. 33-57 ; Id., La foule dans la Révolution française, Paris, François Maspéro, 1982 ; Paolo Viola, « Sur le mouvement populaire parisien de février-mars 1793 », Annales historiques de la Révolution française, 45/214, 1973, p. 503-518 ; Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988 ; Colin Jones, Rebecca Spang, « Sans-Culottes, Sans Café, Sans Tabac : Shifting Realms of Necessity and Luxury in Eighteenth-Century France », dans Maxine Berg, Helen Clifford (dir.), Consumers and Luxury : Consumer Culture in Europe, 1650-1850, Manchester, Manchester University Press, 1999, p. 37-62.
3 Voir sur ce point l’enquête par ailleurs exemplaire de Rudé, bien que fondée sur les archives de police.
4 Rapport cité par Rudé, « Les émeutes des 25, 26 février 1793 à Paris », art. cité, p. 53.
5 Haïm Burstin, Une révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 531.
6 Rudé, « Les émeutes des 25, 26 février 1793 à Paris », art. cité ; voir la propagation cartographiée dans Émile Ducoudray, Raymonde Monnier, Daniel Roche, Alexandra Laclau (dir.), Atlas de la Révolution française, t. 11, Paris, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2000, p. 49.
7 Le lundi 25 février au matin, lorsque les émeutes débutent, Santerre, le commandant en chef de la Garde nationale, est à Versailles où il a été appelé, et ne revient qu’à 9 heures du soir.
8 Voir Rudé, « Les émeutes des 25, 26 février 1793 à Paris », art. cité, p. 38.
9 Archives de la Préfecture de Police (désormais APP), AA 185, 25-26 février 1793.
10 APP, AA 173, 25 février 1793, Procès-verbal qui constate les evenemens chez les epiciers.
11 Ibid.
12 APP, AA 69, Des 24, 25 et 26 février. Exécuté le 28 d. no 388 (296), Rapport de ce qui s’est passé dans ces trois journées.
13 APP, AA 75, 25 février 1793.
14 APP, AA 75, 2 mars 1793.
15 APP, AA 200, 26 février 1793, rassemblement rue de Bièvre no 24.
16 Sur Sylvain Lardy, voir Guillaume Métairie, Justice et juges de paix de Paris (1789-1838), Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2014, p. 498 ; et Albert Soboul, Raymonde Monnier, Répertoire du personnel sectionnaire parisien en l’an II, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985, p. 497.
17 APP, AA 226, 25 février 1793, affaires des Épiciers.
18 « À l’heure de midi s’est présenté en notre bureau le C. […] Darras huissier de la justice de paix de cette section y demeurant rue de la Poterie. Lequel nous a invité à nous transporter en la maison du C. Cain md épicier en gros dmt susd rue de la Poterie no 28 chez lequel étaient beaucoup de personnes qui prenaient et enlevaient du sucre ; et nous a dit qu’à la porte de la maison était une multitude considérable, que le C. Phulpin Juge de Paix de la section s’efforçait de contenir, mais qu’il implorait notre assistance dans cette occurrence difficile. À l’instant est arrivé led Juge de Paix lequel nous a dit […] que quelques gardes nationaux empêchaient en ce moment la dévastation, et a demandé que nous nous rendissions avec lui pour calmer la foule et veiller à la conservation des propriétés autant que faire se pourrait » (APP, AA 59, 25 février 1793, dégâts chez Cain).
19 APP, AA 74, 25 février 1793, Procès verbal au sujet d’un rassemblement pour forcer le citoyen Gridault à vendre du sucre, du savon et de la chandelle.
20 APP, AA 148, 25 février 1793.
21 Voir Rudé, « Les émeutes des 25, 26 février 1793 à Paris », art. cité.
22 APP, AA 148, 25 février 1793, 8 heures du soir.
23 Voir la lettre de Pache à Bonenfant, APP, AA 148, 16 mars 1793.
24 APP, AA 248, 25 février 1793.
25 APP, AA 148, 25 février 1793.
Auteur
Maître de conférences en histoire moderne à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, chercheur à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC) et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Ses travaux portent sur l’identification des personnes à l’époque moderne, la police et le maintien de l’ordre en France, l’histoire sociale de l’État et des politiques publiques, du xviiie siècle au Premier Empire. Il a publié Une histoire de l’identité. France, 1715-1815 (Champ Vallon, 2008) et Histoire de l’identification des personnes (La Découverte, 2010, avec Ilsen About). Il est un des co-auteurs de L’Histoire des polices en France des Guerres de Religion à nos jours (Belin, 2020).
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La compétition internationale autour des « affaires de Provence » (1580-1598)
Fabrice Micallef
2014
Entre croisades et révolutions
Princes, noblesses et nations au centre de l’Europe (xvie-xviiie siècles)
Claude Michaud
2010