Le devenir ambivalent de la dépoldérisation au regard de la conjoncture agricole et du changement climatique
p. 295-299
Texte intégral
1L’évolution récente de la conjoncture agricole, à l’échelle mondiale comme à l’échelle européenne, ne me semble pas prendre une direction favorable au mouvement de dépoldérisation, de même que l’évolution du climat, qui pourrait entraîner des politiques d’aménagement relativement contradictoires sur les côtes à polders.
1. Un possible retour aux poldérisations agricoles ?
2En l’occurrence, l’agriculture est de plus en soumise à des transformations d’ampleur mondiale, dont on peut imaginer qu’elles pourraient avoir des conséquences sur la politique de dépoldérisation, voire sur une éventuelle reprise de la poldérisation agricole. Les incitations récentes à l’augmentation de la production tiennent entre autres à une envolée des prix alimentaires depuis 2006- 2007 – la hausse mondiale des prix alimentaires, et celle du blé en particulier, ont été respectivement de 83 % et 181 % entre février 2005 et février 20081. Cette hausse des prix s’explique par de multiples raisons : le développement et la diversification de la demande alimentaire des pays émergents, la hausse du prix du pétrole, l’essor des cultures de biocarburants au détriment des cultures de consommation, la faiblesse des stocks de blé et de maïs – respectivement au plus bas depuis douze et trente ans – ou l’intérêt des fonds spéculatifs pour les produits alimentaires... Cette évolution a incité l’UE à réfléchir aux nouvelles modalités de sa Politique agricole commune et aux façons de « produire plus et mieux ». Pour y répondre et relancer la production céréalière, elle a notamment décidé d’abolir la jachère obligatoire des terres arables pour 2008, comme cela avait déjà été partiellement le cas en 2004, puis complètement en 2007. On a ainsi calculé que 800000 ha pourraient prochainement revenir à la culture en France2 et 1,6 à 2,9 millions d’ha dans l’Europe des Quinze3. Le graphique suivant met d’ailleurs en évidence une chute de l’aide au gel des terres dès 2006 en France. À cette date, ces aides ont, de fait, été proches de zéro, Comprises selon les départements entre 0,1 et 0,64 million d’euros. Le total des aides au gel des terres fournies aux départements de la Manche et de l’Atlantique en 2006 (5,55 millions d’euros) n’a même pas dépassé l’aide moyenne accordée à chaque département entre 1996 et 2005. On le voit, la conjoncture agricole va désormais dans le sens d’une reprise de la culture et de la production. Par ailleurs, après des décennies de restriction de la production européenne, on pourrait arriver à une levée progressive des quotas laitiers, alors que ceux-ci devaient a priori être maintenus jusqu’en 2015. Cette levée de la jachère obligatoire et des quotas laitiers, dont l’Europe aura nécessairement à débattre, pourrait se traduire par une extension des terres céréalières, des prairies ou des terres fourragères.
3Cela ne conduira sans doute pas à repoldériser les quelques espaces qui ont été rendus à la mer dans les vingt dernières années, ou à poldériser de nouveau, du moins en Europe. Pourtant toutes les surfaces de jachère ne sont pas reconvertibles en terres céréalières et il pourrait s’avérer nécessaire d’en créer de nouvelles. En France, par exemple, un tiers des jachères actuelles seront sans doute maintenues en l’état, du fait de difficultés culturales et de la faible productivité de certaines terres4. Si l’évolution de la législation de protection des zones humides empêchera qu’on en revienne à une politique de conquête sur la mer en Europe, il n’est pas certain, toutefois, que les dépoldérisations se poursuivront aussi facilement. Elles pourraient connaître un ralentissement, voire un coup d’arrêt. Par exemple, les départements littoraux français où le gel des terres a été le plus avancé (Somme et Charente-Maritime) et où l’idée de dépoldériser semblait bien acceptée par quelques acteurs publics5 (Somme, Gironde) pourraient très bien connaître un renversement de leur politique agricole et donc une atténuation de leur intérêt pour la dépoldérisation. De surcroît, l’augmentation récente du prix des terres agricoles en France (la hausse a été de 33 % entre 1998 et 2006)6 pourrait freiner la vente des terres agricoles, c’est-à-dire gêner la poursuite d’une politique de dépoldérisation.
4L’essor de la dépoldérisation ou au contraire son arrêt, voire la reprise de la poldérisation, sont largement dépendants de la conjoncture agricole européenne et mondiale. C’est encore plus vrai ailleurs dans le monde, par exemple dans des pays non autosuffisants comme le Japon ou en pleine augmentation de la demande comme la Chine. La « ruée vers les terres » qu’évoque la presse ou l’ONG espagnole Grain renforce cette idée : quand on constate qu’en 2008, la Corée du Sud et le Japon avaient déjà respectivement acquis 2,3 millions d’hectares et 325000 hectares à l’étranger7, on peut s’interroger sur l’évolution de la politique de poldérisation dans ces pays, comme d’ailleurs sur son éventuel retour en Europe. Un fonds britannique contrôlerait déjà 2 500 ha pour l’exportation vers le Royaume-Uni au Malawi et le groupe néerlandais Louis Dreyfus 60 000 ha au Brésil8. Près de 20 millions d’hectares de terres arables auraient fait l’objet de transactions dans le monde depuis 2006, « l’hectare devenant un actif à la mode9 », alors que 120 millions d’hectares de terres agricoles supplémentaires seraient à trouver d’ici à 2030 selon les experts de l’ONU pour répondre à la demande de produits alimentaires et à la sous-alimentation. Celle-ci aurait atteint un niveau record en 2009, selon la FAO et l’ONU10. Il ne s’agit certes pas encore de polders, mais, dans la logique de cette tendance à l’accaparement de terres, ceux-ci pourraient se voir construits ou reconstruits dans certains pays connaisseurs des techniques de conquête sur la mer. Les polders sont bien, en cela, comme le pensait déjà Louis Papy en 1941, « une création continue ».
2. Les possibles entraves climatiques à la dépoldérisation
5Le changement climatique en cours pourrait entraîner des politiques contradictoires sur les côtes à polders et, à ce titre, mériterait d’être suivi tout aussi attentivement. En effet, si on a vu que les dépoldérisations pouvaient servir à limiter les effets d’une élévation du niveau de la mer et contrer les pertes de schorre, certaines évolutions physiques pourraient au contraire pousser à repoldériser. Intéressons-nous, en premier lieu, aux rapports entre la dépoldérisation et la lutte contre les moustiques. En termes sanitaires, on peut penser qu’en France métropolitaine, selon les chercheurs de l’institut Pasteur, « les populations de moustiques tireraient bénéfice d’un réchauffement estival, et même que leur période d’activité augmenterait dans l’année, et ce pour l’ensemble des espèces, quels que soient leurs gîtes larvaires11 ». Une situation plus favorable aux moustiques transmetteurs du paludisme ne devrait toutefois pas conduire à une reprise de la transmission de cette maladie. En effet, il faudrait pour cela une introduction massive de parasites (le Plasmodium falciparum notamment), de même qu’une compatibilité entre les souches parasitaires et les populations françaises d’anophèle – ce qui n’est pas prouvé. Le risque paraît très faible aux yeux des épidémiologistes12. Par contre, il faudrait davantage s’inquiéter de certains Ædes, comme l’Ædes albopictus, vecteur de la dengue mais aussi des virus West Nile et Tahyna, qui se répand actuellement dans le monde. Il aurait déjà atteint l’Italie du Nord et quelques spécimens auraient été recueillis en France... Quant à Ædes œgypti, il pourrait envahir à nouveau les régions méridionales de l’Europe, dont la France, et aider à la transmission de la dengue comme de la fièvre jaune13. S’il me semble important d’évoquer ces impacts du changement climatique, c’est qu’on lutte de longue date contre les moustiques dans les marais littoraux. Aux États-Unis14, par exemple, cette lutte a pris la forme, dès 1800, d’épandages d’essence sur l’eau pour empêcher les larves de moustiques de respirer. Ensuite, on a creusé davantage de canaux de drainage pour mieux assécher les marais, puis, après les épandages de DDT et autres insecticides dans les années 1940-1950, on a recouru à des techniques d’inondation des marais, pour mettre en mouvement les eaux et réduire les chances de survie des larves. Ce sont des techniques similaires de gestion hydraulique des marais endigués qui sont mises en œuvre sur la côte atlantique française par l’Entente interdépartementale pour la démoustication. Il est intéressant, dans ce contexte sanitaire incertain mais néanmoins défavorable, de s’interroger sur l’intérêt des dépoldérisations dans cette lutte contre les moustiques. Ce questionnement paraît d’autant plus important qu’on ne recourra plus à l’avenir, même en cas de forte prolifération larvaire, à des moyens chimiques considérés comme trop dangereux pour l’environnement et la santé humaine.
6Il semblerait que la dépoldérisation ne donne pas de bons résultats dans la lutte contre certains moustiques et notamment les Ædes, qui peuvent pondre dans des zones non submergées où leurs œufs peuvent ensuite rapidement éclore en cas d’arrivée d’eau. Dès lors, les entrées marines dans les polders réouverts sur la mer peuvent favoriser l’éclosion des œufs et le développement larvaire. Par ailleurs, des espèces comme les anophèles et les Culex pondent à la surface d’eaux stagnantes ou calmes, comme on peut en trouver dans les sites partiellement dépoldérisés, où les mouvements d’eau à travers des vannes peuvent être irréguliers et lents. Pour ces deux raisons, les dépoldérisations paraissent inefficaces, voire défavorables à la lutte antivectorielle. Toutefois, on peut aussi considérer le fait que les eaux marines sont plus agitées que les eaux intérieures et qu’il est dès lors plus facile d’empêcher l’éclosion des œufs et la survie des larves dans des polders rendus à la mer que dans les eaux calmes des marais endigués. Il serait de surcroît moins coûteux de compter pour cela sur le mouvement naturel des eaux marines plutôt que sur une gestion hydraulique artificielle, telle qu’elle est actuellement pratiquée dans l’Ouest de la France avec les conseils de l’EID. Par ailleurs, la présence de poissons, à marée haute, dans les sites dépoldérisés, est également favorable à l’éradication des œufs et des larves de moustiques, voire des moustiques eux-mêmes selon les habitudes alimentaires des espèces piscicoles15. Il paraît donc difficile de faire la part des choses et de considérer la dépoldérisation comme une mesure d’adaptation à adopter systématiquement dans la lutte antivectorielle. Il semblerait que son efficacité dépende des espèces et de leurs gîtes larvaires. C’est en tout cas un sujet à suivre et à approfondir, autant sur le plan sanitaire qu’en termes de gestion hydraulique.
Notes de bas de page
1 Le Monde.
2 Anonyme, » Suspension des jachères obligatoires et flambée des cours profitent au blé tendre », Agreste synthèse, coll. « Grandes cultures », n° 16, avril 2008, 4 p.
3 « La remise en culture des jachères s’annonce marginale », Le Monde, 11 octobre 2007.
4 Anonyme, « Suspension des jachères obligatoires et flambée des cours profitent au blé tendre », loc. cit.
5 On pense aux projets du Smacopi en baie de Somme et à ceux du Conservatoire du littoral en Charente-Maritime (Mortagne).
6 M. Picouet, « Le prix des terres suit la hausse des revenus agricoles », Le Monde, 22 mai 2008, http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/venale2007T2.pdf.
7 Anonyme, « La ruée vers les terres », Dernières Nouvelles d’Alsace, 28 décembre 2008, p. 5.
8 Ibid.
9 B. d’Armagnac, « La course aux terres arables devient préoccupante », Le Monde, 22 avril 2010.
10 J.-P. Stroobants, A. Le Bozec, « L’ONU veut contrôler la ruée vers les terres », Le Monde, 19 juin 2009.
11 F. Rodhain, « Impacts sur la santé : le cas des maladies à vecteurs », in MIES/MATE, Impacts potentie du changement climatique en France au 21e siècle, 2000,2e édition, p. 122-127.
12 Ib id
13 Ibid
14 W.A. Niering, The Lifeofthe Marsh, Londres, McGraw-Hill Book Company, 1965, 232 p.
15 Ibid.
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