Une insuffisante prise en compte des échelles de la dépoldérisation et de sa gestion
p. 183-194
Texte intégral
1Une des entraves majeures au processus de dépoldérisation semble être une insuffisante prise en compte des échelles auxquelles on dépoldérise, mais aussi des impacts de ces dépoldérisations à différentes échelles. L’étendue dépoldérisée est certes directement dépendante de la surface des polders disponibles, mais il conviendrait aussi de réfléchir aux inconvénients ou aux avantages des dépoldérisations de grande ampleur. Or, à l’heure actuelle, les superficies moyennes rendues à la mer sont extrêmement variables d’un mode de dépoldérisation à l’autre ou d’un pays à l’autre. Globalement, ces surfaces varient de moins de 1 ha à 853 ha, pour une moyenne d’environ 120 ha1 tous pays confondus. Mais ce chiffre n’a pas grande signification puisque la moyenne des dépoldérisations partielles atteint 240 ha, alors que celle des dépoldérisations totales n’est que de 90 ha, avec des extrêmes très éloignés : de 16 ha à 853 ha pour les dépoldérisations partielles et de moins de 1 ha à 736 ha pour les dépoldérisations totales. Par pays, les écarts sont également conséquents, puisqu’on obtient des moyennes de 215 ha et 150 ha pour l’Allemagne et les Pays-Bas, contre 75 ha pour le Royaume-Uni et 50 ha seulement pour la France. Ce manque d’uniformisation est manifestement le signe d’une absence de réflexion générale ou nationale sur l’ampleur à donner à ces restaurations. Par contre, le fait que trois îles de plusieurs centaines d’hectares aient été récemment submergées (Tiengemeten) ou soient concernées par de tels projets (Wallasea 2 et l’île nouvelle) est peut-être le signe d’une attention nouvelle portée à cette question des échelles, du moins par les acteurs de l’environnement2.
2Cette réflexion sur les échelles de la dépoldérisation devrait à la fois porter sur les échelles les plus adaptées à la dépoldérisation, mais aussi sur les échelles auxquelles il serait souhaitable de gérer ces nouveaux modes de restauration de la nature. Ainsi, nous examinerons en premier lieu les bénéfices d’une plus grande superficie rendue à la mer, tant en termes fonctionnels qu’en possibilités de diversification des usages. Ces bénéfices sont indiqués dans le carré central de la figure 13, dénommé « vaste site dépoldérisé ». Dans un second temps, il faudra s’interroger sur les relations, positives ou négatives, que les secteurs dépoldérisés entretiennent avec l’extérieur, à une échelle locale comme régionale (de la cellule sédimentaire au bassin-versant). Ces relations fonctionnent dans un double sens : des caractéristiques naturelles et paysagères externes au polder et fonctionnant à différentes échelles peuvent avoir un effet sur l’échec et le succès de la dépoldérisation, de même que celle-ci peut avoir des effets environnementaux et sociaux à différentes échelles également – ce que la figure 13 traduit sous la forme de carrés de plus en plus larges, emboîtés les uns dans les autres autour du site dépoldérisé central. Ces interactions multiples sont développées au fil du chapitre.
1. À quelle échelle dépoldériser ?
1.1. Quelle est l’échelle la plus adaptée à la restauration fonctionnelle des marais ?
3Si la restauration des marais maritimes paraît effective sur le plan structurel, puisqu’apparaissent assez systématiquement et en quelques années seulement des halophytes, du benthos, des poissons et des oiseaux, ce n’est pas le cas sur le plan fonctionnel. Il semblerait, par exemple, que l’avifaune ne retrouve pas des conditions d’alimentation semblables à ce dont elle disposait avant la poldérisation ou à ce dont elle dispose à l’extérieur des zones dépoldérisées, dans des marais naturels. Ainsi, dans le Beltringharder Koog (dépoldérisation partielle sur la côte du Schleswig-Holstein), l’analyse des déplacements d’oiseaux3 au sein du polder et dans ses environs a montré que celui-ci ne constituait pas une zone d’alimentation suffisante pour les limicoles, malgré le retour de la marée et l’augmentation du benthos. Certes, le nombre des consommateurs de benthos a augmenté dans le polder, depuis qu’un marnage régulier a été établi à travers deux écluses, mais cela ne s’est produit que dans une faible proportion : sur le total des oiseaux présents dans le polder à marée haute, la fréquence des oiseaux non consommateurs de benthos a globalement augmenté depuis l’endiguement et plus encore depuis la réouverture, tandis que la fréquence des consommateurs de benthos a considérablement diminué depuis la poldérisation mais n’a que peu augmenté ensuite, depuis la réouverture et la recréation des vasières. Les ornithologues ont conclu que la création de biotopes maritimes ne contribuait pas à recréer les lieux d’alimentation perdus des limicoles. Cette limitation spatiale se traduit par une limitation de la quantité de nourriture disponible. Une forte densité de limicoles dépend de la présence de vastes étendues de vasières, alors que la zone intertidale du Beltringharder Koog ne s’étend que sur 166 ha – ce qui pourtant est une surface déjà importante au regard des autres sites dépoldérisés. Les ornithologues considèrent que certaines espèces d’oiseaux ne se servent des sites dépoldérisés qu’en dernier recours, lorsque les possibilités d’alimentation ont décliné sur les vasières adjacentes4.
4Par ailleurs, pour restaurer plusieurs fonctions simultanément – comme se nourrir, se reposer, se réfugier ou couver – de façon à obtenir la plus grande diversité de populations d’oiseaux, il convient de disposer de la plus grande diversité d’habitats. Or, cette diversité n’est possible qu’avec l’existence de différences altimétriques fortes, d’une certaine extension du polder dans le sens des courants de marée, de types de sédiments variés – et donc de modes différents de sédimentation. En définitive, seule une surface dépoldérisée suffisamment vaste permettra de remplir de telles conditions. C’est bien ce à quoi espère parvenir la RSPB sur les 736 ha de l’île agricole de Wallasea, qui seront submergés par les eaux de la Crouch dans quelques années. Par des techniques de génie écologique, l’association compte associer à 42 % de vasières et 21 % de schorre une lagune saumâtre sur 12 % de la surface et une zone pâturée sur les 25 % restants, convertis en marais saumâtres ou en prairies humides. Cette mosaïque de milieux permettra d’attirer des oiseaux aux exigences alimentaires et comportementales variées.
5Pour M. Wolters, A. Garbutt et J.P. Bakker, la surface rendue à la mer a aussi une grande importance sur le plan floristique, le nombre d’habitats susceptibles de s’y développer étant corrélé à son étendue. Ces auteurs ont ainsi établi, à partir d’une étude de trente-sept sites en Europe, une corrélation positive de 0,25 entre la surface du polder rendu à la mer et l’indice de saturation floristique sur lequel ils basent leur évaluation du succès d’une dépoldérisation5. Les indices de saturation les plus élevés concernent en l’occurrence les sites de plus de 100 ha. Ils ont aussi montré que les sites devaient être larges d’au moins 30 ha pour pouvoir héberger au moins 50 % d’espèces végétales cibles.
6Une autre fonction peut n’être que partiellement restaurée dans le cas de sites trop étroits : celle qui permet d’épurer les eaux et de retenir les micro-polluants. La fonction d’épuration des eaux – et plus précisément de dénitrification – nécessite en effet que les nitrates présents dans l’eau soient en contact avec des milieux réduits, c’est-à-dire des sols contenant des bactéries en manque d’oxygène, qui, de ce fait, transforment les nitrates présents. Or cette opération ne fonctionne bien que si les possibilités de contact entre l’eau et le sol sont suffisantes et ne se limitent pas à quelques chenaux de marée6. Par conséquent, il faut que la submersion par la marée prenne la plus grande étendue possible, ce qui suppose la présence de nombreux chenaux de marée et sans doute de secteurs de bas niveau restant en permanence submergés. De ce point de vue, les dépoldérisations par brèches ou démantèlements de digues sont certainement plus adaptées que les dépoldérisations partielles, surtout si celles-ci ne suivent pas le rythme de la marée ou se font à travers d’étroits tuyaux. A. Dausse et al. considèrent par exemple que le site dépoldérisé du Carmel a une influence positive sur la qualité des eaux de la baie des Veys, mais que cette influence demeure limitée du fait d’un volume d’eau réduit circulant à travers une buse entre le polder et la mer7. En l’occurrence, le marnage n’y varie au plus que de 20 cm par jour et de 60 cm par mois et la surface restant en eau ne couvre que 4 ha en moyenne durant l’année pour un polder de 30 ha, avec uniquement 1,7 ha de pré salé régulièrement inondé. En dehors de cette fonction d’épuration, les marais maritimes assurent aussi une fonction de rétention des micro-polluants, soit par la sédimentation, soit à travers leurs plantes qui les assimilent pour leur croissance. Il est certain, là aussi, que cette fonction sera d’autant mieux assurée que la surface subissant cette sédimentation et végétalisation sera étendue.
7Enfin, la restauration des marais sur le plan économique est, elle aussi, largement dépendante de l’extension des surfaces dépoldérisées. Par exemple, la quantité et la qualité des services de prélèvement résultent des surfaces qui leur sont allouées. Ainsi, dans le marais restauré d’Abbots Hall Farm, la cueillette de la salicorne se pratique sur un demi hectare environ, mais des changements réguliers de secteurs sont nécessaires pour ne pas nuire à la succession naturelle et à la formation d’un pré salé. Cette cueillette, itinérante, nécessite par conséquent une certaine superficie. Il est certain, de la même façon, que le pâturage d’un pré salé restauré ne pourrait se faire qu’avec une faible charge animale et en organisant une rotation des zones pâturées, de façon à éviter le sur-piétinement et une composition floristique trop uniforme. Cette faible densité et cette rotation ne sont possibles que sur une certaine surface. Mais les exemples de dépoldérisation fournissant des services de prélèvement sont trop rares pour qu’on puisse approfondir l’analyse. Sans doute cette rareté est-elle liée aux trop faibles gains susceptibles d’être actuellement retirés de surfaces trop étroites.
8Si aucune estimation surfacique précise ne peut être fournie, tant du fait de connaissances lacunaires sur la restauration fonctionnelle des marais que des spécificités de chacune de ces fonctions, il est certain que l’étendue des surfaces dépoldérisées joue un rôle important dans la réussite de ces entreprises, notamment sur le plan physique.
1.2. Quelle échelle permettrait la coexistence de services écosystémiques variés ?
9De toute évidence, l’échelle d’une opération de dépoldérisation importe aussi pour une possible juxtaposition de services écosystémiques. Ainsi, il est nécessaire de disposer d’une surface dépoldérisée suffisante pour que puissent coexister des services de prélèvement et des services culturels. Les visiteurs d’une réserve ne pourront pas, par conséquent, se promener librement sur le schorre si l’on souhaite dans le même temps favoriser la cueillette des salicornes ou le pâturage ovin. Il convient aussi de prendre en considération l’échelle des dépoldérisations lorsqu’on aspire à une conciliation entre des services écosystémiques et la protection du milieu restauré. Si une certaine étendue est souhaitable pour la simple co-existence d’activités économiques ou pour la présence simultanée de plusieurs espèces d’oiseaux, il va de soi que la juxtaposition des deux nécessite de plus grandes superficies encore. C’est en l’occurrence la surface relativement réduite du site dépoldérisé d’Abbots Hall Farm (84 ha) et la volonté d’y privilégier la protection de la nature qui expliquent que l’activité agricole développée en milieu salé n’y ait pas pris une orientation commerciale et que le nombre de visiteurs y reste limité : il est en effet dix fois inférieur à celui de la réserve de Freiston Shore. Les visites sont essentiellement guidées, faites à des groupes ciblés dans une optique d’éducation à l’environnement. De surcroît, il est prévu, si l’association Essex Wildlife Trust opte un jour pour une plus grande ouverture du site, qu’elle prenne davantage la forme d’un centre d’éducation que d’un centre de visiteurs.
10En revanche, lorsque les surfaces dépoldérisées sont suffisamment vastes pour permettre une telle juxtaposition, celle-ci s’opère aisément. Ainsi sur l’île de Tiengemeten, déjà maintes fois évoquée, les 600 ha de la zone rendue récemment à l’estuaire redeviendront sauvages (la Wildernis) grâce à un marnage de 30 cm et seront observables depuis un promontoire artificiel, des observatoires et un sentier. Les deux autres zones de l’île seront par contre davantage ouvertes au public sur 400 ha : la Weemoed ou « zone de la nostalgie » accueille un camping et une auberge, et la Weelde ou zone de richesse naturelle sera abandonnée à la nature mais traversable de part en part et entièrement contournable (cf. fig. G du livret séparé). Elle accueille aussi un petit centre d’information consacré à l’île. En réalité, la totalité de l’île est libre d’accès, des passages permettant de pénétrer partout, mais ces zones, naturellement inondables, sont dépourvues de sentiers et fréquentées par des chevaux et des bovins. Le touriste « ordinaire » ne s’y risquera certainement pas, alors que des sentiers balisés, praticables et sûrs s’offrent en parallèle à lui.
11L’utilisation de sentiers ou boucles de promenade de longueur variée permet en effet de maximiser les possibilités de protection tout en minimisant le dérangement anthropique pour la faune, puisque les visiteurs ne se concentrent généralement que sur les boucles les plus courtes, qu’on fait passer dans les secteurs les moins fragiles. Classiquement utilisée dans les espaces protégés, elle l’est aussi dans les polders restaurés, mais nécessite un espace suffisamment vaste pour permettre l’implantation d’un véritable réseau. Par ailleurs, l’ampleur de la dépoldérisation de Tiengemeten rend également possible – et c’est assez rare pour être souligné – la conservation d’une petite activité agricole et d’une ferme du xviiie siècle à proximité immédiate du site dépoldérisé, ce qui favorisera le maintien d’un sentiment d’appropriation locale malgré la destruction de six fermes et la disparition du paysage agricole insulaire.
12On s’efforce par conséquent, dans ces dépoldérisations de grande envergure, de favoriser tout autant la variété naturelle que la conservation culturelle et l’exploitation économique. De telles prescriptions ont également été suivies par G. Morisseau, dans son mémoire de fin d’études de l’ENSNP de Blois consacré à la dépoldérisation des Bas-Champs picards au sud de la baie de Somme8. Ce jeune paysagiste propose de remédier à la coûteuse protection contre la mer de cette vaste région de polders agricoles et de marais de chasse en rendant une grande partie de celle-ci à la mer. Le paysage qu’il propose se caractérise par sa grande variété et le maintien d’éléments du patrimoine historique et culturel, tels les villages du Marais et de Hurt. Ainsi, le cordon de galets, qui fait ici office de digue de mer, pourrait être percé de plusieurs brèches dans le secteur fragile du Hâble d’Ault, qui se verrait quotidiennement submergé par la mer. À la renaissance d’un paysage de vasières devrait succéder, un peu plus à l’intérieur des terres, une vaste zone de prés salés, au-delà d’une digue-route principale qui serait maintenue sans être exagérément rehaussée et pourrait donc permettre le passage des eaux marines en période de hautes eaux. Ce second paysage, plus occasionnellement submergé, serait alors celui d’un schorre, auquel succéderait progressivement et plus en retrait un troisième paysage de prairies et de roselière, lui-même séparé d’un quatrième paysage, celui des polders agricoles ainsi maintenus dans une partie des Bas-Champs. L’originalité du projet, outre cette progression des rythmes de submersion et donc des milieux végétaux, tient aussi au maintien de l’habitat rural en plein cœur des paysages de schorre et de prairies humides, par le placement de certains bâtiments sur pilotis ou leur reconstruction en maisons flottantes. Si cette dernière idée relève plus de l’utopie, du fait d’une résistance psychologique et sociale évidente à cette transformation des modes d’habiter, on note que la réflexion paysagère autour de la dépoldérisation s’est, là encore, faite à l’échelle du pays tout entier et qu’elle a, comme dans le cas de Tiengemeten, accordé autant de place à la nature qu’à l’homme, de même qu’à des activités économiques nouvelles (élevage, aquaculture et culture de la salicorne).
13Sans pouvoir, là encore, fixer des indications surfaciques précises facilitant la réussite du processus, on peut considérer que les dépoldérisations permettant de telles combinaisons d’activités et de fonctions s’opèrent au moins sur plusieurs centaines d’hectares.
2. À quelle échelle suivre et gérer le processus de dépoldérisation ?
14Il convient également de réfléchir aux échelles de la gestion des dépoldérisations. En l’occurrence, la réussite de la restauration peut dépendre de facteurs externes au site dépoldérisé, à l’échelle locale et parfois régionale, et les dépoldérisations peuvent en retour influer sur l’évolution de la zone externe au polder, là encore à une échelle locale ou régionale.
2.7. Une nécessaire réflexion sur la dépendance à des facteurs physiques externes
15Deux éléments sont à prendre en considération à une échelle élargie : il s’agit, sur le plan hydrogéomorphologique, du budget et de la dynamique sédimentaire, et, sur le plan biogéographique, de la présence de marais-sources. Certaines études ont montré, en effet, qu’il ne faudrait dépoldériser qu’en présence d’un budget sédimentaire abondant et suffisant, au moins à l’échelle de la cellule sédimentaire dans laquelle s’inscrit le projet, de façon à ce que les processus de sédimentation puissent s’opérer dans le polder et n’entraînent pas en contrepartie de processus érosifs à l’extérieur du site. C’est en partie ce qui explique l’absence de toute dépoldérisation dans l’estuaire de l’Escaut oriental, alors même qu’un plan de restauration des marais (le plan Tureluur) y a été lancé sur une grande échelle en 1991, cinq ans après la mise en place du barrage anti-tempête. Si la peur des tempêtes et les graves impacts locaux de celle de 1953 expliquent que des marais n’aient été restaurés dans ce cas que par des mesures facilitant l’infiltration naturelle des eaux sous la digue, ce choix tient aussi à la forte érosion de la zone intertidale (de 50 ha/an entre 1987 et 2000) et aux entrées réduites de sable dans l’estuaire depuis la construction du barrage anti-tempête en 19869. Dépoldériser ici ne se traduirait pas par une extension des slikkes et des schorres, et même si c’était le cas, ceux-ci se verraient érodés comme le reste du système, quand bien même on aurait procédé à un recul des digues (V. Klap, ZMF, comm. pers.). L’option n’a donc pas été prise en considération.
16Sur le plan floristique, il est essentiel également que des marais-sources soient présents et que le site ne soit pas uniquement entouré de vasières. S’il est certain que les semences peuvent être transportées par les courants de marée et donc provenir de loin, les écologues ont constaté toutefois que ces dernières étaient plus souvent d’origine locale et qu’une colonisation végétale ne pouvait véritablement réussir qu’à proximité d’un pré salé bien développé10. Comme l’expliquent plus généralement G. Barnaud et E. Fustec : « Le fonctionnement des zones humides dépend en grande partie de la proximité d’écosystèmes similaires et de la pérennisation des flux de toute nature. Lorsque les milieux sont très fragmentés, la présence de corridors, garants d’une connectivité écologique, détermine la qualité des échanges, que ce soit le long des réseaux hydrographiques ou pour de petits marais plus isolés11. » En ce sens, la structure du paysage, c’est-à-dire la prise en compte d’un espace à plus petite échelle, influence largement les chances de réussite d’une restauration.
17C’est particulièrement vrai pour les espèces anadromes qui fréquentent les marais maritimes – et donc les zones dépoldérisées – qu’elles utilisent en particulier comme nurserie, alors qu’elles se reproduisent en rivière. Recréer cette fonction de nurserie pour les saumons, par exemple, implique de prendre en considération le paysage estuarien en général, c’est-à-dire un ensemble de milieux humides en relation les uns avec les autres et entre lesquels les saumons se déplacent au cours de leur migration. Plus précisément, les saumons privilégient les réseaux de chenaux de forme dendritique. Il sera donc nécessaire, si l’on vise à favoriser ces espèces dans les dépoldérisations pratiquées, de veiller à une bonne interconnexion avec les zones humides voisines notamment en recréant un réseau de chenaux de ce type particulier, mettant en lien les sites dépoldérisés avec le reste de l’espace estuarien12. Selon Simenstad et ai, les rapports avec l’extérieur et la configuration du paysage hydraulique à une échelle globale sont même plus importants pour ces espèces de poissons que les restaurations de marais en tant que telles.
2.2. Une nécessaire réflexion sur les impacts élargis des dépoldérisations
18Il convient également d’examiner si les dépoldérisations en général – et notamment les surfaces dépoldérisées de grande envergure – ont, en retour, des impacts externes, à l’échelle locale comme à une échelle plus régionale.
19Les écologues et les agronomes considèrent par exemple qu’une véritable amélioration de la qualité des eaux marines sur une vaste étendue passerait par une multiplication des dépoldérisations13 – ce qu’on peut aussi assimiler à un accroissement des surfaces individuellement dépoldérisées. Par ailleurs, certains marais sont à l’origine d’une très forte productivité contribuant à un enrichissement exceptionnel des eaux marines environnantes et, par là, à une grande réussite économique de l’aquaculture. Ainsi, comme l’ont montré de longues recherches en baie du Mont-Saint-Michel, les marais ordinaires à obiones produisent une importante matière organique et de nombreux nutriments, qui vont enrichir les vasières voisines, où se développent à leur tour des micro-algues benthiques. Or, cette matière organique et ces micro-algues sont facilement exportées vers le milieu marin environnant, où elles sont assimilées par les moules et les huîtres. Il est désormais admis que la grande productivité mytilicole et ostréicole de la baie du Mont-Saint-Michel est directement liée à la présence de ces vastes prés salés à obiones14. Ainsi, les dépoldérisations qui viseraient à la reconstitution de vastes prés salés ne pourraient que profiter à une activité conchylicole implantée au sein même du polder restauré, mais aussi dans ses environs, sur une échelle de plusieurs kilomètres carrés. Pour cette raison, quelques ostréiculteurs britanniques ont manifesté leur souhait de s’installer dans la future île dépoldérisée de Wallasea.
20Une autre influence positive d’un accroissement des surfaces dépoldérisées tient à la possibilité de stocker une part plus importante d’eaux marines. C’est notamment fondamental en période de tempête et de montée des eaux, dans les estuaires en particulier. Les « polders de décharge » qui ont été aménagés dans ce but dans l’estuaire de la Humber ou de l’Escaut maritime sont en l’occurrence particulièrement vastes (440 ha à Alkborough et 580 ha pour le KBR-Polder). Il est indispensable qu’ils le soient pour réduire d’au moins une dizaine de centimètres le niveau des eaux marines, qui pénètrent chaque jour dans l’estuaire. Cette réduction verticale de niveau permet la protection, à l’horizontale, de milliers d’hectares bordant l’estuaire – sans compter les réductions des coûts de protection côtière que cela induit. En Allemagne, bien qu’aucune décision n’ait été prise pour l’instant, des discussions ont porté au milieu des années 1990 sur l’idée de convertir en polders de décharge deux polders agricoles bordant l’Elbe, de façon à réduire le niveau moyen des pleines mers dans la ville et le port de Hambourg. Des modélisations ont montré qu’une très forte diminution des eaux, de l’ordre de 45 à 55 cm, pouvait se produire à Hambourg, si deux polders très vastes étaient utilisés à cette fin : le polder de Nordkehdingen vaste de 5 550 ha et celui du Haseldorfer Marsch, s’étendant sur 2 100 ha15.
21Sur le plan économique, l’accroissement des surfaces dépoldérisées induirait de plus grandes possibilités de développement, notamment touristique, avec des impacts évidents à l’échelle locale. Par exemple, la RSPB, qui attend 100 000 visiteurs par an sur la future île dépoldérisée de Wallasea, considère que le passage de l’agriculture au tourisme de nature créera douze emplois locaux du fait de la création d’un centre de visiteurs, d’un restaurant et d’un lieu de location de vélos (M. Dixon, 2008, comm. pers.) – mais l’association a-t-elle tenu compte des emplois que cette dépoldérisation ferait perdre dans l’agriculture ? Quoi qu’il en soit, les bénéfices économiques locaux sont certains, bien que difficilement chiffrables du fait de l’absence de recul quant à de tels projets : l’île de Tiengemeten n’est submergée que depuis 2007, le projet de Wallasea devrait s’achever vers 2013 et celui de l’île Nouvelle n’en est qu’à sa phase d’initiation. On peut néanmoins envisager des bénéfices dans le domaine des transports par exemple. Ainsi une nouvelle liaison par bateau sera créée à travers la Crouch, depuis la rive voisine de l’île de Wallasea, et la RSPB envisage que de nombreux Londoniens – Londres n’est qu’à une heure-une heure et demie de train de Wallasea – viendront se ressourcer et se détendre sur cette nouvelle portion de « côte sauvage ».
22À l’inverse, les effets de ces extensions surfaciques pourraient s’avérer négatifs si elles se traduisaient par une augmentation des processus érosifs sur les marais adjacents, du fait d’une amplification soudaine du prisme tidal. C’est ainsi qu’une forte érosion a temporairement atteint les vasières situées au-devant du polder de Freiston Shore : des chenaux s’y sont formés de façon éphémère, tant que le système de drainage interne au polder, encore immature, ne permettait pas de réguler ou d’absorber les mouvements d’eau, qui se faisaient alors sous forme laminaire au sortir du polder16. Si d’autres impacts négatifs des dépoldérisations existent à des échelles variées, nous n’en avons pas recensé d’exemple précis dans la littérature ou sur le terrain.
23Il est certain qu’une réflexion sur les échelles de la dépoldérisation serait à approfondir bien davantage, ne serait-ce que pour définir les seuils au-delà desquels la combinaison d’activités est possible au sein des polders et à partir desquels les relations avec l’environnement local ou régional se traduisent en termes bénéfiques, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des sites restaurés. Ce pourrait être la tâche des géographes littoralistes, s’ils s’emparaient plus activement de cet objet d’étude – pour l’instant davantage prisé par les écologues – et engageaient une réflexion non plus uniquement sur les polders en tant que « sites » mais sur leur « situation », leurs relations avec d’autres lieux, à différentes échelles spatiales.
24Il faudrait en parallèle se pencher sur les temporalités de ce processus et notamment les temporalités des restaurations, très différentes selon qu’il s’agit du sol ou des espèces vivantes et très différentes également entre les espèces elles-mêmes – mais sans doute s’agit-il, là, de travaux d’écologie. Le géographe pourrait toutefois approfondir la question des évolutions temporelles contrastées des systèmes naturels et des systèmes sociaux17. Par exemple, il existe un décalage temporel entre la destruction d’une zone humide et la décision de la restaurer ou de compenser cette perte, voire la réussite de cette restauration, plusieurs années à décennies plus tard. Les restaurations devraient pratiquement être réalisées parallèlement aux destructions, pour éviter un trop grand écart entre les évolutions sociale et naturelle. Cette proposition a d’ailleurs été poussée à son extrême aux États-Unis, où un système de banques de compensation (le mitigation Banking) a été créé18 : pour compenser plus rapidement les pertes de zones humides, ces « banques » ont en effet mis à l’avance en réserve des zones humides de dédommagement (voir la conclusion générale). Cet exemple nous montre l’intérêt d’une réflexion plus approfondie sur les temporalités de la dépoldérisation, à la suite de celle que nous avons engagée sur les échelles spatiales.
Notes de bas de page
1 Le calcul englobe les dépoldérisations déjà réalisées et celles qui sont en projet en 2008.
2 Les projets de Tiengemeten et de Wallasea sont soutenus par des ONG et celui de l’île nouvelle par le Conservatoire du littoral.
3 H. Hötker, G. Kölsch, « Die Vogelwelt des Beltringharder Kooges, ökologische Veränderungen in der eingedeichen Nordstrander Bucht », Corax, Sonderheft, n° 15, 1993, 145 p. Sur le total des oiseaux présents dans le polder à marée haute, la fréquence des oiseaux non consommateurs de benthos a augmenté depuis l’endiguement (de 25 % en 1979 à 42 % en 1987) et plus encore depuis la réouverture (57 % en 1991), tandis que la fréquence des consommateurs de benthos a diminué depuis la poldérisation (de 75 % du total, en 1979, à 58 % en 1987 et 37 % en 1990) et n’a que peu augmenté depuis la réouverture et la recréation des vasières (43 % en 1991).
4 P.W. Atkinson, S. Crooks, A. Grant, M.M. Rehfisch, « The Success of Création and Restoration Schemes in Producing Intertidal Habitats Suitable for Waterbirds », loc. cit.
5 M. Wolters, A. Garbutt, J.P. Bakker, « Salt-Marsh Restoration... », /oc. cit. Pour ces auteurs, le critère de réussite d’une restauration par dépoldérisation est un indice de saturation floristique : une restauration peut être considérée comme réussie si la présence d’espèces floristiques « cibles » correspond à un certain pourcentage d’un échantillon régional d’espèces cibles, cet échantillon incluant les espèces de marais propres à chaque région et capables de s’établir dans un site dépoldérisé. Les espèces les plus communes dans ces échantillons régionaux – qu’il s’agisse des régions biogéographiques Nord-Atlantique centrale ou méridionale – sont les salicornes, la soude, l’aster et la puccinellie maritime. Dans les trente-sept sites dépoldérisés en Europe et ayant bénéficié de relevés floristiques, cet indice de saturation atteint 18 à 64 %.
6 G. Barnaud, E. Fustec, Conserver les zones humides : pourquoi ? comment ?, Paris, Éducagri/Quæ, 2007, 296 p.
7 A. Dausse, P. Merot, J.-B. Bouzillé, A. Bonis, J.-C. Lefeuvre, « Variablity of Nutrient and Particulate Matter Fluxes Between the Sea and a Polder after Partial Tidal Restoration, Northwestern France », loc. cit.
8 G. Morisseau, En Somme : rendre la terre à la mer, mémoire de fin d’études, Blois, ENSNR 2006, 203 p.
9 H. de Vriend, « The Eastern Scheld : Barrier : Environmentally Friendly Engineering ? », in II Congreso International de Ingenieria Civil, Territohoy Medio Ambiante, Santiago de Compostela, 22-24 septembre 2004, p. 1269-1281.
10 H.E. Wolters, Restoration of Salt Marshes, op. cit.
11 G. Barnaud, E. Fustec, Conserver les zones humides, op. cit.
12 C.A. Simenstad, G. Hood, R.M. Thom, D.A. Levy, D.L. Bottom, « Landscape Structure and Scale Constraints on Restoring Estuarine Wetlands for Pacific Coast Juvénile Fishes », loc. cit.
13 A. Dausse, P. MerotJ.-B. Bouzillé, A. Bonis, J.-C. Lefeuvre, « Variablity of Nutrient and Particulate Matter Fluxes Between che Sea and a Polder afcer Parrial Tidal Restoration, Northwestern France », loc. cit.
14 j.-C. Lefeuvre, « La baie du Mont-Saint-Michel, un cas d’école. Fonctionnalité écologique des milieux naturels », Espaces naturels, n° 11, 2005, p. 30-31.
15 Notice non publiée sur le thème des polders de décharge (Entlastungspolder), Freie und Hansestadt Hamburg, Behôrde fur Wirschaft, Verkehr und Landwirtschaft : Strom- und Hafenbau.
16 A.M. Symonds, M.B. Collins, « The Establishment and Degeneration of a Temporary Creek System in Response to Managed Coastal Realignment : The Wash, UK », Earth Surface Processes and Ladforms, 2007.
17 M.-C. Robic, N. Mathieu, « Géographie et durabilité : redéployer une expérience et mobiliser de nouveaux savoir-faire », in M. Jollivet (éd.), Le Développement durable : de l’utopie au concept. De nouveaux chantiers pour la recherche, Paris, Elsevier, 2001, p. 167-190.
18 G. Barnaud, E. Fustec, Conserver les zones humides, op. cit.
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Dépoldériser en Europe occidentale
Ce livre est cité par
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- Narbarte, Josu. Iriarte, Eneko. Diez Oronoz, Aritz. Quirós-Castillo, Juan. (2022) Landscapes of Agricultural Expansion in the Estuaries of the Basque Coast (Sixteenth-Nineteenth Centuries). Journal of Wetland Archaeology. DOI: 10.1080/14732971.2022.2062138
Dépoldériser en Europe occidentale
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