Les bénéfices culturels et paysagers des dépoldérisations
p. 139-146
Texte intégral
1En dehors des bénéfices écologiques, économiques et défensifs sus-mentionnés, les dépoldérisations peuvent aussi fournir des bénéfices inattendus sur le plan culturel ou paysager, même si la destruction d’un paysage traditionnel – celui du polder agricole dont les caractéristiques ont déjà été évoquées – peut a priori s’avérer négative. Nous examinerons par conséquent le rôle des dépoldérisations dans la diversification des paysages littoraux, comme dans la lutte contre le mitage des terres agricoles. Toutefois, il faudra insister sur l’importance du maintien, au moins partiel, du paysage traditionnel des polders, dans certaines régions où celui-ci est peu étendu.
1. Accroître la diversité paysagère
2Dépoldériser peut aider à contrer la monotonie ou la dégradation de certains paysages littoraux. En l’occurrence, la création par la dépoldérisation d’espaces naturels intertidaux au cœur d’un liseré côtier de terres arables présente un intérêt visuel majeur, en permettant de rompre avec la continuité et la géométrie des polders d’agriculture intensive. Ailleurs, quand ce sont des polders en friche qui se développent ou qui prédominent, il peut être plus intéressant de créer des polders de nature ou de dépoldériser, pour promouvoir un paysage plus naturel et mouvant que la friche. Si le niveau altimétrique est suffisamment élevé, la création par la dépoldérisation d’une nouvelle étendue de pré salé pourrait aussi enrichir le paysage d’un littoral strictement vaseux, qui en serait dépourvu. Mais ces restaurations n’ont de sens que si elles confèrent à ces sites une certaine originalité et marquent une rupture avec le paysage environnant. Dépoldériser sur un littoral où ce type de restauration abonde ou sur un littoral densément occupé par des prés salés ne présente qu’un faible intérêt paysager – même si ce processus peut avoir du sens sur les plans écologique, économique et défensif.
3Bien que cet objectif paysager ne constitue jamais un objectif majeur des dépoldérisations qui ont été mises en œuvre en Europe, il a paru intéressant de qualifier l’intérêt paysager du processus dans les sites étudiés. Pour ce faire, on peut examiner si les restaurations pratiquées avaient permis une diversification paysagère du trait de côte, qu’il s’agisse de sa frange terrestre ou de sa frange maritime. On observe, dans les vingt-huit cas suffisamment connus pour en permettre une analyse paysagère, que la dépoldérisation a impliqué une forte rupture avec le paysage terrestre environnant, généralement agricole, dans la totalité des cas. Par contre, la dépoldérisation n’a donné lieu à une diversification du paysage maritime que dans la moitié environ des cas répertoriés. Celle-ci est effective dans le cas de dépoldérisations partielles qui ne donnent pas naissance à des prés salés, mais à des marais plus variés, parfois saumâtres et comprenant aussi des étendues permanentes d’eau, une plus grande diversité de plantes aquatiques et des roselières. Le contraste avec les prés salés extérieurs est ainsi plus marqué. Par contre, lorsque ces dépoldérisations sont totales et se traduisent par la formation d’un pré salé ou d’une roselière, à l’image d’habitats identiques en place à l’extérieur du polder, elles n’induisent aucune diversification du paysage maritime – comme l’a souligné la photographie 11.
4Les situations sont donc contrastées et les bénéfices paysagers sans doute moins généralisables que d’autres types de bénéfices. Mais certaines dépoldérisations présentent d’évidents atouts paysagers. C’est par exemple le cas du projet de dépoldérisation de la commune de La-Teste-de-Buch, sur la rive sud du bassin d’Arcachon. Cette commune a décidé de convertir un ancien espace endigué en polder maritime, dans une optique de valorisation paysagère et de développement de la fréquentation publique. Il s’agit du site des Prés salés ouest, situé sur le DPM dans un rentrant du trait de côte communal. Ce polder, abandonné à la nature dans la seconde moitié du xxe siècle, a progressivement évolué en marais doux tout en se fermant sous l’effet de la croissance de nombreux arbres sur ses bordures (pins, robiniers, saules, bouleaux, aulnes) et de la propagation d’une plante invasive en son cœur (cf. photo 30) : « Cette végétation dense donne une impression de fouillis végétal et empêche de voir le bassin d’Arcachon pourtant tout proche1. » Le comité de pilotage du projet a considéré que le potentiel de cet espace était essentiellement écologique et paysager. La restauration du polder a privilégié une grande diversité des milieux et des paysages, puisque le retour de la mer n’a concerné que la partie Est du site, sa partie ouest demeurant une vaste zone humide d’eau douce, servant de réceptacle des eaux continentales en cas de crue de la rivière locale. Le traitement du paysage a été particulièrement soigné, avec un éclaircissement de la végétation arborée et un débroussaillage des espèces invasives, de façon à créer une ouverture visuelle sur le bassin, depuis la rive de la commune (photo 31). La découverte de ce paysage de marais doux et salé a été facilitée par l’aménagement d’une piste cyclable, de parkings aux deux extrémités du chemin principal et de six sentiers de promenade installés sur des levées de terre ou des passerelles en bois, au cœur des deux marais.
5Un autre projet de dépoldérisation mené par la commune de Hulst, la province de Zélande et des acteurs privés attache une grande importance aux aspects paysagers : c’est celui du Perkpolder, dans l’Escaut occidental. L’idée est d’entourer un bastion central, surélevé et aménagé de maisons d’habitation, d’une zone complètement dépoldérisée du côté est – avec vue sur l’estuaire et un marais salé restauré – et d’un étang en eau douce, creusé dans un polder du côté ouest. Le bastion ressemblerait à « un nouveau Mont-Saint-Michel », grâce à l’omniprésence de l’eau et la grande requalification paysagère des deux anciens polders agricoles (A. van Steveninck, comm. pers.). Dans ce cas précis, la diversification du paysage est davantage liée au retour de l’eau autour de l’îlot central qu’à la renaissance d’un pré salé, puisqu’on se trouve non loin de l’immense étendue des terres ennoyées de Saeftingue2.
2. Contrer le mitage des terres et la déruralisation
6Outre ces possibilités d’amélioration du paysage littoral, les dépoldérisations pourraient jouer un rôle inattendu sur les littoraux touchés par une urbanisation croissante et un mitage résidentiel. En effet, de nombreux polders, on l’a vu, sont touchés par la déprise et l’enfrichement et peuvent devenir la proie des promoteurs immobiliers, s’ils sont situés en zone urbanisable. Cette déprise des polders s’inscrit dans le mouvement généralisé de recul de l’agriculture, qui frappe l’ensemble des côtes européennes. Celles-ci auraient perdu au total 2 000 km2 de terres agricoles entre 1990 et 2000 dans dix-sept pays européens. Dans les pays où se pratiquent des dépoldérisations, les pertes de terres agricoles s’élèvent à 3 % aux Pays-Bas, 1,8 % en Belgique, 0,7 % en Allemagne et 0,64 % en France, dans une tranche littorale de 10 km3. Dans le même temps, l’urbanisation du littoral et le mitage des terres agricoles ont souvent fortement progressé : le taux de croissance de l’urbanisation, sur la période 1975-1990, dans la même tranche de 10 km, s’est élevé à 14,4 % en France, 8,5 % en Allemagne et 6,6 % au Royaume-Uni – contre seulement 2,9 % aux Pays-Bas4. Mais ultérieurement, de 1990 à 2000, les surfaces concernées par l’urbanisation diffuse ont aussi augmenté de 45 % sur le littoral néerlandais et de 55 % sur les littoraux allemands ou français5. Si rien ne permet de dire que ce sont des polders cultivés ou en déprise qui ont été ainsi urbanisés, il est manifeste que ce risque existe. Toutefois, il concerne sans doute plus fortement les côtes françaises, où les polders sont souvent de petite taille et voués à l’agriculture extensive ou à la friche, que les côtes allemandes ou néerlandaises.
7En l’occurrence, entre 1970 et 2000, la surface agricole a chuté de 20 % dans les communes du littoral français, contre seulement 6,8 % dans l’ensemble de la métropole6. Plus de 7 700 ha de terres agricoles ont été perdus entre 1990 et 2000 dans les communes littorales de vingt et un départements. À l’échelle communale, des pertes de terres agricoles supérieures à 600 ha caractérisent les Côtes d’Armor, le Finistère, la Charente-Maritime et l’Hérault, et celles comprises entre 400 et 600 ha concernent la Vendée, le Var et les Alpes-Maritimes7. On constate ainsi, sans qu’on puisse toutefois affiner cette analyse, que les départements de la façade atlantique de cette liste comprennent de vastes étendues de polders agricoles. L’IFEN est allé plus loin encore dans le raisonnement en combinant des informations sur l’état de l’agriculture littorale et l’importance de la pression foncière urbaine8. Cette étude montre que les cantons littoraux qui mêlent une agriculture fragile et une forte pression foncière se trouvent souvent dans des régions de marais endigués ou de polders, comme l’estuaire de Seine, plusieurs portions du littoral sud de la Bretagne, l’île de Noirmoutier et le marais breton adjacent, de même que le littoral insulaire ou continental des Charentes. Dans ces secteurs, le marché foncier résidentiel ou de loisir vient certainement amplifier le risque de disparition des polders déjà en déprise. En l’occurrence, une autre étude parvient à des conclusions identiques en montrant que le mitage des terres agricoles a progressé entre 1992 et 2002 dans ces mêmes régions : Pays-de-la-Loire, Basse-Normandie et Bretagne9.
8C’est pour cette raison que des dépoldérisations par petites touches nous paraissent constituer une alternative intéressante à l’urbanisation diffuse et au mitage du paysage littoral : rendre des friches à la mer constitue le meilleur moyen de ne pas les lotir... Ce serait de surcroît une méthode novatrice et durable de restaurer les qualités naturelles du paysage sur des littoraux densément urbanisés. Mais il faudrait veiller à ce que la création de ces zones dépoldérisées, au paysage naturel plus attractif, ne favorise pas, à l’inverse, ce processus de mitage ! En l’occurrence, la dépoldérisation de Freiston Shore, en Angleterre, aurait non seulement expliqué l’arrivée de quelques nouveaux habitants dans le hameau mais aussi la construction de trois maisons le long de la digue arrière du site dépoldérisé ! – Maisons qui seront vendues à un prix très élevé du fait de leur vue sur la réserve et ses oiseaux et, au-delà, sur la baie du Wash... Si cet exemple ne contredit pas l’idée que la dépoldérisation pourrait aider à limiter le mitage littoral, en pleine expansion en Europe, il incite toutefois à la prudence.
3. La nécessaire conservation du paysage traditionnel de la poldérisation
9Par ailleurs, il importe dans ces opérations de restauration de la nature de ne pas systématiquement convertir d’anciens « paysages du quotidien » (Convention européenne du paysage), à savoir les polders agricoles, ou des « paysages dégradés » (Convention européenne du paysage), comme les polders en friche, en paysages qui ne seraient que naturels. En effet, les polders rendus à la mer pourraient gagner à continuer de « résulter de l’action de facteurs naturels et de facteurs humains et de leurs interrelations10 », comme c’est le cas de tout « paysage ». La diversité paysagère de ces nouveaux polders maritimes pourrait passer par le maintien de leur statut de territoire, dans lequel la marque de l’homme resterait visible. Si cette conservation n’est sans doute pas nécessaire dans la totalité des sites dépoldérisés, on pourrait préserver quelques éléments structurels des anciens polders agricoles, symboles de mille ans d’histoire européenne, comme les digues, les écluses, les fossés de drainage, les moulins... Ainsi, sur les côtes allemandes ou néerlandaises, les conquêtes pratiquées depuis le xie siècle ont pris une telle importance dans les mentalités qu’il serait inacceptable de rendre des surfaces importantes de polders à la mer en perdant toute trace du combat mené contre cet élément naturel ou du travail titanesque qu’a représenté l’endiguement de six à sept mille kilomètres carrés. Les photographies 33 et 34 traduisent bien l’importance culturelle et psychologique de cette conquête.
10La référence au paysage agraire antérieur peut passer par la conservation de bâtiments ou de formes d’exploitation caractéristiques d’une région de polders. C’est ainsi qu’à Graveyron, le polder n’a pas été totalement rendu à la mer par le Conservatoire du littoral, désireux d’y préserver les casiers à poissons, et donc leur complexe système de digues, représentatifs d’une activité fort répandue au xviiie siècle dans le bassin d’Arcachon. Dans l’estuaire de la Forth, en Écosse, dans le cadre du projet de dépoldérisations de Skinflats, la population locale et les agriculteurs tiennent beaucoup à conserver le système de drainage des polders mis en place par les ingénieurs hollandais il y a plus de deux cents ans11. Sur l’ile de Wallasea, en Angleterre, la RSPB a utilisé les techniques les plus modernes (le Lidar) pour localiser avec précision les chenaux de marée présents avant l’endiguement, de même que les digues présentes sur l’île avant son intégrale conversion en une surface plane d’agriculture intensive. L’ONG souhaite en effet reconstruire ces digues, qui serviront de réseau de promenades à pied et à bicyclette. Enfin en Hollande, dans le cadre de la dépoldérisation de Tiengemeten, une partie du paysage agricole originel a été conservée sur un dixième de la surface réaménagée : il s’agit d’un polder du xviiie siècle – le premier créé sur l’île – et de sa ferme. Les digues de ceinture originelles ont été reconstruites et on pratique dans ce polder une agriculture très extensive, plus destinée à valoriser le paysage qu’à faire vivre le locataire de la dernière ferme, d’ailleurs convertie en chambres d’hôtes12 (photo 32).
11Si les bénéfices des dépoldérisations, tant écologiques et économiques que défensifs et paysagers, paraissent pertinents et justifient le fait qu’environ quatre-vingts polders ont été rendus à la mer en Europe du Nord-Ouest, il n’en reste pas moins que cette rétrocession ne couvre qu’une part limitée de la surface initialement poldérisée ou, plus justement, du linéaire côtier bordé de polders. Il nous faut, par conséquent, nous pencher de façon approfondie sur les possibles obstacles à une généralisation de ce mode de restauration.
Notes de bas de page
1 Anonyme, « Réhabilitation du domaine public maritime à La-Teste-de-Buch (bassin dArcachon) », Forum, n° 16, 2008, p. 4-5.
2 Vaste pré salé de cet estuaire, protégé dans le cadre d’un parc national. Précisons que le projet de dépoldérisation du Perkpolder associe une dépoldérisation partielle à un bastion central surélevé et habité – dans l’ancienne zone d’embarquement du ferry – et à une véritable dépoldérisation par brèche, sur près de 70 ha. La crainte locale d’une salinisation des terres a conduit le comité de pilotage du projet à renoncer à la dépoldérisation partielle pour lui préférer la constitution d’une zone humide douce le long du flanc ouest du bastion central.
3 European Environment Agency, « The Changing Faces of Europe’s Coastal Areas », EEA Technical Report, n° 6, 2006, 112 p.
4 Anonyme, Living with Coastal Erosion in Europe..., op. cit.
5 European Environment Agency, « The Changing Faces of Europe’s Coastal Areas », loc. cit.
6 IFEN, Fiche indicateur. Évolution de la SAU des exploitations agricoles des communes littorales et de leur arrière-pays entre 7970 et 2000, Observatoire du Littoral, 2006, 6 p.
7 IFEN, Fiche indicateur. Pression foncière urbaine sur les espaces ruraux hors zones à urbaniser, dans les cantons littoraux, Observatoire du Littoral, 2005, 5 p.
8 Ibid.
9 Le mitage des terres agricoles atteint actuellement en moyenne 18 % du territoire français. A. Lee, M.-F. Slak, « Les paysages français changent entre 1992 et 2002 : artificialisation et fermeture des paysages aux dépens du mitage ou de la déprise des zones agricoles », Agreste, cahiers n° 3, 2007, p. 19-40.
10 Convention européenne du paysage, Florence, 2000, article 1.
11 S. Midgley, D.J. McGIashan, « Planning and Management of a Proposed Managed Realignment Project : Bothkennar, Forth estuary, Scotland », loc. cit.
12 Buiten Consultancy, Stakeholder Participation in Insland Settings, ISLA Transnational Working Group 1, InterreglIIB NWE Project ISLA, 2006, 104 p. (http://www.isla-europe.com/news/wp-content/uploads/2008/01/Stakeholder % 20participation % 20in % 20island % 20settings.pdf.)
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