Un objectif partagé : accroître la biodiversité littorale
p. 85-98
Texte intégral
1La finalité sous-jacente à tout projet de dépoldérisation est environnementale : dépoldériser permet de recréer des écosystèmes de marais maritimes ou de marais estuariens dont la surface s’était contractée du fait des endiguements antérieurs. Rappelons que la poldérisation a fait disparaître 15 000 km2 de prés salés, vasières et marais estuariens en Europe, alors qu’il s’agit de milieux hautement productifs1. Le réalisateur néerlandais Van der Keuken parle à juste titre de « jungle plate », lorqu’il évoque dans son film les côtes vaseuses de la mer des Wadden2. Toutefois, les restaurations pratiquées jusqu’à présent restent minimes au regard des surfaces initialement conquises : moins de 80 km2 ont été rendus à la mer depuis trente-cinq ans, soit 0,5 % de la surface totale qui a été poldérisée.
2Précisons qu’une dépoldérisation ne consiste ni en un simple « entretien » du milieu, ni en une véritable « renaturation3 ». Les dépoldérisations sont des mesures intermédiaires de « restauration » de la nature, qui visent à la reconstitution de l’écosystème qui était présent avant la poldérisation, mais en comptant sur une reprise autonome du système une fois celui-ci remis en contact avec la mer. Par conséquent, il ne s’agit pas non plus de « créations » d’écosystèmes, comme celles qui consistent à étendre les prés salés en intensifiant artificiellement la sédimentation de façon à ce que la partie supérieure de l’estran se couvre peu à peu de végétation. Les « parcs de sédimentation » construits à cette fin sur les côtes allemandes et néerlandaises – et très sporadiquement sur les côtes de l’Essex – ne seront donc pas pris en considération dans les restaurations que nous analysons ici, qui concernant exclusivement les sites poldérisés. Pour autant, nous n’analyserons pas non plus les mesures prises dans certaines régions des Pays-Bas (Zélande, Groningue) aidant à l’infiltration d’eaux salées dans les polders par un abaissement de la surface des sols4. Cette technique de raclage ne contribue pas à un retour des eaux salées, mais facilite simplement les infiltrations – qui se produisent en temps normal sous la digue et depuis la nappe salée sous-jacente. Cette technique de restauration partielle ne permet pas de rétablir les écosystèmes intertidaux détruits par la poldérisation ; elle favorise simplement l’apparition d’halophytes sporadiques.
1. Une recolonisation végétale et animale relativement rapide
3Selon les moyens techniques utilisés et l’ampleur des eaux marines pénétrant dans le polder, on parvient à recréer de bonnes conditions de sédimentation favorisant la renaissance des vasières. Lorsque la sédimentation est suffisamment forte et que les conditions biogéographiques s’y prêtent, des prés salés colonisent progressivement les vasières maritimes ; en milieu estuarien ou en fond de baie, ce sont des marais plus saumâtres abritant des roselières qui se reconstituent. Les taux de sédimentation sont souvent élevés et cette végétalisation rapide. Ainsi, à Freiston Shore, rendu à la mer en 2002, les mesures effectuées en vingt-cinq points du polder montrent des niveaux totaux de sédimentation de 6 à 73 mm en cinq ans5. Le site est situé à un niveau altimétrique favorable à la constitution d’un pré salé, ce qui explique que l’établissement et l’expansion de la végétation y aient très bien réussi : le degré de couverture est passé de 37 % en moyenne en 2003 à 89 % en 2007 et devrait atteindre une valeur équivalente à celle du pré salé situé en aval du polder d’ici à 2010. Toutes les espèces du pré salé extérieur sont présentes dans le polder. La convergence des marais intérieur et extérieur, déjà forte en termes de composition floristique et d’abondance spécifique, devrait in fine être complète. À Graveyron, sept ans et demi après la brèche qui s’est produite dans la pointe du polder, nous avons là aussi recensé de nombreuses halophytes typiques des schorres inférieur, moyen et supérieur du bassin d’Arcachon6. En Flandre zélandaise, la végétalisation du Sieperda Schor a également été rapide : en cinq ans, 90 % de la surface du polder était couverte de végétation. Dans le Beltringharder Koog, un schorre s’est développé en une dizaine d’années, présentant une zonation classique de la haute slikke au haut schorre7. Dans tous ces cas, une colonisation végétale s’est effectivement opérée en cinq à dix ans.
4La colonisation animale de ces milieux est également rapide, qu’elle concerne les vasières peuplées de benthos, de crustacés et de mollusques, et les prés salés habités par des insectes. Les oiseaux selon leurs activités, leurs comportements et leurs préférences alimentaires utilisent l’un ou l’autre de ces milieux. Les scientifiques peuvent mesurer l’importance de la recolonisation animale en calculant la biomasse produite par le macrozoobenthos et en la comparant à celle des vasières voisines. Après dépoldérisation, celle-ci augmente régulièrement, comme on le constate dans le tableau 3, et les espèces présentes sont relativement similaires aux espèces des vasières extérieures au site dépoldérisé8.
5La réapparition des oiseaux s’opère tout aussi rapidement, puisque largement fondée sur la présence de nourriture ou les possibilités de nidification. Ainsi, dans les trois dépoldérisations partielles opérées dans le Schleswig-Holstein, les observations des ornithologues, avant et après la dépoldérisation, montrent par exemple une augmentation générale des espèces nicheuses : celles-ci sont passées de 13 à 25 dans le Rantum Becken et de 22 à 35 dans le Beltringharder Koog entre 1979 et 1990, ou de 22 à 41 dans le Speicherkoog-Nord entre 1984 et 19919. Ces espèces trouvent dans les sites dépoldérisés un refuge quotidien contre les prédateurs terrestres et les dérangements anthropiques et s’y abritent aussi à marée haute et durant les tempêtes. De la même façon à Noirmoutier, certaines espèces consommatrices de benthos sont revenues dans le polder depuis sa réouverture : on y trouve le Tadorne belon, le Pluvier argenté, le Bécasseau variable, le Courlis cendré, la Mouette rieuse ou le Goéland argenté (comptages effectués de mars 2000 à mars 2001, R. Marty, district de Noirmoutier). À Freiston Shore, les ornithologues de la Royal Society for the Protection of Birds sont tout aussi satisfaits : certaines espèces sont effectivement présentes en nombre important ou sont en forte progression dans le polder.
Tableau 3 Biomasse du macrozoobenthos atteinte dans quelques sites dépoldérisés.
Site dépoldérisé | Biomasse après la dépoldérisation | Biomasse après quelques années | Biomasse dans les vasières voisines |
Rantum Becken10 (île de Sylt, Allemagne) | 20 g/m2 | 30 g/m2 | mer des Wadden allemande : 60 à 65 g/m2 |
Speicherkoog-Nord (Allemagne)11 | 5 à 6 g/m2 | 23 g/m2 | 70 g/m2 |
Beltringharder Koog (Allemagne)12 | / | de 11 à 56 g/m2 selon les saisons | 60 g/m2 |
Paull Holme Strays (Grande-Bretagne)13 | de 3 à 16 g/m2 | / | de 60 à 65 g/m2 |
6Mais certains oiseaux ont vu leur population décliner au gré de l’évolution du site dépoldérisé de Freiston Shore : ainsi, la population du Bécasseau variable (Calidris alpina) a été divisée par 15 entre 2002 et 2007. Il s’agit d’une espèce se nourrissant sur les vasières, présente au début de la dépoldérisation mais ne profitant plus aujourd’hui de ce marais restauré, où la colonisation végétale s’est opérée aux dépens des vasières. Par ailleurs, plusieurs des espèces présentes dans le polder fréquentent davantage l’étang doux qui a été créé à côté de la zone dépoldérisée et non cette dernière : c’est le cas de l’Aigrette garzette, de la Bernache cravant et du Canard colvert. D’autres espèces utilisent le site de Freiston Shore pour y nicher, comme l’Avocette élégante (Recurvirostra avosetta), l’Huîtrier pie (Hœmatopus ostralegus) ou le grand Gravelot (Charadrius hiaticula), mais tous les oiseaux n’apprécient pas le site. Ainsi sur les 43 espèces d’oiseaux nicheurs observées par les ornithologues, seules ces trois dernières ont véritablement augmenté depuis 2002.
7Pour l’heure, on manque d’un suivi écologique systématique de chaque site dépoldérisé – les suivis restent occasionnels, lacunaires et concernent des espèces précises – et donc de comparaisons permettant de se faire une idée globale de la réussite de ces opérations. Les dépoldérisations paraissent être un succès, en termes de végétalisation ou de fréquentation faunistique, mais rien ne permet de dire si elles profitent véritablement à toutes les espèces qui pourraient être potentiellement présentes. En l’occurrence, une étude spécifiquement centrée sur la réussite des restaurations pour les oiseaux d’eau explique qu’il est fréquent qu’on ne trouve pas le même spectre d’oiseaux dans les sites dépoldérisés et les marais environnants, pour des raisons tenant soit à la nature des sédiments et donc aux proies disponibles, soit à la trop grande monotonie des habitats recréés, à la fermeture de ces sites en comparaison des étendues intertidales, aux risques et aux dérangements que les oiseaux y encourent, soit encore à un manque de nourriture du fait de leur surface réduite14. Par ailleurs, la plupart des mesures se limitent aux aspects structurels de la flore ou de la faune et n’abordent pas les aspects fonctionnels de ces restaurations15. La restauration des fonctions écologiques des vasières et des prés salés supposerait par exemple qu’ils soient le siège de véritables chaînes alimentaires et qu’ils aident à atténuer l’action des tempêtes ou à améliorer la qualité des eaux. Mais les suivis ne sont, pour l’heure, ni suffisants, ni – quand ils existent – suffisamment longs pour déterminer la réalité de ces fonctions. On s’en tient généralement, à une certaine approximation sur la base de la reconstitution structurelle des marais qui s’opère en trois à dix ans, selon les sites et les espèces16. Si la valeur fonctionnelle n’est pas parfaitement mesurée ou facilement mesurable, celle-ci est néanmoins réelle et justifie le processus de dépoldérisation sur un plan écologique plus général, ne tenant pas simplement à l’accroissement de la biodiversité.
2. Les services écosystémiques rendus par les sites dépoldérisés
8Ces zones dépoldérisées peuvent aussi, en effet, rendre de véritables services. Les zones humides ont par exemple des capacités d’épuration et de rétention des micro-polluants que les zones dépoldérisées pourraient parfaitement assurer. Ainsi, les sols des zones humides permettent la dénitrification des eaux qui les traversent, car ils contiennent des bactéries qui, en situation anaérobie, transforment les nitrates pour assurer leur propre survie. De ce fait, le passage d’eaux polluées à travers les sols des zones humides réduit la pollution des eaux souterraines et limite les phénomènes d’eutrophisation dans les eaux côtières. Les zones humides aident aussi à la dégradation physico-chimique ou biologique de micro-polluants tels les pesticides, mais le processus reste mal connu. Outre cette capacité d’épuration, les zones humides ont la capacité de retenir les polluants, ce qui s’avère utile pour le milieu environnant mais nuit certainement à leur qualité propre. Cette rétention se fait grâce au processus de sédimentation : les éléments fixés sur les sédiments, comme le phosphore ou les pesticides, restent piégés dans les zones de sédimentation. Enfin, la végétation de la zone humide assimile les nutriments (azote, phosphore) pour sa croissance et donc les immobilise pendant un temps donné. Certaines plantes comme la jacinthe d’eau ou les roseaux – présents dans les marais dépoldérisés plus saumâtres – ont d’étonnantes capacités d’absorption de métaux lourds dans leurs tissus (plomb, zinc...). Une étude française a porté sur ces capacités d’épuration et de rétention dans le polder du Carmel, accidentellement dépoldérisé depuis 1991 et comprenant une zone aquatique de 4,1 ha et un pré salé de 1,7 ha17. Cette étude a montré que le polder fonctionnait effectivement comme un puits à nitrates et à particules minérales et organiques. La présence de ce site dépoldérisé contribuait donc à une légère réduction de la quantité de nitrates et de matières en suspension en baie des Veys, où ceux-ci présentent généralement des niveaux élevés entraînant des phénomènes d’eutrophisation et des surmortalités de coquillages. En effet, ce ne sont pas seulement les eaux douces venues de l’intérieur qui sont ainsi épurées, mais surtout les eaux marines qui pénètrent et ressortent quotidiennement du polder – à l’exception des périodes de très basses eaux – par l’intermédiaire d’un clapet à marée et d’un tuyau traversant la digue18. Des mesures de ce type ont été établies en d’autres marais : les chercheurs britanniques ont ainsi montré qu’on pourrait retenir plus de 40 % et 25 % de la charge actuelle d’azote et de phosphore de l’estuaire de la Humber, en restaurant la totalité des zones humides présentes il y a trois millénaires19, c’est-à-dire en dépoldérisant très largement.
9Certains chercheurs considèrent que la restauration de vasières et de schorres pourrait aussi, à long terme, contribuer au renouvellement des espèces piscicoles20. Celles-ci utilisent en effet les marais maritimes comme lieu de frayère et de nurserie. On sait que les poldérisations passées ont fortement réduit les populations de poissons21. Or, ce retour des poissons dans les sites dépoldérisés semblerait assez rapide. Ainsi, dans l’aber de Crozon, une étude réalisée quatre ans après la restitution du polder à la mer, tant dans sa partie aval (démantèlement de digue) qu’amont (ouverture permanente d’un clapet à marée), a montré que le site avait recouvré son ancienne richesse piscicole et ses fonctions de frayère et de nurserie22. En Allemagne, l’étude de la faune piscicole a montré que le retour de la mer dans les Speicherkoog-Nord et Beltringharder Koog profitait tout particulièrement aux poissons de la mer des Wadden voisine, très vite présents dans ces deux anciens polders où ils pénètrent malgré des vitesses importantes de courants au passage des écluses. On y dénombre, en effet, 41 espèces contre 56 dans les eaux voisines de la mer des Wadden, où les profondeurs sont plus variées. Le polder est même fréquenté par quelques phoques, en raison de sa richesse en poissons, et par des oiseaux piscivores, comme le cormoran. Dans l’estuaire de la Delaware, aux États-Unis, les populations de poissons ont recolonisé tout aussi rapidement les sites dépoldérisés. Les chercheurs considèrent, comme dans le cas allemand, qu’on est parvenu pour ces espèces à une véritable similarité structurelle entre les marais naturels de l’estuaire et ces marais restaurés23. Les scientifiques ont constaté, en baie du mont Saint-Michel, que certaines espèces de poissons se servaient non seulement des vasières, mais aussi des schorres et de leurs chenaux comme zone de nurserie24. Mais les recherches sont à développer en ce domaine, notamment pour déterminer dans quelle mesure la quantité de poissons pêchés serait corrélée à la surface des marais et évaluer l’ampleur des dépoldérisations à entreprendre25.
3. Modalités et impacts de la restauration des marais maritimes
10Si dépoldériser favorise la renaissance des marais, des opérations de génie écologique complètent souvent les réouvertures pour améliorer leurs effets ou les accélérer : ainsi on recreuse les anciens chenaux de marée ou on ajoute des fossés de drainage pour faciliter la pénétration des eaux salées dans le polder et y éviter la stagnation de l’eau – nuisible à la consolidation des dépôts sédimentaires puis à l’aération du sol pour les plantes – ou pour favoriser le processus de sédimentation. Les recreusements de chenaux se feront, dans le cas de l’île de Wallasea, grâce aux informations fournies par le Lidar26 sur la localisation des anciens chenaux de marée. On peut également modifier le niveau altimétrique du polder de façon à favoriser la restauration d’un schorre, voire de ses différents niveaux. Ainsi, on peut abaisser la surface du sol par raclage, ou au contraire la rehausser en y déposant des sédiments. Cela a été pratiqué à Wallasea sur une largeur de quelques mètres au fond du polder (cf. photo 14), mais sera surtout opéré sur une grande partie de la future île dépoldérisée de Wallasea, de façon à recréer des vasières avant même la réouverture sur la mer. Parfois, le marais n’est pas seulement façonné sur ses marges, mais intégralement créé par nivellement27. On peut également semer des halophytes pour accélérer la colonisation végétale. Enfin, la fauche du pré salé ou son pâturage extensif peuvent favoriser une diversité floristique, comme dans le polder du Carmel. L’ensemble de ces techniques a été mis en œuvre sur l’île hollandaise de Tiengemeten (voir les photos G à L dans le livret séparé).
11Mais les difficultés de restauration peuvent aussi tenir à une évolution inattendue du site dépoldérisé ou de ses environs, qui pourrait être néfaste à l’écosystème renaissant. Ainsi, dans l’ancien polder agricole de l’aber de Crozon réouvert sur la mer en 1981, l’évolution à long terme du site a conduit à un déclin de la biodiversité du fait d’un ensablement important. Le marais salé pourrait à terme évoluer en marais saumâtre abritant d’autres espèces28. La progression de roselières est assez souvent notée dans les sites aux niveaux altimétriques élevés (Mollenel en baie de Somme, Sieperda Schor dans l’Escaut occidental29) ou trop rarement submergés (Beltringharder Koog30). Contrer cette progression demanderait un rabaissement des surfaces ou une gestion régulière des inondations.
12Une troisième difficulté dans la gestion de ces mesures tient au fait que, bien que bénéfiques à certains types d’écosystèmes, les dépoldérisations puissent simultanément induire des effets écologiques négatifs. Il n’est pas toujours souhaitable, en effet, de restaurer un écosystème de marais maritime si cela doit se faire aux dépens d’un autre écosystème littoral, présent dans le polder qu’on souhaite restaurer et présentant une valeur ou une rareté de même ordre. On songe en particulier aux marais doux et saumâtres qui se sont spontanément développés dans les polders en déprise. La solution réside alors dans une mise en balance des intérêts écologiques les uns par rapport aux autres. Ainsi, dans une région faiblement dotée en marais doux mais où les prés salés sont relativement étendus, comme le bassin d’Arcachon, il serait logique, pour conserver la biodiversité, de conserver les digues plutôt que de dépoldériser. C’est en l’occurrence le choix que le Conservatoire du littoral a fait pour le polder de Graveyron, dont la partie amont abritant un marais doux ne sera pas rendue à la mer, alors que sa partie aval l’a été accidentellement. En Angleterre, de nombreux marais doux ou prairies humides ont d’ailleurs été désignés en Zones de protection spéciale (ZPS). La législation empêche par conséquent qu’ils soient transformés, même en un autre type de marais. En cas de dépoldérisation, il devient alors nécessaire de compenser les pertes de marais doux en recréant ces milieux à proximité des sites où ils ont été perdus. Cette contrainte juridique explique que de petits étangs aient été creusés ou des marais doux restaurés à proximité des zones dépoldérisées de Brandcaster, Freiston Shore ou Abotts Hall Farm (photo 16).
13Les difficultés techniques et écologiques et les coûts de gestion prennent d’autant plus d’importance que les restaurations obligatoires de marais se multiplient. En l’occurrence, on constate qu’un quart des dépoldérisations dont les objectifs sont connus (cf. cartes A et B du livret séparé) sont de nature compensatoire. La législation environnementale a fortement évolué dans les deux à trois dernières décennies, obligeant les responsables de la destruction de marais à prendre des mesures réparatrices pouvant passer par des dépoldérisations. Par exemple, dans la région littorale du Schleswig-Holstein, en Allemagne du Nord, cela fait plus de vingt-cinq ans que la législation est très précise à cet égard. Depuis la loi de protection de la nature de 1982, les zones humides sont protégées. Les mesures de protection côtière restent évidemment autorisées, mais uniquement pour des raisons de sécurité publique et à condition que des compensations soient mises en place. La loi de 1993 réitère ces prescriptions en les appliquant tout particulièrement aux vasières et aux prés salés – protégés même d’une simple transformation – et en ne tolérant les mesures de sécurité publique évoquées précédemment que si les compensations sont possibles31. La loi régionale sur l’eau de 1992 mettait d’ailleurs en place des principes identiques32. Les aménageurs doivent soit compenser (ausgleichen) les dommages en favorisant une extension spatiale du biotope détruit ou un développement in situ de ce biotope endommagé, soit remplacer (ersetzen) ce biotope quand la compensation in situ s’avère impossible33. Cela consiste alors à le recréer à l’identique ailleurs, en conservant sa valeur écologique initiale. C’est dans ce contexte qu’a été entreprise la dépoldérisation partielle du Beltringharder Koog. Il s’est agi dans ce cas d’une compensation in situ, puisque le polder, construit à l’issue d’une mesure d’endiguement spectaculaire à des fins de protection côtière, a été rapidement dépoldérisé par une ouverture de ses deux écluses sur la mer et l’instauration d’un marnage de 40 cm. Dans l’estuaire de l’Elbe, les dépoldérisations mises en place dans les années 1990 dans la ville hanséatique de Hambourg relèvent également de mesures compensatoires en rapport avec des élargissements de digues à des fins de sécurité publique. Mais ces opérations de dépoldérisation tiennent souvent aussi à des aménagements portuaires et notamment à des remblaiements de vasières ou de prés salés à des fins d’agrandissement. La rivalité des ports européens au sein de la Northern Range explique cette nécessité de croissance spatiale. Si les remblaiements opérés touchent des marais maritimes, une façon simple de compenser leur perte passe par la dépoldérisation – ce qui a été souvent effectué en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne, comme le met bien en évidence la carte de synthèse des dépoldérisations (fig. A et B du livret séparé), et notamment dans les estuaires touchés par un certain trafic portuaire : Elbe, Weser, Escaut occidental, Tamise, Humber. Par exemple dans la Humber, le groupe privé British Ports Associated a dû compenser des remblaiements de vasières dans les ports de Hull et d’Immingham par les dépoldérisations de Chowder Ness et de Welwick. Dans l’estuaire de la Seine, les vasières sur lesquelles ont porté le dernier agrandissement du port du Havre, dans le cadre de l’opération Port 2000, ont été réhabilitées différemment : des brèches ont été percées dans la digue submersible qui les isolait de l’estuaire sur la rive droite, cela afin de les rendre plus fréquemment submersibles. Il ne s’agit donc pas dans ce cas d’une dépoldérisation.
14L’originalité de l’Angleterre réside enfin dans le fait qu’il ne s’agit pas uniquement de compenser des dommages anthropiques, mais également, depuis une décision gouvernementale de 1998, de compenser des pertes naturelles de marais en rapport avec l’érosion ou la submersion. Cela concerne les marais inscrits dans un site Natura 2000 (ZPS, ZSC) ou un site Ramsar, dont il convient de maintenir la cohérence structurelle et fonctionnelle même par rapport à des menaces d’origine marine. Or cette compensation de pertes naturelles s’accroît progressivement avec l’élévation du niveau de la mer et ira en augmentant à l’avenir. Une expertise a toutefois montré que si des mesures de dépoldérisation (plus généralement de managed realignment34) étaient prises sur l’ensemble des côtes de l’Angleterre et du pays de Galles35, l’on parviendrait en réalité à un gain net de 2 200 ha de marais maritimes. La compensation de l’évolution naturelle des côtes devrait donc entraîner un bénéfice net pour cet habitat. Toutefois, la même expertise a également mis en exergue les impacts négatifs de ce système compensatoire sur d’autres types d’habitats. En l’occurrence, ce problème déjà évoqué de mise en concurrence des habitats littoraux les uns avec les autres pourrait toucher plus de 4 000 ha de marais doux et saumâtres, dont la compensation – tout aussi nécessaire du fait de leur insertion dans des sites Natura 2000 – pourrait entraîner des dépenses d’un montant de 50 à 60 millions de livres36 ! L’on parvient dès lors, du fait de la rigidité de la législation britannique relative à la Directive Habitats, à une situation en chaîne fort complexe, mettant clairement en évidence les bienfaits comme les méfaits écologiques des mesures de dépoldérisation. Ainsi, la nécessaire compensation des transformations de marais doux et saumâtres peut aussi constituer une entrave, au moins financière, au processus de dépoldérisation37.
15Mais dans les pays où cette directive a été transcrite ou interprétée avec plus de souplesse, les dégradations de marais doux et saumâtres sont prises en compte sans aller jusqu’à entraver ou freiner le processus. En France par exemple, lorsque la transformation d’un site Natura 2000 est nécessitée par des « raisons impératives d’intérêt public [...] de nature à porter atteinte à l’état de conservation du site, [...] des mesures compensatoires doivent être prises pour maintenir la cohérence globale du réseau ». Il n’est donc nullement question de compenser des modifications naturelles liées à l’érosion ou la submersion marines. Par ailleurs, il semblerait même possible, au vu du texte, de dépoldériser aux dépens de zones humides douces : il est dit, en effet, que « lorsque le site abrite un type d’habitat naturel ou une espèce prioritaires [...], l’accord (de mise en œuvre de mesures compensatoires) ne peut être donné que pour des motifs liés à la santé ou à la sécurité publique ou tirés des avantages importants procurés à l’environnement ». Ainsi, on pourrait dépoldériser en détruisant éventuellement des espèces rares de marais doux et saumâtres, mais à condition d’opérer cela pour améliorer la sécurité publique – ce que des dépoldérisations défensives visent justement à faire, comme dans le cas du managed realignment qu’on évoquera infra – ou pour restaurer des marais salés si cela était justement considéré comme un « avantage important procuré à l’environnement ». Si le texte français n’est pas facile à interpréter, il paraît moins restrictif que la législation ou la jurisprudence britanniques.
Notes de bas de page
1 Les marais maritimes appartiennent, avec les récifs coralliens, aux écosystèmes les plus productifs de la terre. Leur productivité primaire moyenne atteint par exemple 2 500 g/m2/an dans le golfe du Mexique et 2 700 g/m2/an en mer des Wadden allemande (L. Goeldner-Gianella, L’Allemagne et ses polders..., op. cit).
2 J. van der Keuken, La jungle plate, film de 1978.
3 L’entretien du milieu vise au maintien de sa composition floristique et faunistique ; la restauration du milieu vise à la renaissance d’un écosystème dégradé. Lorsque l’oblitération du milieu empêche une reprise autonome du système, on peut entreprendre une renaturation.
4 J.P. Bakker, P. Esselink, K.S. Dijkema, W.E. Van Duin, D.J. De Jong, « Restoration of Sait Marshes in the Netherlands », loc. cit.
5 S.L. Brown, Wash BanksFloodDefenceScheme, Freiston EnvironmentalMonitoring Reportto Environment Agency, CEH Project n° C01821,2008, 64 p. Cinq autres sites situés à proximité des brèches montrent des niveaux encore plus importants, sans doute liés à l’érosion des brèches et des vasières adjacentes au polder.
6 L. Goeldner-Gianella, B. Anselme, F. Bertrand, P. Durand, impacts du changement climatique sur l’intervention du Conservatoire du littoral, recul du trait de côte et orientations stratégiques, domaine de Craveyron (bassin d’Arcachon, Gronde), rapport pour le Conservatoire du littoral, 2003, 48 p.
7 A. Hagge, K. Lüdemann, H. Thiel, « Möglichkeiten und Grenzen von technischen Maßnahmen zur Fôrderung natürlich-dynamischer Prozesse am Beispiel von künstlichen Salzwasserlagunen an der deutschen Nordseeküste », Schriftenreihefür Landschaftspflege und Naturschutz, n° 56, 1998, p. 263-281.
8 Ibid.
9 H. Hötker, « Wadden Sea Birds and Embankments... », /oc. cit. R Gloe, « Zur Entwicklungder Brutvogelbestânde im Speicherkoog Dithmarschen (Westküste von Schleswig-Holstein) von 1984 bis 1991 », Corax, n° 15, 1992, p. 69-81.
10 W. Petersen, Landschaftsôkologische Problème bei der Cestaltung eingedeichter Flàchen des Wattenmeeres, Dagebül 1,1987, 290 p.
11 U. Claussen, Hydrobiologische Untersuchungen am Kronenloch im Speicherkoog Dithmarschen, Bericht für das Landesamt fur Naturschutz und Landschaftspflege Schleswig-Holstein, 1er décembre 1990, 75 p.
12 A. Hagge, K. Lüdemann, C.P. Peters, H. Thiel, Hydrobiologische Untersuchungen im Beltringharder Koog op. cit.
13 K. Mazik, J.E. Smith, A. Leighton, M. Elliott, « Physical and Biological Development of a Newly Breached Managed Realignment Site... », loc. cit.
14 P.W. Atkinson, S. Crooks, A. Grant, M.M. Rehfisch, « The Success of Création and Restoration Schemes in Producing Intertidal Habitats Suitable for Waterbirds », English Nature Research Reports, n° 425, 2001, 166 p.
15 Ibid., « Actions taken in a converted or degraded natural wetland that resuit in the reestablishment of ecological processes, functions, and biotic/abiotic linkages and lead to a persistent, résilient System integrated within its landscape » (Society of Wetland Scientists, 2000).
16 Elle s’opérerait même en deux à trois ans pour les invertébrés et les poissons : A. Gray, C.A. Simenstad, D. Bottom, TJ. Cornwell, « Contrasting functionnal Performance of Juvénile Salmon Habitat in Recovering Wetlands of the Salmon River Estuary, Oregon, USA », Restoration Ecology, n° 10/3,2002, p. 514-526.
17 A. Dausse, P. Merot, J.-B. Bouzillé, A. Bonis, J.-C. Lefeuvre, « Variablity of Nutrient and Particulate Matrer Fluxes Between the Sea and a Polder after Partial Tidal Restoration, Northwestern France », loc. cit.
18 Les processus d’épuration et de rétention ne fonctionnent toutefois que si une surface importante de végétation et de sol est recouverte par les eaux. Les mesures scientifiques ont donc été opérées lors de marées d’une amplitude d’au moins six mètres.
19 T. Jickells, J. Anedrews, R. Cave, D. Parkes, « Biogeochemical Value for Intertidal Areas. A Case Study in the Humber estuary », in L. Ledoux (éd.), Wetland Valuation, op. cit.
20 S. Colclough, S. Coastes, C. Dutton, T. Cousins, T. Astley, « The Potential for Fisheries Enhancement Associated with Managed Realignment », in ibid
21 D.S. Mc Clusky, D.M. Bryant, M. Elliott, « The Impact of Land-Claim on Macrobenthos, Fish and Shorebirds on the Forth Estuary, Eastern Scotland », Aquatic Conservation : Marine and Freshwater Ecosystems, n° 2, 1992, p. 211-222.
22 C. Menesguen, « L’estuaire de l’aber en Crozon : un milieu de vie privilégié à protéger », Avel Cornog, juillet 1993, p. 14-16.
23 K.W. Able, D.M. Nemerson, P.R. Light, R.O. Bush, « Initial Response of Fishes to Marsh Restoration at a Former Sait Hay Farm Bordering Delaware », loc. cit.
24 R. Tinch, « Managed Realignment, Inter Tidal Zones and Off-Shore Fishery Production », in L. Ledoux (éd.), op. cit, p. 50-59.
25 Ibid.
26 Lidar est l’acronyme de l’expression anglo-saxonne Light Détection and Ranging qui désigne une technologie de télédétection ou de mesure optique basée sur l’analyse des propriétés d’une lumière laser renvoyée vers son émetteur.
27 K.J. Havens, L.M. Varnell, B.D. Watts, « Maturation of a Constructed Tidal Marsh Relative to Two Natural Référencé Tidal Marshes over 12 Years », Ecological Engineering, n° 18, 2002, p. 305-315.
28 C. Yoni, D. Cadiou, B. Hallegouet, J. Levasseur, « L’expérience de réestuarisadon du polder de l’aber de Crozon... », loc. cit.
29 R. H. AA. Eertman, B.A. Kornman, E. Sdkvoort, H. Verbeek, « Restoracion of the Sieperda Tidal Marsh in the Scheldt-Estuary », loc. cit.
30 A. Hagge, K. Lüdemann, H. Thiel, « Möglichkeiten und Crenzen von technischen Maßnahmen zur Fôrderung natürlich-dynamischer Prozesse... », loc. cit.
31 Cesetzzum Schutz der Natur, Schleswig-Holstein, 16 juin 1993.
32 Manfred Kollman, Wassergesetzdes Landes Schleswig-Holstein, Wiesbaden, Kommunal-und Schul-Verlag Heinig, 1993.
33 Quand un tel remplacement n’est ni juridiquement possible ni écologiquement justifié, il devient nécessaire de payer des dédommagements financiers (Ausgleichszahlung) à des fins de protection de la nature.
34 La politique de managed realignment est exposée de façon détaillée dans le chapitre 11.2.3.
35 L’on parviendrait à un gain de 12 000 ha de vasières et prés salés, et plus précisément à un gain net de 2 200 ha, si l’on décomptait de ces 12 000 ha les pertes de vasières et de prés salés liées à d’autres types de mesures de protection côtière qui devront être pratiquées sur les côtes britanniques (le laisser-faire, la conservation de ligne de rivage actuelle et l’avancée sur la mer).
36 M. Lee, « Coastal Defence and the Habitat Directive : Prédictions of Habitat Change in England and Wales », The Ceographical Journal, n° 167/1,2001, p. 39-56.
37 L. Ledoux, S. Cornell, T. O’Riordan, R. Harvey, L. Banyard, loc. cit.
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